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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/V

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A. Cadot (tome IIIp. 38-42).

V

LES CRAINTES D’ANTONIA.


Ce n’était pas sans une secrète intention que M. d’Ambron avait confié Antonia à la garde et aux soins de Panocha. Après ce qui venait de se passer entre la jeune fille et lui, le comte éprouvait le besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées, de se recueillir. Ce fut donc avec une distraite indifférence qu’il se mit à parcourir et à visiter la forêt. Du reste, son inexpérience des solitudes du nouveau monde lui rendait sa tâche difficile, sinon impossible. Après une exploration, ou, pour être plus exact, une promenade de deux heures, le jeune homme reprit le chemin du rancho, à peu près persuadé que Panocha, en signalant l’apparition de miss Mary, n’avait eu d’autre but que de se donner une certaine importance, et que cette apparition n’avait jamais eu lieu.

Un peu avant d’arriver au rancho, M. d’Ambron aperçut Antonia qui se rendait à sa rencontre ; elle semblait en proie à une vive inquiétude.

— Luis, s’écria-t-elle, que je suis heureuse de vous revoir !… Je m’étais persuadée que vous couriez un danger, et j’allais partir pour vous rejoindre.

Le jeune homme lui sourit tendrement, et, la regardant avec amour :

— Mais à présent que me voici, Antonia, pourquoi vos yeux restent-ils empreints de tristesse, pourquoi votre front est-il soucieux ?

— Parce que j’ai un remords, Luis !…

— Un remords ? vous, Antonia !… dit le jeune homme avec une incrédulité doucement railleuse. Eh bien, si, comme je l’espère, vous n’avez plus aucun secret pour moi, faites-m’en la confidence !… Je me trompe fort, ou vous êtes victime en ce moment-ci d’une exagération de délicatesse !…

Antonia courba la tête, et une charmante rougeur colora son délicieux visage.

— Vraiment, Luis, vous me jugez trop favorablement, dit-elle, car j’ai aussi un secret… un grand secret…

— Un remords et un secret ! s’écria gaiement le comte ; mais vous me faites frémir, Antonia, et je ne sais plus si je dois encore insister pour obtenir vos aveux !… Cependant, je suis si heureux aujourd’hui, qu’il doit y avoir en moi un grand fonds d’indulgence !… Je vous écoute… parlez !…

M. d’Ambron prit la jeune fille par la main et se dirigea à pas lents vers le jardin du rancho.

— Luis, dit Antonia, la pensée que non-seulament vous ne deviez plus partir, mais surtout que vous ne me quitteriez jamais, m’avait d’abord causé un tel éblouissement, que, pendant un instant, j’ai été incapable de réfléchir ; la joie m’aveuglait !… Je croyais ne plus appartenir à la terre… Oh ! j’ai fait un bien beau rêve !…

— Un rêve, Antonia !… mais…

— Oui, un rêve ! seulement un rêve ! continua la jeune fille en interrompant le comte, car l’heure de notre séparation va sonner !

Des sanglots qu’Antonia essayait en vain de comprimer, et qui gonflaient sa poitrine, montèrent à ses lèvres et la contraignirent de s’arrêter.

M. d’Ambron ne souriait plus ; il avait peur !


Calmez-vous, Antonia, murmura-t-il d’une voix qui dénotait une sérieuse émotion.

— Calmez-yous, Antonia, murmura-t-il d’une voix qui dénotait une sérieuse émotion.

— Non, non… Luis… Laissez-moi poursuivre… plus tard, je n’en trouverais peut-être plus la force.

La jeune fille fit une nouvelle pause, puis elle continua avec une extrême animation et en parlant fort vite, comme si elle craignait que la réflexion ou la douleur ne l’empêchât de poursuivre.

— Luis, mon enivrement m’a fait oublier que vous êtes un grand seigneur !… Ne m’interrompez pas, je vous en supplie !… Votre naissance, et, par suite, vos habitudes, vos goûts, mettent entre nous deux une barrière infranchissable !… Quelque ignorante que je sois, je ne suis point sans savoir quelle est à peu près l’existence des grands seigneurs en Europe !… Les livres que ma pauvre mère m’a laissés m’ont appris qu’ils mettent tout leur bonheur dans le luxe et la richesse !… que les efforts constants de leur vie entière tendent à acquérir des dignités, des honneurs, à arriver et à se maintenir au pouvoir !… L’ambition étouffe tout autre sentiment dans leur âme !… Le mariage pour eux n’est pas l’échange de deux cœurs, c’est une spéculation, une affaire ; aussi l’appellent-ils une alliance ! Ce mot appliqué à un acte aussi saint, aussi solennel, m’a toujours paru odieux ! La lecture des amours de grands seigneurs avec les pauvres jeunes filles m’a coûté bien des larmes ! Ils se dénouent tous par l’abandon. Les grands seigneurs, quand ils n’aiment plus, et cela leur arrive presque, tout de suite, se vengent par le sarcasme et le mépris de la honte d’avoir placé leur affection sur des femmes d’une condition obscure. Ne prétendez pas le contraire. Luis, je vous montrerai mes livres, ils disent tous la même chose ! Luis, je ne crois pas que vous ressembliez aux grands seigneurs ; vous êtes bon, noble, généreux ! Il n’y a personne qui soit meilleur que vous. Je nierais plutôt la lumière du soleil que je ne suspecterais la loyauté de vos intentions ! Ce que je crains, Luis, ce n’est pas que vous m’abandonniez jamais… au contraire ; ce qui m’épouvante, c’est la pensée que, quand vous ne m’aimerez plus, votre honnêteté vous forcera de rester avec moi.

— Ne plus vous aimer, Antonia !

— Je vous en prie, laissez-moi achever !… Je suis persuadée, Luis, que si notre vie entière devait s’écouler au rancho, votre affection pour moi durerait toujours, mais c’est là un espoir qui ne m’est pas permis ! Votre éducation, vos goûts, vos habitudes de grand seigneur, vous font du luxe et des plaisirs une nécessité, un besoin… Le calme et le silence de nos solitudes, la monotonie de notre existence dénuée d’événements, vous rendraient bientôt le séjour de la Ventana insupportable !… Vous êtes si généreux, Luis, que vous me cacheriez votre ennui, mais moi je vous aimerais trop pour ne pas m’apercevoir bientôt de votre tristesse et en deviner la cause !… Alors, Luis, je vous supplierais avec tant d’instance de me conduire en Europe, que vous ne sauriez résister à mes prières…

— Eh bien ! Antonia, vous trouveriez en Europe des sœurs, les miennes, qui vous chériraient et qui seraient fières de votre amitié.

— En Europe, Luis, je serais ridicule ! Je suis tellement étrangère aux usages des grandes villes, que tout le monde se moquerait de moi. Vos amis et vos égaux les grands seigneurs vous répéteraient sans cesse que vous avez eu tort de m’épouser, qu’il faut me renvoyer dans mon pays de sauvages. Vous ne suivriez pas leurs conseils, je le sais, mais la pitié que l’on vous montrerait, trop justifiée, hélas ! par mon ignorance, irriterait votre fierté, et vous deviendriez bien à plaindre. Luis, mon amour est trop extrême pour que j’hésite un seul instant devant un sacrifice qui doit assurer votre bonheur. Je vous rends votre serment, Luis, et je vous conjure de partir… Ah ! quel malheur que vous soyez un grand seigneur !

Il faudrait non pas une plume, mais un pinceau, pour rendre l’expression d’admiration et d’attendrissement que reflétait le visage de M. d’Ambron, lorsque la jeune fille cessa de parler ! La prescience qui dévoilait à Antonia les mystères d’un monde qu’elle ne connaissait pas lui semblait être, et il ne se trompait pas, un miracle de l’amour.

— Mon Antonia bien-aimée, lui dit-il, vos craintes et vos scrupules me sont chers et précieux, car ils prouvent la préoccupation que vous cause mon bonheur ; mais ils sont, grâce à Dieu, dénués de tout fondement… Les livres que vous avez lus, Antonia, ont été écrits, ou il y a cent ans par des gens qui n’avaient jamais vu de près un grand seigneur, et s’en rapportaient aux propos mensongers de leurs domestiques, ou, tout récemment, par des personnes qui ne peuvent s’habituer à l’idée que leurs aïeux ne comptaient pas parmi la noblesse !.. Ce sont là des livres composés dans un esprit et dans un intérêt de parti, — je vous expliquerai plus tard ce que cela veut dire, — et qui ne peignent plus la société actuelle. Aujourd’hui, ma chère Antonia, il n’existe plus de grands seigneurs en France… Ils ont fait place aux gens d’argent… Ces enrichis marchandent les femmes, mais ils ne les trompent plus ; et puis, les abandonneraient-ils, qu’ils ne seraient pas bien coupables, car les femmes ne les regretteraient pas un seul instant !… Ces millionnaires, Antonia, sont les rois de la foule ; on médit d’eux en arrière, tout bas ; mais dès qu’ils se présentent, chacun courbe le front et tend la main !… L’esprit qui, jadis, se produisait en France sous une si belle forme, est maintenant très-peu estimé, et, partant de là, très-peu cultivé !… On lui préfère un langage baroque, — que pour ma part je n’ai pas encore pu parvenir, à comprendre, — et qui se prête merveilleusement, dit-on, aux exigences des affaires !… L’élégance d’autrefois a été tuée par un luxe si lourd et si inintelligent qu’il en est devenu impertinent !… Cela m’attriste à voir et me donne de véritables, accès de colère ! Tout ce qui m’entoure en France, Antonia, blesse et choque mes souvenirs de famille, mes goûts personnels, mes instincts !… Je me trouve seul et isolé, au milieu de la foule !.. Que j’aie raison d’être ainsi, je ne vous l’affirmerai pas… il est possible que je me trompe et que le dégoût que m’inspire la vie d’Europe vienne tout bonnement de la fausseté de mon jugement… mais cela importe peu… L’important, c’est que ce dégoût.. ? — motivé ou non, — est réel, et, je vous le jure, incurable ! C’est lui qui m’a fait quitter ma patrie !… À présent, ma bien-aimée, que j’ai combattu, et, je l’espère, vaincu vos scrupules, qu’il n’en soit plus jamais question entre nous ! Votre rencontre, Antonia, a rendu à mon cœur une jeunesse et une fraîcheur que je croyais morte et flétrie ! Je bénis Dieu à chaque heure du jour de m’avoir conduit vers vous, et j’entrevois avec une existence nouvelle un avenir resplendissant de bonheur !

La joie ne se décrit pas : lorsque le comte et Antonia, après avoir achevé leur promenade, retournèrent au rancho, ils présentaient l’aspect du couple, le plus charmant qui ait prouvé et fait resplendir la toute-puissance de Dieu sur la terre !…

L’heure du dîner donna un témoin au bonheur des deux amants, Panocha, revêtu de son brillant costume de Figaro ; le Mexicain se savait vaincu ; il ne combattait plus que pour la gloire. Hélas ! l’infortuné ne se doutait pas de la pénible épreuve qui lui était réservée !

— Señor Andrès, lui dit M. d’Ambron, je vais avoir recours à votre obligeance. Il faudrait vous mettre en route ce soir même pour Guaymas !…

— Vous avez une mission à me confier, seigneur comte ?

— Oui, Andrès, j’ai un service à vous demander ! Ne connaissez-vous point un prêtre à Guaymas ?

— Un prêtre ?… Oui, seigneurie. Il y a justement un padre de Tepic qui est venu se fixer dernièrement à Guaymas, quoique cette ville ne possède plus d’église….

— Pensez-vous que cet ecclésiastique consentirait à vous accompagner à la Ventana ?

— Oui, si on l’indemnisait pour ce dérangement.

— Cela va sans dire, Andrès. Eh bien, je me fie à votre, zèle et à votre complaisance pour amener demain ce prêtre. Mais qu’avez-vous donc, Andrès ? vous semblez tout préoccupé… Vous ne m’écoutez plus.

— Je vous demande pardon de ma distraction, seigneur comte. Du reste, la faute en est à vous.

— À moi ?

— Ou du moins, seigneurie, à votre chaîne de montre. Je ne saurais vous exprimer combien je vous trouve heureux de posséder un tel bijou. Depuis que vous êtes au rancho, je ne fais qu’y penser le jour et y rêver la nuit. Avoir une montre qui marche, a toujours été l’idée fixe de ma vie. Il est probable que je mourrai sans avoir vu mon désir se réaliser.

— J’en doute, Andrès !

— Pourquoi donc, seigneurie ?

M. d’Ambron dégrafa sa chaîne, et la présentant avec la montre à Panocha :

— Parce que ceci est à vous, répondit-il.

Panocha devint jaune de joie, et, saisissant avec empressement le magnifique cadeau qui lui était si généreusement offert :

— Cette montre joue-t-elle de la musique ? dit-il.

— Hélas, non, Andrès !

— J’avais cru que, comme vous étiez comte… Enfin, n’importe !… Elle sonne au moins les heures ?…

— Oui, elle est à répétition.

Panocha fut un peu consolé.

— Ainsi, Andrès, reprit M. d’Ambron, vous partirez ce soir ?

— Mon Dieu ! seigneurie, répondit l’hidalgo d’un air embarrassé, ce serait, certes, avec un bien grand plaisir s’il s’agissait d’aller partout ailleurs qu’à Guaymas ; mais le séjour de cette ville ne m’est pas permis en ce moment-ci.

— Ah !… et pourquoi ?

— Parce que j’y ai contracté, lors de mon dernier voyage, une dette d’honneur !… une dette de jeu !… or, votre seigneurie n’ignore pas qu’entre caballeros…

— À combien s’élève cette dette ? interrompit M. d’Ambron.

— À cinquante piastres !

— Les voici !… Vous pouvez monter à cheval.

Depuis que Panocha avait perdu jusqu’à la dernière des ridicules espérances qu’il avait pu concevoir sur Antonia, il avait cessé d’être hildalgo pour redevenir Mexicain ; il exploitait donc sa position de rival malheureux.

Le départ de l’illustre don Andrès rendit M. d’Ambron et sa fiancée à leur douce intimité.

— Antonia, dit le comte, à présent que, bien persuadée que vos craintes étaient seulement de généreuses chimères, vous avez retrouvé le calme de l’esprit et du cœur, laissez-moi vous demander quel est ce grand secret que vous n’avez pas jugé à propos de me confier encore… Je ne vous dissimulerai pas que vous avez vivement excité ma curiosité.

Cette question rendit la jeune fille toute triste et soucieuse.

— Luis, répondit-elle, j’ai juré de ne révéler ce secret qu’à mon mari !…

— Eh bien ! Dieu n’a-t-il pas déjà reçu nos serments ?

— C’est vrai. Rien ne saurait plus nous séparer, murmura Antonia avec l’expression d’une joie ineffable. Luis, venez avec moi…

— Où me conduisez-vous, Antonia ?

— Dans la chambre qu’habitait autrefois celle que l’on nommait ma mère !…

— Que l’on nommait votre mère, dites-vous, Antonia ? répéta M. d’Ambron. Quoi ! cette infortunée massacrée par les Apaches !…

— Était seulement ma nourrice !

— Mais votre mère, qui donc était-elle ?

— Je ne l’ai jamais connue, et ce que l’on m’a appris d’elle se réduit à bien peu de chose : qu’elle était bonne comme une sainte, belle comme la Vierge, et qu’elle est morte toute jeune, martyre d’un amour malheureux !…

Antonia, en parlant ainsi, était arrivée devant la porte de sa chambre ; ce fut après une courte hésitation, dont elle ne s’aperçut pas elle-même, que, suivie par M. d’Ambron, elle en franchit le seuil. Cette pièce, quoique assez simplement meublée, présentait un coup d’œil charmant : une petite bibliothèque soigneusement entretenue, des bouquets de fleurs composés avec une rare entente des couleurs, un petit lit caché par les flots de mousseline blanche comme la neige, d’un ample moustiquaire, telles étaient, avec un fin tapis de paille aux nuances gaies et vives qui recouvrait le parquet, les principaux ornements de la chambre d’Antonia.

Il régnait toutefois dans cet humble et modeste réduit, dont la méticuleuse propreté réjouissait l’œil, comme un parfum de jeunesse, de poésie et de vertu d’un effet que n’aurait pu produire la vue des plus somptueuses inventions de l’industrie moderne. Un froid sceptique, en pénétrant dans cet asile, se serait senti en même temps recueilli et ému.

La jeune fille, après avoir rapidement traversé sa chambre, avait ouvert une porte étroite, solidement construite et percée dans la muraille, cette même porte dont Panocha avait parlé à Grandjean, et que les Apaches n’avaient pu renverser ; puis elle était passée dans ce que les serviteurs de la Ventana appelaient son retiro.

Ce retiro était une pièce d’environ quinze pieds de long sur dix de large ; une fenêtre grillée l’éclairait du côté du levant.

Au milieu de la pièce se trouvait un prie-Dieu d’une instruction à la fois riche et sévère ; sur le dossier du prie-Dieu reposait un coffret en ébène, incrusté d’ornements d’ivoire et d’aciers, et qui rappelait assez l’époque de la renaissance ; un tableau original de Murillo, représentant une Vierge, était suspendu, dans un cadre d’or, à la muraille.

Deux énormes vases de Chine, hauts chacun de quatre pieds et garnis d’un frais et odorant buisson de fleurs, étaient déposés par terre, de chaque côté du prie-Dieu.

La surprise de M. d’Ambron était si forte, qu’au lieu d’interroger Antonia avec la parole, il la consulta seulement du regard.

La jeune fille était visiblement émue ; bientôt deux larmes limpides mouillèrent ses longs cils, elle se mit à genoux et pria.

— Luis, dit-elle en se relevant, ce prie-Dieu, ce coffret, ces vases et ce tableau ont appartenu à ma mère. Ce coffret, enferme une boucle de ses cheveux, son portrait, et une volumineuse correspondance écrite toute de sa main. Chaque jour je m’agenouille devant ces saintes reliques, et je cause avec ma mère. C’est elle qui m’a dit de vous aimer ; du haut du ciel elle sourit à notre bonheur !

— Comment se nommait donc votre mère, Antonia ?

— La duchesse de***.

— La duchesse de*** ! répéta M. d’Ambron avec une stupéfaction profonde, mais c’est là un des noms les plus illustres, non-seulement de l’Espagne, mais encore de la chrétienté. Et votre père est-il mort aussi ?

— Je l’ignore, Luis.

— Vous ne l’avez jamais vu ?

— Jamais.

— Pourtant la correspondance écrite et laissée par votre mère a dû vous apprendre…

— Je n’ai pas lu une seule ligne de cette correspondance, Luis.

— Expliquez-vous, Antonia, je ne vous comprends plus ! Il ne m’est pas possible de concilier votre culte pour la mémoire de votre mère avec cette indifférence inouïe.

— De l’indifférence, Luis ! s’écria Antonia d’un ton de doux reproche. Oh ! non, Luis, vous vous trompez ! c’est de la crainte et du respect !…

— Comment cela, Antonia, de la crainte et du respect ?

La jeune fille, en proie à un trouble extrême, sembla hésiter à répondre.

— Luis, ma pauvre mère a été bien malheureuse et a beaucoup souffert… Il y a, dit-on, dans la vie, des heures fatales et terribles, où les plus belles âmes, à bout de force et de résignation, doutent de Dieu !… Ces heures d’égarement, ou plutôt de découragement, des années de repentir les effacent !… Si ma sainte mère, vaincue par la douleur, a manqué un instant de courage, je ne dois pas connaître sa faiblesse… moi qui n’aurai pas assisté à son repentir ! Je veux que ma mère reste et soit toujours, dans ma pensée, l’image de la vertu céleste sur la terre. Mes yeux ont souvent trempé ses lettres de mes larmes, mais ils ne les ont jamais lues !…

Antonia garda un instant le silence, puis, présentant au jeune homme la clef du coffret : — Luis, continua-t-elle, mon devoir est maintenant de vous obéir en tout ! Toutefois, laissez-moi vous conjurer, dans le cas où ces lettres vous apprendraient la moindre des choses qui pût être de nature à être interprétée au desavantage de ma mère, que vous en garderez vis-à-vis de moi un inviolable et éternel secret !

M. d’Ambron était attendri jusqu’aux larmes ; il prit la main que lui tendait la jeune fille et y déposant un long baiser :

— Conservez cette clef, Antonia, dit-il ; ma réserva égalera votre piété filiale. Vous devez bien comprendra qu’entre nous deux un secret ne saurait exister. Et puis, je ne veux pas, quand nous viendrons nous agenouiller ensemble devant ces nobles reliques de sentiment, qu’une arrière-pensée empêche mon cœur d’être à l’unisson du vôtre !… Votre mère doit rester à vos yeux votre bon ange gardien, et aux miens, une sainte !…

— Que je vous aime, Luis !… murmura Antonia avec un élan plein d’une chaste passion et d’une ardente reconnaissance.

Le surlendemain de la visite des deux fiancés au retiro, le prêtre que Panocha avait été chercher à Guaymas arrivait au rancho de la Ventana, et bénissait ce jour même l’union du comte d’Ambron et d’Antonia.