Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/VII

La bibliothèque libre.
A. Cadot (tome IIIp. 45-48).

VII

L’HONNEUR.


Il y avait près d’une demi-heure que les jeunes mariés parcouraient lentement ensemble les allées ombragrées du jardin du rancho, et Antonia n’avait pas encore trouvé un prétexte pour amener la conversation sur le sujet qu’elle désirait si vivement aborder. En revanche, avec ce merveilleux instinct de coquetterie qui appartient à toutes les femmes, même les plus naturelles et les plus simples, elle avait déployé ses grâces les plus charmantes ; ses regards, ses sourires, ses moindres mouvements étaient d’une irrésistible séduction.

— À quoi penses-tu, chère enfant ? lui demanda M. d’Ambron en la voyant réfléchir et garder le silence.

— À mon ignorance, Luis !… À mesure que j’avance dans la vie, elle me frappe et m’épouvante de plus en plus !… J’en suis presque au regret d’avoir ouvert les yeux à la lumière !… Le jour qui maintenant m’éblouit est-il préférable à la profonde obscurité qui m’enveloppait jadis ? Je ne le crois pas ! La lumière, c’est l’animation, le bruit, la fatigue ; la nuit, c’est le calme, le silence, le repos !…

— La nuit, chère Antonia, est la mort ; le soleil, la vie !… Mais à quel propos ces craintes occupent-elles ton esprit ? Les objets qui s’offrent à notre vue ne sont pas de nature à assombrir l’imagination !… Au-dessus de notre tête, un ciel resplendissant et pur… à nos pieds, un tapis de fleurs… autour de nous, une atmosphère embaumée qui nous enveloppe, et met une douce langueur dans nos veines !… près de toi, et sa main dans la tienne, un homme qui t’aime d’un incommensurable amour !… Antonia, tu es injuste envers la Providence !…

— Oui, Luis, c’est vrai, Dieu est bien bon pour nous… pour moi surtout… mais que veux-tu ? ce n’est pas ma faute si le doute empoisonne mon bonheur !

— Le doute, chère Antonia, interrompit le comte, est le tourment des natures envieuses, des âmes à la fois faibles, orgueilleuses, et c’est là le dernier sentiment qui prendra, jamais place dans ton cœur !… Si, au lieu de nous trouver à l’abri des vains bruits du monde, nous étions, dans ce moment-ci, dans un salon d’Europe, je me figurerais volontiers que tu souhaites engager avec moi une de ces discussions oiseuses, si communes dans la société, et qui n’ont d’autre but que de faire briller l’esprit et de tuer le temps !… À quel propos le doute s’est-il fait en toi, Antonia ?… Quel événement motive ton découragement ?

— Tu sais bien, Luis, toi qui ne me quittes pas un seul instant, qu’il n’est survenu aucun événement dans mon existence. C’est simplement une observation que j’ai faite qui me pousse à parler ainsi.

— Quelle observation, Antonia ?

— Qu’il est presque impossible de savoir la vérité, car on est également trompé par ses amis et ses ennemis. Les premiers mentent par générosité et avec l’intention d’augmenter ou, du moins, de ne pas troubler votre félicité ; tandis que les seconds sont mus par la cupidité ou la vengeance. À cette différence près, la fausseté, qu’elle provienne d’un bon ou d’un mauvais sentiment, est égale des deux côtés.

— Ainsi, tu penses, mon Antonia, que j’ai déjà essayé ou du moins que j’essayerai de te tromper ?

— Tu as fait plus qu’essayer, Luis, tu m’as en effet déjà trompée.

M. d’Ambron regarda attentivement la jeune femme. Elle était triste et sérieuse.

— Chère Antonia, reprit-il après un léger silence, achève ta confidence. La franchise est la sauvegarde de l’amour. Je crois pouvoir t’assurer à l’avance que mes explications dissiperont tes doutes et te montreront que tu m’avais mal jugé.

— Non pas, Luis ; ce sera toi au contraire, car tu es juste et loyal, qui conviendras de tes torts.

— Je t’écoute, Antonia.

La jeune et charmante femme ne se fit pas répéter cette invitation.

— Luis, continua-t-elle avec une gracieuse vivacité, tu n’as pas oublié, n’est-ce pas, les craintes qui vinrent se jeter à la traverse de mon bonheur, lorsque après m’avoir appris que ce que j’éprouvais pour toi était de l’amour, tu me déclaras que toi aussi tu m’aimais !… eh bien ! Luis, c’est justement en me donnant ces éclaircissements que tu m’as trompée. Que m’as-tu dit alors, Luis ? Que la vie d’Europe n’avait plus aucun charme pour toi ; que c’était pour t’affranchir de ces orgueilleux et sots préjugés que tu t’étais expatrié, ; que par conséquent je n’avais pas à craindre que le souvenir du monde que tu laissais volontairement derrière toi vînt troubler jamais le calme de ta nouvelle existence, et t’inspirer des regrets ? N’est-ce pas bien là, Luis, ce que tu m’as dit ?

— Oui, Antonia.

— Hélas ! Luis, ce que tu prenais pour une conviction éternelle n’était qu’une heure de découragement ou d’ennui. Les préjugés des hommes des villes existent toujours en toi.

— Cette accusation, ma bien-aimée Antonia…

— Ne me sera, hélas ! que trop facile à prouver !… Le préjugé ; et je ne répète ici que ce que tu m’as dit cent fois toi-même depuis lors dans nos longues causeries, le préjugé est, ou la pudeur du vice, où l’orgueil de là faiblesse !… Eh bien ! Luis, si tu étais réellement parvenu à t’affranchir des préjugés qui règnent dans les villes, tu n’aurais pas grondé si sévèrement tout à l’heure ce pauvre Panocha, lorsqu’il te conseillait de t’éloigner du rancho avant l’arrivée du marquis de Hallay.

— Moi, fuir devant le marquis !…

— Tu vois… tu vois, Luis !… toi si bon, si doux, si généreux, voici que tu t’emportes, et que tu ne m’écoutes plus, moi, ton Antonia, dès que la voix d’un préjugé se fait entendre !… Il est probable, certain même, que ta rencontre avec don Enrique donnerait naissance à une querelle… Je frémis à la pensée des conséquences qui en seraient la suite !… Si tu m’aimais autant que tu me le répètes sans cesse, hésiterais-tu donc un seul instant à sacrifier ton orgueil à ma sécurité !… Car enfin, Luis, s’il allait t’arriver un malheur, ne me trouverais-je pas seule et sans appui sur la terre ? Il est vrai que, si tu mourais, je ne te survivrais pas ; mais enfin, la mort pourrait se faire attendre ! Et qui me protégerait jusqu’à ce que la tombe m’offrit un refuge ?… Tu as peur que le monde ne suspecte ton courage, ne t’accuse de faiblesse ! Tu crains que don Enrique, de retour en Europe, ne te raille auprès de ses amis, et que ton nom ne soit prononcé au milieu des rires de tous ces gens désœuvrés qui, toi-même me l’as dit, n’ont d’autres occupations que de médire des absents et de se décrier entre eux… Luis, si les jugements de ce monde que tu prétends mépriser exercent encore un aussi puissant empire sur tes résolutions, comment veux-tu que je te croies lorsque tu m’assures que tu en es si complétement détaché.

Comme tous les esprits foncièrement honnêtes, Antonia était douée d’une saine logique, car son esprit lui venait du cœur.

Le jeune homme resta pendant quelques instants à chercher une réponse : l’inflexible bon sens d’Antonia lui interdisait le paradoxe et le subterfuge.

— Chère enfant, dit-il enfin d’une voix pleine de tendresse, ton affection pour moi t’a conduite à l’exagération !… Tu as fait de l’honneur un préjugé… Or, l’honneur, ma bien-aimée Antonia, est le même dans tous les pays… Il n’y a point l’honneur du vieux et du nouveau monde… l’honneur de l’Orient et celui de l’Occident… L’honneur est comme la religion… immuable et fixe dans sa splendeur. S’il impose parfois de pénibles devoirs, il en dédommage par de nobles jouissances ! Le méconnaître une fois, ce serait perdre à tout jamais son repos.

M. d’Ambron fit une légère pause ; il lui restait à prouver comment son honneur pourrait se trouver compromis s’il se rendait aux sages conseils de la jeune femme ; cette explication n’était pas facile.

Antonia profita de ce temps d’arrêt pour reprendre la parole.

— Luis ! s’écria-t-elle, ton indécision et ton embarras m’apprennent que tu essayes de te tromper toi-même ! Tu cherches dans ton instruction des arguments que ta bonne foi te refuse. Mon Luis, tu as eu jusqu’à présent raison. Il n’y a sur la terre qu’un seul honneur, un honneur que l’ignorant et le savant ne peuvent comprendre de deux façons différentes ; mais cet honneur, Luis, ce n’est pas la vanité. Je te jure que, si le marquis de Hallay t’avait adressé une mortelle injure, je ne retiendrais pas ton bras !… Je te dirais : « Luis, mon bien-aimé, bats-toi comme un lion, n’oublie point que tu défends à la fois deux existences… la tienne et la mienne… car le loup qui te blesserait ou te tuerait me blesserait ou me tuerait aussi !… Mon langage semble t’étonner ? Tu oublies que j’appartiens à cette race espagnole qui, plus que toute autre, est sensible au sentiment de l’honneur véritable !… Mon père devait être brave et bon. Luis, je le sens !… Oh ! comment as-tu pu me croire capable de te conseiller une lâcheté ? Non, non, mon Luis, sois sans inquiétude, jamais je ne te demanderai rien dont un caballero ait à rougir. Tu mériterais mon mépris que je ne cesserais pas de t’aimer ; mais je préférerais te voir mort que d’avoir à te mépriser !

La voix de la jeune femme vibrait d’un pur enthousiasme, son regard brillait d’une noble fierté, et sa contenance révélait l’ardeur d’un sang généreux ; elle était ainsi admirable dans sa jeunesse, sa force et sa beauté.

— Antonia ! mon Antonia adorée, ordonne, j’obéirai, je suis ton esclave ! s’écria M. d’Ambron, en la pressant contre son cœur avec une indicible tendresse.

La jeune femme se dégagea avec une souplesse féline de l’étreinte de son mari, et lui souriant d’un air moitié sérieux, moitié mutin :

— Quand partons-nous, Luis ? lui demanda-t-elle.

— Quand tu voudras, Antonia.

— Alors, ce sera tout de suite.

Ce fut sans étonnement, mais non sans plaisir, que Panocha apprit la nouvelle résolution du comte, aussi déploya-t-il une prodigieuse activité dans les préparatifs du départ. Toutefois, le crépuscule commençait déjà à voiler de ses teintes indécises et grises les environs du rancho, lorsque l’hidalgo annonça que l’on pouvait se mettre en route.

— Rien ne nous presse, dit la jeune femme, nous attendrons à demain.

— Pourquoi ce retard, chère Antonia ? lui demanda M. d’Ambron lorsqu’ils se trouvèrent seuls. Tu semblais tantôt si impatiente…

— Mon impatience est toujours aussi vive, Luis, mais je ne veux pas que notre éloignement ressemble à une fuite.

— Merci, Antonia !…

Les dernières ombres de la nuit disparaissaient devant les premières lueurs du crépuscule, lorsque la petite caravane quitta le lendemain le rancho.

Les jeunes époux n’emmenaient avec eux que Panocha et un pion. Deux mules de charge portaient les ustensiles nécessaires à un campement. Le comte, le visage à moitié caché par les plis de son zarape, dans lequel il s’était drapé, maintenait son cheval à côté de celui d’Antonia. Le jeune homme gardait un profond silence.

— Tu souffres, Luis ? lui dit-elle à voix basse et en se penchant vers lui. Je t’en conjure, parle-moi.

— J’ai pu t’obéir, mais je ne saurais mentir : oui, je souffre, Antonia ! Cette fuite, car il ne faut pas nous dissimuler que notre départ précipité, de quelque nom que nous le décorions, n’est qu’une fuite, froisse cruellement mon légitime orgueil ! À la pensée que moi, d’Ambron, je me sauve levant M. de Hallay, des larmes de rage brûlent, sans les mouiller, mes paupières ! Que Dieu me donne la force d’accomplir mon sacrifice ! De ma vie, Antonia, je n’ai autant souffert !

Le regard de reconnaissance passionnée que la jeune femme attacha sur le comte parut apporter un peu de calme à M. d’Ambron.

— Où allons-nous ainsi, Antonia ? reprit-il après une légère pause.

— À Buenavista, Luis.

— Qu’est-ce que Buenavista ?

— Une ferme que les Apaches ont incendiée lors de leur dernière excursion à la frontière.

— Pourquoi as-tu choisi cet endroit de préférence à tout autre, Antonia ? dit M. d’Ambron presque machinalement et du ton d’un homme qui essaye de se distraire de ses pensées importunes en causant.

— Pour plusieurs raisons, Luis : d’abord, parce que les murs de ce rancho nous offrent un abri et, au besoin, une défense ; ensuite, parce que Buenavista est situé complètement en dehors de la route que devra suivre l’expédition de M. de Hallay… Partout ailleurs nous aurions couru le danger d’être rencontrés par les maraudeurs de sa troupe.

— Le danger ?… Au fait, c’est vrai, Antonia. Tu as raison !… Quand un homme se résigne à se sauver, c’est bien le moins qu’il s’entoure de toutes les précautions possibles pour assurer sa sécurité…

— Luis, tu es fâché contre moi !… Ta parole exprime la douleur et le sarcasme…

— Je t’aime et je t’admire, Antonia. Seulement, en me soumettant dans cette circonstance à ta volonté, j’ai trop compté sur mon courage. Je te le répète : que Dieu me donne la force d’accomplir mon sacrifice !

Le soleil venait d’apparaître radieux et resplendissant à l’horizon. La journée promettait d’être magnifique ;

— Ces ruines, que j’aperçois d’ici ; ne sont-elles point celles de Buenavista ? demanda M. d’Ambron.

— Oui, Luis, dans un quart d’heure au plus nous serons arrivés à notre destination. Mais pourquoi donc Andrès n’avance-t-il plus ? Qui le retient ainsi immobile au milieu du chemin ?

En effet, le señor don Andrès Morisco y Malinche avait arrêté son cheval, et, levé presque debout sur ses étriers, il semblait chercher, en plaçant sa main devant ses yeux frappés par le soleil, à distinguer un objet dans le lointain. Tout à coup il tourna bride, et éperonnant vigoureusement sa monture, il rejoignit les deux jeunes mariés.

— Que se passe-t-il donc Andrès ? s’écria Antonia ; tu as l’air tout bouleversé.

— Quelle singulière découverte mon Dieu ! dit le Mexicain en étendant le bras vers Buenavista ! Ne voyez-vous point, senora ?…

— Je ne vois rien, Andrès…

— Quoi, señora, ne distinguez-vous point cette légère colonne de fumée qui s’élève en tournoyant dans l’espace ?

— Non… Ah ! si fait !… Eh bien ?

— Eh bien ! señora, cette fumée signifie tout bonnement que Buenavista est habitée… Or, je vous le demande, quelle sorte de gens doivent se trouver dans ces ruines ? Des gens de la pire espèce, sans nul doute.

— Pourquoi cela ? Ce sont probablement des voyageurs égarés.

— Non, señora, c’est impossible ! Des voyageurs, et ils sont assez rares dans nos parages, n’auraient pas confondu la route qui conduit tout droit à la Ventana avec le sentier qui oblique dans la direction de Buenavista. Et puis, des voyageurs égarés seraient trop inquiets pour rester après le lever du soleil dans leur campement provisoire, au lieu de chercher leur chemin. Non, non, le feu dont nous apercevons la fumée a été certainement allumé par des gens qui ont fait de Buenavista leur séjour. Or, il faut, pour habiter cet endroit isolé et dénué de toutes ressources, ou que l’on soit absolument forcé de se cacher, ou que l’on médite un mauvais coup.

La perspective d’un danger avait momentanément distrait M. d’Ambron de sa tristesse.

— Toutes ces suppositions sont inutiles, dit-il ; la réalité est devant nous, avançons.

Joignant aussitôt l’exemple à la parole, le jeune homme rendit la bride à sa monture, qui prit un trot allongé ; Antonia s’empressa de le suivre ; quant à Panocha, honteux de la faiblesse qu’il avait montrée devant sa maîtresse, et désireux de se réhabiliter, il lança son cheval à fond de train.

Le Mexicain avait à peine franchi la distance de quelques centaines de pas, qu’il s’arrêta de nouveau. Il venait de voir une espèce de géant sortir des ruines de Buenavista, et ce géant, circonstance aggravante et qui donnait beaucoup à réfléchir à l’hidalgo, portait à la main une longue carabine.

Cette apparition si peu sympathique à Panocha avait été également aperçue par M. d’Ambron ; seulement elle avait produit sur le jeune homme un effet tout opposé que sur le Mexicain ; au lieu de retenir la bride à son cheval, il l’avait frappé de l’éperon, et s’était éloigné en priant Antonia de ne pas le suivre et de l’attendre. Antonia n’avait obéi qu’à regret et même, qu’à moitié à cette recommandation, car elle avait été rejoindre don Andrès, qui avait prudemment remis son cheval au pas.

— Pourquoi n’as-tu pas accompagné ton maître ? lui demanda-t-elle d’un ton de reproche.

Panocha se redressa fièrement sur sa selle, courba son bras gauche, et, appuyant son poing sur le manche de son machete (un sabre droit) :

— Señora, répondit-il, je suis courageux, mais non pas imprudent !… Et puis, s’il allait arriver un malheur, qui vous défendrait ?

— Un malheur ! répéta la jeune femme en pâlissant.

— Pourquoi pas ? Une balle de rifle ne respecte pas plus un seigneur comte qu’un autre homme ; le plomb manque de courtoisie et d’intelligence.

— Tu me fais frémir Andrès ! N’appuie donc pas ainsi sur la bouche de ton cheval. Voici que tu recules au lieu d’avancer. Quel peut être cet homme que nous avons aperçu ?

— Pas grand’chose de bon, señora ! Pourvu encore qu’il soit seul ! Qui nous assure que le seigneur comte ne va pas se heurter contre une troupe de bandits ?… Tiens, justement voici une seconde personne !… Je savais bien, moi, que l’homme à la carabine n’était pas seul à Buenavista. Quel est donc son compagnon ? Est-il aussi armé ? Le soleil, qui me frappe en plein dans les yeux, m’empêche de bien distinguer… On dirait que…

Panocha s’interrompit au milieu de sa phrase, et poussant une exclamation d’un joyeux étonnement :

— Ah ! ah ! continua-t-il, le seigneur comte a enfin compris l’inconséquence de sa conduite… il arrête son cheval, comme j’ai arrêté le mien !… Bon, voici maintenant qu’il tourne bride comme j’ai tourné bride, et qu’il revient vers nous comme je suis revenu vers vous !…

Antonia, depuis un instant, n’écoutait plus le Mexicain ; penchée très en avant sur sa selle et les yeux dilatés outre mesure, elle fixait d’un ardent regard, malgré l’éclat du soleil, la seconde personne qui venait de se montrer dans les ruines de Buenavista ! Bientôt un douloureux soupir souleva sa poitrine, et frappant d’un violent coup de cravache la croupe de son cheval, elle le lança au galop. Elle avait reconnu miss Mary !…

— Luis, dit-elle en rejoignant M. d’Ambron, c’est l’Américaine, n’est-ce pas ?… Tu as tort de n’ajouter aucune foi aux présages… L’apparition du vautour, tu le vois, n’était pas un hasard, c’était bien en effet un avertissement !… Maintenant, où allons-nous ?

— À la Ventana ! répondit le jeune homme d’un ton qui dénotait une ferme résolution. Chère Antonia, continua-t-il sans lui donner le temps de répondre, n’essaye pas, je t’en conjure, de me faire changer d’avis ; tu me causerais un véritable, un profond chagrin, car je me trouverais contraint d’opposer un refus à tes prières. Mon éloignement précipité du rancho a été une faiblesse ; m’abstenir à présent dans le projet d’y retourner serait un déshonneur.

— Le déshonneur, Luis ?… Et pourquoi ?

— Parce que miss Mary m’a reconnu… qu’elle verra sans nul doute le marquis, et que je ne veux ni ne puis donner à M. de Hallay le droit de raconter que je me suis sauvé devant lui !… Crois-moi, chère enfant, c’est toujours une déplorable chose que de s’éloigner, même accidentellement, de la ligne du strict devoir !… Une faiblesse n’est jamais isolée dans la vie, elle vous entraîne fatalement bien au delà des concessions que vous aviez cru pouvoir faire à votre conscience et devient le point de départ d’une existence tourmentée !…

Antonia écoutait toute pensive.

— Oui, tu as raison, Luis, répondit-elle.

Le soupir dont la jeune femme accompagna ces paroles prouvait plutôt l’obéissance que la conviction.

— Mais tu me jures, n’est-ce pas, Luis, reprit-elle avec vivacité, que si M. de Hallay vient à la Ventana, tu ne feras aucune allusion au passé, tu ne lui fourniras aucun prétexte de querelle ?

— Je te le jure, Antonia !…

Ce ne fut pas sans une certain embarras que M. d’Ambron donna à Panocha l’ordre de faire rebrousser chemin aux mules de charge, il redoutait les réflexions et les questions du Mexicain ; et, en effet, l’hidalgo ne se fit pas faute ni des unes ni des autres.

— Retourner au rancho, dit-il, sans chercher à cacher la contrariété et l’étonnement que lui causait la résolution du jeune homme, mais vous n’y songer pas, seigneur comte !… Les hommes du marquis, impatients de commencer leur expédition, se seront mis en route aujourd’hui même… Demain, ils seront à la Ventana !… Permettez-moi de vous faire observer…

M. d’Ambron adressa à Antonia un regard empreint d’un reproche involontaire, et apostrophant le Mexicain d’une voix brève et impérieuse :

— Obéissez, reprit-il sèchement.

Panocha, intimidé, garda le silence et s’exécuta.

Pendant le reste du trajet, pas une parole ne fut échangée entre les voyageurs. Antonia observait à la dérobée et avec une anxieuse attention le visage de M. d’Ambron. Deux ou trois fois elle tressaillit et pâlit en voyant passer comme l’éclair d’une fière et généreuse colère dans les yeux du jeune homme.

Panocha, lui, était fort calme ; il avait pris la résolution de s’éloigner tout seul du rancho.


FIN DE LA TROISIÈME SÉRIE.