Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXI

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A. Cadot (Tome IVp. 44-48).

XXI

L’ÉPERVIER ET LA COLOMBE.


Si le comte d’Ambron avait pu être instruit d’une entrevue qui avait eu lieu le jour même dans le camp des bandits entre le marquis de Hallay et Antonia, il est certain qu’il n’aurait pas laissé Joaquin Dick partir seul : de gré ou de force, il l’aurait accompagné dans sa scabreuse et périlleuse excursion.

Mais avant de rapporter ce qui s’était passé entre le bourreau et la victime, quelques ligues de description sont d’abord indispensables.

La marche d’une troupe d’aventuriers à travers les solitudes indiennes, présente l’un des spectacles les plus pittoresques et les plus intéressants qu’il soit possible d’imaginer.

L’allure indépendante et capricieuse de ces hardis nomades qui n’observent la discipline qu’autant qu’ils la reconnaissent indispensable à la sécurité commune, la faiblesse des moyens matériels dont ils disposent, les alertes qui, vingt fois par jour, font battre tous les cœurs et armer tous les rifles, enfin les difficultés parfois inouïes qu’offre le parcours de la route, et qui ne tardent pas à disparaître comme par enchantement devant les efforts opiniâtres d’une brutale énergie, fournissent à chaque instant des épisodes prévus et animés qu’une plume ne saurait reproduire, et qui seraient dignes du pinceau de Decamp ou du crayon si poétiquement réaliste de Bida.

L’expédition préparée à San-Francisco par M. de Hallay était, sans contredit, la plus sérieuse et la plus importante qui, de mémoire d’homme, eût été dirigée vers et contre l’Apacheria.


La halte est le moment le plus bruyant de la journée.

Vingt mules de charge pour transporter les munitions de guerre et les bagages, dix énormes chariots, semblables à des forteresses ambulantes et traînés chacun par une vingtaine de bœufs, donnaient un développement inusité à la longue colonne d’aventuriers qui couvrait une étendue de près d’un mille. Toutefois, il suffisait d’un simple coup d’œil pour s’apercevoir qu’une savante organisation reliait entre elles toutes ces forces qui semblaient disséminées, et qu’un signal, parti du centre, pouvait pourtant rallier en quelques minutes. Ce jour-là et à la même heure que Joaquin Dick arrivait devant l’idole aztèque et empêchait M. d’Ambron de s’éloigner tout seul, M. de Hallay avait ordonné la halte. Pour les pionniers qui parcourent les déserts Américains ou Mexicains, la halte est le moment le plus bruyant, le plus animé et le plus intéressant de la journée. Chaque homme, tout en concourant à l’œuvre générale du campement qui doit assurer pendant la nuit et jusqu’à l’heure du départ du lendemain la sécurité de l’expédition, remplit, en outre, la tâche personnelle qui lui a été assignée à l’avance.

Les uns abattent des arbres ou fauchent de l’herbe sèche pour alimenter les feux nocturnes du bivouac ; les autres dépouillent le gibier qui servira au repas ; ceux-ci déchargent et étrillent les mules ; ceux-là, et, ce sont ordinairement les plus vieux et expérimentés pionniers à qui incombe ce soin, placent les chariots de façon à couvrir le camp et à le garantir contre toute surprise.

Les chariots, disposés en forme dé croix de Saint-André, et réunis entre eux par des chaînes, permettent de repousser par trois feux croisés toute agression ou toute attaque qui serait tentée du dehors. Ces sortes de fortifications mobiles et improvisées présenteraient un sérieux obstacle à l’élan discipliné des meilleures troupes européennes. Pour les Peaux-Rouges, ils sont inexpugnables !

Après avoir passé une rapide inspection et s’être assuré que tout était en ordre, M. de Hallay était descendu de cheval devant une tente d’assez confortable apparence, qui avait été dressée à son intention ; mais après une courte hésitation, au lieu d’entrer, il avait poursuivi sa route et s’était dirigé vers les chariots. Au point central des lourds véhicules, on avait ménagé une place d’une longueur d’environ trente pieds sur une largeur de quinze. Une petite tente en fort coutil, rendue imperméable par une préparation de caoutchouc, occupait la moitié de cet espace. Ce fut devant la porte de cette tente que M. de Hallay s’arrêta.

Après une nouvelle hésitation plus prolongée que la première, il parut prendre an parti, et par un geste dont la brusquerie prouvait qu’il craignait le retour de ses irrésolutions, et qu’il voulait, ainsi que Fernand Cortez brûlant ses vaisseaux se couper toute retraite, il écarta la draperie qui fermait l’entrée et franchit le seuil de la tente.

L’ameublement du fragile abri n’était rien moins que luxueux : il se composait d’une petite table en acajou non poli, de deux chaises en jonc avec un dossier arrondi, et d’une étroite couchette en fer. Sur une chaise était assise Antonia : son coude droit appuyé, sur la table, et son front incliné reposant dans la paume de sa jolie main, la jeune femme avait une immobilité de statue ; l’arrivée du marquis ne lui fit pas relever la tête. Quant à M. de Hallay, la pâleur cadavérique de ses joues, l’éclat de son regard, la mobilité irrégulière de son front et, par-dessus tout, certains tressaillements saccadés et nerveux qui soulevaient sa large et puissante poitrine, donnaient un irrécusable démenti à l’air libre et dégagé qu’il avait affecté de prendre, en se présentant devant sa victime.

— Antonia, dit-il après une minute d’attente et avec une douceur étudiée, et qui ressemblait au calme qui précède l’orage, croyez-moi, ne vous obstinez pas dans votre dédaigneux silence. La conscience de ma force me rend clément pour la haine, mais impitoyable pour le mépris ! Vous jouez là un jeu dangereux, chère enfant !

Le marquis espéra en vain une réponse : la jeune femme ne bougea pas.

— Antonia ! Antonia ! reprit-il avec une violence sourde et contenue, mais déjà prête à éclater, au nom de votre bonheur, au nom de ma tranquillité future, sauvez-moi de ma propre colère !… l’explosion en serait, pour nous deux, fatale et irrémédiable… Oh ! ne vous imaginez pas, enfant, que je veuille vous effrayer… Ce ne sont point là des menaces que je vous adresse, ce sont plutôt des prières… Je vous demande grâce et pour vous et pour moi ! Vous vous taisez encore, toujours !… Oui, je comprends, dans une de ces crises nerveuses si communes aux femmes, crises qui proviennent de leur faiblesse et qu’elles acceptent comme la révélation d’une force ou d’une énergie qu’elles ne se savaient pas, vous ayez fait le sacrifice de votre vie ! Peu à peu, cette pensée de mort a fini par exalter votre orgueil jusqu’au délire ! Maintenant, vous en êtes presque à chercher un prétexte pour la mettre à exécution. Eh ! mon Dieu ! Antonia ! sachez-le bien, votre mort ne désarmerait ni n’annulerait ma vengeance. Au lieu de la disséminer, elle la concentrerait. Voilà tout. La chute de votre corps me découvrirait la poitrine de M. d’Ambron.

L’effet que ces dernières paroles produisirent sur l’infortunée jeune femme ne saurait se rendre. Le soubresaut qui redressa son corps charmant, le cri qui partit de son cœur, la joie qui illumina son adorable visage, manquent de nom dans la langue humaine. M. de Hallay fut tout à la fois effrayé et ébloui.

— Oh ! merci, mon Dieu ! murmura-t-elle en levant au ciel ses mains jointes avec une ferveur passionnée et ses yeux humides de douces larmes. Oh ! merci, mon Dieu ! Luis n’est pas mort ! Mes pressentiments ne m’avaient pas trompée… je suis toujours la fille de la Vierge !

Il y avait dans la manifestation de cette joie sans limites quelque chose de si idéal, de si céleste, que M. de Hallay en fut, malgré lui, comme ému, cette joie donnait à Antonia une rayonnante et sublime beauté.

La voix du marquis retira bientôt la jeune femme de son extase.

— Maintenant, Antonia, que vous voici rassuré, du moins quant au présent, daignerez-vous enfin m’accorder quelques minutes d’attention ? lui demanda-t-il.

La comtesse, rappelée par cette question au sentiment de la réalité présente, laissa tomber sur son terrible interlocuteur un regard qui exprimait bien plus d’étonnement qui d’indignation ou d’effroi.

— Ah ! c’est vous, monsieur ! dit-elle. Que me voulez-vous ? parlez !…

Mais tout à coup, changeant de ton et de visage :

— Ne me trompez-vous point ! ajouta-t-elle avec une anxieuse vivacité. Est-il bien vrai que M. d’Ambron, mon maître, mon mari, soit rétabli de ses blessures ?… Oh ! oui… oui… vous m’avez dit la vérité… je vous crois, car l’heureuse nouvelle que vous venez de m’apprendre ne vous est pas favorable. Naguère, lorsque je voyais en vous un meurtrier impuni, vous me faisiez horreur. À présent, que je sais M. d’Ambron vivant, vous ne m’inspirez plus que la pitié ! Je prierai Luis de vous pardonner votre crime.

Les yeux du marquis s’injectèrent de sang, et deux points rouges parurent sur les pommettes de ses joues ; mais domptant bientôt sa rage et modérant l’éclat de sa voix :

— Antonia, dit-il froidement, vous venez de me permettre de parler, et de me promettre que vous m’écouteriez. Prêtez-moi toute votre attention !… Cet entretien, que je ne saurais renouveler sans éveiller les soupçons de mes gens et sans compromettre auprès d’eux ma véracité et par suite mon autorité, doit peser d’un grand poids dans nos deux destinées… M’écoutez-vous, Antonia ?

La jeune femme ne répondit pas, et le marquis dut répéter sa question.

— Soit, parlez, je vous écoute, murmura-t-elle avec une indifférence pleine de distraction, et qui prouvait que son esprit n’était plus à ce que lui disait son interlocuteur.

M. de Hallay se recueillit pendant une minute, puis il reprit :

— Antonia, je dois avant tout vous déclarer que si je n’ai pas su résister à la tentation de vous garder auprès de moi, lorsqu’un hasard inattendu vous a mise en ma puissance, du moins suis-je complètement étranger à la pensée et à l’exécution de votre enlèvement. Le simple bon sens vous suffira pour reconnaître cette vérité. Si j’avais eu l’intention de vous arracher à votre monotone et fade existence de la Ventana, je n’aurais pas eu recours à la ruse. J’avais pour moi la force ; j’aurais agi publiquement. Les demi-mesures et les petites hypocrisies sont antipathiques à mon caractère. C’est donc simplement, uniquement à la glorieuse passion que vous aviez inspirée au seigneur Joaquin Dick, que vous devez attribuer votre présence, ici !… Le seul tort que vous ayez à me reprocher, c’est de vous avoir arrachée des mains de ce mystérieux vagabond. Or, je doute que votre haine s’égare jusqu’à cette injustice ! Maintenant que le passé est éclairci, j’arrive au présent. M’écoutez-vous, mistriss Antonia ?

— Oui, monsieur, il le faut bien.

Les fougueuses passions qui agitaient son cœur obligèrent le marquis à faire une légère pause ; il avait besoin, pour ne pas trop effrayer sa victime, de mettre un peu d’ordre dans sa violence, si l’on peut s’exprimer ainsi.

— Antonia, reprit-il, ce qui me reste à vous apprendre va apporter, je le sais, une triste lumière à votre esprit, une grande douleur à votre âme. Mon rôle auprès de vous ressemble à celui du chirurgien qui torture un blessé pour lui sauver la vie. La douleur que je vais vous infliger, quelque poignante qu’elle vous paraisse sur le moment, doit finir par vous être salutaire ! Appelez donc à vous toutes vos forces, tout votre courage !

Si ce préambule menaçant n’alarma pas Antonia, — sa position n’était-elle pas aussi affreuse que possible ? — du moins eut-il pour résultat de l’arracher momentanément à ses chères pensées. Assurée que M. d’Ambron était vivant, elle cessa de songer uniquement à lui pour se préparer à repousser l’attaque que lui annonçaient les préparations oratoires du marquis.

— Ma confiance en Dieu est sans bornes, señor, dit-elle, et cette confiance me manquât-elle, qu’il me resterait encore la force que l’on puise toujours dans un glorieux martyre. Souffrir pour mon amour, c’est être presque heureuse. N’essayez point de vous jouer de ma crédulité, vous ne réussiriez pas. Il se passe actuellement en moi un phénomène bizarre, et que je ne sais trop comment vous expliquer. Il me semble entendre, lorsque vous me parlez, deux voix distinctes et différentes, et qui prononcent en même temps deux phrases opposées. L’une de ces voix frappe mon oreille, l’autre mon cœur !… Celle qui s’adresse à mon oreille est mielleuse ; celle que surprend mon cœur est empoisonnée !… Mais vous ne sauriez me comprendre, et je dois vous paraître insensée !… Quel est ce nouveau malheur que vous avez à m’apprendre ? Parlez, señor !… parlez— !…

Cette permission que de Hallay avait si vainement sollicitée depuis quinze jours, et qu’Antonia lui accordait alors sans se faire prier, parut lui causer plus d’embarras que de joie. S’il lui eût été possible de s’éloigner sans avouer, par cette retraite inopportune, ses mauvaises intentions, il aurait délivré sur-le-champ sa victime de sa présence.

— Antonia, répondit-il, le premier amour d’une jeune femme commence presque toujours par l’aveuglement et se termine invariablement par la désillusion ! C’est la vérité que je vous apporte !… Si l’éclat de sa lumière, trop vive pour vos yeux affaiblis par l’habitude des ténèbres, vous éblouit et vous blesse tout d’abord, ne vous récriez pas, mais attendez !… Toute guérison se paye par une douleur !… Antonia, je vais droit au but : M. d’Ambron ne vous aime pas, ne vous a jamais aimée.

La jeune femme tressaillit, et, croisant par un geste d’effroi et d’égarement ses deux mains sur sa poitrine :

— Luis ne m’aime pas !… Luis ne m’a jamais aimée ! répéta-t-elle machinalement et avec stupeur. Oh ! taisez-vous ! taisez-vous, señor ! un si odieux mensonge vous porterait malheur !

Mais presque aussitôt le sourire d’une foi sublime fit resplendir l’adorable visage de la jeune femme.

— Folle que je suis ! murmura-t-elle, comment ai-je pu me laisser prendre un seul instant à une aussi grossière imposture !… Luis me dirait lui-même qu’il ne m’a jamais aimée que je ne le croirais pas !

— Je m’attendais à cette indignation, Antonia ; mais laissez-moi poursuivre. Il est un sentiment que vous ne connaissez pas encore, pauvre enfant, un sentiment dont le germe se trouve en vous comme dans toute créature, mais que l’existence que vous avez menée jusqu’à ce jour a laissé engourdi dans votre cœur ; ce sentiment, que chacun dissimule soigneusement sous le nom d’une qualité ou d’une vertu, s’appelle l’amour-propre !

L’amour-propre, Antonia, est à la fois stupide et féroce ! Il est le moteur ou le conseiller de la plupart des folies et des malheurs qui attristent et affligent l’humanité. Par exemple, que, dans une heure d’égarement et de faiblesse, un homme illustre par sa position ou sa grande fortune retire de la fange, pour l’élever jusqu’à lui, une misérable femme, indigne sous tous les rapports de cet inespéré bonheur, qu’arrive-t-il ? Ceci : qu’aussitôt, les hommes les plus spirituels, les plus distingués, les plus charmants, recherchent, adulent, adorent cette misérable qui, lorsqu’elle était la veille encore confondue dans la foule, les eût vus se détourner d’elle avec un dégoût hautain. Oh ! ce n’est pas que cette femme leur plaise. Non ; mais il est si flatteur, si honorable d’être le rival préféré d’un homme illustre ! Le gueux, l’imbécile et le lâche qui trompent le millionnaire, l’homme de génie ou le brave, se croient supérieurs à Jacques Cœur, à Molière, à Turenne ! Mais je vous cite là, Antonia, des noms qui sont pour vous sans signification. Je reviens donc à ce qui vous concerne. Ce que vous appelez l’amour, et ce que je nommerai, moi, le caprice de M. d’Ambron, a pris naissance dans une circonstance à peu près semblable. La seule différence, cette fois, existait dans la femme, car je reconnais, mieux encore, je proclame qu’il n’y a pas au monde entier une jeune fille plus digne que vous, Antonia, d’inspirer une admiration et une passion sans bornes ! Le hasard, qui nous avait réunis, M. d’Ambron et moi, à la même table, voulut que votre nom fût prononcé devant les convives. Le comte, votre prétendu mari, parla d’abord de vous avec une parfaite indifférence ; mais bientôt, excité par les louanges sans restriction que je vous donnai, il commença à changer de langage et finit par se poser comme mon rival ! La pensée d’avoir l’avantage sur moi souriait singulièrement à son amour-propre. Enfin, exalté par la présence des convives, il me proposa de parier une certaine somme d’argent, qu’avant deux mois vous seriez sa maîtresse : confiant dans votre vertu, et ne supposant pas M. d’Ambron capable de descendre jusqu’à une criminelle et lâche imposture, j’acceptai. Vous le voyez, Antonia, vous avez le droit de me haïr ; car je suis la cause indirecte, il est vrai, mais trop réelle, hélas ! de votre chute et de votre déshonneur !

M. de Hallay s’arrêta ; le coup était porté, il voulait juger de l’effet qu’il avait produit.

Antonia s’était levée : ses bras chastement et énergiquement croisés sur sa poitrine, sa tête légèrement rejetée en arrière, ses grands beaux yeux animés d’un feu sombre, et, par-dessus tout, le magnifique sourire de souverain mépris qui abaissait à leurs extrémités ses lèvres si finement et si admirablement modelées, formaient un ensemble d’une fière majesté castillane : la fille du grand d’Espagne ne mentait pas à son sang.

— Monsieur de Hallay, dit-elle, avec une écrasante et froide dignité, vos calomnies, débitées, il y a trois mois, à la ranchera Antonia, l’auraient fait rougir de honte et pleurer de désespoir ; adressées aujourd’hui à la comtesse d’Ambron, elles restent des calomnies inutiles, et mettent, sans profit pour vous, une tache de plus sur votre nom ! Monsieur de Hallay, j’ai tenu ma promesse… J’ai écouté vos explications !… Maintenant, je désire être seule !…

Le geste par lequel Antonia désigna au marquis la portière de la tente était empreint d’une si injurieuse hauteur, que le jeune homme, de pâle qu’il était, devint livide.

Sa fureur était si excessive qu’il resta, durant l’espace d’une minute, incapable d’articuler une seule parole ; mais il n’obéit pas.

Enfin, reprenant sinon son sang-froid, au moins l’usage de ses facultés :

— Vous, comtesse d’Ambron, pauvre Antonia s’écria-t-il avec un éclat de rire forcé et aigu qui ressemblait au grincement d’un ressort d’acier ; hélas ! chère enfant, quelle erreur est la vôtre ! Vous n’êtes pas plus comtesse que ne l’a été cette excellente et douce miss Mary, que M. d’Ambron a aimée avant vous ! Vous, comtesse d’Ambron ! Ah ! que cette prétention, si elle est sincère, dénote de votre part une rare et adorable naïveté ! Sachez donc, ô trop incrédule Antonia ! que votre mariage, contracté en dehors de toutes les formalités exigées par la loi, ne vous donne absolument aucun droit sur M. d’Ambron, et lui laisse à lui toute sa liberté. Rien ne s’oppose à ce qu’il contracte demain une union légitime, et ne fasse une véritable comtesse d’Ambron !

— Votre gaieté est fausse, et vos paroles sont des mensonges, interrompit Antonia. Ce que j’éprouve pour vous, señor, ce n’est plus de la haine, ni de la colère, ni du mépris, c’est du dégoût. Sortez !

Le marquis chancela. La violence de sa fureur dépassait sa force de caractère : il se sentait incapable de contenir plus longtemps sa rage, et il en redoutait l’éclat.

— Antonia, Antonia, murmura-t-il d’une voix rauque, pas un mot de plus ! Ainsi que la goutte d’eau fait déborder le vase trop plein, de même une parole, une syllabe, une simple exclamation pourrait faire déborder ma colère. Je vous répète ce que je vous disais au début de cet entretien : « Grâce pour vous et pour moi. »

— M. d’Ambron est vivant, s’écria la jeune femme, je ne crains plus rien !…

Un long silence suivit cette dangereuse réponse.


FIN DE LA QUATRIÈME SÉRIE.