Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXIV

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A. Cadot (tome Vp. 7-11).

XXIV

JOAQUIN ET ANTONIA.


Joaquin Dick s’était levé de dessus sa chaise et allait s’éloigner, lorsque la menaçante et catégorique déclaration de M. de Hallay l’arrêta court. Un sourire, qui exprimait un profond mépris mêlé d’une lueur d’espoir, anima ses lèvres.

— Moi votre prisonnier ! monsieur, s’écria-t-il, êtes-vous fou ? Ah ! oui, je comprends, c’est là un prétexte pour entamer une nouvelle discussion. Vous avez réfléchi, et vous êtes redevenu vous-même. Ambitieux et calculateur, vous ne reniez pas précisément l’amour, mais du moins vous le reléguez au second plan. Soit ! discutons : j’ai du temps.

— Vous vous méprenez du tout au tout sur mes intentions, cher señor ; votre arrestation n’est nullement un prétexte.

— En vérité !… Ma foi, je ne vous aurais jamais jugé capable de commettre une pareille faute !… J’avais, je le vois, une trop bonne opinion de votre bon sens ! Votre aveuglement est d’autant moins pardonnable que je vous avais averti.

— Averti de quoi, estimable caballero ?

— Parbleu ! il faut que vous ayez la mémoire bien courte, ou que vous attachiez une bien minime importance à mes paroles, pour ne plus vous souvenir déjà du conseil que je vous ai donné tout à l’heure, de vous garder, sous peine de perdre la vie, de faire intervenir vos associés dans notre discussion. Ne devinez-vous point ce qui se passerait si vous méprisiez mon conseil ?

— Au contraire, señor.

— Eh bien ! tenez, rien qu’à votre air de fatuité triomphante, je parierais mon cheval Gabilan contre mille piastres, que vous ne vous doutez aucunement des conséquences que mon arrestation aurait pour vous. Remarquez que je dis « aurait » et non pas « aura ; » car avant que cinq minutes se soient écoulées, vous allez me supplier de m’éloigner, et, qui mieux est, veiller vous-même à la sécurité de mon départ.

— Ah ! très-bien !… C’est une menace d’assassinat que vous m’adressez, cher señor ? dit M. de Hallay en fixant un œil fauve sur le Batteur d’Estrade. Vous me permettrez, n’est-ce pas, de ne faire aucun cas d’un tel argument ? Je suis désarmé, c’est vrai ; mais…

Joaquin Dick haussa les épaules d’un air de pitié, et interrompant son interlocuteur :

— Votre supposition est du dernier commun et dénote une bien pauvre judiciaire, marquis, dit-il ; l’assassinat est la ressource des imbéciles… Ah ! pardon… j’oubliais l’épisode d’Evans !… Non, non, mille fois non, monsieur de Hallay, je ne songe pas le moins du monde, à moins que je n’y sois forcé pour ma défense personnelle, à attentera vos jours !… Laissez-moi donc poursuivre !… Vos intentions d’épigrammes et vos railleries d’un goût douteux surchargent et allongent inutilement notre dialogue !… Du moment que vous refusez mes offres, mon temps me redevient précieux, car j’ai à aller vous susciter des ennemis ! J’ai à m’occuper de faire échouer votre expédition ! Ne m’interrompez pas, et nous n’aurons bientôt plus rien à nous dire !…

— Dites, señor.

— J’admets, marquis, que je sois arrêté. Voici à peu près le langage que vous tiendrez à vos associés : « Mes amis, cet homme que je vous livre connaît le secret des immenses richesses que nous recherchons ; s’il le veut, il peut nous conduire par la voie la plus courte et la plus sûre aux mystérieuses cachettes qui renferment ces fabuleux trésors dont la possession doit assurer à chacun de nous une belle fortune !… Mes amis, si cet homme se refuse à parler, employez la force ! la torture vient toujours à bout de l’obstination. »


— Ce discours futur que vous me prêtez fait honneur, señor Joaquin, à votre perspicacité. C’est en effet ainsi que je compte m’exprimer.

— Et moi, monsieur, voici ce que je répondrai : « Bandits, votre chef actuel ne vous a pas trompés. L’or que vous souhaitez si ardemment, je suis prêt à vous le donner, mais cela à une seule condition, c’est que vous allez fusiller sur-le-champ ce coquin de Hallay. Mon nom vous est garant et de l’inutilité de vos efforts si vous vouliez m’arracher mon secret par la violence, et de la loyauté avec laquelle je tiendrai mon engagement si vous obéissez à mes ordres ! Je suis Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade !… » Je ne crois pas trop me vanter, marquis, en vous assurant que mon éloquence l’emportera de beaucoup sur la vôtre !… J’omets, afin de ne pas trop prolonger notre entretien, certaines considérations que j’aurai encore à faire valoir : par exemple, l’importance de la somme qui vous est allouée, en cas de réussite, ainsi que les dividendes à distribuer aux actionnaires de San-Francisco, somme et dividendes qui, par mon moyen, deviendraient la propriété de vos ex-associés et augmenteraient singulièrement leurs parts de bénéfices !… Eh bien, monsieur, vous vous taisez !… Vous vous avouez donc vaincu ?…

Un silence de quelques secondes suivit ces paroles. M. de Hallay cherchait en vain un argument à opposer à l’inexorable logique de son adversaire.

— Marquis, continua le Batteur d’Estrade, à présent que vous voilà bien convaincu de l’inopportunité, pour ne rien dire de plus, de mon arrestation, laissez-moi revenir à mes premières propositions. Elles peuvent, grâce à une nouvelle combinaison, vous être cent fois plus avantageuses encore que je ne vous l’ai dit. Si vous rendez Antonia à la liberté, je m’engage, non-seulement à vous livrer les trésors que vous convoitez, mais de plus à vous les livrer rendus à San-Francisco, ou dans tel port de mer de la côte Pacifique qu’il vous plaira de me désigner. Je m’engage à vous accompagner et à vous escorter pendant votre retour, à me faire tuer pour vous défendre si vous êtes attaqué. Enfin, je m’engage à ne jamais révéler à personne au monde le compromis qui aura eu lieu entre nous, à garder toujours un inviolable secret sur votre passé.

Joaquin Dick se tut et attendit.

M. de Hallay, malgré sa force de caractère, était vivement impressionné, profondément ému.

— Et quelle garantie me donneriez-vous, si j’acceptais votre proposition, que vous exécuteriez fidèlement votre promesse ?

Le doute émis par le marquis produisit un incroyable effet sur Joaquin Dick ; une rougeur éclaira ses joues ainsi que le reflet d’une flamme, et son visage prit une indicible expression de fierté hautaine et d’imposante majesté.

— Je ne connais aucune garantie préférable à celle de ma parole d’honneur, monsieur de Hallay, répondit-il avec une lenteur pleine de dédain, et je suis tout disposé à vous l’engager. Du reste, si votre commerce prolongé avec des aventuriers et des bandits a tué en vous la foi et la confiance dans le serment, cette dernière croyance des gentilshommes, même les plus déshonorés et les plus avilis, je suis prêt à vous offrir toutes les sécurités possibles. Je vous livrerai quotidiennement l’or qui devra payer la liberté d’Antonia !… Toutefois, laissez-moi vous rappeler une circonstance que vous semblez avoir oubliée… Lorsque je vous rencontrai dans la forêt Santa-Clara, vos intentions m’étaient déjà connues, et rien ne m’aurait été plus facile, si je l’avais voulu, que de me débarrasser alors de vous… Or, vous me devez cette justice que, non-seulement je vous ai épargné, mais encore que je vous ai protégé !…

— C’est vrai, señor, et vous avez eu tort.

— Non, monsieur, je n’ai pas eu tort, et ce serait à recommencer que j’agirais encore de même. Je n’ai jamais, de ma vie entière, versé du sang humain pour de l’or, même pour conserver le mien quand on a voulu me le voler ! Je puis avoir des violences et des injustices à me reprocher, mais aucune infamie n’entache mon passé. Si, accablé par des remords que vous ne sauriez comprendre, je m’incline pleurant et repentant devant Dieu, j’ai au moins le droit de lever la tête devant les hommes. Mon cœur est saignant, mais mon front est sans rougeur. Et tenez, voici que vous avez déjà honte de votre méfiance ! vous n’osez plus me regarder en face. Maintenant que vous ne doutez plus de ma parole, j’attends votre décision !… Que choisissez-vous de la fortune ou de la misère, de la mort ou du salut ?…

L’hésitation de M. de Hallay fut suprême, mais de courte durée ; il paraissait poussé par une force supérieure et contraire à sa volonté.

— Oui, j’ai confiance en vous, señor, s’écria-t-il, et je vous refuse ! Aucune considération ne saurait me contraindre à renoncer à Antonia !…

— Vous venez de prononcer votre condamnation, monsieur de Hallay ! Au revoir !… Je vous quitte en ennemi, vous me retrouverez bientôt comme juge et comme bourreau !…

Joaquin Dick, faisant toujours face au marquis et ne le perdant pas une seconde du regard, se recula jusqu’au seuil de la porte ; puis, par un brusque et rapide mouvement, il s’élança hors de la tente. On eût dit un dompteur de bêtes féroces sortant de la cage en fer d’un tigre noir de Java, imparfaitement apprivoisé.

Ce que le Batteur d’Estrade avait prévu et annoncé se réalisa : le marquis, au lieu de songer à le poursuivre, se mit à écouter avec anxiété si aucun bruit n’annonçait que Joaquin était découvert ou arrêté par les bandits. Les craintes de M. de Hallay eussent été d’une toute autre nature, s’il eût soupçonné les intentions du Batteur d’Estrade. Une fois dehors, Joaquin, au lieu de chercher à s’éloigner au plus vite du campement, s’était dirigé vers la tente d’Antonia.

Ce fut sans grand’peine et sans éveiller le moindre soupçon, car la plupart des aventuriers qui n’étaient pas de garde dormaient déjà d’un lourd et profond sommeil, qu’il parvint, en se faufilant à travers les chariots, jusqu’au parallélogramme où l’on a avait dressé la mobile et provisoire demeure de la comtesse d’Ambron.

Des deux sentinelles placées par M. de Hallay pour surveiller sa captive, l’une, également fatiguée et persuadée sans doute de la longueur et de l’inutilité de sa faction, avait étendu son manteau par terre et s’était couchée dessus ; l’autre, soit respect du devoir, soit amour de la locomotion, continuait à se promener d’un pas égal et cadencé devant la grossière tenture en cuir qui servait de porte à la tente. Cette seconde sentinelle présentait une taille de cinq pieds dix pouces et une carrure des plus développées : c’était un Kentuckien.

Si un simple coup d’œil avait permis à Joaquin Dick de reconnaître et de juger la position des choses, une seconde lui suffit pour exécuter le projet qu’il avait tout aussitôt conçu.

Ramper jusqu’au Kentuckien avec la silencieuse souplesse d’un serpent, s’élancer sur lui et le terrasser avec un élan et une vigueur de panthère, enfin le bâillonner avec une dextérité digne d’un ancien familier de l’inquisition, fut pour le Batteur d’Estrade une seule et même action, tant il mit une incroyable rapidité dans l’accomplissement de ses divers mouvements.

Le Kentuckien, solidement attaché par le milieu du corps à l’un des piquets qui soutenaient la tente, n’avait pas encore repris l’usage de ses sens, que déjà Joaquin Dick se trouvait en présence de sa fille bien-aimée, d’Antonia,

L’infortunée jeune femme, toujours assise à la même place où M. de Hallay l’avait laissée, pleurait silencieusement, lorsque le Batteur d’Estrade se présenta subitement devant elle, ainsi qu’une fantastique apparition. Un geste impérieux et empreint d’une solennelle impétuosité, qu’il lui adressa, arrêta un cri de surprise et d’effroi qui déjà entr’ouvrait ses lèvres.

Incapable de prononcer une parole, tant son émotion était vive, Joaquin contemplait la jeune femme dans une muette extase. Ce qu’il y avait de tendresse, d’adoration, de joie et de douceur dans le regard du mari de Carmen, c’est ce qu’une plume ne saurait décrire.

L’affreuse et critique position d’Antonia, l’effroi qu’elle montrait à sa vue, l’heure de la séparation qui allait sonner, il n’y réfléchissait pas : son bonheur présent était si grand, si intense, si au-dessus des sensations humaines, qu’il absorbait toutes ses facultés.

— Vous ici, Joaquin, dit enfin Antonia ; ah ! votre présence doit être l’annonce pour moi, d’un nouveau malheur !… Pourquoi rester aussi tremblant et interdit devant votre victime ?… Vous n’avez rien à craindre de ma faiblesse !… Que venez-vous m’apprendre ? La mort de Luis !… Parlez donc… parlez…

Joaquin voulut obéir, mais le coup inattendu qu’il recevait était au-dessus de ses forces : sa voix se fondit en un sanglot étouffé, et deux grosses larmes amères brûlantes glissèrent lentement le long de ses joues.

Le spectacle de cette douleur poignante et résignée laissa Antonia insensible.

— Cessez ces hypocrites démonstrations, Joaquin, dit-elle avec une impatience et une dureté qu’elle n’avait jamais montrée de sa vie et qui étaient si opposées à son caractère. À quoi voulez-vous en venir ? À me tromper encore ? Auprès ce qui s’est passé, cela ne serait plus possible.

— Je t’ai trompé, moi, Antonia ?

La jeune femme ne le laissa pas poursuivre.

— Señor Joaquin, dit-elle en l’interrompant avec une extrême vivacité, la familiarité dont vous usiez envers moi jadis me serait à présent pénible, insupportable !… la ranchera Antonia aimait te Batteur d’Estrade Joaquin Dick comme s’il eût été son père ; mais la comtesse d’Ambron méprise le bandit et l’aventurier qui n’a pas reculé devant un crime pour la ravir à son mari….

Cette fois, l’excès de la douleur rendit à Joaquin son énergie.

— Antonia, s’écria-t-il en joignant ses mains par un geste de navrant désespoir, devant Dieu qui m’entend, au nom de la sainte femme que j’ai seule aimée sur la terre, et qui maintenant me sourit du haut du ciel, au nom de la tendresse sans bornes que je te porte, je te jure que tes accusations, que je ne puis comprendre, sont dénuées de toute justice, de toute raison ! Je te jure, Antonia, sur ma part de vie éternelle, que jamais, entends-tu ! jamais… je n’ai eu une mauvaise intention… je n’ai nourri un méchant dessein à ton égard… Je te jure, enfin, qu’aujourd’hui je remercierais Dieu à genoux, avec des larmes de joie, et le front courbé dans la poussière, s’il m’était permis de verser tout le sang de mes veines pour assurer ton bonheur ! Oh ! c’est mal… Antonia… de briser ainsi un cœur qui t’est si dévoué… Mais non… mon reproche est injuste… Ce cœur ne t’appartient-il pas ?… Foule-le aux pieds… enfant !… Fais-toi un jeu de ses souffrances… je ne me plaindrai pas… Tout ce que tu fais, Antonia, est bien fait !… Je ne te demande qu’une chose : d’avoir confiance en moi… et de ne pas te priver par un cruel et dangereux caprice du plus dévoué de tes défenseurs.

Joaquin Dick avait prononcé ces phrases brèves et hachées avec un tel sentiment, un tel feu, une telle onction passionnée, que la jeune femme, quoiqu’il ne se fût justifié à ses yeux par aucun fait précis, sentit, malgré elle, ses préventions fléchir. Ce fut donc, à son insu, d’une voix beaucoup moins agressive, qu’elle lui répondit :

— Señor Joaquin, avant d’exiger de vous des explications sur le passé, il est une question que j’ai à vous adresser : Dois-je compter sur votre franchise ?

— Parle, parle, Antonia.

— Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu mon mari… monsieur d’Ambron ?…

— J’étais avec lui il y a à peine quelques heures…

— Ah !

La jeune femme, après cette exclamation, dont l’intraduisible intonation valait toute une éloquente prière de remercîments et de grâces, porta instinctivement sa main à sa poitrine ; les battements de son cœur l’étouffaient.

— Et, reprit-elle après une courte indécision, Luis souffre-t-il encore de ses blessures ?… est-il en danger ?

— Il souffre encore, Antonia, mais ses souffrances ; viennent plutôt de l’état de son âme que de celui de sort corps !… Quant au danger, il a complètement disparu. Du reste, la présence de M. d’Ambron à une si faible distance d’ici doit vous rassurer. Un mourant n’aurait jamais été capable, malgré toute l’énergie morale possible, d’accomplir à cheval un tel voyage.

— M. d’Ambron savait-il que vous deviez me voir aujourd’hui ?

— Certes !

— Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

— Parce que je l’en ai empêché, Antonia. Ah ! ne vous courroucez pas contre moi ! Laisser partir votre Luis bien-aimé, c’eût été l’envoyer à la mort.

— Mais vous, señor, vous courez donc à présent un danger ! N’êtes-vous pas l’ami, le confident, l’associé de M. de Hallay ? Comment concilier votre double liaison avec mon mari et mon bourreau ?

— Moi, l’ami de M. de Hallay, Antonia ! Oh ! ce soupçon exprimé par vous manquait à mon humiliation, à ma torture…

— Joaquin, j’ai tort de vous écouter… Il est certain que vous me tendez un nouveau piège !… Oui… car en prétendant que M. d’Ambron vous à envoyé vers moi… vous mentez…

— Je mens !

— Oui, vous mentez, reprit la jeune femme avec force ; et ce qui me le prouve, c’est que M. d’Ambron m’a répété cent fois au rancho de la Ventana qu’il me verrait avec peine vous conserver mon amitié…

Joaquin Dick courba la tête ; puis, après un silence :

— M. le comte d’Ambron est le cœur le plus noble, l’esprit le plus élevé que j’aie rencontré jusqu’à ce jour, répondit-il d’un ton de conviction profonde et de sincère sympathie ; le conseil qu’il vous donnait, Antonia, était juste et sensé. Seulement, ne vous étonnez pas qu’il ait accepté, aux jours du danger, le dévouement de celui dont il avait refusé l’amitié dans des temps ordinaires, car ce danger s’adressait à vous, Antonia, et votre Luis vous aime plus que tout !.. plus même que l’honneur !

Le respect presque enthousiaste avec lequel Joaquin Dick avait fait cette réponse avait fait rougir Antonia de joie et d’orgueil ; puis, sans se rendre compte de l’impulsion intime et secrète qui la poussait, elle s’était avancée d’un pas vers lui.