Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXV

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A. Cadot (tome Vp. 11-14).

XXV

TROP TARD !


Le changement qui s’était opéré dans l’esprit de sa fille n’avait pas échappé à Joaquin Dick ; mais craignant de lui rendre tous ses soupçons s’il poursuivait trop vivement ce premier avantage, il attendit en silence qu’Antonia reprît d’elle-même la parole ; cela ne tarda pas.

— Joaquin, dit-elle, quelque méfiante que m’ait rendue le malheur, j’ai cru reconnaître tout à l’heure dans votre voix un grand accent de sincérité, lorsque vous avez parlé de cette sainte femme, la seule, avez-vous dit, que vous ayez jamais aimée. Eh bien, Joaquin, jurez-moi, sur la mémoire de cette femme qui fut si noble et qui posséda toute votre affection, que vous allez répondre la vérité entière aux questions et aux éclaircissements que je vais vous adresser et vous demander.

Le Batteur d’Estrade leva la main, et d’une voix dont l’émotion avait une gravité sentie et solennelle :

— Je le jure, Antonia ! dit-il.

La jeune femme se recueillit un instant ; puis, après une courte hésitation :

— Est-il vrai, Joaquin, reprit-elle, que votre violence ait souvent ensanglanté le désert ? Est-il vrai que votre couteau, toujours mortel entre vos mains, est l’effroi des aventuriers les plus braves, des bandits les plus déterminés ? Est-il vrai, en un mot, que vous avez tué beaucoup de monde ?

Une sueur froide pointillait sur le front du malheureux père ; il baissa de nouveau la tête, et d’une voix désolée :

— Oui, tout cela est vrai, Antonia, répondit-il.

La jeune femme tressaillit.

— Est-il vrai, dit-elle, Joaquin, que le spectacle des misères humaines, des crimes qui déshonorent l’humanité, des catastrophes qui bouleversent les villes et terrifient nos solitudes, était pour vous, ainsi que je vous ai entendu le déclarer mille fois, un sujet de satisfaction et de joie ? Est-il vrai que vous mettiez votre bonheur dans le malheur d’autrui ?

Le Batteur d’Estrade était pâle comme un mort, et paraissait prêt à perdre connaissance ; toutefois, il ne laissa pas de répondre.

— Oui, C’est encore vrai, murmura-t-il.

Antonia se recula instinctivement de lui.

— Oh ! que vous êtes méchant, Joaquin ! s’écria-t-elle avec une indignation mêlée d’effroi.

— De grâce, Antonia, écoutez ma justification…

— Votre justification ? mais elle n’est pas possible… Que vous ayez fait disparaître le sang qui tachait vos mains, soit ! mais est-il aussi en votre pouvoir de ravir à la terre les cadavres que vous lui avez fournis, de rendre à l’affection de leurs familles les infortunés qui sont tombés sous votre couteau ? Est-il en votre pouvoir de réparer les malheurs qui ont été votre ouvrage ? Que Dieu me pardonne l’affection si extraordinaire que je vous ai si longtemps portée ; je n’ajoutais pas foi à vos abominables propos. Je me figurais que vous plaisantiez, que vous preniez plaisir à vous jouer de ma crédulité. Oh ! si j’avais su que vous étiez sincère, je vous aurais fui comme on fuit un tigre. Et un tigre n’est pas si coupable que vous : il n’a pas de raison, lui ; il obéit à ses instincts. Et vous osez m’assurer encore de votre attachement, m’offrir votre dévouement, vous osez prétendre que vous me portez une tendresse paternelle ! Ce mot, dans votre bouche, est un blasphème ! Allons donc, señor ! est-ce que le ciel accorde aux monstres le bonheur et l’orgueil de la paternité ?

Joaquin chancela : jamais juge n’a terrifié ainsi un coupable ; mais aussi, jamais père n’a eu pour juge son enfant.

Quant à Antonia, ne soupçonnant pas combien la sincérité du Batteur d’Estrade était sublime, et n’y voyant au contraire qu’un acte de révoltant cynisme, elle était bien loin de se douter de l’atroce torture qu’elle lui infligeait.

Tout à coup une réflexion soudaine traversa son cerveau, et changea son indignation en un trouble extrême.

— Ô mon Dieu ! se dit-elle, comment se peut-il que moi qui, par suite d’un don ou d’une faculté que je n’ai jamais pu m’expliquer, devinais si bien, quand j’étais jeune fille, les intentions bonnes ou mauvaises que l’on avait sur ma personne, que j’aie si longtemps et tellement aimé ce Joaquin ? Pourquoi son arrivée au rancho me rendait-elle si joyeuse, son départ si triste ? Pourquoi ma pensée le suivait-elle pendant ses longues absences ? Quel mystère impénétrable ! Mais qui sait ?.. Peut-être bien Joaquin n’est-il pas coupable ; peut être bien ses aveux sont-ils une épreuve qu’il me fait subir.

Quelque invraisemblable que fût cette supposition, elle souriait trop à l’honnêteté de la jeune femme, pour qu’elle y renonçât sans l’approfondir.

— Señor Joaquin, lui dit-elle avec une hésitation pleine de charme et de douceur, mon indignation a été trop prompte. Plus je songe à la facilité avec laquelle vous m’avez fait ces aveux, plus ils me deviennent suspects. Quel avantage retireriez-vous de votre compromettante franchise ? Aucun. Si vous avez voulu m’effrayer, señor, le moment est mal choisi. N’avez-vous pas à me parler de M. d’Ambron, de mon mari.

— Hélas ! Antonia, répondit Joaquin avec un accablement qu’il ne chercha pas à cacher, je vous ai dit la vérité ! Oh ! je vous en supplie, laissez-moi poursuivre. Le juge écoute le coupable, le bourreau laisse prier le patient que la loi a condamné. Ne soyez pas plus impitoyable que le juge et le bourreau ! Antonia, ne voyez point dans ma franchise un effet de mon orgueil : elle vient seulement du repentir qui m’accable et du respect que vous m’inspirez !… Nier, m’aurait été chose facile, enfant, et vous auriez aisément ajouté foi à mes paroles, car votre cœur ne demande qu’à croire au bien ; mais vous tromper m’eût paru un crime !… Antonia, je n’ai jamais été méchant, je n’ai été que malheureux ! Les excès que j’ai commis, les fautes dont je me suis rendu coupable prenaient leur source dans l’excès de ma sensibilité… Pour ne pas avoir à maudire la mémoire de la sainte femme que j’avais aimée, et qui, j’étais autorisé à le penser, m’avait indignement trompé, je m’efforçais de me persuader que la vertu n’existait pas sur la terre !… La trahison et la lâcheté de tous autorisaient à mes yeux la prétendue indignité de cette noble femme !… Oh ! si vous saviez, Antonia, ce que j’ai souffert dans cette lutte entreprise contre mes propres sentiments, contre mes propres croyances, car Dieu m’avait fait, sensible et bon ! au lieu de m’écraser de votre mépris, vous m’accorderiez votre pitié !… Du reste, chère enfant, les violences de ma sombre carrière ont presque toujours eu pour but le redressement d’un tort, la réparation d’une injustice. Victime moi-même d’indignes trahisons, du moins je le supposais alors, je goûtais des jouissances terribles à voir ramper et trembler à mes pieds le puissant coupable que j’allais punir !… Misérable insensé !… Après avoir nié la justice de Dieu, je voulus donner des leçons à la Providence !… Voilà mon crime !… Il est assez grand, assez abominable pour que je m’incline devant l’épouvantable châtiment qui me frappe aujourd’hui !… Oh ! c’est la main du juge éternel !…

Vaincu par la force de son émotion, Joaquin s’arrêta un instant.

Antonia, étrangement troublée, respecta son silence ; elle ne savait plus si elle devait le plaindre ou le maudire.

— Chère Antonia, reprit-il bientôt, vous avez le droit de repousser avec mépris mon amitié, mais vous auriez tort de douter de mon dévouement ! Ce n’est pas en mon nom que je vous parle, chère enfant, c’est au nom de M. d’Ambron ! Antonia, vous avez l’âme courageuse, l’esprit hardi, le cœur vaillant, je ne vous dissimulerai donc ni le danger de votre position, si elle se prolonge, ni les périls qu’il vous faudra braver pour en sortir ; si M. de Hallay, et je suis confus et désespéré d’être obligé de prononcer ce nom, car je devine l’impression qu’il doit vous produire ; si M. de Hallay n’a pas encore poussé le crime jusqu’à ses dernières limites, c’est qu’il se croit assuré de son triomphe ; mais qu’un événement imprévu vienne l’arracher à sa fausse sécurité, et soyez persuadée que, dût l’accomplissement de sa cruelle infamie lui coûter la vie, il ne reculera pas. Vous serez, perdue à tout jamais !… En présence d’une si terrible perspective, l’hésitation ne vous est pas permise, Antonia !… Vous devez, quelque hérissée de dangers que soit une telles entreprise, tenter la chance d’une évasion immédiate ! Quoique la disposition du terrain nous soit plus favorable aujourd’hui qu’elle ne l’a été depuis quinze jours. Il nous reste encore tant d’obstacles à surmonter, tant de difficultés à vaincre, que, sans l’évidente protection de Dieu, nous succomberons à la tâche !… Mon seul espoir, c’est que le ciel fera un miracle pour vous… vous en êtes si digne !… Allons, Antonia, du courage ! Pensez que Luis nous attend… que dans quelques heures peut-être vous serez dans ses bras ! Venez, Antonia ! venez !…

Loin de partager la fébrile impatience de Joaquin et de répondre à son appel désespéré, la jeune, femme avait repris un froid maintien ; la méfiance se lisait clairement dans son candide et pur regard.

— Señor Joaquin, je préfère encore, à l’appui que vous l’offrez, la protection intéressée des gens qui me retiennent prisonnière ; car je sais du moins ce que ces bandits espèrent de moi, tandis que j’ignore le motif qui vous fait agir. Le subit intérêt que vous me témoignez s’accorde si peu avec le mal que vous m’avez fait, qu’il doit m’être et qu’il m’est suspect. N’est-ce pas vous qui m’avez réduite à la misérable et humble position dans laquelle je me trouve ? Oui, certes, vous ne sauriez le nier. D’où vient donc l’inexplicable empressement que vous mettez maintenant à défaire votre ouvrage ? d’un nouveau piège que vous me tendez ?…

Le Batteur d’Estrade interrompit vivement la jeune femme.

— Chère Antonia, s’écria-t-il, nos moments sont précieux, chaque minute qui s’écoule retranche une année de votre existence ! Au nom de votre noble et bien-aimé Luis, expliquez-vous brièvement, clairement. Notre conversation n’a déjà que trop duré. Que me reprochez-vous ? Quel mal vous ai-je jamais fait ? En quoi suis-je directement ou même indirectement coupable du crime dont vous êtes victime ?

— En quoi, señor ? Vraiment votre question est hardie. N’êtes-vous pas le seul auteur, l’unique coupable de mon enlèvement ?

— Mon Dieu ! ai-je bien ma raison ? Mais ce que vous me dites là est insensé, Antonia. Si vous saviez…

— Je sais tout, señor. Vous avez payé Grandjean pour agir, et il ne vous a que trop bien obéi. Mais vous ne lui avez pas acheté sa discrétion ou son silence, et il a parlé.

Joaquin ne répondit pas. Absorbé par de graves réflexions, il semblait avoir oublié la présence d’Antonia.

— Comment détruire ces odieux et chimériques soupçons ? se demandait-il. Certes, je ne repartirai pas seul, je ne laisserai pas mon enfant au pouvoir du marquis… Non, non, dussé-je la frapper de mes propres mains, et me tuer ensuite aux pieds de son cadavre ! Mais employer la force pour la contraindre à m’obéir… elle criera… et puis sa simple résistance passive suffira seule pour entraver et neutraliser mes efforts ! Que faire ? que devenir ? Ô mon Dieu ! quels terribles enseignements ressortent de votre juste colère ! C’est pour avoir douté de la vertu d’un ange, de ma Carmen, que j’ai été entraîné dans la voie du crime. Et je perds aujourd’hui mon enfant, parce que mon enfant doute, à son tour, de moi. Mon Dieu ! ayez pitié de mon repentir, de mon désespoir ! Prenez ma vie, mais permettez que je sauve l’honneur de ma fille, de la fille de Carmen !

La véritable douleur porte en elle un lugubre cachet que l’hypocrisie la plus consommée sera toujours impuissante à contrefaire. Antonia ne songeait plus à nier le désespoir du Batteur d’Estrade ; seulement ce désespoir, restant toujours inexplicable pour elle, éveillait plutôt sa pitié que sa confiance.

— Joaquin, lui dit-elle avec une compassion involontaire, si je t’ai offensé, je t’en demande pardon… tu parais malheureux !… Peut-être Grandjean a-t-il menti ; peut-être mes accusations ont-elles été injustes et mes soupçons sont-ils faux. Voyons, réfléchis, il me semble que, quand on n’est pas coupable, il est toujours facile de le prouver. N’est-il pas un moyen de me convaincre de la sincérité ?

— Oui, ce moyen existe, Antonia, s’écria-t-il ; mais le soin de ton propre bonheur me défend de l’employer. Ah ! si je pouvais parler, comme tu te repentirais, enfant, de tes cruelles défiances !… comme tu me demanderais pardon du mal que tu viens de me faire ! Mais non, non, je le répète, cela est impossible ! Écoute, Antonia, un dernier mot. Tu n’as pas ajouté foi à mes serments ; tu es restée insensible au nom de ton bien-aimé Luis ; qui sait si une voix sortant de la tombe n’aura pas plus de pouvoir sur toi ? C’est maintenant au nom de ta mère que je t’adjure de me suivre.

_ Antonia tressaillit ; mais, se remettant presque aussitôt du trouble et de la surprise que lui avait causés cette invocation :

— Joaquin, dit-elle tristement, des milliers de lieues me séparent de cette tombe chérie… Tu n’as jamais connu ma véritable mère !…

— Moi !

Ce qu’il y avait de tendresse, de passion surhumaine, de douleur sublime, dans cette simple exclamation, ne saurait ni s’écrire ni se décrire. La jeune femme en fut effrayée et attendrie.

— Tu as connu ma mère, Joaquin ! s’écria-t-elle.

Le Batteur d’Estrade, les yeux levés vers le ciel, resta un moment sans répondre ; puis, abaissant enfin sur la jeune femme un regard empreint tout à la fois d’une ineffable douceur et d’une imposante et irrésistible autorité :

— Antonia, dit-il lentement, c’est au nom de l’infortunée duchesse de ***, c’est au nom de la noble et sainte Carmen qui m’entend et m’approuve, que je t’ordonne de m’obéir… Viens, viens, fuyons !…

La jeune femme était en proie à une émotion extraordinaire ; un violent combat se passait en elle.

— Joaquin, murmura-t-elle, bien souvent, depuis quinze jours, mes lèvres ont maudit ton nom, mais jamais mon cœur n’a pu parvenir à te haïr !… et pourtant, oh ! pardonne-moi si je me trompe… je suis si malheureuse, j’ai tant souffert… et pourtant…je n’ose encore me fier à toi…

Le Batteur d’Estrade allait répondre, lorsque Antonia poussa tout à coup un cri déchirant de terreur et d’effroi, et étendant vivement la main devant elle :

— Prends garde ! dit-elle, défends-toi !

Joaquin tourna rapidement la tête, il vit un bras levé sur lui ; à l’extrémité de ce bras, une lueur blanchâtre et argentée se détachait dans la pénombre de la tente : c’était le reflet de la lumière sur une lame de couteau.

La lutte qui suivit eut la rapidité d’un éclair ; quelques mouvements saccadés, un grand cri, puis un corps qui tomba, et ce fut tout…

Joaquin était debout.


Qui es-tu ? demanda-t-il à son adversaire gisant à ses pied ?

— Qui es-tu ? demanda-t-il en espagnol à son adversaire gisant à ses pieds.

— Mexicain.

— Tu te nommes ?

— Camacho.

— Je te connais ! Ta est un voleur et un assassin !…

— Oui, seigneurie, j’ai eu des malheurs.

— Pourquoi as-tu voulu me tuer ?

— Parce que c’était ma consigne !

— De me tuer’, moi ?

— Pas plus vous qu’un autre. Toute personne qui tenterait de pénétrer chez la señorita.

— Ah ! tu étais donc de garde ?

— Oui, seigneurie… je dormais, et…

— Bien ! assez ! Relève-toi !… Tu sais que je ne t’ai pas blessé ?

— Comment ! seigneurie, mais je suis mort !… j’ai reçu un coup terrible.

Joaquin Dick haussa les épaules avec mépris.

— Lâche ! dit-il, si je ne l’avais pas averti, il aurait été capable de se laisser mourir de peur.

Camacho s’était relevé ; il avait l’air fort embarrassé de sa contenance, et surtout, prodigieusement intrigué. Une question errait sur ses lèvres, mais le Batteur d’Estrade ne lui donna pas le temps de la formuler.

— Ton arme est-elle empoisonnée ? lui demanda-t-il.

— Non, seigneurie

— Tant pis.

— Comment cela, tant pis ?

— Oui… je voudrais mourir !…

Le ton de découragement profond avec lequel le Batteur d’Estrade prononça ces paroles en regardant Antonia, amena des larmes dans les yeux de la jeune femme. C’était le cri d’angoisse d’un cœur brisé et n’aspirant plus qu’après le repos éternel.

— Êtes-vous donc blessé, Joaquin ? dit-elle d’une voix altérée.

— Oui… légèrement… au bras… Ce n’est rien !…

Un léger silence suivit. Camacho s’empressa de le mettre à profit pour éclaircir un fait qui piquait au plus haut point sa curiosité.

— Seigneurie, dit-il, veuillez excuser mon indiscrétion ; je voudrais bien savoir pourquoi vous ne m’avez point tué ?

— Pourquoi, misérable ! je vais te le dire, mais tu ne me comprendras pas ; parce qu’à Dieu et à la société seuls appartient le droit de verser le sang humain, parce que je crains maintenant le remords !

Antonia poussa un cri, s’élança vers le Batteur d’Estrade, et, lui jetant ses bras autour du cou, par un geste plein d’un noble enthousiasme et d’une adorable pudeur :

— Oh ! je retrouve mon Joaquin d’autrefois, celui que j’aimais comme un père, murmura-t-elle en appuyant sa tête sur son épaule. Viens, viens, Joaquin, fuyons ! sauve-moi !

Le Batteur d’Estrade eut un regard de sublime reconnaissance, et une fugitive et indescriptible expression de bonheur fit resplendir son visage d’une auréole de joie céleste.

— Hélas ! bien-aimée Antonia, dit-il en repoussant doucement la jeune femme, il est trop tard ! Regarde !…

À travers la portière soulevée, on apercevait une dizaine d’aventuriers. Camacho, en homme prudent, avait donné l’éveil à ses compagnons avant de pénétrer dans la tente. Dans ce moment terrible, Joaquin Dick eut une seconde d’hésitation solennelle et suprême, et dont Antonia ne soupçonna pas l’effrayante portée.

— Non… non !… murmura-t-il, un père ne peut verser le sang de sa fille !… Dieu sauvera mon enfant… et moi je dois vivre pour être l’instrument de Dieu !

Alors relevant fièrement la tête, il secoua sa chevelure par un mouvement brusque et superbe, semblable à celui du lion qui se prépare au combat ; puis, arrêtant d’un geste impérieux les aventuriers qui allaient s’élancer sur lui :

— Je me nomme Joaquin Dick ! s’écria-t-il de sa voix métallique et vibrante. Allons, drôles, livrez-moi passage !

Avant que les bandits fussent revenus de la stupeur que le nom si redouté du célèbre Batteur d’Estrade leur avait causé, Joaquin s’était précipité au milieu d’eux par un élan de tigre, et, les écartant avec une force irrésistible, avait disparu dans les ombres de la nuit.

Quelques minutes plus tard, plusieurs coups de feu tirés dans des directions opposées rendaient un peu d’espoir à Antonia, qui priait agenouillée auprès de son lit ; car, avec son éducation sauvage et son expérience de la vie dramatique et accidentée des habitants de la frontière, la jeune femme avait compris tout de suite que ces tentatives d’agressions différentes et isolées prouvaient que l’on avait perdu la piste de Joaquin Dick.