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Le Beau Danube jaune/Chapitre 2

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Société Jules Verne (p. 22-30).

ii

AUX SOURCES DU DANUBE

Ilia Krusch était âgé d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, de bonne constitution. Il avait les yeux bleus, de ce bleu qu’on pourrait appeler le bleu hongrois, les cheveux d’un blond qui tirait maintenant sur le jaune, la barbe rare aux moustaches comme aux favoris, la tête plutôt forte, un peu étroite dans sa partie supérieure, les épaules larges, les bras et les jambes solides encore. Bien qu’adonné aux tranquilles loisirs du pêcheur à la ligne, Ilia Krusch était resté vigoureux, et chez lui le moral se portait aussi bien que le physique, bonne santé et bon cœur, ce qui ne gâtait rien. En tout cas, il n’y avait point à se méprendre, c’était un brave homme, serviable et complaisant, toujours prêt à obliger ses semblables, et s’attachant volontiers. Avec sa physionomie un peu bonasse, sa tranquille nature, il représentait assez bien le type que l’on se fait généralement du pêcheur à la ligne et ne déparerait pas la majorité de ses collègues. Mais avant tout, c’était un modeste qui ne recherchait ni le bruit ni l’éclat, et, on l’a bien vu à sa réserve, lorsqu’il fut proclamé deux fois lauréat de la Ligne Danubienne.

Il est vrai, la plupart de ses confrères ne le connaissaient guère ou ne le connaissaient pas. Jamais jusqu’alors il n’avait figuré dans un des concours de cette Société. Son admission ne datait que de cinq ou six mois. Il s’était fait inscrire sous le nom d’Ilia Krusch, de nationalité hongroise, habitant la petite ville de Racz Becse, sur la rive droite de la Theiss, un des principaux affluents du Danube. Ce furent les noms qu’il donna, en payant sa cotisation comme membre de la Société. Il en faisait donc partie, au même titre que tous ses confrères ; mais, on le répète, c’était la première fois qu’il prenait part à l’un de ses concours, et avec quel succès dans les deux catégories du poids et du nombre !

Pêcheurs de la Theiss. — Dessin de Lancelot.

Ilia Krusch, arrivé de la veille à Sigmaringen, n’était venu qu’au matin occuper la place que le sort lui assignait sur la rive gauche du fleuve, et elle se trouvait précisément une des plus éloignées en aval. Ses ustensiles au complet, sa trousse de pêche très soignée, tout eût dénoté en lui un pêcheur sérieux, même un pêcheur hors ligne, pourrait-on dire, si cette expression ne prêtait au jeu de mot, enfin un véritable professionnel. Mais aucun de ses confrères n’avait fait attention à lui, et, au milieu de cette centaine de concurrents, il avait passé inaperçu.

Donc, en réalité, Ilia Krusch ne sortit de son incognito que parce qu’il fut appelé par deux fois devant l’estrade pour recevoir du président Miclesco les diplômes et les primes attribués au premier prix. Bien qu’il se présentât très modestement, sa bonne face ronde indiquait une vive satisfaction intérieure, sans qu’il parût tirer vanité de sa victoire. Il monta à petits pas, en homme habitué à compter les marches d’un escalier, il s’inclina légèrement devant le bureau, il serra la main que lui tendit le président Miclesco, et il redescendit en baissant les yeux. Il n’était assurément pas homme de ces cérémonies, et ses joues s’empourprèrent d’une légère rougeur, lorsque quelques applaudissements l’accueillirent, et c’était bien le moins qu’on pût faire pour ce double lauréat.

Pour achever cette après-midi, il y eut lieu de boire une dernière fois au succès de la Ligne Danubienne, et ce fut fait avec une telle conscience qu’il ne resta pas une seule goutte des divers liquides, ni dans les flacons ni dans les verres. Et ce jour-là, si la cave du cabaret du Rendez-vous des Pêcheurs ne fût pas entièrement vidée, c’est que l’hôtelier avait eu la précaution de s’approvisionner en conséquence. Mais il était temps que ces indésaltérables buveurs prissent la clef des champs.

C’est ce qui arriva vers six heures du soir, après que le président Miclesco eut serré la main de tous ses confrères, en les invitant au prochain concours de pêche dont la date et le lieu seraient ultérieurement fixés. Étant données les nationalités différentes qui se rencontraient dans la Ligne Danubienne, l’usage voulait que ces concours fussent successivement transportés dans chacun des États que traverse le grand fleuve. Aussi, nombre des membres qui s’y disputaient les diplômes et les primes venaient-ils de fort loin, et, cette fois, puisqu’il s’était tenu à Sigmaringen, presque aux sources du Danube, long serait le voyage de retour de ceux qui habitaient les dernières provinces aux environs de son embouchure.

En ce qui concernait Ilia Krusch, il n’aurait à faire que la moitié de ce trajet, puisqu’il avait dit demeurer dans une des petites villes de la Hongrie.

Il va de soi que les journaux de l’Europe centrale firent grand bruit à l’occasion de ce concours qui deviendrait célèbre dans les annales de la Ligne Danubienne. Il était rare, et même cela n’était jamais arrivé, que le même lauréat eût été proclamé premier dans les deux catégories du poids et du nombre. On ne s’étonnera donc pas du retentissement qu’acquit le nom d’Ilia Krusch. Le (…)[1] de Vienne, le (…)[1] de Budapest, le (…)[1] de Belgrade lui consacrèrent d’élogieux articles. La Hongrie devait être fière d’avoir produit un tel héros. Il fut célébré non seulement en prose, mais en vers, et mainte chanson parut en son honneur.

Comment cet homme modeste — et nul doute qu’il ne le fût, ainsi qu’on en avait pu juger — prit-il tant de gloire ? Ferma-t-il l’oreille aux éclats des cent trompettes de la renommée qui lui arrivaient de tous les coins de l’horizon ? Allait-il rentrer tranquillement dans sa petite ville, où il reprendrait le cours d’une existence probablement des plus calmes, et qui devait être adonnée à cette irrésistible passion de la pêche à la ligne ?… Personne ne l’eût pu dire. La cérémonie terminée, son filet et son épuisette d’une main, sa gaule de l’autre, il s’était éloigné vers l’amont, tandis que ses confrères regagnaient Sigmaringen.

Donc, pendant les deux jours qui suivirent, il fut impossible de savoir ce qu’était devenu Ilia Krusch. S’il avait pris les chemins de fer pour retourner à Racz, sa rentrée ferait sans doute quelque bruit, et les journaux en sauraient bien informer le public ; mais, assurément, en quittant Sigmaringen, il n’avait pas pris la route de la Hongrie.

Du reste, il est bon de noter que l’identité d’Ilia Krusch n’avait pas été établie après enquête. Pour lui, comme pour les autres membres de la Ligne Danubienne, on s’en était rapporté à ses déclarations. Il se disait Hongrois de la basse-Hongrie et il n’existait aucune raison de suspecter son dire. Sa cotisation payée et acceptée, il se trouvait dans la situation de ses confrères. On ne leur demandait rien autre chose que d’être passionnés pour la pêche à la ligne, et de considérer ce noble exercice comme supérieur à tous autres « dans le répertoire de l’humanité ! »

Après le succès qu’il venait d’obtenir, il y avait donc tout lieu de croire que cet Ilia Krusch ne négligerait pas de prendre part aux concours ultérieurs qui réunissaient six fois par an les membres de la Ligne Danubienne. On le verrait reparaître et au premier rang. C’était, en somme, un pêcheur des plus adroits, des plus entendus à ce métier — on en avait eu la preuve — et qui sait si la fortune ne lui sourirait pas encore ? Dans tous les cas, ce ne serait pas avant deux mois, et, vraisemblablement, l’heureux vainqueur allait retourner dans son pays, dans sa ville natale, où ses concitoyens lui feraient un accueil aussi enthousiaste que mérité.

Et alors, ce fut bien un autre étonnement lorsque le public put lire dans le (…) de Vienne les lignes suivantes, à la date du 26 avril de la présente année :

« Le nom d’Ilia Krusch est maintenant dans toutes les bouches et s’échappe de toutes les lèvres au milieu du brouhaha des admirations. On sait quel a été son double succès au dernier concours de la Ligne Danubienne, et lorsqu’on a récolté cette moisson de lauriers, il est permis de s’en faire un lit triomphal pour y goûter le repos après la victoire.

Or, que venons-nous d’apprendre ? c’est que ce Hongrois étonnant se prépare à nous étonner plus encore. Il ne se contente pas d’avoir reçu ses diplômes et ses primes de la main du président Miclesco. Voici qu’il se prépare à détenir un autre record, qui, probablement, ne lui sera jamais ravi dans l’avenir.

Oui ! si nous sommes bien informés — et l’on sait quelle est la sûreté de nos informations — Ilia Krusch se propose de descendre le Danube, la ligne à la main, tout le grand fleuve depuis son extrême source dans le duché de Bade jusqu’à son extrême embouchure sur la Mer Noire — un parcours d’environ sept cents lieues !

Ce serait dès demain qu’Ilia Krusch irait jeter son hameçon dans les premières eaux du grand fleuve international, et c’est à se demander s’il ne le dépeuplera pas de tous les représentants de la race ichtyologique, qui remontent ou descendent son cours !

Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette originale entreprise qui sans doute sera unique au monde ! »

C’est sur cette phrase que se terminait cet article du (…), bien fait pour attirer l’attention de l’Ancien et du Nouveau Continent sur l’homme du jour.

Ainsi Ilia Krusch se faisait fort de descendre tout le Danube en pêchant à la ligne, mais dans quelles conditions, l’article de la feuille autrichienne ne le disait pas. Serait-ce en cheminant à pied sur l’une ou l’autre rive ?… Serait-ce en se livrant au courant dans une embarcation ?… Et, ce poisson pris pendant un laps de temps qui ne pouvait être inférieur à plusieurs mois, qu’en ferait-il ?… S’en nourrirait-il, ou le vendrait-il dans les villes et les villages sur les bords du fleuve ?…

Bref, la curiosité publique ne laissa pas d’être très surexcitée. Les uns ne voulurent voir là qu’un simple racontar qui n’aurait aucune suite. Les autres, au contraire, — et ce furent les plus nombreux — tinrent la proposition pour sérieuse. Des paris même s’établirent sur la question de savoir si elle serait menée à bonne fin, si, après avoir pris contact avec le Danube à sa source même, l’audacieux pêcheur n’abandonnerait pas la partie avant d’avoir atteint l’une de ses multiples embouchures.

Lorsque le président Miclesco fut interrogé au sujet d’Ilia Krusch sur la personne de cet original, il ne put répondre que d’une façon insuffisante, et il s’en expliqua ainsi :

« Je ne connais pas autrement le vainqueur du dernier concours, et, autant que j’ai pu m’en assurer, mes collègues ne le connaissent pas davantage. Il n’est entré dans notre Société qu’à une époque toute récente, et aucun de nous n’avait eu jusqu’alors de relations avec lui. Il m’a paru être d’allure très simple, très bourgeoise, très tranquille, ce qu’on appelle volontiers un bonhomme. Mais, que sous cette bonhomie se cache un caractère énergique, une endurance vraiment extraordinaire, une force de volonté peu commune, il faut bien l’admettre en présence de la proposition qui vient d’être faite ! »

Et lorsqu’on demanda au président Miclesco si Ilia Krusch lui avait fait une ouverture directe à ce sujet :

« Nullement, répondit-il, et je n’en ai été informé que par l’article du (…).

— Et vous n’avez pas revu Ilia Krusch ?…

— Je ne l’ai point revu, répondit le président, et cela est même assez singulier. Il semblait indiqué qu’il dût tout au moins mettre au courant de sa tentative ses collègues de la Ligne Danubienne dont il venait d’être deux fois le premier lauréat ! »

Le président Miclesco avait raison ; il était assez singulier qu’Ilia Krusch se fût ainsi tenu à l’écart. Après tout, que ne pouvait-on attendre de la part d’un tel original, et, assurément, il fallait être doué d’une forte dose d’originalité pour avoir conçu le projet en question.

Mais alors, si Ilia Krusch n’en avait point dit mot au Comité de la Société, est-ce donc qu’il en avait parlé aux journaux, et le (…) le tenait-il de lui-même ?

Non, c’était un bruit qui avait pris naissance comme tant d’autres, sans que l’on pût en soupçonner l’origine. Cependant, s’il était véridique, nul doute qu’il ne fût venu d’Ilia Krusch. Toutefois, ce point restait obscur, et, dans le public, bon nombre de gens ne voulurent pas le prendre au sérieux.

Du reste, la curiosité ne tarderait pas à être satisfaite sur ce point. L’attente même ne serait pas de longue durée. C’était à la date du 27 avril, d’après le journal si bien informé, que le projet recevrait un commencement d’exécution, et dans vingt-quatre heures, on saurait à quoi s’en tenir.

Quelques personnes, plus impatientes, ayant bien tenté de se rencontrer avec Ilia Krusch, l’avaient cherché à Sigmaringen dans les hôtels, dans les cabarets, mais en vain. Il ne semblait pas être demeuré dans cette ville après le concours. En outre, on ne l’a pas oublié, à l’issue de la cérémonie, il avait pris le chemin de la rive droite en remontant vers l’amont. Il y avait même lieu de se demander s’il ne se dirigeait pas vers les sources du fleuve dans l’intention d’en relever la situation exacte.

Au surplus, ceux qui s’intéressaient à ce projet n’auraient qu’à se transporter à quelques lieues de Sigmaringen. Il y rencontreraient assurément Ilia Krusch, à moins que, en dépit des informations de la feuille autrichienne, le lauréat de la Ligne Danubienne eût tranquillement repris le chemin de fer pour rentrer dans le pays hongrois, sans même savoir qu’il fût alors l’objet de la curiosité publique.

Toutefois, une difficulté se présentait : la situation de la source ou des sources du grand fleuve était-elle déterminée avec une précision géographique ? Les cartes les fixaient-elles avec une exactitude à laquelle devrait se soumettre Ilia Krusch ? N’existait-il pas quelque incertitude sur ce point, et quand on essaierait de le rejoindre à tel endroit, ne serait-il pas à tel autre ?…

Certes, il n’est pas douteux que le Danube, l’Ister des anciens, prend naissance dans le grand duché de Bade, et les géographes affirment même que c’est par six degrés dix minutes de longitude orientale et quarante-sept degrés quarante-huit minutes de latitude septentrionale. Mais enfin, cette détermination, en admettant qu’elle soit juste, n’est poussée que jusqu’à la minute d’arc et non jusqu’à la seconde, et cela peut donner lieu à une variation d’une certaine importance. Or, d’après le projet, il s’agissait de jeter la ligne à cet endroit même, d’où partait une goutte d’eau danubienne pour aller se mélanger aux flots de la Mer Noire.

Après tout, faisait-on observer, une précision absolument mathématique n’était pas de rigueur dans l’espèce. Le projet n’avait point été imposé à Ilia Krusch. Il en était seul l’auteur, et personne ne songerait à le chicaner sur la question de savoir si oui ou non il aurait débuté au point précis d’où sourdait l’immense fleuve. L’essentiel était de rejoindre Ilia Krusch là où le courant commencerait à entraîner sa flotte vers l’aval.

Si l’on s’en rapporte à la légende qui eut longtemps la valeur d’une donnée géographique, le Danube prendrait tout simplement naissance dans un jardin, celui des princes de Furstenberg. Il aurait pour berceau un bassin de marbre, dans lequel nombre de touristes viennent remplir leur gobelet aux eaux qui s’épanchent dans ce bassin. Serait-ce donc dans cette vasque intarissable qu’il convenait d’attendre Ilia Krusch dans la matinée du 27 ?…

Mais, là n’est point la véritable, l’authentique source du grand fleuve. On sait maintenant qu’il se forme de la réunion de deux ruisseaux, la Brège et la Briegach, lesquels se déversent d’une altitude de huit cent soixante-quinze mètres, à travers la forêt du Schwarzwald. Leurs eaux se mélangent à Donaueschingen, de quelques lieues en amont de Sigmaringen, et se confondent alors sous l’appellation unique de Donau, d’où est venu le nom du Danube.

Si l’un de ces ruisseaux mérite plus que l’autre d’être considéré comme le fleuve lui-même, ce serait la Brège, dont la longueur l’emporte de trente-sept kilomètres, et qui naît dans le Brisgau.

Mais, sans doute, les curieux plus avisés s’étaient dit que le point de départ d’Ilia Krusch — s’il partait toutefois — serait Donaueschingen, et c’est là que, la plupart appartenant à la Ligne Danubienne, ils s’étaient rendus en compagnie du président Miclesco.

Ainsi, dès le matin, attendaient-ils sur la rive de la Brège, au confluent des deux ruisseaux, et les heures s’écoulaient sans que la présence de l’homme du jour eût été signalée.

« Il ne viendra pas, disait l’un.

— Ce n’est qu’un mystificateur ! disait l’autre.

— Et nous ressemblons singulièrement à de bons naïfs ! » ajoutaient quelques-uns d’un ton d’assez mauvaise humeur.

Et alors, le président Miclesco de prendre la défense d’Ilia Krusch.

« Non, affirmait-il, je ne saurais croire qu’un membre de la Ligne Danubienne eût pu avoir la pensée de mystifier ses confrères !… Il mériterait alors d’être chassé avec éclat de cette honorable Société… Elle est composée d’hommes trop dignes, trop sérieux, pour que l’un d’eux ait pu se permettre une telle action… Ilia Krusch aura été retardé, et nous allons bientôt l’apercevoir…

— À moins, dit le secrétaire, qu’il y ait eu erreur sur le jour annoncé…

— Ou même — ce qui est fort possible —, lui fut-il répondu, que notre confrère n’ait jamais formé le projet en question ?… »

Et, en effet, peut-être n’était-ce là qu’un on-dit, un racontar sans fondement, un de ces canards qui éclosent sous les ailes de la presse quotidienne. Et alors, s’il n’y avait pas mystification, il y aurait déception, ce dont le public serait tout autant marri et même davantage.

Un peu avant neuf heures, ce cri s’échappa du groupe qui se tenait au confluent de la Brège et de la Briegach.

« Le voilà… le voilà ! »

À deux cents pas, au tournant d’une pointe apparaissait un canot, conduit à la godille à travers un remous en dehors du courant. Il suivait la berge. Seul, debout à l’arrière, un homme le dirigeait.

Cet homme était bien celui qui avait figuré quelques jours avant au concours de la Ligne Danubienne, le gagnant des deux premiers prix, le Hongrois Ilia Krusch. Après la cérémonie, il avait regagné le canot qui lui servait d’habitation flottante, amarré quelques kilomètres plus en avant, et voilà pourquoi il fut inutilement recherché à Sigmaringen. Et si l’on connaissait son projet de redescendre tout le cours du Danube, c’est que, en effet, il en avait parlé à quelques personnes. De là, l’information parvenue au (…) et qui valait à son auteur un retentissement si extraordinaire.

Lorsque le canot eut atteint le confluent, il s’arrêta, et un grappin le fixa à la berge. Ilia Krusch débarqua et tous les curieux se réunirent autour de lui. Sans doute, il ne s’attendait pas à trouver si nombreuse assistance, car il en parut quelque peu gêné, et décidément, c’était bien un homme qui ne tenait pas à se produire en public.

Le président Miclesco vint le rejoindre, lui tendit une main qu’Ilia Krusch serra avec respect et déférence, après avoir retiré sa casquette de loutre.

« Ilia Krusch, dit-il avec ce ton de dignité solennelle qui le caractérisait, je suis heureux de revoir le grand lauréat de notre dernier concours ! »

Le grand lauréat tournait la tête à droite, à gauche, un peu décontenancé, et ne sachant que répondre. Aussi le président reprit-il en disant :

« De ce que nous vous rencontrons aux sources de notre fleuve international, dois-je en inférer qu’il faut prendre au sérieux le projet que l’on vous prête de descendre en pêchant à la ligne le cours du Danube jusqu’à son embouchure ?… »

Ilia Krusch restait muet, les yeux baissés, la langue paralysée par une sorte de confusion qu’il ne parvenait pas à vaincre.

« Nous attendons votre réponse », reprit le président Miclesco.

Encore une minute de silence, après laquelle Ilia Krusch parvint à dire :

« Oui… monsieur le président… j’ai cette intention, et c’est pourquoi je suis remonté jusqu’ici…

— Et vous comptez commencer votre descente…

— Aujourd’hui même, monsieur le président.

— Et comment effectuerez-vous ce parcours ?

— En m’abandonnant au courant…

— Dans ce canot ?…

— Dans ce canot.

— Sans jamais relâcher ?…

— Si… la nuit.

— Mais il s’agit de six à sept cents lieues…

— À dix lieues par douze heures, ce sera fait en deux mois environ.

— Alors, bon voyage, Ilia Krusch…

— En vous remerciant, monsieur le président. »

Ilia Krusch salua une dernière fois, remit le pied dans son embarcation, alors que les curieux se pressaient pour le voir partir.

Il prit sa ligne, il l’amorça, il la déposa sur l’un des bancs, ramena le grappin à bord, repoussa le canot d’un coup vigoureux de gaffe ; puis s’asseyant à l’arrière, il lança la ligne…

Un instant après, il la retirait, un barbeau frétillant à l’hameçon, et comme il tournait la pointe, toute l’assistance saluait en lui avec ses frénétiques hochs le lauréat de la Ligne Danubienne.


  1. a, b et c En blanc dans le manuscrit.