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Le Beau Danube jaune/Chapitre 5

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Société Jules Verne (p. 50-58).

v

D’ULM À RATISBONNE

Même à Ulm, pendant sa traversée de ce charmant petit royaume du Wurtemberg, le Danube n’est encore qu’un modeste cours d’eau. Il n’a pas reçu les grands tributaires qui doivent accroître sa puissance, et rien ne permet de présager qu’il va devenir l’un des plus importants fleuves de l’Europe. Le courant marchait à l’allure moyenne d’une lieue à l’heure. Quelques lourds bateaux chargés jusqu’au plat-bord, des barques de moindre dimension le descendaient, les unes s’abandonnant à la dérive, les autres s’aidant d’une large voile que gonflait la brise matinale, sortie des nuages du Nord-Ouest. Le temps s’annonçait beau, avec alternatives de soleil et d’ombre, sans menace de pluie.

Ces conditions atmosphériques étaient des plus favorables, et un pêcheur expérimenté n’eût pas négligé d’en faire profit.

Ilia Krusch prépara donc ses engins avec un soin minutieux, sans trop se presser, en homme dont la patience est la qualité première.

Son compagnon, assis à l’arrière de la barge, semblait prendre intérêt à ces préparatifs. Il avait déclaré que l’art de la pêche le séduisait tout particulièrement avec ses aléas, avec ses surprises… Mais était-il pêcheur lui-même, voilà ce qu’il n’avait pas dit, et ce qu’ignorait Ilia Krusch.

Aussi, tout en travaillant, étant assez causeur de sa nature, il mit la conversation sur ce sujet.

« Monsieur Jaeger, demanda-t-il, nous voici embarqués pour une longue navigation…

— Oh ! pas maritime, fluviale seulement.

— Sans doute, répondit Ilia Krusch, et je ne prétends pas qu’elle présente quelque danger. Mais elle durera nombre de semaines, sans doute, et peut-être les journées vous paraîtront-elles longues… à moins que…

— À moins que ?… répéta M. Jaeger d’un ton interrogatif.

— Que vous ne soyez ce que je suis…

— Et quoi donc, monsieur Krusch ?…

— Un pêcheur à la ligne… j’en suis encore à le savoir…

— Oh ! pêcheur indigne, répliqua gaiement M. Jaeger, en attendant que je sois instruit à votre école ! il me suffira de vous voir opérer, et croyez bien que je ne m’ennuierai pas un instant. »

Ilia Krusch acquiesça d’un signe de tête et M. Jaeger ajouta :

« Est-ce que vous n’allez pas reprendre la pêche dès ce matin ?…

— Je m’y prépare, monsieur Jaeger, et on ne saurait apporter trop de soin à ses apprêts… Le poisson est défiant de sa nature, et on ne saurait prendre trop de précautions pour l’attirer… Il y en a d’une intelligence rare, entre autres la tanche… Il faut lutter de ruse avec elle, et sa bouche est tellement dure que si elle ne se décroche pas, une fois piquée, elle risque de casser les lignes…

— La tanche, je crois, n’est pas très recherchée des gourmets… fit observer M. Jaeger.

— Non, car la plupart du temps, comme elle affectionne les eaux bourbeuses dans lesquelles se trouve sa nourriture, sa chair n’est pas agréable. Mais, si par bonheur, elle n’a pas ce défaut, c’est un manger des plus délicats.

— Et, demanda M. Jaeger, ne rangez-vous pas le brochet parmi les poissons les meilleurs au point de vue de la table ?…

— Assurément, déclara Ilia Krusch, à la condition de peser au moins de cinq à six livres, car les petits ne sont qu’arêtes. Mais, dans tous les cas, le brochet ne saurait être rangé parmi les poissons intelligents et rusés…

— Vraiment, monsieur Krusch ! J’aurais cru que ces requins d’eau douce, comme on les appelle…

— Sont aussi obtus que les requins d’eau salée, monsieur Jaeger. De véritables brutes, au même niveau que la perche ou l’anguille ! Leur pêche peut donner du profit, de l’honneur jamais !… Ce sont comme l’a écrit un fin connaisseur, des poissons qui « se prennent » et qu’on ne « prend pas ! »

M. Jaeger ne pouvait qu’admirer la conviction si persuasive avec laquelle s’exprimait M. Ilia Krusch, non moins que la minutieuse attention qu’il apportait à préparer ses engins.

Tout d’abord, Ilia Krusch avait pris sa canne, à la fois flexible et légère, qui, après avoir été ployée à son extrémité presqu’au point de brisure, s’était redressée aussi droite qu’avant. Elle se composait d’ailleurs de deux parties, la première forte à la base de quatre centimètres, et diminuant jusqu’à n’avoir plus qu’un centimètre à l’endroit où commençait le scion en bois fin et résistant. Faite d’une gaule de noisetier, elle mesurait près de quatre mètres de longueur, et si l’avisé pêcheur l’avait choisie, c’est qu’il comptait, sans s’éloigner de la rive, s’attaquer aux poissons de fond, tels que la brême, le gardon rouge et autres ; grâce à l’élasticité du scion, il saurait les fatiguer et déjouer tous leurs efforts pour se décrocher de l’hameçon.

Et, alors, montrant à M. Jaeger les hameçons qu’il venait de fixer avec l’empile à l’extrémité du crin de Florence, il dit :

« Vous voyez, monsieur Jaeger, ce sont des hameçons numéro onze, très fins de corps. Je vais les amorcer avec le blé cuit, crevé d’un côté seulement et bien amolli, ce qu’il y a de meilleur pour le gardon…

— Je veux vous croire, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, mais ce qu’il y a de meilleur pour le pêcheur matinal, c’est le coup du matin. Un petit verre d’eau-de-vie me paraît indiqué… »

Et M. Jaeger tira de sa valise une fiole qu’il fit miroiter aux rayons du soleil levant.

« Volontiers, répondit Ilia Krusch, mais parce que nous sommes au matin. Voyez-vous, la sobriété avant tout pour le pêcheur à la ligne ! Jamais de vin blanc, qui l’énerve, le moins possible d’alcool, qui lui enlève la justesse du coup d’œil… C’est encore le café froid qu’on doit prendre de préférence…

— Cependant, vous ne refuserez pas de me rendre raison, monsieur Krusch ?

— À votre santé, monsieur Jaeger ! »

Et deux petits verres remplis d’une excellente eau-de-vie de vin, se choquèrent en signe de bonne amitié.

Il va sans dire que, tandis qu’Ilia Krusch faisait ses préparatifs, la barge descendait tranquillement le fleuve. Elle se maintenait d’elle-même sans qu’il fût nécessaire de la diriger. Du reste, la godille est en place sur son taquet d’arrière, et tout en tenant sa ligne d’une main, le pêcheur peut la manœuvrer de l’autre. Cette fois, Ilia Krusch n’avait pas l’intention de s’écarter de la rive gauche, et comptait en suivre la berge à deux toises tout au plus.

« Voilà qui est fini, dit-il, lorsqu’il eut achevé d’amorcer ses hameçons, et je n’ai plus qu’à tenter la fortune. »

En effet, il était prêt, et s’assit sur le banc, tandis que M. Jaeger s’accoudait contre le tôt, son épuisette à sa portée.

La ligne fut alors lancée après un léger balancement méthodique, qui n’était pas dépourvu d’une certaine grâce ; les hameçons s’enfoncèrent sous les eaux un peu jaunâtres, et la plombée leur donna une position verticale, ce qui, de l’avis de tous les professionnels, est préférable. Au surplus, la flotte ne consistait qu’en une plume de cygne, qui, ne prenant pas l’eau, est par cela même excellente.

Il va de soi qu’un profond silence, à partir de ce moment, régna dans l’embarcation. Le poisson peut trop facilement s’effaroucher du bruit des voix, et d’ailleurs un pêcheur sérieux a tout autre chose à faire qu’à se livrer aux conversations. Il doit être attentif à tous les mouvements de sa flotte, et ne pas laisser échapper l’instant précis où il convient de ferrer sa proie.

Pendant cette matinée, Ilia Krusch ne put que se féliciter de sa réussite. Non seulement il prit une vingtaine de gardons, mais aussi quelques chevesnes et quelques dards[1]. M. Jaeger n’avait pu qu’admirer la précision rapide avec laquelle il ferrait, ainsi que cela est nécessaire pour les poissons de cette espèce. Dès qu’il sentait que « cela mordait », il se gardait bien de ramener aussitôt gardons ou autres à la surface de l’eau ; il les laissait se débattre dans les fonds, se fatiguer en vains efforts pour se décrocher, montrant ce sang-froid imperturbable qui est l’une des qualités de tout pêcheur digne de ce nom.

Du reste, la conversation reprenait entre son compagnon et lui, lorsque le poisson était amené. Il ne cherchait point à taire les secrets de son art, n’étant pas de ces égoïstes qui gardent pour eux les bénéfices d’une longue expérience. Il semblait bien, d’ailleurs, que M. Jaeger prenait intérêt aux leçons d’un maître si éminent, et nul doute qu’avant peu il se hasarderait à s’armer d’une seconde ligne, ne fût-ce que pour occuper les longues heures de cette navigation.

La pêche prit fin vers onze heures. Avec le soleil presqu’à sa culmination, dont les rayons scintillaient à la surface des eaux danubiennes, le poisson ne mordait plus, et Ilia Krusch ne se remettrait à la besogne qu’au coucher de l’astre radieux.

« Monsieur Jaeger, dit-il, ce sont les heures les plus favorables, du moins lorsque la température est déjà chaude. Si nous étions en hiver, ce serait, au contraire, au milieu du jour, qu’il y aurait plus de chance de réussir. »

Tous deux déjeunèrent donc, non seulement des provisions qu’Ilia Krusch s’était procurées la veille à Ulm, et des conserves renfermées dans les coffres de la barge, mais aussi de certain jambon que M. Jaeger tira de sa valise, et qu’il se promettait bien de renouveler autant de fois qu’il serait nécessaire. Il n’entendait pas se nourrir aux frais de son hôte pendant toute la durée du voyage, et Ilia Krusch fit honneur à ce produit porcin sorti des meilleures fabriques de Mayence.

Pendant l’après-midi, si Ilia Krusch laissa plusieurs fois se clore ses paupières, même pendant qu’il aspirait les fumées de sa pipe, M. Jaeger, lui, observait avec attention les deux rives du fleuve, les bateaux en montée ou en descente, les uns remorqués, les autres à la dérive. Le long de la berge droite, conquise sur le fleuve pour l’établissement de la voie ferrée, couraient les trains, haletaient les locomotives dont les fumées venaient parfois se mêler à celles des dampfschiffs, dont la roue battait les eaux du fleuve.

Peut-être Ilia Krusch ne remarquait-il pas avec quel soin son compagnon regardait aussi bien les bateaux, assez nombreux déjà en cette partie du Danube, que les véhicules qui circulaient le long des rives. Un autre, plus avisé ou moins indifférent à tout ce qui n’était pas la pêche, s’en fût certainement aperçu.

Aux dernières heures de cette journée, la ligne fut de nouveau amorcée. Une douzaine de poissons ne refusèrent point d’y mordre. Cela vint à propos, et ceux du matin comme ceux du soir furent convenablement vendus dans le petit village près duquel la barge passa la nuit. Le bénéfice de cette vente entra dans la poche de M. Jaeger, suivant les conventions faites. Mais, très honnêtement, Ilia Krusch de lui dire :

« N’importe, monsieur Jaeger, j’imagine que vous aurez de la peine à rattraper les cinq cents florins que vous aura coûté ma pêche !…

— Ça, c’est mon affaire, monsieur Krusch, et vous verrez, elle sera meilleure que vous ne voulez le croire. »

Il est vrai, dans ces modestes villages, il n’y avait pas lieu de tabler sur l’empressement qui se produirait dans les villes, ainsi que cela était arrivé à Ulm, lorsque la présence du lauréat de la Ligne Danubienne y serait connue.

Aucun incident ne marqua les journées des 3 et 4 mai. La pêche se continua dans les mêmes conditions et donna les mêmes profits.

Ce soir-là, le grappin fut jeté sur le quai de Neubourg, après avoir franchi les deux ponts qui assurent la communication à travers le fleuve. Cette ancienne ville forte compte environ six mille âmes, et ce n’est pas trop s’avancer de dire que si M. Jaeger avait voulu « faire un peu de réclame » pour employer une locution toute française, la moitié des habitants se fût portée au devant d’Ilia Krusch, et l’eût accueilli comme il le méritait. Mais, outre que ce brave homme ne recherchait point les acclamations de la foule, son compagnon, bien que la vente dût en pâtir, se tint sur la même réserve, pour une raison ou pour une autre.

La barge avait mis trois jours à franchir les vingt-cinq lieues qui séparent Ulm de Neubourg, et elle ne mit qu’une demi-journée à franchir les vingt kilomètres de Neubourg à Ingolstadt. Elle s’arrêtait au confluent de la Shatter, un des affluents du grand fleuve. Si elle ne continua pas sa route, c’est à cause du mauvais temps, violentes pluies, grandes bourrasques, et une sorte de houle à la surface du Danube.

Les deux compagnons s’estimèrent heureux de trouver abri dans une auberge du quai. Cela n’empêcha point Ilia Krusch d’aller visiter la petite ville. Il proposa même à M. Jaeger de l’accompagner. Mais celui-ci préféra rester à l’auberge, ou s’il en sortit, ce fut uniquement pour se promener sur la rive, toujours attiré par le mouvement de transport qui s’effectuait sur le fleuve.

Il va sans dire que si le déjeuner avait été pris dans l’auberge par M. Jaeger et Ilia Krusch, ils se réunirent à la même table pour le dîner, dont le prix fut réglé par le premier, ce qui lui valut les remerciements du second. La pluie, après s’être un peu calmée l’après-midi, avait repris de plus belle dans la soirée. Aussi M. Jaeger décida-t-il de retenir une chambre pour la nuit à l’auberge. Mais, il fut seul à l’occuper. Malgré ses instances, Ilia Krusch tint à retourner dans son embarcation.

« Sous mon tôt, dit-il, je ne crains ni le vent ni les averses, et je ne veux pas laisser mon bateau seul pendant la nuit.

— Alors, à demain matin, monsieur Krusch, dit M. Jaeger.

— De bonne heure, répondit Ilia Krusch, car nous partirons dès l’aube…

— Si le temps le permet…

— Il le permettra, monsieur Jaeger ! Croyez-en un vieux pratique du fleuve ! »

Et le vieux pratique n’avait point fait erreur. Les rafales continuèrent pendant la moitié de la nuit sous la poussée du vent d’Ouest. Mais il vint à tourner au Nord, et, lorsque les premières lueurs reparurent à l’horizon, le ciel était entièrement dégagé sur la gauche du fleuve.

M. Jaeger arriva de grand matin, au moment où Ilia Krusch faisait la toilette de sa barge et la vidait de l’eau de pluie accumulée dans ses fonds.

« Vous aviez raison, lui dit M. Jaeger, et voici le ciel au beau.

— Et très favorable à la pêche, répondit Ilia Krusch. Ça va mordre ferme ! »

Un quart d’heure après, l’embarcation débordait du quai, et, cette fois, au lieu de rallier la rive gauche, elle traversait le fleuve, qui ne mesurait pas plus de (…) et descendait le courant le long de la rive droite. Étant donnée la direction du vent, les conditions y seraient plus favorables.

La direction du Danube depuis Ulm est d’une façon générale tracée du Sud-Ouest au Nord-Ouest. Après s’être un peu redressé entre Neubourg et Ingolstadt, il remonte et vient à atteindre son plus haut point en latitude à la ville de Ratisbonne. Cette ville n’est séparée d’Ingolstadt que d’une centaine de kilomètres, et il n’était pas impossible que la barge n’y fût rendue dans cette soirée du 7 mai.

Ainsi que l’avait annoncé Ilia Krusch, la pêche fut heureuse. Avec son expérience consommée, il sut varier à propos les amorces, tantôt des moucherons pour la truite, le chevesne, le goujon, tantôt la boulette de viande pour le barbeau, tantôt la limace pour les anguilles, tantôt le têtard pour le brochet.

Il suit de là que dans la matinée l’épuisette ramena à bord une quarantaine de ces divers poissons, et à peu près la même quantité dans l’après-midi. Et peut-être la vitesse de la barge avait-elle nui à la pêche. Le courant descendait avec une certaine rapidité. C’est ce qui permit de franchir les vingt-cinq lieues en quarante-huit heures. Mais il était déjà tard, plus de neuf heures du soir, lorsque Ilia Krusch s’arrêta au pont de Ratisbonne.

Il convint donc de remettre au lendemain la vente du poisson. Du reste, Ilia Krusch ne comptait point passer la journée du 8 tout entière dans cette ville. Il l’avait visitée plusieurs fois, et, pensait-il, mieux valait ne pas s’attarder sans motif sérieux. Mais s’il ne tenait pas à parcourir Ratisbonne, M. Jaeger, lui, y tenait, paraît-il, car il proposa à son compagnon d’y séjourner pendant vingt-quatre heures.

« Puisque l’occasion s’en présente, dit-il, je ne serais pas fâché de consacrer à cette ville la journée de demain. J’en profiterai pour régler quelques affaires, ce qui m’évitera d’y revenir, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur Krusch…

— Aucun, monsieur Jaeger, si ce n’est d’être un peu retardé… Mais du moment que cela peut vous obliger…

— Je vous remercie, monsieur Krusch, et il ne nous reste plus qu’à nous souhaiter réciproquement la bonne nuit. »

Cela dit, après avoir soupé, après avoir fumé une pipe, tous deux, à demi-déshabillés, s’étendirent sous le tôt, et rien n’avait troublé leur sommeil lorsque le soleil levant mit une pointe de feu sur le pignon aigu de la cathédrale de la Gesandtenstrasse[2].

Il est opportun de noter que, depuis son départ d’Ulm, le lauréat de la Ligne Danubienne n’avait plus retrouvé l’accueil enthousiaste dont il fut honoré dans la cité badoise. Comment se faisait-il qu’un personnage si célèbre put passer incognito entre les rives du fleuve ? Ainsi, ni à Neubourg ni à Ingolstadt, aucun rassemblement de curieux, aucun guetteur sur les berges, chargé de signaler l’arrivée d’Ilia Krusch ?…

Et, pourtant, les journaux d’Ulm avaient annoncé son départ dans la matinée du 7 mai. D’ailleurs, on ignorait qu’il ne fût plus seul à descendre le Danube. Au moment où les curieux étaient arrivés pour saluer son départ, la barge avait déjà quitté la berge, et son compagnon avait évité de se laisser voir. Sans cela que de racontars !… Quel était ce personnage ?… Dans quelles conditions Ilia Krusch avait-il consenti à se l’adjoindre ?… Et le journal d’Ulm s’en fût aussitôt mêlé… Et le fait eût été reproduit par les journaux allemands, autrichiens, hongrois, avec des commentaires plus ou moins justes. Mais, ce qu’il y eut de singulier, c’est que, à partir de ce moment, les nouvelles firent défaut. On ne semblait plus savoir ce qu’était devenu le héros tant acclamé jusqu’à ce jour. Et c’est ainsi qu’il passa inaperçu à Neubourg, à Ingolstadt, et que personne n’observa son passage devant les bourgades et villages des deux rives.

Du reste, pas plus à Ratisbonne qu’ailleurs, Ilia Krusch ne chercha à faire montre de sa personne. Nul doute qu’il ne préférât l’incognito et qu’il en fût de même pour M. Jaeger. Il suffirait à son compagnon de faire constater sa présence aux bouches du Danube pour qu’il eût tout le mérite et aussi tout le profit de son original voyage.

Pont de Ratisbonne.

Il était probable que personne ne remarquerait cette modeste embarcation au milieu des nombreux chalands amarrés au quai de Ratisbonne. La batellerie y est très active. L’eau commence à devenir profonde en cette partie du fleuve que la Naab et le Regen alimentent largement à la hauteur de la ville, et des bateaux de deux cents tonnes peuvent naviguer sans peine.

Quant à la barge, Ilia Krusch l’avait halée sous la première des quinze arches du pont qui réunit les deux rives, — le plus long de toute l’Allemagne — un pont de trois cent soixante pieds, appuyé sur deux îles, et qui fut construit vers le milieu du xiie siècle.

Il était donc à penser que les habitants de cette cité, qui, pendant cinquante ans, fut le siège de la diète impériale, apprendraient trop tard qu’après Charlemagne et Napoléon le lauréat de la Ligne Danubienne avait été leur hôte pendant vingt-quatre heures au cours de son voyage.


  1. Nom d’une espèce de carpe, ainsi nommée parce qu’elle s’élance avec beaucoup de vitesse (selon Littré, NDLR).
  2. Rue des Ambassadeurs (NDLR).