Le Beau Danube jaune/Chapitre 4

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Société Jules Verne (p. 40-49).

iv

DES SOURCES DU DANUBE À ULM

Ainsi était commencée cette descente du grand fleuve qui allait promener Ilia Krusch à travers deux duchés, Bade et Hohenzollern, deux royaumes, Wurtemberg et Bavière, deux empires, l’Austro-Hongrie et la Turquie, quatre principautés, la Serbie, la Valachie, la Moldavie et la Bulgarie. Et l’original pêcheur effectuerait ce long parcours de plus de six cents lieues, sans fatigue ; il s’abandonnerait au courant du Danube qui le porterait jusqu’à son embouchure, sur la Mer Noire. À raison d’une lieue par heure, d’une dizaine de lieues entre le lever et le coucher du soleil, il espérait arriver au terme de son voyage en deux mois, à la condition qu’aucun incident ou accident ne l’arrêtât en route. Et pourquoi aurait-il éprouvé des retards ?… La navigation ne serait-elle pas plus facile au retour qu’à l’aller ?… À moins que le fleuve ne remontât de sa source à son embouchure, ce qu’on ne pouvait craindre même de la part de ce célèbre et fantasque Danube !

Lorsqu’Ilia Krusch était venu de Racz Becse à Sigmaringen dans cette embarcation, dont il se servait d’habitude pour la pêche, il avait dû demander le plus souvent l’aide des bateaux à vapeur ou remorqueurs qui fréquentent le fleuve en grand nombre, et jamais on ne la lui avait refusée. Il excipait d’ailleurs de sa qualité d’ancien pilote — ce qu’il devait être. Plusieurs fois même, les capitaines avaient pu constater qu’il connaissait bien les passes trop souvent dangereuses du Danube, à travers les multiples îles semées sur son parcours.

C’est donc ainsi qu’Ilia Krusch était arrivé au terme de son long voyage. Était-ce bien dans le but de concourir avec les membres de la Ligne Danubienne, dont il faisait partie depuis quelque temps, tout donnait à le supposer, et on a vu quel avait été son succès. Aussi n’y avait-il pas trop lieu de s’étonner qu’un pêcheur aussi habile que convaincu eût conçu ce projet vraiment excentrique de descendre, ligne en main, ces six cents lieues du fleuve.

Le canot d’Ilia Krusch était long d’une douzaine de pieds, une barge à fond plat, mesurant quatre en son milieu. À l’avant, s’arrondissait une sorte de rouf, de tôt, si l’on veut, sous lequel deux hommes auraient pu trouver abri, le jour, s’il faisait mauvais temps, la nuit, s’ils voulaient y dormir. Literie et couvertures occupaient la longueur de ce tôt, qu’une porte fermait. En abord de la barge, s’étendaient des coffres latéraux, propres à recevoir d’un côté des habits, du linge, garde-robe très rudimentaire au total. À l’arrière, un autre coffre qui formait banc contenait divers ustensiles, un petit réchaud à charbon où le pot-au-feu trouvait sa place et qui servait à griller les pommes ou les viandes. D’ailleurs, Ilia Krusch avait toute facilité pour se ravitailler quotidiennement en combustible et en comestibles dans les villes, bourgades ou villages riverains. L’occasion ne lui manquait pas de vendre le produit de sa pêche, si elle avait été fructueuse. Assurément, au cours de ce voyage, qui devait rendre plus illustre encore le nom du lauréat de la Ligne Danubienne, les acheteurs ne feraient défaut ni sur la rive gauche ni sur la rive droite.

Inutile d’ajouter que cette barge était pourvue de tous les engins de pêche qui constituent le matériel du véritable pêcheur, cannes, gaules, épuisettes, montures, flotteurs, plombées, sondes, hameçons, mouches artificielles, réserve de crins et de cordonnet, trousse bien fournie, appâts pour les diverses sortes de poissons. Matin et soir, et même pendant la journée, tout en dérivant, Ilia Krusch pêcherait à la ligne. À la tombée du jour, il irait vendre son poisson, dont il comptait tirer bon profit ; puis, à la nuit close, il se blottirait sous son tôt et dormirait d’un bon sommeil jusqu’au retour de l’aube. Il se remettrait alors en plein courant, et continuerait cette tranquille et facile navigation, sans jamais avoir à demander ni un halage sur les rives ni une remorque aux vapeurs du fleuve.

Ainsi s’écoula la première journée. Lorsque la barge se rapprochait des rives, les curieux y affluaient toujours. Ilia Krusch était salué au passage. Les bateliers eux-mêmes — et ils sont nombreux sur le Danube — suivaient avec intérêt ses manœuvres. Ils échangeaient des propos avec lui et ne ménageaient pas leurs applaudissements, lorsque l’adroit pêcheur tirait quelque beau poisson hors de l’eau.

Et de fait, ce jour-là, Ilia Krusch en prit une trentaine, des barbeaux, des brèmes, des gardons, des épinoches, plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement désignés sous le nom de hotus. Et, lorsque la vallée commença de s’assombrir sous les voiles du crépuscule, l’embarcation s’arrêta près d’une berge de la rive gauche, à une douzaine de lieues de son point de départ.

Pas une fois, Ilia Krusch n’avait été gêné par les remous qui se forment aux tournants du fleuve, pas une fois il n’avait dû recourir à l’aviron. La godille seule lui servait à rectifier sa marche, à la maintenir dans le sens du courant, à éviter les bateaux qui remontaient ou descendaient de conserve.

Qu’eût-il fait de cette pêche qu’il ne pouvait consommer à lui seul, si les consommateurs ne se fussent hâtés de venir à lui ? Et c’est bien ce qui se produisit, lorsque la barge fut amarrée à un arbre. Il y avait là une cinquantaine de braves habitants du duché de Bade qui l’appelaient, qui l’entouraient, qui lui rendaient les honneurs dus au lauréat de la Ligne Danubienne.

« Eh ! par ici, Krusch !

— Un verre de bonne bière, Krusch !

— Nous vous achetons votre poisson, Krusch !

— Vingt kreutzers, celui-ci, Krusch.

— Un florin, celui-là, Krusch ! »

Et il ne savait à qui entendre, et sa pêche avait vite fait de lui rapporter quelques belles pièces sonnantes. Avec la prime qu’il avait touchée au concours, cela finirait par constituer une belle somme, si l’enthousiasme qui débutait aux sources du grand fleuve se continuait jusqu’à son embouchure !

Et pourquoi eût-il pris fin ? Pourquoi cesserait-on de se disputer les poissons d’Ilia Krusch ? N’était-ce pas un honneur de posséder quelque belle pièce sortie de ses mains, et qui, après avoir été naturalisée, mériterait de figurer en bonne place dans quelque musée ichtyologique ?… Il n’avait même pas la peine d’aller débiter sa marchandise dans les maisons riveraines… Les amateurs la lui achetaient sur place. En vérité, c’était une idée géniale qu’il avait eue, ce digne et honnête Krusch, de viser au championnat des pêcheurs du Danube !

Assurément, les invitations ne lui manquèrent pas d’aller souper chez quelque famille hospitalière. On eût été heureux de l’avoir à table. Mais il ne paraissait vouloir quitter son embarcation que le moins possible. S’il ne refusait pas un bon verre de vin, de bière ou de liqueur dans les cabarets de la rive, du moins le faisait-il avec discrétion, étant d’une sobriété qui contrastait tant soit peu avec les appétits naturels de ses confrères de la Ligne Danubienne. Et puis, on le répète, ce modeste ne recherchait point les honneurs !

À huit heures et demie, Ilia Krusch était couché sous le tôt. À neuf heures, il dormait d’un sommeil qui ne prit fin qu’aux premières lueurs du jour.

Ces heures du matin sont, on le sait, fructueuses pour la pêche, lorsque le temps est propice, même avec une pluie douce, chaude et intermittente, avec vent du Sud ou de Sud-Ouest. Ilia Krusch, après le coup du matin, reçut le « bon voyage » de deux ou trois braves gens qui s’étaient levés pour assister à son départ ; il démarra et repoussa la barge d’un vigoureux coup de gaffe au milieu d’une légère brume qui glissait à la surface des eaux.

Ainsi que s’était passé cette journée de début, ainsi se passa la deuxième. Il en mit cinq pour descendre cinquante lieues, depuis Donaueschingen jusqu’à Ulm. Il est vrai, tous les jours ne furent pas également marqués d’une croix blanche. Non point qu’un accident fût arrivé à l’embarcation qui portait Ilia Krusch et sa fortune. Mais les circonstances ne furent pas toujours favorables à la pêche, surtout lorsque la pluie vint à tomber en violentes averses, et, dans ce cas, Ilia Krusch, bien enveloppé de sa capote cirée, bien abrité sous son capuchon, ne cherchait qu’à se maintenir au milieu du fleuve, à moins que la violence des bourrasques ne l’obligeât à chercher refuge sous les arbres de la berge.

Ce fut dans l’après-midi du 1er mai qu’il s’arrêta près du quai de la première ville du royaume de Wurtemberg, après Stuttgart, sa capitale.

Il n’était que trois heures, et, comme Ilia Krusch avait vendu en route la pêche de la matinée, il pouvait prendre repos jusqu’au lendemain, sans être obligé à courir la pratique. Et d’ailleurs, cette expression n’est pas juste, puisque la pratique courait plutôt après lui.

Or, il se trouva que l’arrivée du célèbre lauréat n’avait pas été signalée. On ne l’attendait que vers les dernières heures du soir. Il n’y eut donc pas l’empressement habituel, et, très satisfait de son incognito, en somme, il mit à exécution le désir qu’il avait de visiter la ville sans attirer l’attention publique. Ne connaissant pas Ulm, c’était une occasion toute naturelle de satisfaire sa curiosité.

Il n’est pas exact de dire que le quai était désert, à l’heure où la barge vint s’y amarrer.

En effet, depuis plusieurs centaines de pas, tandis qu’elle descendait le long de la rive, un homme la suivait sans la quitter des yeux.

Est-ce donc que cet homme avait reconnu Ilia Krusch dans le pêcheur qui dirigeait l’embarcation ? En tout cas, celui-ci n’y avait pas autrement pris garde.

Cet homme était d’une taille moyenne, plutôt maigre, le corps serré dans son vêtement à la mode hongroise, très propre et bien ajusté, le vêtement d’un amateur plutôt que celui d’un professionnel. Cet homme avait l’œil vif, l’allure décidée, bien qu’il eût certainement dépassé la quarantaine, et il semblait regarder autour de lui, comme s’il craignait d’être suivi ou observé. Il tenait à la main une valise de cuir.

Lorsqu’Ilia Krusch débarqua, l’inconnu parut éprouver une certaine hésitation. Il semblait réfléchir sur un parti à prendre. Allait-il se mettre en rapport avec le pêcheur, ou rentrer dans la ville pour y signaler son arrivée ?…

Pendant ce temps, Ilia Krusch, qui ne lui prêtait aucune attention, fixait solidement le grappin de son bateau, y rentrait, fermait la porte du tôt, s’assurait que le couvercle des coffres était bien fermé au cadenas, sautait à terre, et, en pleine liberté, très satisfait de ne point figurer au milieu d’un cortège d’admirateurs, il gagnait la première rue qui remontait vers la ville.

Aussitôt, l’homme de le suivre, en se tenant à une vingtaine de pas en arrière.

Ulm est traversée par le Danube, ce qui la rend wurtembergeoise sur la rive gauche, et bavaroise sur la rive droite, en somme bien allemande, et, s’il eût été connaisseur, Ilia Krusch aurait pu constater les différences que cette ville présentait avec les cités de son propre pays.

Peut-être l’homme qui le suivait depuis qu’il avait débarqué dans la partie nord de la ville, eût-il pu lui servir de cicérone ? Mais il ne chercha point à lui adresser la parole et se contenta de ne point le perdre de vue.

Ilia Krusch allait donc le long de vieilles rues bordées de vieilles boutiques à guichets, boutiques dans lesquelles la pratique n’entre guère, et où le marché s’opère sur la devanture vitrée. Et, quand le vent siffle, quel tapage de ferrailles sonores, alors que se balancent au bout de leurs bras les pesantes enseignes, découpées en ours, en cerfs, en croix et en couronnes !

Ilia Krusch, les yeux grands ouverts, la bouche béante, sa figure bonasse toute émerveillée, déambulait au hasard, comptant bien que le hasard, le conduirait aux curieux endroits. Après avoir gagné la vieille enceinte, il parcourut un quartier où bouchers, tripiers et tanneurs ont leurs séchoirs le long d’un ruisseau boueux. Après avoir regardé complaisamment tout l’étalage des viandes, il se laissa tenter par une belle platée de tripes, se promettant de l’accommoder sur le petit fourneau de sa barge. Du reste, comme la plupart des pêcheurs à la ligne, s’il n’était pas autrement amateur de poisson — exception faite pour la carpe et le brochet —, il ne dédaignait pas les côtelettes et les saucisses du charcutier.

Ilia Krusch ne se contenta pas de cette acquisition. Il n’ignorait point que l’ancienne cité impériale était renommée pour ses escargots dont la vente monte chaque année à plusieurs millions. Aussi s’en offrit-il quelques douzaines, qu’il eût assurément payées moins cher et peut-être pas payées du tout, si le marchand eût su à quel illustre client il avait affaire. Mais Ilia Krusch, peu enclin à courir les honneurs, espérait bien quitter Ulm sans qu’un incident eût trahi son incognito.

Tout en flânant à l’aventure, Ilia Krusch arriva devant la cathédrale, l’une des plus hardies de l’Allemagne. Son Munster avait l’ambition de s’élever dans le ciel plus haut que celui de Strasbourg. Mais cette ambition a été déçue, comme tant d’autres plus humaines, et l’extrême pointe de la flèche wurtembergeoise s’arrête à la hauteur de trois cent trente-sept pieds.

Ilia Krusch n’appartenait pas à la famille des grimpeurs. L’idée ne lui vint donc pas de monter au Munster, d’où son regard aurait pu embrasser toute la ville et la campagne environnante. S’il l’eût fait, il aurait été certainement suivi par cet inconnu qui ne le quittait pas, mais dont la curieuse insistance lui échappait cependant. Aussi, lorsqu’il entra dans la cathédrale, en fut-il accompagné, tandis qu’il admirait le tabernacle qu’un voyageur français, M. Duruy, a pu comparer à un bastion avec logettes et mâchicoulis, puis alors qu’il regardait les stalles du chœur qu’un artiste du quinzième siècle a peuplées des hommes et des femmes célèbres à cette époque.

Tous deux se retrouvèrent en face de l’Hôtel de Ville. En cas que cela fût de nature à l’intéresser, si Ilia Krusch eût demandé l’âge de ce monument municipal, il est probable que l’inconnu aurait pu lui répondre :

« Plus de six cents ans ont passé sur sa tête. Il est l’aîné de cette jolie fontaine de Joerg Syrling, édifiée près d’un siècle après lui, et que vous pouvez contempler sur la place du Marché en face de l’Hôtel de Ville. »

Mais le digne pêcheur n’interrogea personne à ce sujet, pas plus l’inconnu que n’importe quel autre Ulmois. Ce qu’il voyait suffisait sans doute aux besoins de son sens artiste, et comme, à partir de la place du Marché, il redescendit vers la rive gauche du fleuve, c’est que son intention était bien de rallier ce qu’un marin eût appeler son « port de relâche ».

L’autre s’engagea à travers les mêmes rues au milieu du dédale d’un quartier qui eût nécessité un guide. Aussi Ilia Krusch hésita-t-il à plusieurs reprises, et dut-il même demander son chemin.

C’était ou jamais l’occasion pour l’inconnu de rendre ce petit service à Ilia Krusch, s’il désirait se mettre en relation avec lui ; car, à n’en pas douter, il connaissait la ville. Il ne le fit pas, cependant, et, sans en avoir l’air, resta dans son attitude expectante.

Deux fois avant d’arriver au quai, Ilia Krusch fit une halte de quelques minutes. La première, ce fut pour assister au passage d’une compagnie d’échassiers, juchés sur leurs longues échasses, exercice très goûté à Ulm, bien qu’il ne soit pas imposé aux habitants comme il l’est dans cette antique cité universitaire de Tübingen, où il a pris naissance, tant son sol humide et raviné est impropre à la marche des simples piétons.

Pour mieux jouir de ce spectacle qui comportait un personnel de jeunes gens, de jeunes filles, de garçons et de fillettes, tous en joie, Ilia Krusch avait pris place dans un café, et l’inconnu vint s’asseoir à une table voisine de la sienne. Tous deux se firent servir un pot de cette fameuse bière qui est renommée dans le pays.

Dix minutes après, ils reprenaient leur marche, et elle ne fut plus interrompue que par une dernière halte.

Ilia Krusch venait de s’arrêter devant la boutique d’un marchand de pipes. Et l’inconnu aurait pu l’entendre se dire :

« Bon !… J’allais oublier cela ! »

Ce dont Ilia Krusch se ressouvenait fort à propos, c’était d’acheter une de ces pipes en bois d’aune, qui sont très recommandées à Ulm. Il fit donc son choix parmi celles que lui présenta le fabricant, une pipe très simple d’ailleurs, pouvant impunément supporter les aléas d’une navigation de six cents lieues ; puis il la bourra avec soin, il l’alluma, et reparut au milieu d’un nuage de fumée odorante.

Il faisait presque nuit lorsque Ilia Krusch se retrouva sur le quai. Peut-être la nouvelle de son arrivée s’était-elle répandue. Quelques curieux examinaient cette barge évitée le long de la rive. Or, comme elle n’offrait rien de curieux par elle-même, lesdits curieux n’avaient pu être attirés en cet endroit que par la notoriété de son propriétaire. D’autre part, ledit propriétaire ne se montrant pas, ils remirent à plus tard le soin de lui présenter leurs vœux et leurs hommages. Et sans doute, ils se proposaient de revenir le lendemain afin d’assister au départ du lauréat de la Ligne Danubienne.

Or, on sait que, pour une raison ou pour une autre, Ilia Krusch cherchait plutôt à se soustraire aux démonstrations publiques. Aussi son intention était-elle de partir dès le petit jour, avant l’arrivée des plus matinaux.

N’ayant pas été vu lorsqu’il descendit le long du quai, puis dans la barge, il ne fut pas vu lorsqu’il s’assura que l’amarre tenait bon et ne le laisserait pas aller en dérive pendant la nuit, il ne fut pas vu lorsqu’il soupa des restes de son dîner de midi, gardant les diverses provisions qu’il venait d’acheter, il ne fut pas vu lorsqu’il se glissa sous le tôt de l’arrière dont la porte se referma derrière lui. Enfin, très satisfait de sa visite à la cité wurtembergeoise, il s’endormit d’un paisible sommeil, avec l’espoir que rien n’en troublerait la tranquillité.

Cette tranquillité ne fut point troublée, en effet, et cependant, jusqu’au jour, il y eut un homme qui fit les cent pas sur le quai, ne s’éloignant jamais de la barge, comme s’il eût craint qu’Ilia Krusch ne voulût profiter des ténèbres, soit pour reprendre le fil du courant, soit pour s’éloigner de la rive gauche et s’amarrer sur la rive droite du fleuve.

À peine la vallée du Danube s’éclairait-elle des premières blancheurs de l’aube qu’un mouvement se produisait à bord de l’embarcation.

La porte du tôt venait de s’ouvrir, Ilia Krusch paraissait. Il se redressait tout de son long, il ouvrait un des coffres latéraux, il y prenait une bouteille et un verre, il avalait quelques gorgées de kirchenwasser, puis, allumant la pipe achetée la veille, il en tirait quelques bouffées avec un évident plaisir.

Avait-il aperçu l’inconnu qui était là, comme en surveillance ? Ce n’est pas probable, car celui-ci se tenait alors dans l’ombre du parapet, et c’est à peine s’il faisait jour.

Du reste, le quai était désert, et si les curieux revenaient, ils ne trouveraient plus à satisfaire leur curiosité. La barge serait déjà loin, emportée par le vif courant du fleuve.

En effet, Ilia Krusch venait de haler l’embarcation sur son amarre, et il n’avait plus qu’à la larguer pour s’éloigner de la rive.

À ce moment, l’inconnu redescendit et saisissant l’amarre qui allait être rentrée :

« Mon ami, dit-il, vous êtes Ilia Krusch, n’est-il pas vrai ? »

En somme, Ilia Krusch ne pouvait avoir de raisons pour cacher son identité, puisqu’il s’en allait, et il répondit, mais sans trop d’empressement :

« Ma foi… oui… monsieur…

— Et vous vous disposez à repartir ?… demanda l’inconnu.

— Comme vous voyez, monsieur ?… »

Et il semblait attendre que l’inconnu voulut bien lui dire son nom, puisqu’il connaissait le sien.

« Monsieur Jaeger, fut-il répondu. Je suis Autrichien, et puisque vous êtes Hongrois, monsieur Krusch, nous sommes faits pour nous entendre.

— Et que me veux monsieur Jaeger ? interrogea Ilia Krusch, dont la voix indiquait une certaine défiance.

— Le voici, monsieur Krusch. J’ai entendu parler de vos exploits. J’ai eu le désir de vous connaître. Ce projet de descendre tout le cours du Danube en pêchant à la ligne m’a paru fort original, et j’ai une proposition à vous faire.

— Laquelle, monsieur Jaeger ?

— À combien estimez-vous la valeur du poisson que vous prendrez pendant votre navigation ?…

— Ce que pourra rapporter ma pêche ?…

— Oui…

— Peut-être une centaine de florins, répondit Ilia Krusch.

— Eh bien, je vous en offre cinq cents… Oui ! cinq cents, étant entendu que je toucherai chaque soir le prix de la vente…

— Cinq cents florins ! » répétait Ilia Krusch.

Décidément, le pêcheur de Racz aurait fait là une excellente campagne. Les deux primes au concours de Sigmaringen qui lui valaient déjà deux cents florins, les cinq cents que lui offrait M. Jaeger, c’était là une aubaine à laquelle il ne pouvait s’attendre. Et, en réalité, il se demandait si cette proposition devait être prise au sérieux.

« Votre réponse ?… insista M. Jaeger qui semblait craindre un refus.

— Certainement, dit Ilia Krusch, c’est tentant, monsieur Jaeger… Et si ce n’est pas une plaisanterie… ou une mystification…

— Je ne permettrais pas de plaisanter avec M. Ilia Krusch, répondit un peu sèchement M. Jaeger, et je n’ai jamais mystifié personne.

— Mais reprit Ilia Krusch, votre intention serait donc d’embarquer avec moi dans ma barge…

— En effet, monsieur Krusch, et ce serait là une condition indispensable. »

Illia Krusch montrait certaine hésitation à répondre d’une façon formelle.

« Votre embarcation me paraît assez grande pour porter deux personnes…

— Assurément, monsieur Jaeger, et il y a place pour deux sous le tôt…

— C’est ce qu’il m’a semblé.

— Mais le voyage sera long… deux mois peut-être et…

— J’ai dans cette valise tout le linge et les vêtements de rechange qui me seront nécessaires…

— Vous aviez donc tout préparé en vue de cette navigation ? demanda Ilia Krusch, qui regardait avec une certaine attention son interlocuteur.

— Oui… monsieur Krusch… je savais que vous alliez arriver à Ulm… je vous guettais… je vous ai suivi pendant votre promenade… je suis même resté sur le quai toute la nuit pour ne pas manquer votre départ… et je suis prêt à embarquer, et si vous consentez à ce que je vous accompagne…

— Et vous offrez cinq cents florins ? reprit Ilia Krusch qui ramenait la proposition à son côté le plus sérieux.

— Cinq cents, dont voici la moitié », reprit M. Jaeger en remettant une liasse de billets de banque.

Ilia Krusch les prit, les examina, les compta avec un soin qui prouvait une certaine défiance, mais dont M. Jaeger ne parut point se blesser.

En ce moment, quelques personnes commençaient à paraître, les unes venant de l’amont, les autres de l’aval, un certain nombre descendant les rues de la rive gauche. Nul doute que la présence d’Ilia Krusch ne se fût ébruitée, et, s’il voulait échapper à la curiosité publique, il n’avait plus un instant à perdre.

À noter que M. Jaeger, dont le visage se rembrunissait à l’approche de ces curieux, ne paraissait pas moins pressé de les éviter. Aussi reposa-t-il, et avec insistance, sa question à Ilia Krusch.

« M’acceptez-vous ? » dit-il.

Il y a lieu de croire qu’Ilia Krusch accepta la proposition, car, une minute après, la barge prenait le courant, et M. Jaeger se trouvait à bord près de lui.

Et lorsque les curieux arrivèrent, le lauréat de la Ligne Danubienne était déjà à une vingtaine de toises, et ils ne purent que le saluer de leurs lointains hurrahs.