Le Beau Laurence/1

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Michel Lévy frères (p. 1-128).

I


Laurence avait parlé pendant deux heures, et la sympathie qu’il m’inspirait me faisait prendre un vif intérêt à ses aventures ; pourtant, je m’avisai qu’il devait être fatigué, et je l’emmenai dîner à mon auberge, où, après avoir repris des forces, il reprit aussi son récit.

Nous en sommes restés, dit-il, à mon départ pour l’Italie avec la troupe de Bellamare.

Avant de quitter Toulon, j’assistai à une représentation de clôture qui me parut fort étrange. Lorsque le public était content d’une troupe qui avait séjourné quelque temps, il lui témoignait sa gratitude et lui faisait ses adieux en jetant des présents sur la scène. Il y avait de tout, depuis des bouquets jusqu’à des boudins. Chaque métier donnait un spécimen de son industrie, des étoffes, des bas, des bonnets de coton, des ustensiles de ménage, des aliments, des souliers, chapeaux, fruits, objets de coutellerie, que sais-je ? Le théâtre en était couvert, et quelques-uns furent attrapés au vol par les musiciens, qui ne les rendirent pas. Je n’ai pas besoin de vous dire que cet usage patriarcal est presque oublié aujourd’hui.

Tout alla bien au commencement de notre voyage.

Bellamare ; sacrifiant son impatience d’avancer, consentit à traverser l’Italie, où nous fîmes, cette fois, quelques stations assez fructueuses. Nous y jouâmes l’Aventurière, Il ne faut jurer de rien, les Folies amoureuses, le Verre d’eau, la Vie de bohème, Adrienne Lecouvreur, un Duel sous Richelieu, la Corde sensible, Jobin et Nanette, je ne sais quoi encore. À cette époque, M. Scribe, qui commençait à n’être plus de mode en France, faisait fureur à l’étranger, et, dans quelques petites localités, nous dûmes mettre en vedette sur l’affiche les noms de Scribe et de Mélesville pour faire passer les œuvres de Molière ou de Beaumarchais. De même, pour faire goûter les chansonnettes burlesques que Marco chantait dans les entr’actes, il fallut compromettre les noms de Béranger et de Désaugiers.

C’est à Florence que m’arriva une aventure dont le souvenir ne marqua pas plus en moi que le passage d’un rêve. La chose va vous paraître surprenante ; mais, quand vous saurez les événements qui se succédèrent rapidement au lendemain de cette rencontre, vous comprendrez qu’elle n’ait pas laissé de traces profondes dans mon esprit.

Au moment où nous quittions cette ville, je reçus le billet suivant :

« Je vous ai applaudis tous deux, soyez heureux avec elle.

» l’inconnue. »

Je suppliai Bellamare de me dire si, durant notre séjour à Florence, il avait vu la comtesse. Il me jura que non, et, comme il ne donnait jamais en vain sa parole, cela était certain. Florence n’était pas alors une ville assez peuplée pour qu’on ne pût aller aux informations avec chance de succès.

— Veux-tu rester ? me dit Bellamare.

J’avais déjà, comme on dit, le pied à l’étrier, et, bien que je me sentisse très-ému, je ne voulus pas tenter l’aventure.

— Vous voyez bien, répondis-je, qu’elle est toujours persuadée que j’ai voulu la tromper ; je ne peux pas accepter cette situation ; je ne l’accepterai pas.

Et je passai outre, non sans effort, je l’avoue, mais en croyant m’honorer moi-même par ma fierté.

Il avait été débattu si nous irions à Venise et à Trieste comme l’année précédente ; mais la destinée nous emportait à ses fins. Une lettre de M. Zamorini mettait à notre disposition une grosse vilaine barque, décorée du nom de tartane, qui devait nous transporter à moitié frais d’Ancône à Corfou. Là, nous pourrions donner quelques représentations qui, aux mêmes conditions de partage des déboursés entre l’entrepreneur et nous, nous permettraient de nous rendre à Constantinople.

Cette embarcation avait très-mauvaise mine, et le patron, espèce de juif qui se donnait pour Grec, nous parut plus bavard et plus obséquieux qu’honnête et intelligent ; mais nous n’avions pas le choix, il avait fait marché avec Zamorini par l’intermédiaire d’un autre patron de Corfou qui devait nous transporter plus loin.

Nous donnâmes une représentation à Ancône, et, comme nous sortions du théâtre, le patron de l’Alcyon — c’était le nom poétique de notre affreuse barque — vint nous dire qu’il fallait mettre à la voile au point du jour. Nous avions compté ne partir que le surlendemain, rien n’était prêt ; mais il nous objecta que la saison était capricieuse, qu’il fallait profiter du bon vent qui soufflait et ne pas attendre des vents contraires qui pourraient retarder indéfiniment le départ. Nous étions aux derniers jours de février.

On avertit les femmes de fermer leurs malles et de dormir vite quelques heures ; les hommes de la troupe se chargèrent de porter tout le bagage sur l’Alcyon. Nous y passâmes la nuit, car ce bagage était assez considérable. Outre nos costumes et nos effets, nous avions quelques pièces de décor indispensables dans les localités où l’on ne trouve au théâtre que les quatre murs, une certaine quantité d’accessoires assez volumineux, des instruments de musique et des provisions de bouche ; car nous pouvions rester plusieurs jours en mer, et on nous avait informés que nous ne trouverions rien dans certains ports de relâche sur les côtes de la Dalmatie et de l’Albanie.

Le patron de l’Alcyon avait un chargement de marchandises qui remplissait toute la cale, ce qui nous força d’amonceler le nôtre sur le pont, circonstance gênante, mais heureuse, comme la suite vous le prouvera.

Au lever du jour, harassés de fatigue, nous levâmes l’ancre, et, poussés par un fort vent du nord, nous filâmes très-rapidement sur Brindisi, Nous allions presque aussi vite qu’un bateau à vapeur. Partis d’Ancône un jeudi, nous pouvions espérer être à Corfou le lundi ou le mardi suivant.

Mais le vent changea vers le soir de notre départ et nous emporta au large avec une rapidité effrayante. Nous témoignâmes quelque inquiétude au patron. Son embarcation ne paraissait pas capable de supporter une lame si forte et de faire ainsi la traversée de l’Adriatique dans sa plus grande largeur. Il nous répondit que l’Alcyon était capable de faire le tour du monde, et que, si nous ne relâchions pas à Brindes, nous toucherions à la rive opposée, soit à Raguse, soit à Antivari. Il jurait que le vent était un peu nord-ouest et tendait à augmenter dans cette direction. Il se trompait ou il mentait. Le vent nous porta vers l’est pendant environ quarante heures, et, comme, malgré un tangage très-fatigant, nous allions très-vite, nous primes confiance, et, au lieu de nous reposer, nous ne fîmes que rire et chanter jusqu’à la nuit suivante. À ce moment, le vent nous devint contraire, et notre pilote assura que c’était bon signe, parce que, sur les côtes de la Dalmatie, presque toutes les nuits, le vent souffle de terre sur la mer. Nous approchions donc du rivage ; mais quel rivage ? Nous l’ignorions, et l’équipage ne s’en doutait pas plus que nous.

Durant la soirée, nous ne fîmes que ranger à bonne distance les côtes brisées d’une multitude d’îlots dont les spectres sombres se dessinaient au loin sur un ciel blafard. La lune se coucha de bonne heure, et le patron, qui avait prétendu reconnaître certains phares, ne reconnut plus rien. Le ciel devint sombre, le roulis remplaça le tangage, et il nous sembla que nos matelots cherchaient à regagner le large. Nous nous impatientions contre eux, nous voulions aborder n’importe où ; nous avions assez de la mer et de notre étroite embarcation. Léon nous calma en nous disant qu’il valait mieux louvoyer toute une nuit que d’approcher des mille écueils semés le long de l’Adriatique. On se résigna. Je m’assis avec Léon sur les ballots, et nous nous entretînmes de la nécessité d’arranger beaucoup de pièces de théâtre pour la campagne que nous allions faire. Nous avions moins de chances qu’en Italie de rencontrer des artistes de renfort, et notre personnel me semblait bien restreint pour les projets de Bellamare.

— Bellamare a compté sur moi, me répondit Léon, pour un travail de mutilation et de remaniement perpétuel, et j’ai accepté cette horrible tâche. Elle n’est pas difficile. Rien n’est si aisé que de gâter un ouvrage ; mais elle est navrante, et je me sens si attristé, que je donnerais pour un fétu le reste de ma vie.

J’essayai de le consoler ; mais notre causerie était à chaque instant brisée. La mer devenait détestable, et les mouvements de nos matelots nous forçaient de nous déranger sans cesse. Vers minuit, le vent se mit à pirouetter, et il nous fut avoué qu’il était impossible de gouverner avec certitude.

Le patron commençait à perdre la tête ; il la perdit complètement quand une secousse, d’abord légère, suivie d’une secousse plus forte, nous avertit que nous touchions les récifs. Je ne sais s’il eût été possible de jeter l’ancre pour attendre le jour ou de faire toute autre manœuvre pour nous sauver ; quoi qu’il en soit, l’équipage laissa l’Alcyon s’engager dans les écueils. Le pauvre esquif n’y prit pas de longs ébats ; un choc violent accompagné d’un craquement sinistre nous fit rapidement comprendre que nous étions perdus. La cale commença de se remplir, la proue était éventrée. Nous fîmes encore quelques brasses, et nous nous trouvâmes subitement arrêtés, pris entre deux roches, sur l’une desquelles je m’élançai ; portant Impéria dans mes bras, Mes camarades suivirent mon exemple et sauvèrent les autres femmes. Bien nous en prit de songer à elles et à nous-mêmes, car le patron et ses aides ne songeaient qu’à leurs marchandises, et tâchaient vainement d’en opérer le sauvetage sans s’occuper de nous. La tartane, arrêtée par les récifs, bondissait comme un animal furieux ; ses flancs résistaient encore ; nous eûmes le temps de sauver tout ce qui était sur le pont, et, au bout d’une demi-heure consacrée à ce travail fiévreux, heureusement couronné de succès, l’Alcyon, soulevé par des vagues de plus en plus fortes, se dégagea de l’impasse par un bond de recul, comme s’il eût voulu prendre son élan pour le franchir ; puis, lancé de nouveau en avant, il l’aborda une seconde fois, mais noyé jusqu’à la moitié, la quille rompue, les mats rasés. Une lame formidable souleva ce qui restait du misérable bâtiment, et jeta sur le rocher où nous avions trouvé un refuge une partie du tablier et quelques débris de la coque ; le reste était englouti. On n’avait pu rien sauver de ce qui était dans la cale.

L’îlot où nous nous trouvions et dont je n’ai jamais su le nom, — il n’en avait peut-être pas, — pouvait mesurer cinq cents mètres de longueur sur cent de largeur. C’était un rocher calcaire blanc comme du marbre et à pic de tous côtés, sauf une échancrure par où la mer entrait et formait une rade microscopique semée de blocs détachés, représentant en petit l’aspect de l’archipel dont notre écueil faisait partie.

C’est grâce à cette petite rade où le caprice du flot nous avait jetés que nous avions pu prendre pied ; mais nous n’eûmes pas d’abord le loisir d’étudier le dedans ni le dehors de notre refuge. Au premier moment, nous nous crûmes à terre, et c’est avec surprise que nous nous vîmes prisonniers sur ce roc isolé. Quant à moi, je ne compris nullement le danger de notre situation, je ne doutai pas un instant de la facilité d’en sortir, et, tandis que Bellamare en faisait le tour pour tâcher de se rendre compte, je cherchai et trouvai un refuge pour les femmes, une sorte de grande cuvette creusée naturellement dans le roc, où elles purent s’abriter du vent. Vous pensez bien qu’elles étaient terrifiées et consternées. Seule, Impéria conservait sa présence d’esprit, et s’efforçait de relever leur courage. Régine devenait dévote et disait des prières, Anna avait des attaques de nerfs, et rendait notre situation plus lugubre par des cris perçants. C’est en vain que Bellamare, intrépide et calme, lui disait que nous étions sauvés. Elle n’entendait rien, et ne se calma que devant les menaces de Moranbois, qui parlait de la jeter à la mer. La peur agit sur elle comme sur les enfants : elle demanda pardon, pleura et se tint tranquille.

Quand nous fûmes sûrs que personne n’était blessé et ne manquait à l’appel, car l’obscurité nous enveloppait toujours, nous voulûmes nous concerter avec le patron sur les moyens de sortir de ce maussade refuge.

— Le moyen ? nous dit-il d’un ton désespéré ; il n’y en a pas ! Voici la cruelle bora, le plus pernicieux des vents, qui souffle à présent, Dieu sait pour combien de jours, entre la terre et nous. Et puis, mes chers seigneurs, il y a encore autre chose ! La vila nous a fascinés, et tout ce que nous pourrions tenter tournerait contre nous.

— La vila ? dit Bellamare, est-ce un autre vent contraire ? C’était bien assez d’un, ce me semble !

— Non, non, signor mio, ce n’est pas un vent, c’est bien pire ; c’est la méchante fée qui attire les navires sur les écueils et qui rit de les voir brisés. L’entendez-vous ? Moi, je l’entends ! Ce ne sont pas les galets que la mer soulève. Il n’y a pas de galets sur ces côtes escarpées. C’est le rire de l’infâme vila, vous dis-je ; son rire de mort, son méchant rire !

— Où sommes-nous, voyons, imbécile ? dit Bellamare en secouant le superstitieux patron.

Le malheureux n’en savait rien et répétait sans cesse : Scoglio maledetto ! pietra del Diavolo ! si bien que nous étions libres de donner l’une ou l’autre de ces épithètes désespérées en guise de nom à notre écueil. Cela ne nous avançait à rien. L’important était de reconnaître la côte en vue de laquelle nous devions nous trouver et que ne signalait aucun phare. Le patron interrogea ses hommes. L’un répondit Zara, l’autre Spalatro. Le patron haussa les épaules en disant Raguse.

— Eh bien, nous voilà fixés, dit en riant tristement Bellamare.

— C’est pas tout ça, dit à son tour Moranbois. Quand nous serons à la côte, nous verrons bien. Ce n’est pas le diable de faire un radeau avec les débris de la tartane !

Le patron secoua la tête, ses deux hommes en firent autant, s’assirent sur les débris et se tinrent cois.

— Réveillons-les, battons-les, dit Moranbois en jurant. Il faudra bien qu’ils parlent ou qu’ils obéissent.

À nos menaces, ils répondirent enfin qu’il ne fallait pas bouger, ne pas se montrer, ne faire aucun bruit, parce que le vent commençait à tomber, et que, si nous étions du côté d’Almissa, dont l’archipel était infesté de pirates, nous les attirerions et serions infailliblement pillés et massacrés. Il fallait attendre le jour, ces brigands n’étaient hardis que la nuit.

— Comment ! s’écria Léon indigné, nous sommes ici dix hommes plus ou moins armés, et vous croyez que nous craignons les écumeurs de mer ? Allons donc ! cherchez vos outils, vite, et mettons-nous à l’œuvre. Si vous refusez de nous aider, voici un des nôtres qui nous dirigera, et on se passera de vous.

Il désignait Moranbois, qui avait assez longtemps vécu sur le port de Toulon pour avoir des notions suffisantes, et qui se mit à l’œuvre sans attendre l’assentiment du patron. Léon, Lambesq, Marco et moi, nous prîmes ses ordres et travaillâmes avec activité, tandis que Bellamare s’occupait de rassembler et de charger les armes. Il pensait que les craintes du patron n’étaient pas tout à fait illusoires, et que notre naufrage pourrait bien attirer les bandits de la côte, si nous nous trouvions loin d’un port.

Le patron nous regarda faire. La perte de ses marchandises l’avait complètement démoralisé. Craignant la mer beaucoup moins que les hommes, il se lamentait de nous voir allumer la torche et frapper à grand bruit sur les débris de l’Alcyon.

— Il ne faut pas nous mettre le doigt dans l’œil, me dit Moranbois ; avec ce méchant bout de tablier et ces épaves détestables nous ne ferons pas un radeau pour quinze personnes ; si nous pouvons en loger quatre, ce sera le bout du monde. Allons toujours, le radeau ne logeât-il que moi, je vous réponds de m’en servir pour aller chercher du secours.

Dans un moment de répit, je courus voir ce que devenaient les femmes. Serrées comme des oiseaux dans le nid, elles grelottaient de froide tandis que nous étions en sueur. Je les engageai à marcher, aucune ne s’en sentit le courage, et, pour la première fois, je vis Impéria abattue.

— Est-ce possible, vous ? lui dis-je.

Elle me répondit :

— Je pense à mon père ; si nous ne réussissons pas à sortir d’ici, qui le nourrira ?

— Moi, repris-je en déclamant une réplique tirée d’un drame moderne ; il aura l’amitié de Beppo, s’il en réchappe !

J’étais gai comme un pinson ; mais le reste de la nuit dut paraître mortellement long à ces pauvres naufragées. Pour nous, il passa comme un instant, et le soleil nous surprit travaillant depuis quatre heures sans nous douter du temps écoulé. Aucun pirate ne s’était montré, le radeau était à flot ; Moranbois en prit le commandement et s’y installa avec le patron et un des matelots. Il n’y avait place que pour trois, et Moranbois ne se fiait qu’à lui-même pour nous amener de prompts secours. Nous le vîmes avec émotion sauter sur cette misérable épave sans vouloir dire adieu à personne et sans montrer la moindre inquiétude. La mer était furieuse autour de recueil ; mais nous apercevions à quelques milles une longue bande de rochers qui nous semblait être la côte de Dalmatie, et nous espérions que la traversée de notre ami serait rapide. Nous fûmes donc surpris devoir que le radeau, au lieu de se diriger de ce côté, gagnait le large, et bientôt il disparut derrière les lames amoncelées qui nous faisaient un très-court horizon. C’est que le prétendu rivage n’était qu’une série d’écueils pires que celui où nous nous trouvions ; nous pûmes nous en convaincre quand la brume du matin se dissipa. Nous étions dans une véritable impasse, entourés d’îlots plus hauts que le nôtre et qui nous dérobaient entièrement l’horizon du côté de la terre, sauf quelques pointes d’un blanc rosé qui nous apparaissaient au loin ; c’était le sommet des alpes de la Dalmatie que nous avions déjà aperçues de la côte d’Italie, et dont il semblait que la traversée de l’Adriatique nous eût à peine rapprochés. Le matelot qu’on nous avait laissé ne nous renseigna en aucune façon ; il ne parlait qu’un esclavon inintelligible, et, comme Marco l’avait un peu raillé en mer, il ne voulait plus répondre à nos questions.

Du côté de la pleine mer, nous n’avions que d’étroites échappées, l’Alcyon s’étant buté de façon à cacher son désastre à tous les points de l’horizon. Le splendide écroulement de montagnes submergées qui nous environnait présentait un décor magnifique d’horreur et navrant de nudité : pas un brin d’herbe sur la roche, pas un varech attaché à ses flancs, aucun espoir fondé de pêcher quoi que ce soit dans ces eaux claires et profondes, aucune chance d’en franchir les vagues toujours irritées, sans un secours du dehors. Nous fîmes en vain dix fois le tour de notre prison. De nulle part on n’apercevait un rivage hospitalier, et nous consultions en vain nos guides et nos cartes. En vain nous nous disions que les côtes orientales de l’Adriatique sont semées d’îles habitées ; il n’y avait pas trace de vie autour de nous.

Nous ne fûmes pas encore trop effrayés de cette situation. On devait circuler sur toutes les côtes, et nous ne tarderions pas à voir apparaître de petites voiles autour de nous ; dans tous les cas, le radeau ne pouvait tarder à en aborder quelqu’une et à lui signaler notre détresse.

Avec le retour du soleil, le vent avait complètement changé. Il soufflait de l’ouest avec violence, circonstance inquiétante sous tous tes rapports. Aucune barque de pêche ne pouvait se mettre en mer, et aucune embarcation de voyage ne devait s’aventurer dans le voisinage des écueils. Moranbois pourrait-il aborder quelque part sans se briser ! On avait lesté son radeau d’autant de vivres qu’il avait pu en contenir. Ce qui nous restait n’était pas rassurant, et nous jugeâmes prudent de retarder le plus possible le moment d’y recourir. La petite marée qui se fait sentir dans l’Adriatique gagnait l’entrée du bassin, et nous espérions, Marco et moi, qu’elle nous apporterait des coquillages, dont nous étions résolus à nous contenter pour ne pas toucher à la soute aux provisions.

Nous guettâmes le flot pour l’empêcher de remporter les richesses qu’il devait nous livrer. Il n’apporta que des coquilles vides. Impéria, qui avait repris son sang-froid, me pria de lui ramasser les plus jolies. Elle les prit, les tria, et, assise sur une pointe du roc, elle tira de sa poche la petite trousse à ouvrage d’aiguille qui ne la quittait jamais, et se mit à enfiler en collier ces tristes joyaux comme si elle eût dû s’en parer le soir pour aller au bal. Pâle et déjà amaigrie par une nuit de souffrance et d’angoisse mortelle, battue du vent, qui ne jouait pas avec sa chevelure, mais qui semblait vouloir la lui arracher, elle était sérieuse et douce comme je l’avais vue dans le foyer de l’Odéon, sortant de maladie et déjà travaillant à sa guipure, en attendant qu’on l’appelât pour travailler sur la scène.

— Tu la regardes, me dit Bellamare, qui la contemplait aussi ; cette fille est certainement à un échelon au-dessus de l’humanité ; elle est là comme un ange au milieu des damnés.

— Est-ce que vous souffrez ? lui dis-je en le regardant avec surprise.

Je le trouvais si changé, que j’en fus effrayé. Il comprit et me dit en souriant :

— Tu n’es pas moins effrayant que moi ; nous sommes tous effrayants ! Nous sommes surmenés de fatigue. Il faut manger ; autrement, nous serons tous fous dans dix minutes.

Il avait raison. Lambesq commençait à se prendre de querelle avec Marco, et Purpurin, couché à moitié dans l’eau, récitait d’un air hébété des vers qui n’avaient aucun sens.

On courut aux provisions ; elles n’étaient point avariées, mais, fournies par le patron de l’Alcyon, qui spéculait sur tout, elles étaient de très-mauvaise qualité, sauf le vin, qui était bon et en quantité suffisante pour plusieurs jours. Les femmes furent servies les premières. Une seule mangea de grand appétit, ce fut Régine, qui but d’autant, et comme nous n’avions pas d’eau potable, la caisse s’étant effrondée dans le naufrage, elle fut bientôt complètement ivre et alla dormir dans un coin où la vague l’eût emportée, si nous ne l’eussions conduite un peu plus haut sur la falaise.

Lambesq, déjà surexcité, s’enivra aussi, et le petit Marco, qui pourtant était sobre, fut vite pris d’une gaieté fébrile. Les autres s’observèrent, et je mis de côté une partie de ma ration d’aliments sans qu’on s’en aperçût. Je commençais à me dire que Moranbois, s’il n’était pas englouti par la mer ou brisé à la côte, pouvait tarder à revenir, et je voulais soutenir les forces d’Impéria aux dépens des miennes jusqu’à la dernière heure.

Aucune voile ne nous apparut durant cette journée qui devint brumeuse vers midi. Le vent tomba et le froid diminua. Nous nous occupâmes de construire un abri pour les femmes en brisant le rocher qui tenait le milieu entre le marbre blanc et la craie, et nous offrait peu de résistance. On y creusa une espèce de grotte dont on augmenta l’étendue avec un petit mur en pierres sèches. On leur fit un lit commun avec des caisses et des ballots, et on couvrit le tout d’une toile de décor qui, étrange dérision de la destinée, représentait la mer vue à travers des rochers. Une autre toile, retenue aux parois des rochers véritables par des cordes, forma le cabinet de toilette et le vestiaire de ces dames.

On s’occupa ensuite d’établir une vigie qui pût dépasser les écueils du côté de la mer. Nous guettâmes en vain les flots qui battaient notre prison ; ils n’apportèrent pas le moindre débris de la mâture de l’Alcyon. Les faibles rouleaux de nos toiles de théâtre ne purent résister à la plus faible brise de mer ; malgré l’art et le soin que nous mîmes à les assujettir, ils furent emportés au bout de peu d’instants et il fallut renoncer à planter le signal de détresse.

La nuit nous surprit avant que nous eussions pu songer à nous construire un abri quelconque. Le vent d’est revint et souffla de nouveau très-froid et très-rude. Trois ou quatre fois, nous dûmes replacer et consolider la tente des femmes, qui reposaient quand même, sauf Anna, qui rêvait et jetait de temps en temps un cri perçant ; mais les autres étaient trop accablées pour s’en préoccuper.

Il nous restait bien quelques mauvais copeaux pour allumer du feu ; Bellamare nous engagea à ménager cette ressource pour le moment extrême et dans le cas où l’un de nous se trouverait malade sérieusement. Nous pouvions être délivrés d’un moment à l’autre par l’approche d’une embarcation ; mais il était évident aussi que nous pouvions être prisonniers tant que le vent forcerait les navires à se tenir en pleine mer, ou tant que le brouillard de la journée nous empêcherait d’être signalés.

Le froid devint si vif vers le matin, que nous sentions tous la fièvre nous envahir. Nous avions encore quelques vivres, mais personne n’avait faim, et on essayait de se réchauffer avec le contenu du tonneau de vin de Chypre, qui soulageait un instant et augmentait bientôt l’irritation.

Nous n’étions pourtant qu’au début de nos souffrances. La journée qui suivit nous apporta des torrents de pluie dont on se réjouit d’abord. Nous pûmes étancher notre soif et faire une petite provision d’eau douce dans le peu de vases qu’on avait ; mais nous étions glacés, et, la soif apaisée, la faim revint plus intense. Bellamare, secondé par l’assentiment de Léon, de Marco et de moi, décréta que nous devions résister le plus longtemps possible avant d’attaquer nos dernières ressources.

Cette seconde journée de vaine attente amena pour tous la première notion d’un abandon possible sur cette roche stérile. Le sentiment de détresse morale augmenta le mal physique. Nous fûmes plus consternés que nous ne l’avions été au moment du naufrage. Lambesq devint insoutenable de plaintes inutiles et de vaines récriminations. Le matelot qui nous était resté et qui était une véritable brute, parlait déjà en pantomime de tirer au sort lequel de nous serait mangé.

Le soir, la pluie ayant cessé, on brûla, pour ranimer Anna qui s’évanouissait à chaque instant, le peu de bois que l’on avait. Impéria, à qui je fis accepter les aliments que j’avais mis en réserve, les lui fit prendre ; ce qui restait en magasin disparut pendant la nuit, dévoré par Lambesq ou par le matelot, peut-être par tous les deux. Toute l’eau douce mise en réserve y passa ou fut gaspillée.

Cette troisième nuit fit succéder un froid si vif à la pluie qui avait percé nos vêtements, que nous ne pouvions plus parler, tant nos dents claquaient. On éventra la caisse aux costumes et on revêtit au hasard tout ce qu’elle contenait de pourpoints, de robes, de pelisses et de manteaux. Les femmes aussi étaient mouillées, la pluie avait pénétré et la toile qui leur servait de velarium et la voûte de roches spongieuses que nous leur avions creusée. Cette maudite roche ne gardait pas l’eau que nous eussions pu mettre en réserve dans des trous, et elle ne nous protégeait pas.

On voulait brûler la caisse qui avait contenu nos oripeaux : Bellamare s’y opposa. Elle pouvait servir d’abri au dernier survivant.

Enfin le troisième jour ramena le soleil et avec la fin du brouillard l’espérance d’être aperçus. On se réchauffa un peu, on se fit des illusions, Anna reprit un peu de forces ; l’ivresse consola encore ceux qui voulurent y recourir. Je ne pus empêcher le petit Marco de dépasser la dose nécessaire. Il détestait Lambesq, dont l’arrogance et l’égoïsme l’exaspéraient. Nous eûmes fort à faire pour les empêcher de se battre sérieusement.

Un soudain espoir de salut fit diversion, on apercevait enfin une voile à l’horizon ! On fit les signaux qu’on put faire. Hélas ! elle était trop loin, et nous étions trop petits, trop masqués, par les écueils ! Elle passa ! Une seconde, une troisième, deux autres encore vers le soir, nous jetèrent dans un enthousiasme délirant et dans un accablement désespéré. Anna s’endormit sans qu’il fût possible de la réveiller pour lui faire prendre quelques coquillages que nous avions réussi à saisir. Lucinde mit sa tête dans son châle et resta comme pétrifiée. Régine recommença ses dévotions ; une pâleur livide avait remplacé sur son visage la rougeur violacée de l’ivresse. Nous dûmes attacher Purpurin pour l’empêcher de se jeter à la mer et calmer à grands coups de poing le matelot, qui se jetait sur nous pour boire notre sang.

La soif était redevenue notre supplice ; le vin de Chypre ne faisait plus que l’exaspérer, et il y eut des moments où, la bête prenant le dessus, je dus prier Bellamare et Léon, encore maîtres d’eux-mêmes, de m’empêcher de m’enivrer jusqu’à la mort.

Sans ce vin qui nous brûlait le sang et dévorait nos entrailles affamées, eussions-nous moins souffert ? Peut-être ; mais peut-être aussi aurions-nous péri par le froid et l’humidité avant de recevoir du secours.

La hutte que nous nous étions bâtie ne nous préservait guère. La caisse aux costumes était assez grande pour contenir une personne accroupie. Lambesq s’en était emparé, et, blotti dans ce refuge, il criait des injures et des menaces à quiconque en approchait, tant il craignait d’en être dépossédé. À force de tirer sur lui le couvercle, au risque d’étouffer, il le brisa et maugréa d’autant plus.

— C’est bien fait, lui dit Bellamare, rien ne profite aux égoïstes. Vous ferez bien de nous survivre, car, si c’est un autre qui est destiné à ce triste avantage, il ne fera certainement pas votre éloge funèbre.

Pour ne pas entendre l’aigre réponse de Lambesq, il m’emmena un peu plus loin et me dit :

— Mon cher enfant, ce que nous souffrons ici n’est rien, si nous devons en sortir. Je ne veux pas en douter, mais je mentirais si je disais que j’en suis assuré, et, quand même le fait serait évident, je ne pourrais secouer le profond chagrin que me cause la mort plus que probable de Moranbois. C’est la première fois de ma vie que la tristesse est plus forte que ma volonté. Tu es jeune, tu as du cœur et de l’énergie, Léon est un stoïque muet, Marco est un enfant excellent, mais trop jeune pour une telle épreuve. C’est donc à toi de me donner du courage, si j’en manque. Veux-tu me promettre d’être l’homme et le chef de notre pauvre famille échouée, si Bellamare s’éteint soit dans la mort, soit dans le délire ?

— Vous êtes ingénieux en tout, lui répondis-je, même dans l’enseignement. J’ai compris… Tout à l’heure, je faiblissais, vous trouvez le moyen de me ranimer en feignant de faiblir aussi. Merci, mon ami, je tâcherai, jusqu’à la dernière heure, d’être digne de vous seconder.

Il m’embrassa, et je sentis des larmes sur les joues de cet homme que j’avais toujours vu rire.

— Laisse-moi pleurer comme une bête, reprit-il avec son sourire accoutumé, qui était devenu navrant. Moranbois n’aura pas d’autre adieu que ces larmes d’un ami, peut-être bientôt disparu aussi. Ce rude compagnon de ma vie errante était le dévouement personnifié. Il sera mort comme il devait mourir, celui-là ! Tâchons aussi de bien mourir, mon enfant, si nous devons rester sur cet écueil qui prolonge notre agonie. Il eût été facile de périr en sombrant avec la barque. Succomber à la soif et au froid, c’est plus long et plus grave. Soyons des hommes, allons ! Abstenons-nous de ce vin qui nous exalte et nous affaiblit, j’en suis sûr. J’ai lu bien des relations de naufrages et le récit de suicides par inanition. Je sais que la faim cesse au bout de trois ou quatre jours ; nous sommes arrivés à ce terme ; dans deux ou trois autres jours, la soif aussi aura disparu, et ceux de nous qui sont bien constitués pourront encore vivre quelques jours sans délirer et sans souffrir. Arrangeons-nous pour soutenir par l’espoir et la patience les plus faibles, les femmes surtout. Anna est la plus nerveuse, c’est elle qui résistera le mieux. C’est la plus courageuse, c’est Impéria qui m’inquiète le plus, parce qu’elle s’oublie pour les autres et ne songe plus à se préserver de rien. Sache que j’ai caché sur moi un trésor et que je le lui réserve, une boîte de dattes, bien petite, hélas ! et une fiole d’eau douce. N’attendons pas son premier symptôme de faiblesse, car avec ces natures-là, qui ne tombent que pour mourir, les secours tardifs sont superflus. Va la chercher de ma part, et, quand nous la tiendrons ici, nous la forcerons de boire et de manger.

J’obéis en hâte sans dire à Impéria de quoi il s’agissait. Nous l’emmenâmes à la pointe de l’îlot, et, là, Bellamare lui dit :

— Ma fille, tu vas obéir, ou je te donne ma parole d’honneur que je me jette à la mer. Je ne veux pas te voir mourir de faim.

— Je n’ai pas faim, répondit-elle, je ne souffre de rien ; c’est moi qui me jetterai à la mer, si vous ne mangez pas tous les deux ce qui vous reste.

Elle refusait avec obstination, jurant qu’elle était forte et pouvait attendre encore longtemps. En parlant ainsi avec animation, elle s’évanouit tout à coup. Quelques gouttes d’eau la ranimèrent, et, quand elle fut mieux, nous la forçâmes, avec une autorité presque brutale, à manger quelques dattes.

— N’en mangerez-vous pas aussi ? nous dit-elle d’un ton suppliant.

— Rappelez-vous votre père, lui dis-je, il ne vous est pas permis de renoncer à la vie.

Le jour suivant, qui fut le quatrième, il faisait encore un temps magnifique, nous nous réchauffions au soleil. La faiblesse commençait à nous envahir tous ; on était calme, il n’y avait plus de vin. Lambesq et le matelot dormaient enfin profondément. Purpurin avait perdu la mémoire et ne récitait plus de vers. Nous entrâmes, Bellamare, Léon, Marco et moi, dans la petite enceinte réservée aux femmes. Impéria avait réussi à les ranimer par son inaltérable patience. Elle soutenait ses compagnes comme Bellamare soutenait ses compagnons.

— Restez près de nous, nous dit-elle, nous ne sommes plus ni malades ni maussades, voyez ! nous nous sommes coiffées et habillées, nous avons rangé notre salon et nous recevons nos amis. Il nous semble impossible à présent que le secours n’arrive pas aujourd’hui, il fait si beau ! Régine, qui est devenue une sainte par la peur de mourir, se figure qu’elle jeûne volontairement pour se racheter de ses vieux péchés. Lucinde a retrouvé son miroir égaré dans le déménagement et s’est convaincue que la pâleur lui allait très-bien. Elle a pris même la résolution de pâlir son fard quand elle remontera sur les planches. Notre petite Anna est guérie, et nous avons projeté de faire la conversation comme si nous étions dans un entr’acte, sans nous rappeler que nous ne sommes pas ici pour notre plaisir.

— Mesdames, répondit Bellamare très-gravement, nous acceptons votre gracieuse invitation, mais c’est à la condition que votre programme sera sérieux. Je propose de faire donner un gage à celui qui parlera de la mer, ou du vent, ou du rocher, ou de la faim et de la soif, enfin de quoi que ce soit qui rappelle l’accident désagréable qui nous retient ici.

— Adopté ! s’écria tout le monde.

Et on pria Léon de réciter des vers de sa façon.

— Non, répondit-il, mes vers sont toujours tristes. J’ai toujours considéré ma vie comme un naufrage, et il ne faut point parler de cela ici. Ce serait du plus mauvais goût, la chose est décrétée.

— Eh bien, reprit Bellamare, nous allons faire un peu de musique. La caisse aux instruments est chez vous, mesdames, elle vous sert de lit, si je ne me trompe ; ouvrons-la, et que chacun fasse ce qu’il pourra.

Il me donna le violon et prit la basse, Marco s’empara des cymbales, et Léon de la flûte ; nous étions tous un peu musiciens, car, dans les localités où l’on ne comprenait pas le français, nous chantions tant bien que mal l’opéra-comique, et, quand les musiciens manquaient à l’orchestre, l’un de nous dirigeait les amateurs et faisait sa partie.

L’effet de notre concert fut de nous faire fondre tous en larmes. Ce fut comme une détente générale. Purpurin, attiré par la musique, vint embrasser les genoux de son maître en lui disant qu’il irait avec lui au bout du monde.

— Au bout du monde ! répondit mélancoliquement Bellamare, il me semble que nous y sommes assez comme ça.

— Un gage ! lui cria Impéria, on ne fait pas d’allusion ici. Purpurin a bien parlé, nous irons tous au bout du monde, et nous en reviendrons.

Elle se mit alors à chanter et à danser en nous prenant par la main, et nous suivîmes son exemple sans nous souvenir de rien et sans nous apercevoir de la faiblesse de nos jambes ; mais, quelques instants après, nous étions tous couchés et endormis sur la grève.

Je m’éveillai le premier. Impéria était près de moi. Je la saisis dans mes bras et l’embrassai passionnément sans savoir ce que je faisais.

— Qu’est-ce donc ? me dit-elle avec effroi, qu’est-ce qui nous arrive encore ?

— Rien, lui dis-je, sinon que je me sens mourir, et que je ne veux pas mourir sans avoir dit la vérité. Je vous adore, c’est pour vous que je me suis fait comédien. Vous êtes tout pour moi, et je n’aimerai jamais que vous dans l’éternité.

Je ne sais pas ce que je lui dis encore, j’avais le délire. Il me semble que je lui parlai longtemps et d’une voix forte qui n’éveilla personne. Bellamare, habillé en Crispin, était immobile et inerte à côté de nous ; Léon, en costume russe, avait la tête sur les genoux de Marco, enveloppé d’une toge romaine. Je les regardai avec hébétement.

— Voyez, dis-je à Impéria, la pièce est finie ! tous les personnages sont morts. C’était un drame burlesque ; nous allons mourir aussi, nous deux ; c’est pour cela que je vous dis le secret, le grand secret de mon rôle et de ma vie. Je vous aime, je vous aime éperdument, je vous aime à en mourir, et j’en meurs.

Elle ne me répondit pas et pleura. Je devins fou.

— Il faut que cela finisse, lui dis-je en riant.

Et je voulus la lancer dans la mer ; mais je perdis connaissance, et des deux jours qui suivirent je n’ai conservé qu’un vague souvenir. Il n’y eut plus ni gaieté, ni colère, ni tristesse ; nous étions tous mornes et indifférents. La mer nous apporta quelques épaves chargées de misérables anatifes qui nous empêchèrent de mourir de faim et que nous ramassions avec une indolence étonnante, tant nous étions sûrs de périr quand même. Quelques gouttes de pluie tombèrent et allégèrent à peine la soif ; quelques-uns ne voulurent même pas profiter de ces minces soulagements qui réveillaient le désir assoupi de la vie. Je me souviens à peine de mes impressions et je ne retrouve que certains retours de l’idée fixe. Impéria était continuellement dans mes rêves, car j’étais continuellement assoupi ; quand Bellamare, qui résistait encore à cet accablement, venait me secouer un peu, je ne distinguais plus la fiction de la réalité, et, croyant qu’il m’appelait pour la représentation, je lui demandais ma réplique d’entrée, ou bien je me figurais être avec lui dans la fameuse chambre bleue, et je lui parlais bas. Je crois que je révélai encore mon amour à Impéria, et qu’elle ne me comprit plus. Elle faisait de la guipure ou croyait en faire, car ses doigts raidis et transparents de maigreur s’agitaient souvent dans le vide. Un matin, je ne sais lequel, je sentis que quelqu’un de très-fort me soulevait et m’emportait comme un enfant. J’ouvris les yeux, ma figure se trouva près d’une figure basanée que j’embrassai sans savoir pourquoi, car je ne la reconnaissais pas ; c’était celle de Moranbois.

Nous avions passé sept nuits et six jours sur recueil entre la vie et la mort. Ce qui advint de ma personne, je ne vous le dirai pas d’après mes impressions personnelles, je fus complètement abruti et comme idiot pendant une semaine. La plupart de mes camarades subirent la même conséquence de nos misères ; mais je vous tiendrai au courant, d’après ce que je sus par Bellamare et Moranbois, à mesure que je recouvrai la raison et la santé.

La dernière nuit de notre martyre sur l’écueil maudit, Bellamare avait été réveillé en sursaut par le matelot qui voulait l’étrangler pour le manger. Il s’était défendu, et le résultat de la lutte avait été un plongeon de l’ennemi dans la mer. Il n’avait pas reparu, et personne ne l’avait pleuré ; seulement, Lambesq avait exprimé quelque regret de ce que, l’ayant occis en cas de légitime défense, Bellamare avait cédé aux poissons les restes de ce misérable. Lambesq ne reculait nullement devant l’éventualité de manger son semblable, si peu appétissant qu’il fût, et, s’il s’en fût senti la force, je ne sais à quelle tentative il se fût porté contre nous.

Mais c’est la campagne de Moranbois qui doit vous intéresser. Voici ce qui lui arriva à partir du moment où il s’embarqua sur le radeau.

À peine fut-il sorti du flot qui battait les écueils avec tant de rage, qu’il se sentit emporté au large par un courant extraordinaire et tout à fait inexplicable. Le patron de l’Alcyon n’y comprenait rien, et disait que, de mémoire d’homme, on n’avait vu chose pareille sur l’Adriatique. En gagnant la terre où, après vingt heures de lutte désespérée, il arriva seul et roulé sur les rochers avec les débris du radeau et les cadavres de ses deux compagnons, notre ami comprit ce qui s’était passé. Un tremblement de terre, dont nous n’avions pas eu conscience au moment de notre naufrage, avait jeté l’épouvante sur les côtes de la Dalmatie, et, changeant peut-être la configuration sous-marine des récifs où nous avions échoué, avait produit une sorte de ras de marée qui dura plusieurs jours.

Moranbois venait d’échouer, lui, sur un pauvre îlot habité par quelques pêcheurs, dans les parages de Raguse. Il fut recueilli par eux à demi mort. Ce ne fut qu’au bout de quelques heures qu’il put s’expliquer par gestes, car ils ne comprenaient pas un mot de français ni d’italien. Tout ce qu’il put obtenir d’eux, ce fut d’être conduit dans une autre île, où il trouva les mêmes obstacles pour se faire comprendre, les mêmes difficultés pour gagner le continent. Vous savez que ce pays a été autrefois ravagé par de furieux tremblements de terre, dont l’un a même détruit de fond en comble la splendide cité de Raguse, la seconde Venise, comme on l’appelait alors. Moranbois trouva les habitants du rivage beaucoup plus effrayés pour eux-mêmes que pressés d’aller au secours des autres. Il se traîna jusqu’à Gravosa, qui est le faubourg et le port de guerre de Raguse, et, là, succombant à la fatigue, au chagrin, à la colère, il fut si mal, qu’on le porta à l’hôpital, où il crut mourir sans pouvoir nous sauver.

Quand il put se lever et s’aboucher avec les autorités locales, on le prit pour un fou, tant il était exalté par la fièvre et le désespoir. Son récit parut invraisemblable, et on parla de l’enfermer. Vous devinez bien que son langage, habituellement peu parlementaire, avait pris en de telles circonstances une énergie qui ne prévenait pas en sa faveur. On le soupçonnait de vouloir emmener une embarcation pour une vaine recherche de naufragés imaginaires, afin de livrer cette capture à des pirates. Il fut même question de le constituer prisonnier, comme ayant assassiné le patron de l’Alcyon. Enfin, quand il fut parvenu à prouver sa sincérité et que le temps fut devenu calme, il réussit à louer à tout prix une tartane dont l’équipage se moquait de lui et le conduisait à l’aventure, sans se presser et sans consentir à approcher des écueils où il voulait précisément la faire entrer. Il louvoya très-longtemps avant de reconnaître l’endroit où nous étions et n’y put pénétrer qu’avec une barque de sauvetage dont il s’était fait accompagner.

Tout ceci vous explique comment il ne put arriver à nous qu’au moment où nous ne conservions plus ni espérance ni désir de lutter. Je dois excepter Bellamare, dont les souvenirs nets nous prouvèrent qu’il n’avait pas cessé un instant de veiller sur nous et de se rendre compte de notre situation. La tartane nous transporta au port de Raguse, et c’est là seulement qu’au bout de quelques jours je retrouvai la mémoire du passé et la notion du présent. Nous avions tous été très-malades, mais, avec mon grand corps jeune, robuste et par conséquent exigeant en fait d’alimentation, j’avais été plus éprouvé que les autres. Moranbois s’était remis en deux jours ; Anna était encore si faible, qu’il fallait la porter ; Lambesq était mieux que nous tous au physique, mais le moral était profondément troublé, et il continuait à se croire sur l’écueil et à se lamenter stupidement. Lucinde jurait que jamais plus elle ne quitterait le plancher des vaches, et, collée à son miroir, se tourmentait de la longueur de son nez, rendue plus apparente par l’affaissement de ses joues. Régine, au contraire, n’était point fâchée d’être maigrie et trouvait encore le mot pour rire, le mot cynique surtout ; elle avait fait des progrès sous ce rapport. Léon avait gardé tout son jugement, mais il souffrait du foie, et, sans se plaindre, paraissait plus misanthrope qu’auparavant. Marco était en revanche plus sensible et plus affectueux, ne parlant que des autres et s’oubliant lui-même. Purpurin était devenu presque muet d’hébétement, et Moranbois lui souhaitait de rester ainsi.

Quant à Impéria, qui m’intéressait plus que tous les autres, elle était mystérieuse dans l’accablement comme en tout : elle avait moins souffert physiquement que ses compagnes, grâce aux petits secours que Bellamare et moi l’avions forcée d’accepter ; mais son esprit semblait avoir subi une commotion particulière. Elle avait été moins malade, elle était plus affectée et ne pouvait souffrir qu’on reparlât des souffrances passées.

— Elle a été sublime jusqu’au bout, me dit Bellamare, à qui je témoignais ma surprise ; elle n’a songé qu’à nous, nullement à elle. À présent, il se fait une réaction, elle paye l’excès de son dévouement, elle nous a tous pris un peu en grippe pour lui avoir causé trop de fatigue et de souci. Autant je l’ai vue douce et patiente avec les agonisants que nous étions, autant elle se sent exigeante et irritable avec les convalescents que nous sommes ; elle ne s’en rend pas compte. Faisons comme si nous ne nous en apercevions pas. Dans quelques jours, l’équilibre sera rétabli. Dame nature est une implacable souveraine ; le dévouement la dompte, mais elle reprend ses droits quand ce grand stimulant n’a plus besoin de fonctionner.

Impéria retrouva en effet son équilibre en peu de temps, excepté avec moi. Elle me semblait méfiante, elle était même épilogueuse et railleuse par moments. Elle se reprenait en me voyant surpris et affligé, mais ce n’était plus l’abandon et l’amitié d’auparavant. Que s’était-il donc passé durant mes jours de délire ? Je ne pus me rappeler que ce que je vous ai dit. C’était bien assez pour la mettre en garde contre moi ; mais l’avait-elle compris ? pouvait-elle s’en souvenir ? ne devait-elle pas attribuer mon transport à la fièvre qui me dévorait alors ? Je n’osai pas l’interroger, dans la crainte précisément de lui remettre en mémoire un fait peut-être oublié. J’y mis aussi de l’insouciance au commencement. J’étais trop affaibli pour me sentir amoureux, et j’aimais à me persuader que je ne l’avais jamais été. Il est certain que nous étions tous singulièrement dépéris et calmés. Quand nous nous trouvâmes réunis pour la première fois sur la terrasse d’une petite villa qu’on nous avait louée sur la colline boisée qui domine le port, ce ne fut pas la maigreur et la pâleur de nos visages qui me frappèrent, ils étaient déjà moins effrayants qu’ils n’avaient été sur l’écueil ; ce fut une expression commune à tous et qui établissait une sorte de ressemblance de famille sur les traits les plus dissemblables. Nous avions les yeux agrandis et arrondis, comme terrifiés, et, par un contraste douloureux à voir, un sourire d’hébétement crispait nos lèvres tremblantes. Nous avions tous une sorte de bégaiement et plus ou moins de surdité. Quelques-uns s’en ressentirent même longtemps.

Bellamare, qui ne s’était pas reposé un instant, veillant sur nous tous, contrôlant les ordonnances des médecins du pays qui ne lui inspiraient pas de confiance, nous administrant lui-même les médicaments de sa pharmacie portative, commençait à ressentir la fatigue au moment où la nôtre se dissipait. Nous étions depuis quinze jours dans ce petit port, sur un coteau charmant, en vue des belles montagnes d’un gris bleuâtre qui l’enserrent, et aucun de nous n’était encore en état de travailler ni de voyager. Depuis Ancône, c’est-à-dire depuis près d’un mois, nous n’avions rien gagné, et nous avions beaucoup dépensé, Bellamare n’ayant rien voulu épargner pour notre rétablissement. La situation financière s’aggravait chaque jour, et chaque jour aussi se rembrunissait le front de Moranbois : mais il n’en voulait rien dire, craignant que, pour organiser des représentations à Raguse, Bellamare ne se donnât trop vite des soucis et des fatigues nouvelles. Y avait-il un théâtre à Raguse ? Nous avions sauvé nos toiles de fond, et Léon se disposait à les repeindre, tandis que, Marco et moi, nous occupions nos loisirs à les remaroufler[1]. Je ne m’inquiétais de rien, moi. J’avais encore ma petite fortune en papier dans ma ceinture, et je regardais cette valeur comme le salut du directeur et de la troupe quand la caisse serait tout à fait vide.

Mais le salut ne devait pas encore venir de moi. Un soir, comme nous prenions le café dans le verger, sous les citronniers en fleur, on nous annonça la visite du propriétaire de la villa, qui était aussi le propriétaire de la tartane que Moranbois avait louée pour aller à notre recherche. Rien n’était encore payé.

— Voici le quart d’heure de Rabelais, nous dit Bellamare en regardant Moranbois, qui jurait entre ses dents.

— Soyez tranquilles, leur dis-je, je suis encore en fonds ; recevons poliment le créancier.

Nous vîmes alors apparaître un jeune homme de haute taille, serré à la ceinture comme une guêpe, ruisselant d’or et de pourpre, beau de visage comme l’antique, et plein de grâce majestueuse dans son riche costume de palikare.

— Lequel de vous, messieurs, dit-il en bon français et en saluant avec courtoisie, est le directeur de la troupe ?

— C’est moi, répondit Bellamare, et j’ai à vous remercier de la confiance avec laquelle le gardien de cette villa m’a, en votre nom, autorisé à m’y installer avec mes pauvres naufragés encore malades, sans me demander d’arrhes ; mais nous sommes en mesure…

— Il ne s’agit pas de cela, reprit le brillant personnage ; je ne loue pas cette maison, je la prête. Je ne fais pas non plus payer à des naufragés le secours que tout homme doit à ses semblables.

— Mais, monsieur…

— Ne parlez plus de cela, ce serait m’offenser. Je suis le prince Klémenti, riche en mon pays, ce qui serait pauvreté dans le vôtre, où l’on a d’autres besoins, d’autres habitudes, mais aussi d’autres charges. Tout est relatif. J’ai été élevé en France, au collège Henri IV. Je suis donc un peu civilisé et un peu Français ; ma mère était Parisienne. J’aime le théâtre, dont je suis privé depuis longtemps, et je considère les artistes comme gens d’esprit et de savoir qui seraient bien nécessaires à notre progrès. Ma visite n’a pas d’autre objet que celui de vous emmener passer le printemps dans nos montagnes, où vous vous rétablirez tous promptement dans un air salubre, au milieu de gens de cœur que vos talents charmeront, et qui se regarderont, ainsi que moi, comme vos obligés, quand vous voudrez bien leur en faire part.

Bellamare, séduit par cette gracieuse invitation, nous consulta du regard, et, se voyant généralement approuvé, promit de se rendre aux ordres du prince pour quelques jours seulement, aussitôt que nous serions eu état de jouer et de chanter.

— Non, non, reprit le beau Klémenti, je ne veux pas attendre. Je veux vous emmener, vous donner du bien-être et du repos chez moi tout le temps qu’il vous en faudra ; vous n’y jouerez la comédie que quand il vous plaira, et pas du tout, si bon vous semble. Je ne vous considère encore que comme des naufragés auxquels je m’intéresse, et dont je veux faire mes amis en attendant qu’ils soient mes artistes.

Léon, qui n’aimait pas les protecteurs objecta que nous étions attendus à Constantinople et que nous avions pris des engagements.

— Avec qui ? s’écria le prince, avec M. Zamorini ?

— Précisément.

— Zamorini est un coquin qui va vous exploiter et vous laisser sans ressources sur le pavé de Constantinople. L’année dernière, j’ai trouvé à Bucharest une Italienne qu’il avait emmenée comme prima donna, et qu’il avait abandonnée dans cette ville, où elle était servante d’auberge pour gagner son pain ; sans moi, elle y serait encore. Aujourd’hui, elle chante à Trieste avec succès. C’est une personne distinguée, qui a conservé de l’amitié pour moi, et à qui j’ai rendu sa liberté après lui avoir demandé quelques leçons de chant. Je ne vous demanderai, à vous, que de causer avec moi de temps à autre pour me dérouiller et me perfectionner dans le français, que je crains d’oublier. Quand vous serez tous bien portants, vous reprendrez votre volée, si vous l’exigez, et, si vous tenez à aller chez nos ennemis les Turcs, je vous en faciliterai les moyens ; mais je serais bien étonné si Zamorini n’a pas fait faillite avant ce moment-là. Il avait une femme fort belle qui remontait son commerce quand il était à bas. Elle s’est lassée d’être exploitée par ce misérable, et l’a quitté afin d’exploiter pour son propre compte un Russe de la mer Noire, qui l’a emmenée il y a trois mois.

Le beau prince continua de causer ainsi avec cette facilité d’élocution qui est particulière aux Esclavons, car il n’était point Albanais, comme nous l’avait fait croire la ressemblance de son costume avec celui de cette nation. Il se disait Monténégrin, mais il était plutôt de l’Herzégovine ou de la Bosnie par ses ancêtres. Chose très-plaisante, lesdits ancêtres, dont nous vîmes bientôt les portraits chez lui, avaient le type carré et osseux des Hongrois, et il devait son beau type grec à sa mère qui, nous le sûmes plus tard, était une marchande de modes de la rue Vivienne, pas plus Grecque que vous et moi. Ce personnage expansif et parfaitement aimable à la surface nous séduisit presque tous, et, comme il assurait que sa principauté n’était qu’à une journée de Raguse, nous cédâmes au désir qu’il exprimait de nous emmener dès le lendemain.

Comme la rade de Gravosa est fort profonde dans les terres, nous fûmes rembarqués avec tout notre matériel dans la tartane qui nous avait amenés, et dont le prince nous fit les honneurs avec beaucoup de désinvolture. Il ne parut pas se douter que l’intérieur eût pu être plus propre, et ce détail nous donnait à penser sur les habitudes du pays. Du reste, cette embarcation, dont le prince se servait rarement, et qui le reste du temps faisait le cabotage à son profit, ne manquait pas de prétentions quand elle transportait Son Altesse. On la couvrait alors d’une tente bariolée et on y adaptait une sorte de roof découpé et décoré dans le goût des féeries de nos boulevards. Il est vrai que cette ornementation semblait avoir passé par les mains d’un décorateur de Carpentras.

On nous débarqua pour nous faire gagner en voiture Raguse, où un copieux déjeuner nous attendait, et où il nous fut permis de visiter le palais des doges avant de remonter dans les voitures de louage. Enfin nous nous dirigeâmes vers les montagnes, par une belle route ombragée qui montait assez doucement, et qui à chaque détour nous faisait embrasser un pays admirable. Nous étions redevenus gais, insouciants, prêts à tout accepter. Le voyage en terre ferme était notre élément, toutes nos peines s’effaçaient comme un rêve.

Mais, au bout d’un court trajet, plus de route, un affreux sentier à pic. Les voitures sont payées et renvoyées. Les caisses et les décors sont confiés à des gens ad hoc, qui les transporteront à bras en deux jours. Des mules, conduites par des femmes aux haillons pittoresques, nous attendaient sur le sommet de la montagne, qu’il nous fallut gravir à pied. Je le fis avec plaisir pour mon compte, en sentant que mes jambes, loin de refuser le service, s’affermissaient à chaque pas ; mais je craignais pour Bellamare et pour Impéria la suite d’un voyage qui ne s’annonçait pas comme semé de fleurs.

Il fut très-pénible en effet. D’abord, nos femmes eurent peur en se trouvant perchées sur des mules dans des sentiers vertigineux, et confiées à d’autres femmes qui ne cessaient de jaser et de rire, tenant à peine la bride des montures et leur laissant raser avec insouciance le bord des précipices. Peu à peu cependant, nos actrices se fièrent à ces robustes montagnardes, qui font tous les durs travaux dont se dispense l’homme, adonné seulement à la guerre ; mais la fatigue fut grande, car il nous fallut faire ainsi une dizaine de lieues, presque toujours courbés en avant ou en arrière sur nos montures, et ne pouvant respirer qu’à de courts intervalles sur un terrain uni. Léon, Marco et moi, nous préférâmes marcher, mais il fallut aller vite ; le prince, monté sur un excellent cheval qu’il maniait avec une maestria éblouissante, tenait la tête de file avec deux serviteurs à longues moustaches, courant à pied derrière lui, la carabine sur l’épaule et la ceinture garnie de coutelas et de pistolets. Les montagnardes, fières de leur force et de leur courage, se faisaient un point d’honneur de les suivre à courte distance. Nous marchions derrière, ennuyés et embarrassés de nos mules et de nos chevaux qui ne se faisaient pas remorquer par la bride, — ils étaient pleins d’ardeur et d’émulation, — mais qui, voulant toujours passer devant nous, faisaient rouler des avalanches de pierres dans nos jambes. Lambesq se fâcha tout rouge avec son mulet, qui, en évitant ses coups, perdit la tête et se lança dans l’abîme. Le prince et son escorte n’en prirent pas le moindre souci. Il fallait sortir du défilé avant la nuit, nous mourions de soif, et le rocher calcaire n’avait pas un filet d’eau à nous offrir.

Enfin, au crépuscule du soir, nous nous trouvâmes sur le gazon d’une étroite vallée que surplombaient de tous côtés des cimes désolées. Une grande maison surmontée d’un dôme, et d’où partaient des lumières, s’étendait sur une colline à peu de distance. Cela avait l’air d’un vaste couvent. C’était un couvent en effet. Notre prince avait rang d’évêque, bien qu’il fut laïque, et cet antique monastère, où ses oncles avait régné en princes, était devenu la résidence où il se prélassait en évêque.

Je ne vous expliquerai pas les étrangetés de cet état social d’un pays chrétien qui est censé turc, et qui, toujours en guerre contre ses oppresseurs, n’obéit et n’appartient en somme qu’à lui-même. Nous étions à la limite de l’Herzégovine et du Monténégro. Je n’ai presque rien compris à ce que j’ai vu là de bizarre et d’illogique selon nos idées. J’y ai peut-être porté l’insouciance du Français et la légèreté de l’artiste qui voyage pour promener son esprit à travers des choses nouvelles sans vouloir se pénétrer du pourquoi et du comment. À des acteurs, tout est spectacle ; à des acteurs ambulants, tout mieux encore est surprise et divertissement. Si le comédien se pénétrait en philosophe des idées d’autrui, les choses ne l’impressionneraient plus comme il a besoin d’être impressionné.

Mes camarades étaient comme moi sous ce rapport. Rien ne nous parut plus simple que d’avoir un couvent pour palais, et un guerrier monténégrin pour abbé.

Nous nous attendions pourtant à voir apparaître une longue file de moines sous ces voûtes romanes. Il n’y avait qu’un seul religieux, qui gouvernait la pharmacie et la cuisine. Le reste de la communauté grecque avait été transféré dans un autre couvent que le prince lui avait fait bâtir à peu de distance de l’ancien. Celui-ci tombant en ruine, il l’avait fait réparer et fortifier. C’était donc aussi une citadelle, et une douzaine de têtes de mort qui ornaient le couronnement d’une tourelle d’entrée témoignaient de la justice sommaire du souverain hobereau. Couper des têtes avec le chic oriental tout en parlant de Déjazet, se battre comme un héros d’Homère tout en imitant Grassot, ces contrastes vous résumeront en deux mots l’existence inénarrable du prince Klémenti.

Il avait des vassaux comme un baron du moyen âge, et ces vassaux guerriers étaient plutôt ses maîtres que ses clients. Il était chrétien fervent, et il avait un harem de femmes voilées qu’on n’apercevait jamais. Comme avec le mélange des mœurs et coutumes qui caractérise les provinces limitrophes il avait cette particularité d’être Français par sa mère et par ses années de lycée, il offrait le type le plus bizarre que j’aie jamais rencontré, et je dois vous dire que, sans sa richesse relative et son patriotisme éprouvé, il n’eût probablement pas été accepté par ses voisins, plus sérieusement dramatiques, les chefs éternellement insurgés du Monténégro et de la Bosnie.

Ses sujets, au nombre d’environ douze cents, étaient de toutes les origines et se vantaient d’avoir des aïeux mirdites, guègues, bosniaques, croates, vénitiens, serbes, russes ; il y avait peut-être aussi des Auvergnats ! Ils étaient de toutes les religions, juifs, arméniens, coptes, russes, catholiques latins, catholiques grecs ; il y avait même parmi eux bon nombre de musulmans, et ceux-ci n’étaient pas les moins dévoués à la cause de l’indépendance nationale. Le prince possédait aussi un village, c’est-à-dire un campement de tchinganes idolâtres. qui sacrifiaient, dit-on, des rats et des chouettes à un dieu inconnu.

Nous fûmes installés tous dans deux chambres, mais si vastes, que nous aurions pu nous y livrer à des exercices d’hippodrome. Des tapis d’Orient un peu fanés, mais encore très-riches, divisaient en plusieurs compartiments la chambre des femmes, leur permettaient d’avoir chacune un chez-soi. Dans celle des hommes, une énorme natte d’aloès divisait l’espace en deux parts égales, une pour dormir, l’autre pour se promener. En fait de lits, des divans et des coussins à profusion ; pas plus de draps et de couvertures que dans la chambre bleue.

Le prince, après nous avoir souhaité le bonsoir, disparut, et le moine cuisinier nous apporta du café et des conserves de rose. Nous pensâmes que c’était l’usage avant le repas, et nous attendîmes un souper qui ne vint point. On se jeta sur les confitures, et, comme nous étions très-fatigués, on s’en contenta, espérant être dédommagé par le déjeuner du lendemain.

Dès la pointe jour, me sentant très-dispos quand même, je courus voir le pays avec Léon. C’était un décor admirable, une oasis de verdure dans un cadre d’escarpements grandioses couronnés par des cimes encore couvertes de neige. À une brèche de forme particulière, je reconnus ou crus reconnaître la dentelure d’alpes roses que nous avions eu le loisir d’admirer dans cette direction durant notre captivité sur l’écueil.

La vallée que dominait le manoir n’avait pas deux kilomètres d’étendue, c’était une longue prairie que nous franchîmes rapidement pour voir au delà. Ce bel herbage bordé d’amandiers en fleur semblait fermé par une muraille calcaire à pic ; mais nous avions remarqué dans notre voyage, la veille, que les innombrables vallons enfermés dans le réseau bizarre de ces alpes communiquaient entre eux par des brèches étroites, et un peu d’escalade nous permit de pénétrer dans une autre vallée plus vaste que la première et bien cultivée, qui faisait la meilleure partie des domaines du prince. Un ravissant petit lac y recevait les eaux sortant d’une grotte et ne les rendait pas à la surface. Léon m’expliqua que c’était un ponor, c’est-à-dire un de ces nombreux ruisseaux et fleuves souterrains qui montrent et cachent de place en place leur cours mystérieux dans ce pays peu accessible, dont la géographie n’existe pas encore.

Cette eau faisait la richesse du prince Klémenti, car c’est la sécheresse qui est le fléau de ces contrées en même temps que la garantie de leur indépendance. Il y existe, m’a-t-on dit, des espaces considérables, de véritables saharas, où, faute d’eau, les troupes ennemies ne peuvent faire campagne.

En rentrant de notre promenade, nous trouvâmes nos actrices faisant une razzia de soupières et de baquets dans les cuisines. On n’avait pas soupçonné que des chrétiens eussent besoin de faire des ablutions, et les cuvettes et autres vaisseaux de toilette de faïence anglaise qui décoraient l’office servaient à contenir des pâtés de gibier.

De son côté, Bellamare réclamait au moine cuisinier un déjeuner plus solide que le souper de la veille. Celui-ci s’excusa avec une politesse obséquieuse, disant que le repas serait pour midi, et qu’il n’avait pas d’ordre pour le devancer. On prit encore patience et beaucoup de café. Le frère Ischirion, ce cuisinier barbu, en robe noire et en bonnet de juge, avait bien autre chose à faire que d’écouter nos plaintes. C’était une sorte de maître Jacques qui, en ce moment, fourbissait des armes et des mors de chevaux. Comme il parlait italien, il nous apprit que le prince était parti de grand matin pour organiser la revue de son armée, qui devait avoir lieu sur la pelouse à dix heures. Il ajouta que probablement Son Altesse avait à cœur d’offrir ce divertissement à Nos illustrissimes Seigneuries. Libre à nous de le croire, mais en réalité le prince avait de plus sérieuses préoccupations.

Nos actrices, averties de la solennité qui se préparait, s’habillèrent du mieux qu’elles purent. Leurs toilettes de ville avaient bien éprouvé quelques avaries sérieuses sur le scoglio maledetto ; mais, avec le goût et l’adresse des Françaises et des artistes, elles réparèrent lestement le dommage, et purent se montrer dans une tenue qui nous faisait honneur. Elles nous rendirent le service de recoudre bien des boutons absents à nos habits et de repasser plus d’un col de chemise outrageusement déformé. Enfin, à dix heures, nous étions assez présentables, et après s’être fait annoncer, le prince nous apparut dans tout l’éclat de son costume de guerre, les jambières blanches rehaussées. de galons rouges et or d’un travail merveilleux, la fustanelle d’un blanc de neige sur des grègues de cachemire écarlate, le dolman de drap rouge chamarré de boutons et de passementeries étincelantes avec des manches de soie brodées d’or et d’argent, la toque d’astrakan et de velours surmontée d’une aigrette retenue par une agrafe de pierreries, la ceinture tout en or, remplie d’un arsenal d’yatagans et de pistolets qui s’allongeaient en têtes d’oiseaux et de serpents. Il était si beau, si beau, qu’il avait l’air de sortir de la boîte enchantée de quelque génie des Mille et une Nuits. Il nous conduisit sur la plate-forme de la tour d’entrée, et c’est là que les têtes coupées, auxquelles nos femmes n’avaient pas encore fait attention, les frappèrent d’horreur et de dégoût. Impéria, à qui le prince avait offert son bras et qui s’avançait la première, étouffa un cri, et, quittant son guide avec précipitation, s’élança sur l’escalier en spirale en disant à ses compagnes, qui la suivaient :

— Pas là ! n’allez pas là, c’est hideux !

La peur des femmes est toujours accompagnée d’une avide curiosité. Bien que très-effrayées d’avance, Anna, Lucinde et Régine voulurent voir, et revinrent à nous en criant comme des folles. Le prince se mit à rire du bout des lèvres, un peu surpris, un peu blessé ; mais il ne put les décider à rester dans un lieu si empreint de couleur locale. Il eut beau leur dire que des têtes de Turcs n’étaient pas des têtes humaines et qu’elles étaient desséchées par le vent, par conséquent fort propres ; elles déclarèrent qu’elles renonceraient au plaisir de voir la revue plutôt que de la voir en cette compagnie. Klémenti nous conduisit sur une autre tour, ce qui le contrariait un peu et le forçait à modifier son programme de spectacle, c’est-à-dire son plan de manœuvre ; puis il nous quitta, et nous le vîmes reparaître sur le pont-levis, piaffant et rutilant sur un magnifique cheval de montagne qui jetait du feu par toutes ses ouvertures, et qui semblait vouloir avaler tous les autres.

Le spectacle fut très-beau. L’armée se composait de deux cent cinquante hommes, mais quels hommes ! Ils étaient tous grands et maigres, élégants, bien costumés, armés jusqu’aux dents et cavaliers admirables. Leurs petits chevaux, hérissés et nerveux comme des chevaux cosaques, dévoraient le terrain. Ils exécutèrent plusieurs figures très-habilement rendues, imitant surtout des charges de cavalerie, descendant et remontant du même galop la pente rapide de la vallée, sautant des fossés énormes et se retrouvant en bon ordre de manœuvre après un steeple-chase à faire frémir. Il y eut ensuite une petite guerre d’embuscade dans les rochers qui nous faisaient face. Les cavaliers se serraient sur d’étroites plates-formes avec leurs chevaux, qu’ils tenaient d’une main, tandis que de l’autre ils s’envoyaient des coups de fusil ; ensuite ils s’exercèrent à tirer à balle au galop sur des têtes de Turcs, cette fois postiches.

Le prince prit part à tous ces exercices et y déploya une adresse accompagnée de grâce qui donna un nouveau lustre à sa prestigieuse beauté. Un festin homérique réunit ensuite tous les guerriers sur la pelouse. Vingt moutons y furent servis entiers. Officiers et soldats assis sur l’herbe, sans distinction de rang, mangèrent avec leurs doigts fort gravement et fort proprement, sans faire une tache à leurs beaux habits.

La fumée de ces viandes nous rappela que nous étions presque à jeun depuis Raguse, et, bien que l’on ne parût point songer à nous, nous nous invitâmes nous-mêmes et descendîmes de notre observatoire avec la résolution de gens qui n’avaient nulle envie de recommencer le jeûne de l’écueil maudit.

Le prince, qui présidait le banquet, était en train de porter un toast qui dégénérait en speech. Nous nous dirigeâmes droit sur le frère Ischirion, qui officiait en plein vent, et Bellamare s’empara d’une casserole qui bouillait sur la cantine et qui contenait la moitié d’un mouton avec du riz. Le moine voulut s’y opposer.

— Veux-tu que je te crève ? lui dit Moranbois en fixant sur lui son regard d’oiseau de proie. Le malheureux comprit ce regard à défaut de la formule de menace, soupira et laissa faire.

Réfugiés et cachés dans un massif de lentisques, nous fîmes chère lie, chacun de nous se détachant à son tour pour aller s’emparer ouvertement, qui d’une pièce de gibier, qui d’un poisson du lac de la vallée voisine. Le prince s’aperçut de notre manège, et, se dérobant un moment aux soins de son empire, il se glissa parmi nous, s’excusant de ne pas nous avoir invités à ce festin tout militaire, parce que ce n’était pas l’usage d’y admettre des étrangers, et qu’en tout temps d’ailleurs les femmes ne mangeaient pas avec les hommes.

— Monseigneur, lui répondit Bellamare, nous sommes tous Auvergnats, nous autres, ni hommes ni femmes, c’est-à-dire tous égaux. Libre à vos guerriers de l’Illiade de nous prendre pour des tchinganes ; mais nous avions faim et nous ne pouvons pas vivre de confitures sèches. Faites que nous mangions de la viande, ou renvoyez nous ; car, avec le régime trop recherché auquel votre ministre des affaires culinaires paraît vouloir nous soumettre, jamais nous ne serons capables de vous réciter trois vers.

Le prince daigna sourire et nous promettre que dès le lendemain nous serions traités à l’européenne.

— Il faut, ajouta-t-il, que vous me laissiez cette journée, consacrée à des affaires bien sérieuses. Demain, je serai tout à vous.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Moranbois dès qu’il eut tourné les talons, lestons nos poches pour le reste de la journée.

Et il plongea plusieurs perdrix rôties dans sa vaste sacoche de voyage.

Nous allâmes passer le reste de la journée au bord du petit lac que Léon et moi avions découvert le matin. C’était un endroit vraiment délicieux. Au milieu, l’eau était limpide comme du cristal ; à l’entrée et à la sortie du torrent souterrain qui l’alimentait, elle bouillonnait dans des rochers couverts de lauriers-roses et de myrtes en fleur. Nous nous sentîmes tous guéris dans cette oasis, et on se livra à des accès de gaieté folle que depuis bien longtemps nous ne connaissions plus ; même Moranbois et Léon se déridèrent, et Purpurin essaya de faire de la poésie.

Nous eûmes un reste de spectacle en voyant défiler sur le chemin qui traversait la prairie les beaux cavaliers qui nous avaient donné la fantasia et qui s’en allaient par groupes, s’enfonçant dans divers angles de la montagne par des sentiers que nous ne pouvions deviner. De temps en temps, ces groupes reparaissaient sur des hauteurs vertigineuses. L’or de leurs costumes et leurs belles armes étincelaient au soleil couchant.

— Je n’ai jamais été à l’Opéra, dit judicieusement Purpurin, mais je trouve que ceci est encore plus beau.

Nous nous serions oubliés là jusqu’à la nuit, quand un grand vieillard à longues moustaches blanches, les bras nus jusqu’à l’épaule, et portant un fusil démesuré en guise de houlette, passa avec un troupeau, s’arrêta en nous saluant d’un air affable et grave, et nous tint un discours qu’aucun de nous ne comprit ; mais, comme il nous montrait avec insistance tantôt le soleil et tantôt le monastère, nous devinâmes que, pour une raison ou pour une autre, nous devions rentrer. Bien nous en prit, car on allait lever le pont quand nous nous présentâmes. La petite forteresse était rigidement close aussitôt que le soleil plongeait derrière la plus basse des montagnes. Nous ne fûmes pas effrayés à l’idée d’être ainsi prisonniers toutes les nuits : aucun de nous ne prévoyait que la chose pût devenir très-désagréable.

Frère Ischirion étant le seul serviteur avec qui l’on pût s’entendre, nous essayâmes de le faire causer quand il nous apporta l’excellent café à la turque et les éternelles confitures qui devaient, selon lui, nous suffire après le repas de midi. Il nous apprit que le prince avait gardé près de lui les principaux chefs de son armée et qu’il tenait conseil avec eux dans l’ancienne salle du chapitre.

— Dieu sait, ajouta-t-il, d’un ton emphatique et pénétré, quel rayon de soleil ou quel éclat de foudre sortira de cette conférence ! la paix ou la guerre !

— La guerre avec les Turcs ? lui demanda Bellamare. Est-ce que ces messieurs les attaquent quelquefois ?

— Tous les ans, répondit le moine, et voici bientôt la saison propice pour leur prendre quelque fort ou quelque passage. Dieu veuille que ce ne soit pas avant deux mois, car alors notre lac sera desséché ! Les excellents poissons qu’il nourrit seront rentrés avec lui dans les cavernes, et l’ennemi, ne trouvant ni à manger ni à boire dans le pays, ne s’aventurera pas jusque chez nous, au cœur de la montagne.

— De quoi donc vivez-vous durant l’été ? lui demanda Régine.

— L’été, répondit le moine, notre gracieux maître, le prince Klémenti, va à Trieste ou à Venise. Nous autres, nous buvons du lait aigre et nous mangeons du fromage frit dans le beurre, comme les autres habitants de la prairie.

— Ça n’engraisse pas, dit Régine, car on voit le jour à travers vos côtes.

— Il parait, nous dit Bellamare quand le moine fut sorti, que notre amphitryon veut s’amuser jusqu’au moment d’entrer en campagne. C’est une singulière idée de nous avoir amenés chez lui au milieu de pareilles préoccupations, à moins qu’il ne nous ait racolés pour faire partie de son armée, qui est plus belle qu’elle n’est grosse. Voyons, mes enfants, est-ce que cela ne vous amuserait pas de faire le coup de fusil contre les infidèles ?

— Non certes ! s’écria Lambesq. Il ne nous manquerait plus que cela ! Nous serions tombés dans un joli guêpier !

— Moi, dit Moranbois, qui aimait comme tout le monde à contrarier Lambesq, je ne serais pas fâché de pointer le canon sur ces petits remparts et de casser la tête à quelques musulmans.

— Alors, réjouis toi, dit Léon continuant la plaisanterie ; je sais que l’intention du prince est de nous confier la garde de sa forteresse quand il entrera en campagne, et il y a dix à parier contre un que nous aurons à soutenir quelque assaut.

— Je ne m’en sens pas de joie, s’écria Marco, j’ai toujours rêvé de jouer le mélodrame au naturel.

La colère et la peur de Lambesq nous remirent en belle humeur, et on se proposa de passer gaiement la soirée ; mais avant tout nous voulûmes savoir si nous étions bien chez nous, et si nous pouvions être bruyants sans molester notre hôte et sans troubler la solennité de son conseil de guerre. Bellamare, Léon, Marco, Impéria, Lucinde et moi, marchant en tête avec un flambeau, nous résolûmes d’aller à la découverte dans ce romantique monastère que nous n’avions pas encore eu le loisir d’explorer. Nos chambres avaient accès sur un bastion que dominait une autre construction crénelée sur laquelle une sentinelle se promenait jour et nuit. Nous pou viens contempler un bel effet de lune plongeant à travers les lignes aiguës des fortifications ; mais la présence de cette sentinelle et son pas régulier avaient quelque chose de gênant et d’irritant. Le décor n’était point gai, et la soirée était froide. Nous voulûmes chercher ailleurs un lieu propice à nos ébats ou aux douceurs d’un farniente général, quelque chose qui nous rappelât le foyer d’un grand théâtre. À travers de longs cloîtres à voûtes surbaissées et des escaliers mystérieux qui ne conduisaient parfois qu’à des portes murées ou à des effondrements, — car certaines parties intérieures du monastère étaient encore ruinées, — nous découvrîmes la bibliothèque, qui était fort belle et complètement privée de ses livres vénérables, transportés, ainsi que l’imprimerie, dans le nouveau couvent. Dans une des armoires erraient seulement quelques volumes dépareillés d’Eugène Sue et de Balzac avec les Chansons de Béranger, plus un livre donné en accessit, au collège Henri IV, à l’élève Klémenti. Une guitare turque privée de ses cordes ou plutôt de sa corde, car la guzla n’en a qu’une, quelques longs fusils hors de service, de vieux divans placés au hasard, des escabeaux pour monter aux rayons vides, des tapis roulés, des tables boiteuses, enfin mille choses à d’en cas ou de rebut dans un désordre poudreux, témoignaient de l’entier abandon de cette salle, aussi vaste qu’une église et largement éclairée par de hautes fenêtres cintrées ; mais la lune jetait sur le pavé des lueurs de sépulcre. Il eût fallu un luminaire de théâtre pour égayer ce désert. Les femmes jurèrent qu’elles y mouraient de peur et qu’il fallait chercher autre chose.

— Attendez ! dit Lucinde, voilà sur un rayon là-haut une quantité de cierges qui nous procureraient une illumination. Essayez d’y grimper, messieurs !

Nous aidâmes Marco à rouler un des massifs escabeaux, et déjà il atteignait la provision de cierges, lorsque nous entendîmes marcher dans la galerie qui s’ouvrait au fond de la bibliothèque ; c’était le claquement traînard des sandales du frère Ischirion, et chaque pas le rapprochait de nous. Comme des écoliers en maraude surpris par le pion, nous éteignîmes notre lumière, nous nous cachâmes tous, qui çà qui là, derrière les divans et les piles de coussins ; Marco, accroupi sur le haut de son escabeau, se tint prêt à souffler la lampe du moine, s’il passait à sa portée. Nous étions décidés à lui faire peur plutôt que de lui laisser constater notre délit de vagabondage ; mais ce fut lui qui nous glaça le sang par l’étrange scène dont il nous rendit témoins.

Il portait un vaste panier qui paraissait fort lourd et il marchait lentement, élevant sa lampe pour se diriger à travers l’encombrement des vieux meubles. Quand il fut tout près de nous, il s’arrêta devant l’armoire qui contenait la mince bibliothèque et l’accessit du prince. Là, tenant toujours sa lampe et posant son panier près de lui, il en tira une à une les douze têtes desséchées que nous avions vues sur la tour ; puis, de ses mains qui préparaient les aliments de son maître et de ses hôtes, il plaça et rangea avec soin, on pourrait dire avec amour, ces hideux trophées sur le rayon le plus apparent ; après quoi, il les regarda avec attention, les aligna de nouveau comme il eût fait d’une rangée de mets sur une table, et avec ses doigts noueux repeigna un peu les barbes qui pendaient encore à quelques mentons.

Le pauvre diable ne faisait qu’obéir au prince, qui, pour complaire à nos dames, lui avait ordonné de cacher ces têtes, tout en les conservant avec soin dans son musée ; mais le sang-froid qu’il portait dans cette lugubre occupation irrita Marco, qui, en imitant le cri de la chouette, lui jeta une brassée de cierges sur le corps et descendit précipitamment de l’escabeau avec l’intention de le battre. Nous le retînmes ; le malheureux moine, prosterné sur le pavé, invoquait d’une voix plaintive tous les saints et tous les dieux du paradis slave, et s’efforçait d’exorciser les démons et les sorciers. Sa lampe s’était échappée de ses mains et fumait dans les plis de sa robe. Nous pûmes nous esquiver sans qu’il nous vît, mais en imitant le cri de divers animaux, chacun selon son talent, afin de lui laisser croire qu’il avait affaire aux esprits de la nuit.

Nous n’avions plus de lumière et nous nous égarâmes dans les ténèbres. Je ne sais où et comment nous nous trouvâmes dans une travée, près d’une voûte faiblement éclairée d’en bas. Nous vîmes au-dessous de nous, dans la profondeur d’une sorte de chapelle, le prince debout, dans une petite chaire, en face d’une douzaine de jeunes et vieux seigneurs ou paysans, tous également nobles, officiers de son corps de partisans : c’était le conseil de guerre dans la salle du chapitre. Klémenti les haranguait d’une voix claire et sur un ton de résolution énergique. Comme nous ne comprenions pas un mot d’esclavon, nous pûmes, comme d’une loge de quatrième rang, assister sans indiscrétion à cette scène sérieuse qui ne manquait pas de couleur. J’ignore si l’orateur était éloquent. Peut-être ne disait-il que des lieux communs, et sans doute il n’en fallait pas davantage à des gens si convaincus de leurs droits et si bien disposés à couper des têtes de mécréants ; mais sa prononciation était harmonieuse et ses inflexions assez bonnes. Quand il eut fini, nous faillîmes l’applaudir. Bellamare nous contint et nous emmena vite, sans qu’on se fût aperçu de notre présence.

Enfin nous retrouvâmes notre appartement, qui était assez loin et assez isolé pour nous permettre de parler haut et sans contrainte. Cette certitude étant le but principal de notre expédition, nous résolûmes de nous en contenter. Nous trouvâmes le souper servi dans notre grande chambre par Moranbois et Régine, qui avaient étalé leurs provisions sur une table d’un pied de haut entourée de coussins en guise de sièges, selon la coutume orientale. Anna et Purpurin avaient maraudé de leur côté. Ils avaient pénétré dans l’office, et, pendant que frère Ischirion rangeait ses têtes sur le dressoir de la bibliothèque, ils avaient fait main basse sur les gâteaux et sur quelques bouteilles de vin de Grèce. Le souper fut donc très-présentable, et le café, les pipes turques, les quolibets, les chansons nous conduisirent gaiement jusqu’à trois heures du matin.

Je me sentais pourtant un peu troublé intérieurement, en dépit des lazzis que l’habitude faisait pleuvoir de mes lèvres. La beauté du prince et le prestige de sa fantastique existence avaient, en dépit des têtes, coupées surexcité les imaginations féminines. La grande Lucinde, la petite Anna, voire la grosse Régine, ne se cachaient pas d’être follement éprises de lui. La discrète Impéria interrogée avait répondu avec le mystérieux sourire qu’elle avait en certaines occasions :

— Je mentirais si je vous disais que je ne trouve pas ce paladin admirable sur son cheval. Quand il en descend, et surtout quand il parle français, il perd un peu. Un homme comme celui-là ne devrait parler que la langue des temps fabuleux ; mais enfin ce n’est pas sa faute s’il est notre contemporain. Hier, j’étais trop fatiguée pour le regarder ; aujourd’hui, je l’ai vu, et, s’il continue à être ce qu’il a l’air d’être, c’est-à-dire un Tancrède du Tasse doublé d’un Ajax d’Homère, je dirai, comme ces dames, que c’est un idéal ; mais…

— Mais quoi ? dit Bellamare.

— Mais la beauté qui parle aux yeux, reprit-elle, n’est que le prestige d’un moment : l’œil du corps n’est pas toujours celui de l’âme.

Il me sembla qu’elle me regardait, et j’en pris du dépit : avec la santé, l’amour se réveillait en moi, je ne pus dormir. Comme Léon ne dormait pas non plus, je lui demandai, pour faire diversion à mon inquiétude personnelle, s’il avait remarqué l’enthousiasme d’Anna pour notre hôte. Il me répondit sur un ton d’amertume qui m’étonna.

— Qu’as-tu contre moi ? lui dis-je.

— Contre toi, répondit-il, rien ! J’en ai à la femme en général, et à celle que tu viens de nommer en particulier. C’est la plus écervelée et la plus vaine de toutes.

— Que t’importe ? Il faut en rire. Tu ne l’aimes pas, tu ne l’as jamais aimée.

— C’est ce qui te trompe, reprit-il en baissant la voix ; je l’ai aimée ! Sa faiblesse me semblait une grâce ; elle était pure alors, et, si elle eût eu la patience de rester ainsi quelque temps, j’aurais fait l’immense sottise de l’épouser. Elle a eu celle de céder trop vite à ses absurdes entraînements.

— Ce qui est fort heureux pour toi ; tu lui dois de la reconnaissance.

— Non, elle m’a rendu défiant et misanthrope dès le début de ma carrière. T’avouerai-je tout ? c’est pour elle que je m’étais fait comédien, comme toi pour…

— Pour personne ! que dis-tu là ?

— Ta prudence et ton silence ne me trompent pas, mon camarade ! Nous sommes blessés tous deux, toi par un amour dompté faute d’espoir, moi par un amour enterré faute d’estime.

Ce fut la seule fois que Léon m’ouvrit son cœur. J’ai bien vu depuis que, s’il n’aimait plus Anna, il souffrait toujours de l’avoir aimée.

Le jour suivant, frère Ischirion vint nous dire que le prince désirait savoir l’heure à laquelle il plairait à ces dames de dîner avec lui. Avant de répondre, nous voulûmes connaître les habitudes de Son Altesse. Des réponses du moine, il résulta pour nous que le héros était à la fois sobre et glouton. Comme les loups, il pouvait jeûner indéfiniment et, au besoin, manger de la terre ; mais, quand il s’attablait, il mangeait comme quatre et buvait comme six. En temps ordinaire, il ne faisait qu’un solide repas par jour, à trois heures de l’après-midi. Le matin et le soir, il se contentait de quelques friandises. Nous résolûmes de nous conformer au programme, à la condition qu’aux friandises on ajouterait pour nous des œufs, du fromage et beaucoup de jambon. Tout ceci décidé, on demanda au bon frère pourquoi il était si pâle et paraissait si languissant. Il mit sa fatigue sur le compte du repas monstre qu’il avait dû ordonner la veille et se garda bien de parler de son hallucination dans la bibliothèque. Je me hasardai à lui demander d’un air ingénu pourquoi les têtes n’étaient plus sur la tour. De pâle, il devint livide, fit un signe cabalistique dans l’air et répondit d’un air égaré en se sauvant :

— Ce que fait le diable, Dieu seul le sait !

— Voilà, nous dit Bellamare, une belle occasion de continuer le rôle du diable ! allons chercher les têtes, faisons-les disparaître.

— C’est fait, répondit Marco, je n’ai pas voulu m’endormir sans me procurer une satisfaction. J’ai pris une pincette de brasero, et je me suis glissé dans la bibliothèque. Le moine, qui s’était enfui sans demander son reste, avait laissé sa lampe éteinte et son grand panier béant, j’y ai fourré les têtes et je les ai emportées.

— Et où diable les as-tu mises ? s’écria Régine ; pas ici, j’espère ?

— Non ! je les ai cachées dans un trou de vieux mur que j’ai bouché avec des pierres. Je veux les y garder jusqu’à ce que je découvre où ce vieux animal perche. Alors, j’en ornerai son lit ; je veux qu’il en crève de peur ; c’est une leçon de propreté que je compte lui donner.

— Tu ferais mieux, observa Moranbois, d’infliger cette leçon-là au maître qu’au valet.

— J’y songerai, répliqua gravement le petit bouffon.

À trois heures, le son retentissant d’une effroyable crécelle nous annonça le dîner, et un valet en livrée, dont le costume européen contrastait avec ses longues moustaches et sa martiale figure, vint nous annoncer par gestes que le dîner était servi. Pour la première fois, Purpurin, recouvrant la notion de la vie civilisée et appréciant les choses à sa manière, déclara que ce cosaque du Monténégro avait une fichue tournure dans son habit de cérémonie, et qu’il voulait lui donner une leçon de belle tenue et de belles manières. Il courut donc endosser une vieille livrée de théâtre à la mode Louis XV, mit une perruque poudrée, un peu de fard et des gants de coton blanc, et, dès que nous fûmes au réfectoire, il vint se planter, d’un air gracieux et important, derrière la chaise destinée à Bellamare. L’accès de fou rire qui s’empara de nous et qui se prolongea longtemps, l’agréable surprise que nous fit éprouver la vue d’une table, d’une vraie table servie à l’européenne avec tous les ustensiles qui permettent de ne pas déchiqueter la viande avec les ongles, nous firent oublier que nous avions grand’faim, que les mets refroidissaient et que le prince se faisait attendre plus qu’il ne convenait à un homme élevé en France. Enfin la porte du fond s’ouvrit, et nous vîmes apparaître d’abord un petit groom du type parisien le mieux accentué, en costume anglais irréprochable, puis un grand jeune homme maigre, vêtu à l’avant-dernière mode française, c’est-à-dire de quatre à cinq ans en arrière du mouvement. Il était joli garçon, mais sans grâce, et le bas de son visage avait comme un ravalement de sottise ou de timidité. Nous pensâmes que c’était, un secrétaire, peut-être un parent du prince, sortant à son tour du collège Henri IV, peut-être son frère, car il lui ressemblait. Il parla, s’excusant d’avoir mis trop de temps à une toilette dont il avait un peu perdu l’habitude… déception ! c’était le prince lui-même rajeuni et amoindri par la chute de ses puissantes moustaches, rasé, coiffé, pommadé, encravaté, les mouvements emprisonnés dans un habit noir, la poitrine rétrécie dans un gilet blanc à boutons de perles fines accompagné de beaucoup trop de chaînes d’or ; le prince tombé du paladin de l’Arioste dans le dandy italien, ou plutôt dans le Schiavone déguisé en monsieur, dont nous avions vu l’année précédente les types nombreux à Venise, où ils sont insupportables aux gens tranquilles par leur caquet, leur étourderie et le tapage qu’ils font dans les théâtres.

Notre Klémenti était plus intelligent et mieux élevé que ces petits seigneurs dépaysés qui vont chercher la civilisation hors de chez eux, et qui n’y rapportent pas toujours ce qu’elle a de meilleur. Il y avait en lui un côté chevaleresque et féodal qui l’empêchait d’être ridicule ; mais, comme l’élément français transmis par sa mère s’était atrophié dans sa vie belliqueuse et dure, ce qu’il essayait d’en faire reparaître n’était ni de la dernière fraîcheur ni de la première qualité. Ce revers de la belle médaille faisait regretter le profil antique de la veille. Le camée était redevenu pièce de cent sous.

Dépouillé de son costume pittoresque, il ne nous parut plus qu’un personnage de troisième rôle. En toquet à aigrette et en fustanelle, il nous avait semblé parler notre langue aussi bien que nous ; vêtu comme nous, les défauts d’élocution nous sautèrent aux oreilles. Il avait un zézayement désagréable et se servait d’expressions vulgaires ou prétentieuses. Ce fut bien pis quand il voulut se faire enjoué à notre manière. Il avait mis en réserve depuis son adolescence (et il avait trente-deux ans) un recueil de vieux lazzis qui avaient trop traîné sur les petits théâtres pour nous sembler drôles. Les lazzis qu’on transporte sur la scène sont déjà usés dans la coulisse quand on les abandonne au public. Jugez s’ils paraissent neufs quand ils ont passé par deux ou trois cents représentations ! Le prince tenait pourtant à nous les débiter pour nous faire voir qu’il était au courant, et, au lieu de nous parler de son romantique pays, de ses combats et de ses aventures, choses qui nous eussent grandement intéressés, il nous entretenait d’Odry dans les Saltimbanques ou des aventures scandaleuses de certains rats d’Opéra déjà hors d’âge et parfaitement oubliés.

Il essaya aussi d’être égrillard, bien qu’il fût chaste et froid comme un homme qui a trois femmes, c’est-à-dire deux de trop. Il crut plaire à nos actrices ; mais Régine seule lui tint tête, et il comprit qu’il faisait fausse route auprès des autres. S’il manquait souvent de goût, il ne manquait pas de finesse.

Le dîner fut assez copieux pour nous permettre de manger ce qui était mangeable. Le reste était un mélange insensé d’aliments scandalisés de se trouver ensemble. L’ail, le miel, le piment, le lait caillé, s’arrangeaient comme ils pouvaient avec les viandes et les légumes. Le prince dévorait tout sans discernement. Moranbois, voulant faire allusion au repas des anciens, remarqua tout bas que notre hôte était gueulard comme l’antique. Le groom parisien, qui était un malin singe, l’entendit et se fendit la bouche jusqu’aux oreilles dans un sourire d’approbation. Le drôle était fort réjoui de la figure hétéroclite de Purpurin, et, tout en servant, il lui faisait des niches qui compromettaient cruellement la dignité de notre valet de comédie. Les autres valets, il y en avait une demi-douzaine plantés autour de nous, graves et fiers dans leur costume national, étaient là pour la montre et ne bougeaient non plus que des statues. Heureusement, le groom, leste comme un lézard, courait de l’un à l’autre, nous versant des flots d’un Champagne fabriqué à Trieste, à Vienne ou ailleurs, qui nous eût porté vite à la tête s’il eût été assez bon pour nous faire perdre la prudence. Moranbois n’était pas difficile, mais il pouvait boire impunément ; Lambesq se croyait encore trop malade pour se risquer, et Marco, placé près de Léon, fut contraint par lui à s’observer.

Le prince seul s’alluma un peu, et, l’instinct batailleur se réveillant, il nous dit quelques mots au dessert sur l’éternelle lutte du pays contre les Turcs. Un bon grain d’ambition se mêlait à son patriotisme, et il nous donna à entendre qu’il pourrait bien être nommé chef de l’insurrection permanente qui avait pour idée fixe l’unité du pays et son indépendance.

Quelqu’un fit demander à lui parler, et il sortit en nous priant de l’attendre à table. Alors, le groom, qui était un rabougri de vingt-deux ans, ivre de joie de trouver à qui parler et ambitieux de parler à des comédiens, se mêla sans hésiter à notre conversation.

— N’allez pas croire, nous dit-il, tout ce que vous débite mon maître. C’est un homme terrible à la bataille, je ne dis pas non, mais pas plus que les autres, allez ! Ils sont comme ça une cinquantaine de princes qui s’entendent bien pour flanquer des tripotées aux chiens de Turcs, mais qui voudraient tous commander en premier. Mon maître n’y arrivera pas, il est trop Français ; sa mère n’était pas plus noble que moi, et son père ne descendait pas tout droit des fameux Klémenti de l’ancien temps. On ne voit pas de bon œil les genres européens que se donne monsieur, et ces gardes du corps que vous voyez là, plantés comme des chandelles, sans entendre un mot de ce que nous disons, nous méprisent ; ils voudraient me tordre le cou parce que je rase monsieur quand il veut être propre pendant quelque temps.

— S’il veut être propre, c’est pour nous plaire apparemment, dit Régine ; mais dis-nous, petit ! cette moustache coupée prouve que, d’ici à quelque temps, ton maître ne compte pas sur la guerre, car cette lèvre bleuâtre ne serait pas d’ordonnance ?

— Ça prouve peut-être, répondit le groom, que monseigneur veut tenter un coup de main sans être reconnu ; on ne sait pas. Ça m’est égal, à moi : la paix, la guerre, ça se ressemble tant dans ce pays de brigands, qu’on n’en voit pas la différence.

— Des brigands ? s’écria Lucinde ; j’ai toujours désiré d’en voir. Il y a en a donc par ici ?

— Il n’y a que de ça, mademoiselle, et vous en voyez là autour de vous.

— Allons donc ! Ces beaux hommes-là ?

— Aussi vrai que je vous le dis ! C’est comme les loups : ça ne fait pas de mal quand ça n’a pas faim ; mais, quand ça manque de tout, gare aux gens qui prennent fantaisie de voir leurs montagnes ! Ils sont très-doux et même accueillants quand tout va bien chez eux ; mais, quand ils sont trop molestés par les Turcs, il faut bien qu’ils prennent aux étrangers de quoi acheter du pain et de la poudre. Braves gens tout de même ! seulement, c’est sauvage et il ne faudrait pas les agacer ! Il y a aussi des ramassis de bandits de tout pays qui parcourent la frontière, soi-disant comme patriotes, mais dont il y a bien à se méfier. N’allez jamais vous promener plus loin que le petit lac et ne vous risquez jamais dans la montagne. Je vous le dis sans rire.

Ce garçon intelligent et effronté, qui s’appelait Colinet et que son maître avait surnommé Meta, moitié d’homme, eût volontiers bavardé toute la nuit ; mais le prince rentra et nous emmena prendre le café dans son salon, qui était délicieusement arrangé dans un goût bas-empire très-intéressant. Il nous montra tout l’appartement, — sa chambre à coucher, décorée à la française, avec un lit français où il ne couchait pas, préférant s’étendre sur une peau d’ours en hiver et sur une natte en été, — son boudoir et son cabinet de travail. Ces pièces étaient riches, dorées sur toutes les coutures, mais sans caractère ni confortable sérieux. Nous préférâmes rester dans le salon oriental, où nous attendaient de superbes chibouques et des cigares détestables ; mais le café épais commençait à nous paraître délicieux. On s’y fait, et le rude marasquin du pays ne nous parut plus si terrible qu’au commencement.

Le prince s’en abreuva de manière à tomber dans une torpeur qui ressemblait beaucoup au sommeil ; Impéria prit sa guipure ; Régine, avisant des cartes, défia Moranbois au besigue ; Bellamare défia Léon aux échecs ; Lambesq prit un numéro du Siècle qui avait trois semaines de date, et Marco s’endormit, ce qui lui arrivait toujours quand il ne pouvait rire et gambader. La soirée menaçait d’être trop paisible pour nous, lorsque le prince, se redressant sur son divan, se mit à réciter des vers de Racine en feignant de les avoir oubliés, pour nous engager à les déclamer devant lui.

— C’est nous faire payer notre écot un peu vite, me dit tout bas Bellamare ; mais autant vaut payer comptant que de faire des dettes. Allons-y gaiement. Le prince demandait une scène de Phèdre. C’était l’emploi de Lucinde ; mais elle avait pris sur l’écueil une extinction de voix qui n’était pas entièrement dissipée, et elle était trop fière de son bel organe pour consentir à le compromettre ; elle engagea Impéria à la remplacer.

— Je n’ai jamais joué qu’Aricie, répondit Impéria. Phèdre n’est ni dans mes moyens, ni dans mes études.

— Ça ne fait rien, dit Bellamare. Tu sais le rôle, et, d’ailleurs, Moranbois est là.

Moranbois avait une mémoire prodigieuse et savait par cœur tout le répertoire classique. Il se dissimula derrière un écran, Impéria et Régine se drapèrent dans de grand châles de cachemire que leur offrit le prince, et, se plaçant à distance convenable, les lumières bien disposées et le fauteuil royal mis en état, c’est-à-dire posé à son plan, elles commencèrent la scène :

   Ah ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

J’étais curieux de voir comment Impéria, dont la voix était cristalline plutôt que tragique, réciterait ces vers de contralto, et comment son jeu si délicat et si mesuré se plierait à la sombre attitude de la femme dévorée d’amour. Elle avait ri d’avance du fiasco qu’elle allait faire et nous avait priés de l’applaudir quand même, afin que le prince, qui ne devait guère s’y connaître, ne s’aperçût pas de son insuffisance.

Quelle ne fut pas ma surprise, celle de Bellamare et de tous les autres, quand nous vîmes tout d’un coup Impéria changer de figure, et, comme inspirée par la pensée du rôle, trouver, sans l’avoir jamais cherchée, l’attitude brisée et absorbée de la grande victime du destin ! Son œil se creusa et redevint fixe comme si elle interrogeait encore sur l’écueil maudit les voiles décevantes qui s’effaçaient à l’horizon. Tout ce que nous avions souffert nous redevint présent et un frisson passa dans nos veines. Elle le sentit vibrer autour d’elle et sa figure prit une expression que nous ne lui connaissions pas. Son irréprochable diction s’accentua par degrés, sa froide poitrine palpita, et sa voix frêle, devenue stridente, trouva des accents de détresse, de révolte et d’étouffement qui ne ressemblaient à rien de connu. Avait-elle la fièvre ? est-ce nous qui avions le délire ? Elle nous fit verser de véritables larmes, et cette émotion, nécessaire sans doute à des gens qui s’étaient efforcé de rire jusque dans les affres de la mort, nous emporta jusqu’au délire. On applaudit, on cria, on se jeta dans les bras les uns des autres, on baisa les mains d’Impéria en lui disant qu’elle était sublime. On fit plus de bruit qu’une salle tout entière. Le prince fut oublié comme s’il n’eût jamais existé.

Quand je me souvins de lui, je vis qu’il nous regardait avec étonnement ; sans doute il nous prenait pour des fous, mais c’était encore un spectacle. Il croyait étudier la vie intime des comédiens, dont les gens du monde sont prodigieusement curieux, et qu’il ne saisissait là que dans un moment tout exceptionnel.

Il prenait intérêt à la chose. Tout ce que nous lui devions, c’était de ne pas l’ennuyer. Tout était donc pour le mieux. Il n’eut pas besoin de nous demander une autre scène, nous avions tous un besoin enragé de jouer la tragédie et de nous sentir excités les uns par les autres. L’hercule Moranbois alla chercher la caisse aux costumes. Le boudoir du prince servit de vestiaire aux hommes, son cabinet de travail aux femmes. Il remarqua un peu bêtement la décence de nos habitudes, et Moranbois, qui ne pouvait se contraindre longtemps, lui dit du ton le plus courtisan qu’il put prendre :

— Alors, Votre Altesse s’était mis en tête que nous n’étions que des pignoufs ?

Le prince daigna rire aux éclats de cette sortie.

En un quart d’heure, nous avions passé nos maillots et endossé nos draperies. Je faisais Hippolyte, Lambesq faisait Thésée, Anna Aricie, Léon Théramène. Nous jouâmes toute la pièce je ne sais comment ; nous étions tous pris et enlevés au-dessus de terre par le talent qui se révélait chez Impéria. Il semblait que le naufrage eût changé son tempérament d’artiste ; elle était nerveuse, enfiévrée, admirable quelquefois, déchirante toujours. Elle se livrait au hasard de l’inspiration, elle ne se rendait pas compte de ce qu’elle faisait. Elle était prise par moments d’une envie de rire qui se résolvait en sanglots. Ce besoin de rire commençait aussi à solliciter notre système nerveux ; c’était la réaction inévitable après nos larmes. Quand Léon arriva au récit de Théramène, qu’il avait en horreur, il prétendit qu’il ne s’en souvenait plus, et Marco, averti par lui, poussa Purpurin, costumé de la plus désopilante façon, en face de Thésée. Purpurin ne se fit pas prier. Enchanté de montrer son talent dramatique, il commença ainsi, mêlant ses deux tirades de prédilection :

   À peine nous sortions des portes de Trézène.
   C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit,
   Ma mère Jézabel… Ses gardes affligés…

Il n’en put dire davantage. Le prince se renversa en riant sur les coussins, et ce fut pour nous le signal d’une hilarité exubérante.

Pendant que nous quittions nos costumes, Bellamare eut aussi la comédie, et ce fut le prince qui la lui donna.

— Monsieur l’imprésario, lui dît ce naïf potentat, vous m’avez ait un mystère, je ne sais pourquoi ;… mais enfin je le découvre, et vous allez avouer la vérité. Cette jeune actrice que vous appelez Impéria, c’est un nom de guerre ?

— Nous avons tous des noms de guerre, répondit Bellamare, et cela ne couvre aucun secret digne d’intéresser Votre Altesse.

— Pardonnez-moi. J’ai parfaitement reconnu mademoiselle Rachel.

— Qui ? s’écria Bellamare effaré de surprise ; laquelle ?

— Impéria, vous dis-je. J’ai vu Rachel une fois, dans Phèdre précisément. C’est sa taille, son âge, sa voix, son jeu… Allons, convenez-en, ne me mystifiez pas plus longtemps. C’est bien Rachel, qui, pour me punir de ne l’avoir pas reconnue tout de suite, vous a défendu de trahir son incognito. Bellamare était trop honnête pour mentir, et en même temps trop malin pour renoncer au divertissement que nous promettait l’étrange erreur du prince. Il assura qu’Impéria n’était pas Rachel, mais il l’assura d’un ton craintif et avec des airs embarrassés qui persuadèrent à notre hôte qu’il ne s’était pas trompé.

Quand Impéria rentra au salon, Klémenti lui baisa respectueusement et tendrement les mains en la suppliant de garder le cachemire qu’elle lui rapportait. Elle le refusa, disant qu’elle n’avait pas assez de talent et de réputation pour accepter un tel cadeau. Lucinde, qui survint, la trouva bien sotte et regretta beaucoup de n’avoir pas joué Phèdre. Régine lui dit tout bas :

— Prends-le, tu me le donneras, si tu n’en veux pas.

Le prince paraissait blessé du refus. Bellamare prit le châle et dit au prince qu’il le ferait accepter ; mais il le replaça adroitement dans la chambre de Son Altesse, jugeant avec raison qu’il ne fallait pas exploiter le nom de Rachel, et que le présent ne serait acceptable que lorsqu’il serait offert à Impéria appréciée pour elle-même.

Quand nous fûmes rentrés chez nous, il nous régala de l’anecdote, tout en ajoutant qu’Impéria avait révélé ce soir-là des qualités qui rendaient la méprise de notre hôte excusable.

— Taisez-vous, mon ami, répondit Impéria tout à coup attristée. Ce que j’ai été ce soir, je l’apprécie mieux que vous, Je me suis livrée à un essai, j’ai joué d’inspiration, croyant être détestable, et en me promettant de charger encore, si je vous faisais rire. Je vous ai fait pleurer parce que vous aviez besoin de pleurer ; mais vous rirez demain si je recommence.

— Non, dit Bellamare, je m’y connais ; ce que tu as trouvé ce soir était vraiment beau ; je t’en donne ma parole d’honneur.

— Eh bien, si cela est vrai, reprit-elle, je ne le retrouverai pas demain, puisque je l’ai fait sans intention.

— On verra ! dit Lucinde, qui s’était laissé entraîner comme les autres à applaudir sa compagne, mais qui en avait assez déjà et ne se souciait pas d’être mise hors de concours.

— Voyons tout de suite, reprit Bellamare avec la passion qu’il portait dans son enseignement ; si c’est une inspiration fugitive comme tant d’artistes distingués en ont eu une dans leur vie pour ne plus la ressaisir, je vais le voir, moi ! Recommence moi ça !

Ah ! que ne suis-je assise…

— Je suis fatiguée, répondit Impéria, cela m’est impossible.

— Fatiguée ? raison de plus, allons ! essaye, je le veux, c’est pour toi, ma fille ! tâche de graver ton inspiration sur le marbre avant qu’elle soit refroidie. Si tu la retrouves, je vais la noter, et je te l’incrusterai après pour que tu ne la perdes plus.

Impéria s’assit, essaya de composer son attitude et sa physionomie. Elle ne retrouva ni son aspect, ni son accent.

— Vous voyez bien, dit-elle, c’était le passage d’un souffle. Peut-être même n’y avait-il rien en moi. Vous avez eu l’hallucination collective qui appartient aux imaginations exaltées.

— Ce sera donc comme pour moi ? lui dis-je. J’ai eu le feu sacré un certain soir, et, après…

— La chose arrive à tout le monde, répondit Bellamare. Je me souviens d’avoir joué Arnolphe tout un soir sans parler du nez. J’avais battu ma femme le matin, et j’étais radieux comme les astres. De ce qu’on retombe dans sa nature après ces prodiges-là, il n’en résulte pas qu’on ne puisse pas les reproduire et les fixer. Ne vous découragez jamais, enfants ; Apollon est grand et Bellamare est son prophète !

Le lendemain, Bellamare fut mandé par le prince dans son cabinet.

— Il faut, lui dit-il, que vous fassiez acte de courage, fussiez-vous encore un peu fatigué. J’espérais vous laisser quelques jours de repos ; mais la situation me presse, et, d’ailleurs, la présence de Rachel parmi vous… Ne dites pas non, mon groom a causé ce matin avec votre jeune comique, qui lui a tout avoué ; c’est bien Rachel qui se cache sous le nom d’Impéria. Je n’aurais pas pu m’y tromper, moi ! J’ai encore la voix de Rachel dans l’oreille et son fin profil devant les yeux. Si elle persiste à se dissimuler, ne la contrariez pas, nous ferons semblant de garder son secret ; mais le prestige de son vrai nom et la séduction de son merveilleux talent vont être d’une grande utilité à ma patrie. Entendez-moi bien ; personne n’est capable de commander une vaste insurrection. Tous ces petits seigneurs, également braves et dévoués, manquent tous également du nécessaire : l’argent et l’intelligence. Je suis riche, moi, et j’ai reçu l’éducation qui tire un homme d’un sauvage. Le salut général est donc dans mes mains, si l’on veut ouvrir les yeux. Il y a des préventions contre moi précisément à cause de cette éducation dont on ne comprend pas les avantages. On me traite de baladin parce que j’aime les arts ! Aidez-moi à séduire et à charmer ces esprits incultes. Dites-leur de beaux vers dont je leur donnerai la traduction faite par moi, et dont l’harmonieuse solennité les frappera de respect. Montrez-leur des costumes sérieux, chantez-leur de beaux airs guerriers, je sais que vous êtes tous musiciens… et enfin… enfin, si Rachel voulait, si Rachel, revenant de très-peu d’années en arrière, consentait à leur chanter cette Marseillaise qui a, dit-on, passionné le peuple français… Voyons ! je sais qu’elle ne veut plus la chanter ; mais ici, sous un pseudonyme transparent… Impéria ! impératrice, c’est si clair ! Je sais bien que ce chant la fatigue beaucoup, mais j’ai des pierreries pour l’indemniser, et de plus beaux cachemires que celui qu’elle a refusé hier. Quant à vous, monsieur l’imprésario, j’en passerai par tout ce que vous voudrez. Vous ne m’avez pas fait de conditions ; voici le moment, mettez-vous à mon bureau. Écrivez, et je signerai. À moins d’être un coquin, tout autre que Bellamare eût été embarrassé d’accepter ; mais il savait être honnête homme et homme d’esprit en même temps, il prit son parti sur l’heure, et il écrivit ce qui suit :

« Le prince Klémenti engage pour un mois la troupe du sieur Bellamare à mille francs par chaque représentation qu’elle donnera dans le château de Son Altesse, avec le concours de mademoiselle Impéria. Il sera, en outre, alloué à ladite demoiselle Impéria une somme de mille francs par représentation, si, à la fin dudit engagement, le prince Klémenti persiste à voir en elle l’égale de mademoiselle Rachel dans le chant de la Marseillaise et dans la tragédie ; faute de quoi, il ne sera dû à ladite Impéria qu’un présent à la convenance dudit prince. »

Le prince trouva la rédaction ingénieuse, signa et donna mille francs d’avance. Bellamare, en se retirant, lui dit, pour l’acquit de sa conscience :

— Je vous jure, Altesse, qu’Impéria n’est pas Rachel.

— Parfait ! parfait ! s’écria le prince en riant. Appelez votre monde et choisissez votre salle de spectacle. Moi, je vais envoyer mes invitations pour dimanche.

Il sonna Meta, qui, à son service depuis trois ans, avait appris la langue du pays, et il lui ordonna de servir de truchement entre la troupe et les ouvriers qu’elle aurait à employer. De ce moment, Meta, qui nous aimait avec passion, ne nous quitta plus que pour habiller et raser le prince. C’était un garçon intelligent, audacieux et corrompu, un vrai gamin de Paris, qui se vantait d’avoir joué son rôle sur mainte barricade. Il avait vu Rachel aux spectacles gratis, et, bien certain qu’elle n’était point parmi nous, il avait abondé malicieusement dans la fantaisie de son maître, sur lequel il avait l’ascendant qu’on laisse prendre aux enfants gâtés. Il était donc le principal auteur du roman dont nous allions aborder les aventures.

Léon blâma beaucoup le mezzo termine de Bellamare, et prétendit que nous faisions du nom de Rachel une exploitation jésuitique. Impéria se sentit beaucoup de répugnance à être l’objet de cette supercherie du prince vis-à-vis de ses invités ; mais le prince y mettait une bonne foi si obstinée ou si bien imitée, tous nos efforts pour le détromper furent tellement vains, que les scrupules s’envolèrent et qu’on se prépara gaiement h jouer du Corneille et du Racine au couvent-évêché-palais-forteresse de Saint-Clément.

Nous ne pouvions trouver mieux que la monumentale bibliothèque. Il y avait place pour un public de quatre cents personnes, maximum indiqué par le prince, plus pour un joli petit théâtre, avec ses coulisses, vestiaire et dégagements. Les solides rayons qui avaient jadis porté des in-folio manuscrits, des volumes imprimés dans toutes les langues, furent démontés et rajustés de façon à former une très-belle estrade pour le public. Nous avions des ouvriers à discrétion, très-actifs et soumis. C’étaient des soldats de l’armée du prince. On fit venir du nouveau couvent deux moines qui, pensant décorer une chapelle, nous peignirent à la détrempe, dans le style gréco-byzantin, une forte jolie devanture et les manteaux d’arlequin, c’est-à-dire les premières coulisses à demeure qui servent de repoussoir aux autres. Un immense tapis fit l’office de toile ; c’était un peu lourd, il fallait quatre hommes pour le manœuvrer, cela ne nous regardait pas. Moranbois se chargea de composer le décor, qu’il entendait mieux que personne. Léon le dessina, je le peignis avec l’aide de Bellamare et de Marco. La toile de fond du péristyle classique pour la tragédie avait déjà été réparée à Gravosa. Lambesq répara de son mieux les instruments qui avaient souffert. L’orchestre, c’est-à-dire le quatuor qui nous en tenait lieu, fut caché dans la coulisse pour que les acteurs en représentation pussent faire de temps en temps leur partie, sans être vus jouant du violon ou de la basse en costume d’empereur ou de confident. Bellamare avait introduit une innovation : un coryphée récitait en guise de chœur une pièce de vers à la fin ou à l’entrée des actes. Ces vers, imités des anciens textes, étaient fort beaux, ils étaient de Léon. L’orchestre les accompagnait en sourdine sur un rhythme grave et monotone que j’avais composé, c’est-à-dire pillé, mais qui faisait très-bon effet.

Pendant que nous nous hâtions ainsi, Impéria étudiait la Marseillaise, qu’elle n’avait chantée de sa vie et qu’elle n’avait jamais entendu chanter par Rachel ; elle savait seulement que, sans voix et sans aucune méthode musicale, la grande tragédienne avait composé une sorte de mélopée dramatique qui était plutôt mimée et déclamée que chantée. Impéria musicienne ne pouvait pas faire si bon marché du thème musical et n’espérait point arriver à la beauté sculpturale, à l’accent voilé et terrible de celle qu’on avait appelée la muse de la liberté. Sa voix pure voulait chanter, mais elle était trop douce pour armer des bataillons. Elle prit le parti de s’exprimer selon sa nature, dont le fond était calme, résolu et tenace. Elle fit appel aux cordes de sa volonté stoïque et fière ; elle fut toute simple, elle chanta toute droite, elle regarda son public en face avec une fixité fascinatrice, elle marchât sur lui en étendant les bras comme si elle eût marché à la mort au milieu des baltes avec une indifférence dédaigneuse. Cette interprétation fut un chef-d’œuvre d’intelligence. La première fois qu’elle ressaya devant nous, la première strophe nous étonna, la seconde commença de nous agiter, la troisième nous emporta. Ce n’était pas un appel à l’enthousiasme, c’était comme un défi d’autant plus excitant qu’il était froid et hautain.

— C’est cela ! dit Moranbois, qui, vous vous en souvenez, était le juge infaillible de l’effet, par conséquent du résultat. Ce n’est pas la Marseillaise vociférée aux titis, ni drapée pour les artistes ; c’est la Marseillaise crachée au visage des capons.

Nous ne vîmes le prince qu’à dîner durant tous ces préparatifs. Il avait fort à faire de son côté pour rassembler et attirer son public, dont les principaux membres étaient séparés de lui par des montagnes et des précipices. Tous ces chefs de clan n’étaient pas bien difficiles à héberger. Une salle commune, des tapis et des coussins, ils n’en demandaient pas davantage. Ils apportaient tout leur bagage dans leur ceinture, armes, pipes et tabac. N’admettant pas leurs femmes à se promener et à se divertir avec eux, ils simplifiaient beaucoup les embarras de l’hospitalité. Ce public sans femmes nous refroidit d’abord, mais il excita l’entrain d’Impéria pour la Marseillaise.

Lucinde avait repris son rôle de Phèdre, et, sauf le prince et son groom, tout l’auditoire la prit sérieusement pour la célèbre Rachel. Impéria récitait admirablement les tirades du coryphée, mais on n’y faisait pas grande attention. Quand elle parut à la fin en tunique courte, manteau rouge et bonnet phrygien, avec un drapeau aux couleurs de l’insurrection locale, on se ravisa, et la Marseillaise fit le même effet qu’elle avait fait sur nous. On écouta en silence, puis un murmure s’éleva comme un souffle d’orage, puis une sorte de fureur éclata en cris, en trépignements et en menaces. Un éclair passa dans la salle, c’étaient tous les yatagans tirés de la ceinture et brandis au-dessus des têtes. Toutes ces longues figures imposantes, qui depuis le commencement de la représentation nous contemplaient avec une attention majestueuse et froidement bienveillante, devinrent terribles : les moustaches se hérissèrent, les yeux lancèrent des flammes, les poings menacèrent le ciel, Impéria eut peur. Ce public de lions du désert, qui semblait vouloir s’élancer sur elle en rugissant et en montrant les griffes, faillit la faire fuir dans la coulisse ; mais Moranbois lui criait de sa voix rauque au milieu du vacarme :

— Tiens ton effet, tiens-le ! toujours, toujours !

Elle fit ce qu’elle croyait ne pouvoir faire de sa vie ; elle s’avança jusque sur la rampe, bravant le public et gardant son impassible audace, rendue plus émouvante par la délicatesse de sa taille et de son type d’enfant. Alors, ce fut un transport de sympathie dans la salle ; tous ces héros de l’Illiade, comme les appelait Bellamare, lui envoyèrent des baisers ingénus et lui jetèrent leurs écharpes d’or et de soie, leurs chaînes d’or et d’argent, et jusqu’aux riches agrafes de leurs toques : on en eut pour une heure à tout ramasser.

Le prince avait disparu pendant ce tumulte. Où était-il ? Très-naïf avec nous, mais très-malin avec les gens de son pays, il s’était ménagé son effet. Il avait reçu ses hôtes en costume français, prenant plaisir à les agacer par cette affectation, et voulant les forcer à l’accepter pour un métis qui valait tous leurs pur-sang. Dans l’entr’acte que lui ménageait le long et bruyant triomphe d’Impéria, il avait été lestement revêtir son plus magnifique costume d’apparat et il avait replacé sa belle moustache de cérémonie, qui était en tout temps postiche, la sienne étant pauvre naturellement. Il fit ainsi son entrée sur la scène et présenta à la prétendue Rachel un énorme bouquet d’anémones de montagne et de fleurs de myrte dont la tige était passée dans un bracelet de diamants.

Il accompagna cette offrande d’un speech en langue du pays, qu’il débita en se tournant vers le public, et qui exprimait l’ardent patriotisme et l’implacable vendetta nationale que le génie de l’artiste avait fait vibrer et tressaillir dans des âmes héroïques. Puis, voyant que le public hésitait à accepter les faciles transformations de sa personne, le prince ajouta quelques mots en touchant son dolman et sa barbe en frappant sur son cœur. Cela était facile à comprendre. Il leur disait que la râleur d’un homme n’était pas dans un costumé qu’on pouvait se procurer avec de l’argent, ni dans une moustache que le barbier pouvait aussi bien replanter qu’abattre, mais qu’elle était dans un cœur vaillant que Dieu seul pouvait vous mettre dans la poitrine. Il accentua si bien ce dernier trait et soif geste fut si énergique, qu’il enleva son effet en maître comédien brûleur de planches. Il avait certes étudié Lambesq, et disait tout aussi bien que lui dans son idiome. Nous donnâmes le signal des applaudissements dans la coulisse, et le public entraîné lui fit l’ovation qu’il avait couvée.

Impéria, rentrée au foyer, s’évanouit de fatigue et d’émotion. En reprenant ses esprits, elle vit à ses pieds le monceau d’hommages qui lui avaient été jetés. Elle les fit emporter par Moranbois, comme appartenant à l’association, et, quoi qu’on pût lui dire, il fallut les mettre à la caisse commune. Elle n’en garda que deux belles écharpes dont elle fit cadeau à Lucinde et à Régine, lesquelles n’étaient que pensionnaires. Bellamare exigea pourtant qu’elle reprit le bracelet de diamants pour le porter devant le prince, qui ne comprenait pas les refus, et ne les attribuait qu’au dédain pour la valeur de l’objet offert.

Nous jouâmes ainsi quatre fois la tragédie en un mois devant un auditoire toujours plus nombreux, et toujours la Marseillaise excita les mêmes transports et fit pleuvoir une grêle de cadeaux. C’était comme à Toulon, seulement c’était plus luxueux, et, comme le prince persistait à vouloir persuader aux autres et à lui-même que personne autre que Rachel n’était capable de chanter la Marseillaise comme Impéria là chantait, nous nous vîmes à la tête d’une belle somme et d’une valeur réalisable tant en bijoux anciens et en tissus brodés qu’en couteaux, pipes et autres objets riches et curieux. Impéria se fâchait très-sérieusement quand on essayait de séparer ses intérêts des nôtres. Elle entendait que le traité d’association fût exécuté à là lettre. Elle ne profita de ses avantages que pour faire donner une belle gratification aux pensionnaires. Lambesq n’en fut point exclu, malgré tous ses torts. Il avait fait ronfler les vers avec des vibrations cyclopéennes qui avaient produit plus d’effet que le jeu correct et approfondi dé Léon. Il avait donc contribué à nos succès, on lui devait une récompense. Il ne s’y attendait pas et se montra très-reconnaissant.

Le succès, c’est la vie pour le comédien, c’est la sécurité du présent, c’est l’espérance illimitée, c’est la confiance dans la bonne étoile. Nous étions unis comme frères et sœurs ; plus de jalousies, plus de dépits, plus de bourrasques ; une obligeance parfaite de tous pour tous, une gaieté intarissable, une santé de fer. Nous avions cette prodigieuse exubérance de vitalité et cette imprévoyance enfantine qui caractérisent la profession quand elle va bien. Nous faisions d’ardentes études, nous introduisions des perfectionnements à notre mise en scène. Bellamare, n’ayant pas les soucis du dehors, était tout à nous et nous faisait faire des progrès réels. Léon n’était plus triste. Le plaisir d’entendre bien dire ses vers par Impéria le remettait en veine d’inspiration. Nous menions une vie charmante dans notre oasis. Le temps était superbe et nous permettait de temps en temps des promenades dans un pays entrecoupé d’horreurs splendides et de merveilles cachées. Nous n’apercevions pas l’ombre d’un brigand. Il est vrai que ; quand nous devions nous aventurer un peu dans la montagne, le prince nous faisait escorter ; nous allions alors chasser, et les femmes nous rejoignaient avec les provisions pour déjeuner dans les sites les plus sauvages. Nous étions affolés de découvertes, et personne ne se souciait plus du vertige.

Les habitants de la vallée nous avaient pris en amitié et nous offraient une hospitalité touchante. C’était les plus honnêtes, les plus douces gens du monde. Le soir, quand nous rentrions dans la forteresse, il nous semblait rentrer chez nous, et le grincement du pont-levis derrière nous ne nous causait aucune mauvaise impression. Nous prolongions les études, les dissertations littéraires, les gais propos, les rires et les gambades jusque fort avant dans la nuit. Nous n’étions jamais épuisés, jamais las.

Le prince s’absentait souvent et toujours inopinément. Se préparait-il à un coup de main, comme son groom le pensait, ou chauffait-il son parti pour en prendre la direction suprême ? Meta, qui bavardait plus que nous ne le lui demandions, prétendait qu’il y avait de grandes intrigues pour et contre sou maître, qu’il y avait un compétiteur plus sérieux que lui, appelé Danilo Niégosh, lequel réunissait plus de chances dans la province de la Montagne-Noire, où Klémenti échouerait certainement malgré ses efforts, ses dépenses, ses réceptions et son théâtre.

— Il n’y a, disait-il, qu’une chose qui pourrait le faire réussir : ce serait d’enlever aux Turcs, à lui tout seul, une bonne place de guerre. C’est comme ça dans le pays. Ces messieurs, quand ils vont tous ensemble, font autant les uns que les autres ; aussi les ambitieux voudraient bien faire un coup d’éclat sans avertir personne, ou réussir avec leur petite bande dans une entreprise que tous les autres auraient jugée impossible. C’est comme ça qu’ils font quelquefois des choses étonnantes ; mais c’est comme ça aussi qu’il leur en cuit bien souvent pour s’être attaqués à plus fort qu’eux, et c’est toujours à recommencer.

Le groom avait peut-être raison ; nous ne pouvions cependant nous empêcher d’admirer ces beaux seigneurs, barbares de mœurs et d’habitudes, mais fiers et indomptables, qui aimaient mieux vivre en sauvages dans leurs inexpugnables montagnes que de les abandonner à l’ennemi pour aller vivre dans les pays civilisés. Nous sentions plus d’estime et de sympathie pour eux que pour notre prince, et il nous semblait que les autres chefs n’avaient point à lui envier sa littérature et sa barbe d’emprunt. Nous nous trouvions ridicules de leur vouloir infuser une civilisation dont ils n’avaient aucun besoin, et qui n’avait servi au prince qu’à le dépoétiser de moitié.

Peut-être trouverez-vous que nous avions tort et que nous raisonnions trop en artistes, c’est possible. L’artiste s’éprend de la couleur locale et se soucie peu des obstacles qu’elle apporte au progrès. Je vous l’ai dit, il ne va pas au fond des idées : il s’y noierait ; il est fait d’imagination et de sentiment. Nous ne discutions pas avec le prince. C’eût été fort inutile et il ne nous en donnait pas le temps. Quand il venait nous trouver à nos répétitions, ou quand il nous emmenait dans son salon byzantin, il nous pressait comme des citrons pour exprimer à son profit notre esprit et notre gaieté. Avait-il un réel besoin de s’amuser et d’oublier avec nous sa petite fièvre d’ambition, ou s’exerçait-il avec nous à jouer le rôle d’un homme frivole, pour endormir les soupçons de certains rivaux ?

Quelle que fût sa pensée, il était parfaitement aimable et bon enfant, et nous ne pouvions pas lui refuser d’être aimables avec lui. Il nous faisait bien payer notre écot à sa table et gagner l’argent de notre traité, car il nous demandait très-souvent la comédie gratis pour lui seul, et il riait à se tordre devant l’excellent comique de Bellamare et la gentillesse burlesque de Marco ; mais il ne s’était montré ni défiant ni avare, et nous ne voulions pas être en reste avec lui. S’il n’avait pas toujours un excellent ton, il avait au moins l’esprit de combler nos actrices d’attentions et de prévenances sans faire la cour à aucune. Comme Anna continuait d’avoir la tête fort montée pour lui, nous avions craint quelque tiraillement dans nos rapports à ce sujet. Nous ne faisions pas les pédagogues avec ces dames, mais nous détestions les gens qui viennent roucouler sous les yeux des acteurs et qui les obligent ainsi à faire des figures de jaloux ou de complaisants, encore qu’ils ne soient ni l’un ni l’autre. En province et dans une petite troupe, la situation est parfois insupportable, et nous n’étions pas plus disposés à la subir dans un palais d’Orient que dans les coulisses de Quimper-Corentin. Anna avait été bien avertie que, si le prince lui jetait le mouchoir, nous ne voulions être ni confidents ni témoins.

Le prince fut plus fin que de cacher ses amours, il s’abstint de toute galanterie. Il nous voulait dispos et en possession de tous nos moyens ; il ne voulut pas mettre le trouble dans notre intérieur, et nous lui en sûmes beaucoup de gré. Nous lui avons dû un mois de bonheur sans nuage. J’ai besoin de me le rappeler pour vous parler de lui avec justice. Combien nous étions loin de prévoir par quelle horrible tragédie nous devions payer sa splendide hospitalité !

Il faut pourtant que j’arrive à ce déchirement, à cette scène atroce dont le souvenir me fait toujours venir une sueur froide à la racine des cheveux. Nous avions rempli notre engagement. Nous avions joué Phèdre, Athalie, Polyeucte et Cinna. Le prince tint ses promesses et nous fit riches. En réglant avec nous, il nous montra une lettre de Constantinople où on lui apprenait que Zamorini était parti pour la Russie. Cet exploiteur nous faussait compagnie, nous étions dégagés envers lui. Il laissait à notre charge le voyage que nous avions fait, mais nous étions trop bien dédommagés pour nous plaindre, et Bellamare hésitait à décider si nous irions à Constantinople pour notre compte, ou si nous retournerions en France par l’Allemagne. Le prince nous conseillait ce dernier parti ; la Turquie ne nous donnerait que déceptions, périls et misères. Il nous engageait à nous rendre à Belgrade et à Pesth, nous prédisant de grands succès en Hongrie ; mais il nous pria de ne prendre aucun parti avant une courte absence qu’il était forcé de faire. Peut-être nous demanderait-il encore une quinzaine aux mêmes conditions. Nous promîmes de l’attendre trois jours, et il partit en nous répétant de considérer sa maison comme la nôtre. Jamais il ne se montra plus aimable. Il persistait si bien à prendre Impéria pour Rachel, qu’il lui dit en lui faisant ses adieux :

— J’espère que vous ne garderez pas un mauvais souvenir de mon sauvage pays, et que vous direz un peu de bien de moi à vos généraux et à vos ministres.

Nous restâmes donc fort tranquilles sous la garde des douze hommes de garnison qui veillaient au service de la maison et à celui de la forteresse, tour à tour domestiques et soldats. Je vous ai dit que c’étaient de beaux hommes graves qui n’entendaient pas un mot de français. Une espèce de lieutenant, qui s’appelait Nikanor (je ne l’oublierai jamais), et qui commandait en l’absence du prince, parlait très-bien italien, mais il ne nous parlait jamais. Nous n’avions point affaire à lui, ses fonctions étant toutes militaires. C’était un grand vieillard dont le regard oblique et la lèvre mince ne nous plaisaient pas. Nous nous imaginions, non sans raison, qu’il avait un profond mépris, peut-être une secrète aversion pour nous.

Notre service immédiat était fait par le frère Ischirion et par le petit Meta, et autant que possible nous nous passions d’eux. Le moine était malpropre, curieux, obséquieux et faux. Le groom était bavard, familier, loustic mais canaille, disait Moranbois.

Ce ne fut donc pas sans déplaisir que nous vîmes notre petit Marco se lier jusqu’au tutoiement réciproque avec ce garçon et s’isoler de nous de plus en plus pour courir avec lui dans les cloîtres et dans les offices. Marco répondait à nos reproches qu’il était le fils d’un ouvrier de Rouen, comme Meta était celui d’un ouvrier de Paris, qu’ils avaient parlé le même argot dès l’enfance, que Meta avait tout autant d’esprit que lui, enfin qu’ils n’étaient pas plus l’un que l’autre. Il donnait pour prétexte à son éternelle maraude avec ce Frontin le plaisir de faire enrager le moine, qui était une vieille peste et les détestait tous les deux. Il était facile de voir que le moine les avait effectivement en horreur, bien qu’il ne se plaignit jamais de leurs malices et parût les supporter avec une angélique patience. L’histoire des têtes de Turcs lui était restée sur le cœur. Il les avait retrouvées sur l’autel d’un petit oratoire où il faisait ses dévotions et serrait ses confitures. Il avait fort bien deviné l’auteur de cette profanation. J’ignore s’il s’en était plaint au prince. Le prince avait paru ignorer tout, et les têtes n’avaient jamais reparu.


Comme notre table était désormais aussi bien servie que le permettaient les ressources du pays et les notions culinaires d’Ischirion, nous avions formellement défendu à Marco et à Meta de dérober quoi que ce soit à l’office, et, s’ils continuaient ce pillage, c’était pour leur compte et à notre insu.

Un jour, ils vinrent à la répétition avec des figures toutes bouleversées, riant d’un rire étrange, plutôt convulsif que gai. Nous n’aimions pas que Meta se tînt dans nos jambes pendant l’étude. Il nous dérangeait, touchait à tout et ne faisait que babiller. Bellamare, impatienté, le mit à la porte un peu durement, et gronda Marco qui s’était fait attendre et qui répétait tout de travers. Marco se mit à pleurer Comme cela ne lui arrivait pas souvent et qu’il était réellement en faute, on crut devoir laisser la leçon de Bellamare entrer un peu en lui, et on ne chercha pas à les réconcilier tout de suite. Après la répétition, il disparut. Nous ne nous sommes jamais pardonné cette sévérité, et Bellamare, si sobre de réprimandes et si paternel avec les jeunes artistes, se l’est reprochée comme un crime.

Nous dînions toujours à trois heures dans le grand réfectoire. Ni Marco ni Meta ne se montrèrent. On pensa qu’ils boudaient comme des enfants qu’ils étaient.

— Qu’ils sont bêtes ! dit Bellamare, j’avais déjà oublié leurs méfaits.

Le soir vint, et la collation nous fut servie par Ischirion en personne. Nous lui demandâmes où étaient les jeunes gens. Il nous répondit qu’il les avait vus sortir avec des lignes pour pêcher dans le lac, que sans doute ils étaient revenus trop tard et avaient trouvé le pont levé, mais qu’il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter. Partout dans le village ils trouveraient des gens empressés à leur donner l’hospitalité jusqu’au lendemain.

La chose était si vraisemblable, nous avions été si bien accueillis toutes les fois que nous avions parcouru le village, que nous ne conçûmes aucune inquiétude. Cependant, nous fûmes frappés de ce que Lambesq nous dit en rentrant dans notre chambre. Il nous demanda si nous savions que le prince avait un harem.

— Non pas un harem précisément, lui répondit Léon ; c’est, je crois, ce qu’on appelle un odalik. Il n’est pas, comme les Turcs, marié à l’une de ses femmes et possesseur des autres par droit d’acquisition. Il a tout simplement plusieurs maîtresses qui sont libres de le quitter, mais qui n’en ont nulle envie, parce qu’elles seraient vendues à des Turcs. Elles vivent en bonne intelligence, probablement parce que cela est dans les habitudes des femmes de l’Orient, et on les tient cachées, parce que cela est la manière d’aimer ou le point d’honneur des hommes.

— C’est possible, reprit Lambesq ; mais savez-vous dans quel coin de ce mystérieux manoir elles sont murées ?

— Murées ? dit Bellamare.

— Oui, murées, bien murées. On a supprimé toutes les portes qui communiquaient avec la partie du couvent qu’elles habitent ; c’est l’ancienne buanderie, où il y a une belle citerne. On a fait de cette buanderie une salle de bains très-luxueuse, on aplanie un petit jardin dans le préau, on a bâti un très-joli kiosque, et ces trois dames vivent là sans jamais sortir. Il y a une négresse pour les servir et deux gardiens pour surveiller l’unique porte de leur prison, où le prince se rend la nuit par un couloir pratiqué dans l’épaisseur des murs. Ce cher prince a la lasciveté pudique des Orientaux.

— Comment savez-vous ces détails ? lui dit Bellamare avec surprise. Est-ce que vous auriez eu l’imprudence de rôder par là ?

— Non ; ce serait de mauvais goût, répondit Lambesq, et Dieu sait si ces dames sont des houris ou des guenons ! Enfin je n’ai pas été tenté ; mais le petit effronté de groom a trouvé dans l’appartement du prince la clef du passage mystérieux, et il s’en est servi plusieurs fois pour voir, sans être aperçu, ces dames dans le bain.

— Il vous l’a dit ?

— Non ; c’est Marco qui me l’a dit, et même…

— Et même quoi ?

— Je ne sais si je dois vous le dire… il me l’a confié un soir qu’il étais gris et qu’il se réconciliait avec moi plus qu’il n’était nécessaire. Je me serais bien passé de sa confiance ; mais j’avoue que j’étais curieux de voir s’il se moquait de moi, et il m’a donné des détails qui me prouvent… Enfin je crois qu’il est bon que vous le sachiez ; Meta l’a emmené avec lui voir la toilette des odalisques, et il en a eu la tête tournée. Je gage qu’il était là hier quand nous l’avons attendu à la répétition, et peut-être la chose n’est-elle pas sans danger pour lui. Je ne sais pas comment les icoglans du prince prendraient la plaisanterie, s’ils le pinçaient en flagrant délit de curiosité.

— Bah ! nous ne sommes pas chez les Turcs, reprit Bellamare, on ne l’empalerait pas pour ça ; mais le prince serait fort mécontent, je suppose, et je vais m’opposer sévèrement à ces escapades. Marco est un bon et brave enfant ; quand il comprendra que ces petites folies-là peuvent porter atteinte à notre honneur, il y renoncera. Vous avez bien fait, Lambesq, de me dire la vérité, et je regrette que vous ne me l’ayez pas dite plus tôt.

On se coucha tranquillement, mais je ne sais quel vague pressentiment troubla mon sommeil et m’éveilla avant le jour. Je pensais à Marco malgré moi, j’aurais voulu qu’il fût rentré.

Il avait tonné dans la nuit et une lourde chaleur s’était concentrée dans les appartements. Me sentant oppressé, je ne voulus pas réveiller mes camarades ; je passai sans bruit sur la terrasse que dominait un bastion voisin et d’où l’on voyait, un peu plus loin, la tour d’entrée se dessinant sur un ciel chargé de nuages. La lueur verdâtre du matin faisait ressortir les formes bizarres de ces nuées immobiles. La forteresse, vue ainsi, présentait un amas de masses noires solennellement tristes.

Il y avait, à ce qu’il me sembla, quelques personnes sur la tour, mais elles ne bougeaient pas. Je pensai que c’était des groupes de cigognes endormies sur les créneaux. Cependant, le jour augmentait, et bientôt il me fut impossible de ne pas reconnaître les têtes de Turcs replacées triomphalement sur leurs tiges de fer. C’était sans doute une infraction aux ordres du prince absent, car son intention ne pouvait pas être de présenter ce défi à la susceptibilité nerveuse de nos actrices ; mais c’était un défi de ses gens, peut-être une menace à notre adresse. J’allai doucement réveiller Bellamare pour lui faire part de cette circonstance. Pendant qu’il s’habillait pour venir avec moi s’en assurer, le jour s’était complètement dégagé de la nuit, et nous vîmes distinctement, entre deux créneaux qui nous faisaient face, Marco et Meta qui nous regardaient.

— On les a donc faits prisonniers ? me dit Bellamare, et on les a forcés de passer la nuit en compagnie de ces têtes coupées, pour les punir…

La parole expira sur ses lèvres, chaque seconde augmentait l’intensité du rayon matinal. Les deux jeunes gens étaient immobiles comme s’ils eussent été étroitement enchaînés, le menton appuyé sur le rebord de la plate-forme. Leur pâleur était livide, un rictus effrayant contractait leurs bouches entr’ouvertes, ils nous regardaient d’un œil fixe. Nos gestes et notre appel ne leur faisaient aucune impression… Quelques gouttes de sang suintaient sur la pierre…

— Ils sont morts ! s’écria Bellamare en me serrant dans ses mains crispées, on les a décapités… Il n’y a là que leurs têtes !

Je faillis m’évanouir, et, pendant quelques instants, je ne sus où j’étais. Bellamare aussi tournait sur lui-même et chancelait comme un homme ivre. Enfin il raffermit sa volonté.

— Il faut savoir, me dit-il, il faut châtier… Viens !

Nous réveillâmes nos camarades.

— Écoutez, leur dit Bellamare, il y a quelque chose d’atroce, un meurtre infâme… Marco et Meta !… Taisez-vous ! pas un mot, pas un cri… Songeons à nos pauvres femmes, qui ont déjà tant souffert !

Il alla fermer leur porte en dehors, et donna la clef à Léon en lui disant :

— Tu n’es pas fort, tu ne pourrais pas nous aider. Je te confie les femmes ; si on venait les inquiéter, frappe sur notre tamtam, nous t’entendrons, nous ne sortons pas de la maison. Ne leur dis rien si elles ne s’éveillent pas avant l’heure accoutumée et si elles n’essayent pas de sortir. De leur chambre, elles ne peuvent pas voir cette chose horrible. — Viens, Moranbois ! viens, Laurence ! pour les muscles, vous valez dix hommes à vous deux ; moi aussi, je suis fort quand il le faut. — Et vous, Lambesq, écoutez ! vous êtes très-solide aussi ; mais vous n’aimiez pas Marco. Êtes-vous assez généreux, assez bon camarade, pour vouloir le venger, même au péril de votre vie ?

— Vous en doutez ? répondit Lambesq avec un accent de bravoure et de sincérité qu’il n’avait jamais eu sur la scène.

— C’est bien ! répondit Bellamare en lui serrant la main avec énergie. Prenons des armes, des poignards surtout, nous n’en manquons pas ici.

Moranbois ouvrit la caisse et, en un clin d’œil, nous fûmes armés ; puis nous nous rendîmes à la tour d’entrée. Elle n’était pas gardée, personne ne paraissait levé dans cette partie de la forteresse ; le pont n’était pas encore baissé. Seule, la sentinelle qui veillait sur le bastion voisin nous regarda d’un œil indifférent et n’interrompit pas un instant ses volte-face monotones. Sa consigne n’avait point prévu notre dessein.

Avant tout, nous voulions nous assurer de la vérité, quelque évidente qu’elle fût. Nous montâmes l’escalier en vis de la tour, et nous n’y trouvâmes que les têtes sanglantes des deux malheureux enfants. Elles avaient été tranchées net par le damas dont les Orientaux se servent si cruellement bien, leurs corps n’étaient point là.

— Laissons leurs têtes où elles sont, dit Bellamare à Moranbois, dont les dents claquaient de douleur et de colère. Le prince revient aujourd’hui, il faut qu’il les voie.

— Eh bien, il les verra, répondit Moranbois ; mais je ne veux pas que ces innocents restent en la compagnie de ces charognes de Turcs.

Et, comme il avait besoin d’exhaler sa rage, il arracha les têtes desséchées de leurs supports et les jeta sur le pavé de la cour, où leurs crânes se brisèrent avec un bruit sec.

— Ceci est inutile ! lui disait Bellamare.

Mais il ne put l’empêcher, et nous quittâmes la tour après avoir couvert de nos foulards ces deux malheureuses figures que nous ne voulions pas laisser en spectacle dérisoire à leurs bourreaux. Nous primes la clef de la tour, et, comme nous en sortions, nous vîmes que, malgré le soleil levé, le pont était toujours dressé, contre l’usage ; on nous faisait prisonniers.

— Ça nous est bien égal, dit Moranbois, ce n’est pas dehors que nous avons affaire.

Il y avait deux gardes placés sous la herse. Bellamare les interrogea. Leur consigne leur défendait de répondre, ils eurent l’air de ne pas entendre. En ce moment, le frère Ischirion parut de l’autre côté du fossé. Il portait un panier rempli d’œufs qu’il avait été chercher dans le village. Donc, il avait été debout assez matin pour savoir ce qui s’était passé la veille ou dans la nuit. Bellamare attendit qu’on l’eût fait rentrer, et, comme Moranbois le secouait rudement pour le faire parler plus vite, nous dûmes prendre sa défense ; il était là le seul qui pût nous comprendre et nous répondre.

— Qui a assassiné notre camarade et le groom du prince ? dit Bellamare au moine éperdu. Vous le savez, voyons, ne jouez pas la surprise.

— Au nom du grand saint Georges, répondit le moine, ne cassez pas mes œufs, Excellence ! ils sont tout frais, c’est pour votre déjeuner…

— Je vais t’écraser comme une vipère, lui dit Moranbois, si tu fais la sourde oreille. Est-ce toi qui as assassiné ces enfants ? Non, tu n’aurais pas eu ce courage ; mais c’est toi qui les as espionnés, dénoncés, livrés, j’en suis sûr, et je te réponds que tu ne porteras pas ta sale tête en paradis.

Le moine tomba sur ses genoux, jurant par tous les saints du calendrier grec qu’il ne savait rien, et qu’il était innocent de toute mauvaise intention. Il mentait évidemment ; mais les deux gardes, qui regardaient tranquillement la scène, commençaient à s’émouvoir un peu, et Bellamare ne voulait pas qu’ils intervinssent avant d’avoir obtenu une réponse du moine. Il lui fît déclarer que la seule autorité qui pût être responsable d’une exécution dans la forteresse était le commandant Nikanor.

— Et quel autre aurait droit sur les personnes ? répondit le moine. En l’absence du prince, il faut bien un maître ici : le commandant a droit de vie et de mort sur tous les habitants de la forteresse et du village.

— Sur vous, chiens d’esclaves, c’est possible, lui dit Moranbois ; mais sur nous, c’est ce que nous allons voir ! Où est-elle terrée, ta bête fauve de commandant ? conduis-nous à son chenil, vite, et ne raisonne pas !

Le moine obéit en se lamentant sur ses œufs cassés par les mouvements brusques de Moranbois, et en souriant sous cape de notre indignation. Il nous menait à l’antre du tigre ; il espérait sans doute que nous n’en sortirions pas.


  1. Maroufler le décor, c’est l’encoller en dessous et le garnir de papier pour empêcher la transparence des toiles.