Le Beau Laurence/2

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Michel Lévy frères (p. 128-226).



II


À l’extrémité de la seconde cour, dans une salle voûtée, basse et sombre, nous trouvâmes le commandant couché sur une natte et fumant sa longue chibouque avec une majesté paisible. Il n’était nullement gardé. Nous considérant comme de vils saltimbanques, il ne lui était pas venu à l’esprit que nous pussions lui demander des comptes.

— Est-ce vous qui avez assassiné notre camarade ? lui dit Bellamare en italien.

— Je n’ai jamais assassiné personne, répondit le vieillard avec une douceur imposante qui nous ébranla un instant. Et, sans quitter sa nonchalante attitude, il tira une bouffée de tabac de sa pipe et regarda d’un autre côté.

— Ne jouons pas sur les mots, reprit Bellamare. C’est par votre ordre qu’on a égorgé les deux jeunes gens ?

— Oui, répliqua Nikanor avec le même sang-froid, c’est par mon ordre. Si vous n’êtes pas contents, adressez-vous au prince, et, s’il me blâme, c’est que je l’aurai mérité ; mais je n’ai de comptes à rendre qu’à lui. Soyez prudents et laissez-moi tranquille.

— Nous ne sommes pas venus pour respecter votre repos, reprit Bellamare. Nous vous interrogeons, il faut répondre, que la chose vous plaise ou non. Pourquoi avez-vous condamné ces malheureux ?

Nikanor hésita un instant, puis, accentuant la lenteur prétentieuse avec laquelle il parlait italien, il répondit :

— C’est pour une offense personnelle au prince.

— Quelle offense ?

— Le prince seul le saura.

— Nous voulons le savoir et nous le saurons, s’écria Moranbois de sa voix enrouée, qui devint terrible.

Et, en un clin d’œil, saisissant Nikanor par la barbe, il lui retourna la face sur le pavé et lui mit son genou sur la nuque.

Le vieillard crut que son heure était venue, il n’avait pas daigné songer à se défendre ; il se dit sans doute qu’il était trop tard, et qu’il allait subir la peine du talion ; il garda le silence et ne donna aucun signe d’espoir ou de frayeur.

— Je te défends de le tuer, dit Bellamare à Moranbois, qui était véritablement hors de lui. Je veux qu’il se confesse.

Il nous fit signe, nous fermâmes les portes derrière nous, en poussant la lourde gâchette d’une serrure très-primitive. Le moine nous avait suivis par curiosité ou pour appeler au secours, s’il était nécessaire. Lambesq, avisant des cordes et des bâillons qui étaient là en permanence, le garrotta et le bâillonna lestement. Nous avions dépouillé le commandant de ses armes, et, comme il y avait à une sorte de râtelier une demi-douzaine des longs fusils de la garnison, nous étions en état de soutenir un siège.

— À présent, dit Bellamare, qui avait relevé Nikanor et qui lui tenait un pistolet sur la gorge, Vous parlerez.

— Jamais, répondit le montagnard inflexible sans quitter son accent prétentieux et glacé.

— Je vais te tuer ! lui dit Moranbois.

— Tuez, reprit-il ; je suis prêt.

Que faire ? Nous étions désarmés par ce stoïque mépris de la vie. La vengeance était d’ailleurs trop facile.

— Tu nous diras au moins, reprit Moranbois, le nom du bourreau ?

— Il n’y a pas de bourreau, répondit le commandant. J’ai tué moi-même les coupables avec ce sabre que vous tenez. Si vous vous en servez contre moi, vous ferez un crime. Moi, j’ai fait mon devoir.

— Je ne te tuerai pas, reprit Moranbois ; mais je veux te battre comme un chien, et je te battrai. Mets-toi en défense, tu es l’homme le plus fort du pays, je t’ai vu à l’œuvre dans les exercices. Allons, défends-toi. Je veux te renverser et te cracher au visage. Seulement, pas un cri, pas un signal à tes gens, ou je te fais sauter la cervelle comme à un lâche.

Nikanor accepta le défi avec un sourire dédaigneux. Moranbois le saisit à la ceinture, et tous deux restèrent embrassés un instant et comme pétrifiés dans la tension de leurs masses ; mais, au bout de cet instant rapide, Nikanor était encore une fois sous les pieds de l’hercule qui lui crachait au visage, et lui coupait les moustaches avec le damas qui avait tranché la tête de Marco.

Nous assistions immobiles à ce châtiment, le sang de notre camarade était entre nous et tout sentiment de pitié ; mais nous ne pouvions pas tuer un ennemi désarmé et nous nous tenions prêts à empêcher Moranbois de s’enivrer trop de sa propre colère. Tout à coup nous fûmes enveloppés d’un nuage de fumée, et des balles parties de la fenêtre du rez-de-chaussée crépitèrent autour de nous. Par je ne sais quel miracle, elles ne frappèrent que le malheureux moine, qui eut un bras cassé. Avant que les soldats qui venaient au secours de leur chef pussent recommencer l’attaque, nous avions poussé devant la fenêtre étroite et longue le long et étroit divan du capitaine. Nous étions assiégés, et nous étions ravis d’avoir quelque chose à faire. On battait la porte, mais elle tenait bon. Le commandant évanoui ne bougeait plus, le moine se tordait en vain. Vous pensez bien qu’aucun de nous ne songeait à lui. Nous nous ménageâmes une fente entre le divan et la fenêtre, et nous fîmes une décharge qui éloigna l’ennemi ; mais il revint, il fallut se renfermer de nouveau et recommencer. Je crois qu’il y eut un homme blessé. On jugea que nous étions inexpugnables de ce côté-là, on réunit tous les efforts contre la porte, qui céda, mais que Moranbois soutint de manière à ne laisser passage que pour un homme à la fois. Bellamare saisit le premier qui se présenta, il l’étreignit au cou et le jeta sous ses pieds ; les autres en se précipitant l’étouffèrent presque en lui marchant sur le corps. Je m’emparai du second. Il nous était facile de saisir le canon de leurs fusils aussitôt qu’ils se présentaient, de détourner le coup et d’attirer l’homme à nous. Cette lutte corps à corps n’était nullement prévue par eux. Ils ne nous croyaient pas capables de résister ainsi. Ils ne se faisaient pas la moindre idée de cette force d’élan spontané qui rend le Français invincible à un moment donné ; ils étaient neuf contre nous quatre, mais nous avions l’avantage de la position. Ils vinrent dix, ils vinrent douze, ils étaient tous là ; mais trois ou quatre étaient hors de combat, et les autres reculèrent… Ils nous prenaient pour des démons.

Ils revinrent, ils croyaient que nous avions tué leur commandant, ils voulaient le venger, dussent-ils périr un à un. Vraiment ils étaient braves, et, en les terrassant, nous ne pouvions nous résoudre à les égorger. Nous l’aurions pu. À peine étaient-ils dans nos mains que leurs figures exprimaient non la crainte, mais la stupeur, je ne sais quelle horreur superstitieuse, et tout aussitôt la résignation du fatalisme devant une mort qu’ils croyaient inévitable. Nous les laissions étendus par terre et ils ne bougeaient plus, craignant d’avoir l’air de demander grâce.

Je ne sais combien dura cette lutte insensée. Aucun de nous n’en eut conscience. Autant que je pus saisir quelques mots que j’avais appris de leur langue, ils dirent que nous étions sorciers et parlèrent d’aller chercher de la paille pour nous enfumer ; mais ils n’en eurent pas le temps : une exclamation du dehors et le son d’une voix bien connue arrêta le combat et termina le siège. Le prince arrivait. Il imposa silence, fit mettre bas les armes et se présenta en criant :

— C’est moi ! qu’y a-t-il ? expliquez-vous !

Nous étions trop essoufflés pour répondre. Ruisselants de sueur, noirs de poudre, les yeux hors de la tête, nous étions tous bègues.

Bellamare, qui s’était battu comme un lion, fut le plus vite remis, et, imposant silence à Moranbois qui voulait parler, il conduisit le prince auprès du commandant qui avait repris connaissance, comme si l’apparition inespérée de son maître l’eût rappelé à la vie et à la consigne.

— Monseigneur, dit Bellamare, cet homme a coupé de sa propre main la tête à notre camarade Marco et à votre domestique Meta, deux Français, deux enfants, pour une faute, peut-être une espièglerie qu’il n’a pas voulu nous dire, et qu’il a juré de ne dire qu’à vous. Nous étions fous, nous étions ivres, nous étions enragés, et pourtant un seul de nous l’a défié, renversé par terre et lui a coupé la moustache… en lui crachant au visage, je dois et je veux tout dire : s’il n’est pas content, nous sommes prêts à nous battre en duel avec lui, tous, les uns après les autres. Voilà toute la vengeance que nous avons tirée de lui, et, si vous ne la trouvez pas douce, vous en demandez trop à des Français qui ont horreur de la lâcheté féroce et qui regardent comme un infâme le meurtrier de sang-froid. Vos soldats sont venus au secours de leur chef ; je ne dis pas qu’ils aient eu tort ; ils ont tiré sur nous sans sommation, ce n’est peut-être pas la coutume chez vous ; nous nous sommes défendus. Ils ont blessé votre cuisinier en voulant nous tuer. Nous n’y sommes pour rien, il vous le dira lui-même. Nous aurions pu tuer nos prisonniers, et nous ne les avons pas même frappés de nos armes, mais nous avons joué des poings et des bras. S’il leur en cuit, c’est tant pis pour eux ! Vous ne nous trouvez pas disposés au repentir, et nous périrons tous avant de dire que vos usages sont humains et que les actes de rigueur commis en votre nom sont justes. Voilà, j’ai dit.

— Et nous t’approuvons, ajouta Moranbois en enfonçant sa casquette de loutre sur son crâne.

Le prince avait écouté sans manifester la moindre surprise, la moindre émotion. Il était devant son escorte, devant Nikanor, qui écoutait impassible et muet aussi. Il jouait son rôle d’homme supérieur ; mais il était pâle, et son œil semblait chercher une solution qui satisfît l’orgueil de ses barbares et les exigences de notre civilisation.

Il se renferma encore un instant dans cette méditation silencieuse avant de répondre, puis il donna rapidement quelques ordres en langue slavone. On emporta aussitôt le moine, on versa un verre d’eau-de-vie à Nikanor qui avait peine à se tenir debout, et à qui le prince ne voulait pas permettre de s’asseoir devant lui ; puis tout le monde sortit, et le prince, s’adressant au commandant, lui dit en italien, d’un ton sec et glacé :

— Avez-vous tué Meta et Marco ? Répondez dans la langue dont je me sers pour vous interroger.

— Je les ai tués, répondit Nikanor.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

Nikanor répondit en esclavon.

— Je vous ai ordonné, reprit le prince, de répondre en italien.

— Dirai-je cette chose devant des étrangers ? répondit le montagnard ému, en rougissant presque.

— Vous la direz, je le veux.

— Eh bien, maître, le valet et le comédien ont vu tes femmes dans le bain.

— Est-ce tout ? dit le prince froidement.

— C’est tout.

— Et tu les as tués par colère, en les prenant sur le fait ?

— Non, j’étais averti que cela durait depuis quelques jours. Je les ai guettés et saisis dans le couloir de ton appartement, hier, à deux heures après midi. Je les ai menés sans bruit au cachot, et, cette nuit, en présence de tes femmes, j’ai fait tomber leurs têtes qui sont maintenant sur la tour. Nul autre homme que le moine n’a su la cause de leur mort. Ton honneur n’a pas été souillé ; j’ai fait ce que tu avais ordonné, ce que tout homme doit faire, ou commander à son serviteur, ou attendre de son ami.

Le prince devint pâle. Il ne pouvait plus nous cacher la similitude de ses mœurs chrétiennes avec les mœurs turques, et il en était profondément humilié. Il essaya pourtant de les justifier à nos yeux.

— Monsieur Bellamare, dit-il en français, si vous étiez marié, et qu’un débauché cynique vînt regarder votre femme nue à travers une porte, lui pardonneriez-vous cet outrage ?

— Non, dit Bellamare. Dans mon premier mouvement, je le jetterais probablement par la fenêtre, ou je le précipiterais la tête en avant dans les escaliers ; mais je ferais cela moi-même, et, si j’avais affaire à deux enfants, je me contenterais de les chasser à coups de pied au derrière. Dans tous les cas, fussé-je encore plus outragé, eût-on déshonoré ma femme ou ma maîtresse, je ne chargerais aucun de mes amis de couper froidement la tête à mon rival et de la planter en triomphe sur le toit de ma maison.

Le prince se mordit la lèvre, et, se tournant vers Nikanor :

— Vous n’avez jamais compris votre consigne, lui dit-il, et, comme une brute que vous êtes, vous avez interprété à la mode turque les lois et usages de notre nation. Il y a peine de mort contre ceux qui pénètrent dans notre gynécée et qui établissent des rapports coupables avec nos femmes ; mais ici le cas était différent, vous n’avez surpris personne dans mon gynécée, et vous avez puni du dernier supplice deux étrangers affranchis de notre autorité et coupables seulement envers leur propre honneur. Allez vous mettre aux arrêts, monsieur, en attendant que votre punition soit décrétée.

Il ajouta d’un ton ferme :

— Justice sera faite !

Mais je crus saisir un regard d’intelligence qui disait au commandant : « Sois tranquille, tu en seras quitte pour quelques jours de prison. »

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvions exiger davantage, et aucune satisfaction à notre dignité ne pouvait rendre la vie à notre pauvre petit camarade. Nous demandâmes seulement au prince, et sur un ton assez raide, que ses restes nous fussent rendus pour être ensevelis avec décence.

— C’est trop juste, répondit-il, évidemment contrarié et troublé de cette demande ; mais je ne puis permettre que l’inhumation ait lieu ostensiblement ; attendez la nuit.

— Et pourquoi donc ? dit Moranbois indigné. Une infamie a été commise chez vous, et vous ne voulez pas que la réparation soit franche ? Ça nous est égal, nous n’avons besoin de personne pour enterrer nos morts ; mais nous voulons le corps de notre pauvre enfant, nous le voulons tout de suite, et, si on nous le cache, nous le chercherons partout ; et, si on veut nous empêcher de le soustraire aux outrages… eh bien, nous voilà reposés, nous recommencerons à houspiller vos janissaires.

Le prince fit semblant de n’avoir pas entendu cette harangue, dont le dernier mot, qui le comparait à un sultan, dut le blesser beaucoup. Il se promenait dans la salle du corps de garde d’un air préoccupé.

— Pardon, dit-il, comme s’il sortait d’une profonde rêverie.

Et, en s’adressant à Bellamare :

— Que me demandez-vous ?

— Le cadavre de notre camarade, répondit Bellamare. Votre Altesse disposera de celui de son malheureux domestique comme elle l’entendra.

— Pauvre enfant ! dit le prince avec un profond soupir vrai ou simulé.

Et il sortit en nous disant d’attendre un instant. Il ne revint pas ; mais, au bout de dix minutes, deux hommes de son escorte nous apportèrent roulé dans une natte le corps mutilé de l’infortuné Marco. Moranbois le prit dans ses bras, et, tandis qu’il l’emportait, Lambesq et moi, nous allâmes chercher la pauvre tête livide sur la tour. Nous portâmes ces tristes restes sur notre théâtre, on les enveloppa dans la robe blanche que le jeune artiste avait portée quelques jours auparavant lorsqu’il avait joué le rôle du lévite Zacharie dans Athalie. Nous lui mîmes une couronne de feuillage sur la tête et brûlâmes des parfums autour de lui. Moranbois sortit pour lui faire creuser une fosse dans le cimetière du village, et Bellamare se rendit auprès de nos actrices pour les informer de ce qu’elles ne devaient plus ignorer. Il était encore de bonne heure ; nous en étions surpris, nous avions vécu dix ans depuis le lever du soleil.

Léon avait été en proie à une vive inquiétude jusqu’au moment où il avait vu rentrer le prince. Il avait entendu des coups de fusil ; mais on faisait si souvent l’exercice à feu dans les cours du manoir, qu’il n’avait pas vu là un indice certain de notre danger, et, comme il avait donné sa parole de ne pas quitter les femmes, il était resté à son poste.

Il vint nous rejoindre avec elles sur ce théâtre de tragédie à façade byzantine, dont nous avions fait une chapelle funéraire. Si vous voulez vous représenter une scène dramatique rendue comme on ne la joue jamais pour le public, figurez-vous le tableau que composaient à leur insu mes camarades des deux sexes. Épuisé de fatigue morale et physique, je m’étais laissé tomber dans un coin sur l’estrade, et je les regardais ; les femmes avaient toutes pris le deuil. Impéria, debout, déposait un pieux baiser sur le front de marbre du pauvre enfant. Les autres femmes, agenouillées, priaient autour de lui. Bellamare, assis sur le bord du théâtre, était morne et immobile. Je ne l’avais vu ainsi qu’une seule fois, sur l’écueil. Léon sanglotait, appuyé sur un fût de colonne du décor. Lambesq, véritablement affecté, entretenait les parfums sur un beau trépied que le prince nous avait prêté pour figurer dans la tragédie, puis il allait de l’un à l’autre comme pour parler, et il ne disait rien. Il se reprochait sa longue inimitié contre Marco, et semblait éprouver le besoin de s’en accuser tout haut ; mais tout le monde la lui pardonnait intérieurement. Il s’était vraiment bien conduit dans notre campagne de la matinée, et nous n’avions plus aucune amertume contre un homme qui voulait se réhabiliter.

Moranbois revint nous annoncer que la fosse était prête. Nous trouvions que c’était nous séparer trop vite de notre pauvre camarade, comme si nous étions pressés de nous débarrasser d’un spectacle douloureux. Nous voulions passer la nuit à le veiller. Moranbois partageait nos idées ; mais il nous avertit que nous n’avions pas de temps à perdre pour plier bagage. Le secret du harem n’avait pas transpiré au dehors ; mais, bien que Nikanor ne l’eût pas révélé, les gardiens du dedans l’avaient deviné, et commençaient à le faire pressentir aux habitants de la vallée. Le meurtre des deux enfants ne pouvait manquer d’être regardé comme une chose très-juste, et leur faute comme exécrable. Plus d’une famille professait à la fois le christianisme et l’islamisme. Dans cet étrange pays, la guerre patriotique fait qu’on oublie les dissidences religieuses. On commençait à savoir aussi que les ambitions du prince étaient déçues, que les chefs des montagnes avaient repoussé l’idée de se donner un maître, et que ses soldats, après s’être flattés d’être les premiers dans la confédération, étaient humiliés de son échec. Ils l’attribuaient à ses idées françaises et commençaient à prendre ses histrions en horreur. Voilà ce que le prince avait fait entendre à Moranbois, à qui il venait de parler. Il lui avait donné le conseil d’ensevelir Marco dans un petit bois de cyprès qui faisait partie de son domaine particulier, et non dans le cimetière, où il y avait un coin de rebut pour les suppliciés et pour les ennemis de la religion : laquelle ?

Moranbois n’avait pas cru devoir résister. Sachant fort bien que, si nous blessions les croyances du pays, les restes de notre camarade seraient outragés dès que nous aurions le dos tourné, il avait accepté l’offre du prince et creusé lui-même la fosse au lieu que celui-ci lui avait indiqué.

C’était un massif très-touffu où l’on pénétrait par la porte, de derrière de la chapelle, en suivant une sinueuse allée de lauriers et de marasques. Nous pûmes donc, en plein jour, et sans être vus du dehors, transporter notre pauvre mort sous cet impénétrable ombrage. Le prince avait à dessein éloigné tous ses gens de ce point de ses dépendances et de la partie du manoir qu’il nous fallait traverser. Nous pûmes déposer quelques instants le corps dans la chapelle grecque ; nous voulûmes même qu’il en fût ainsi, non qu’aucun de nous, sauf Régine et Anna, fût très-bon chrétien ; mais nous voulions rendre à la victime d’une coutume barbare tous les honneurs dont la barbarie peut disposer.

Quand nous eûmes couché le mort dans son dernier lit, nivelé la terre avec soin, et recouvert la place avec de la mousse et des feuilles sèches, Léon, pâle et la tête découverte, prit la parole.

« Adieu, Marco, dit-il, adieu, toi, la jeunesse, l’espoir, le rire, la flamme de notre famille errante, le doux et filial compagnon de nos travaux et de nos misères successives, de nos joies imprévoyantes et de nos amers désastres ! Voici le plus cruel de nos revers, et nous allons te laisser ici, seul, sur une terre ennemie, où il nous faut cacher tes restes comme ceux d’un être maudit, sans qu’il nous soit permis de laisser une pierre, un nom, une pauvre fleur, sur la place où tu reposes.

» Pauvre cher enfant, ton père, un brave ouvrier, ne pouvant s’opposer à ta brûlante espérance, t’avait confié à nous comme à d’honnêtes gens, et parmi nous tu as trouvé des pères, des oncles, des frères et des sœurs, car nous t’avions tous adopté, et nous devions te protéger et te guider longtemps dans la carrière et dans la vie. Tu méritais notre affection, tu avais les plus généreux instincts et les plus charmantes aptitudes. Perdu avec nous sur un écueil au milieu des vagues furieuses, tu as été, malgré ton jeune âge, un des plus dévoués. Une mauvaise influence, un entraînement fatal de la puberté, t’ont livré à un péril que tu as voulu braver, à une folie que tu as expiée effroyablement, mais avec vaillance et résolution, j’en suis certain, puisque nul cri de détresse, nul appel désespéré à tes camarades n’a rompu l’horrible silence de la nuit maudite qui vient de nous séparer pour jamais.

» Pauvre cher Marco, nous t’avons bien aimé, et nous te garderons un souvenir ineffaçable, une bénédiction toujours tendre ! Arbres des tombeaux, gardez le secret de son dernier sommeil sous votre ombre. Soyez son linceul, neiges de l’hiver et sauvages fleurs du printemps ! Oiseaux qui traversez le ciel sur nos têtes, voyageurs ailés plus heureux que nous, vous êtes les seuls témoins que nous puissions invoquer ! La nature, indifférente à nos larmes, rouvrira du moins son sein maternel à ce qui fut un corps, et reportera à Dieu, principe de la vie, ce qui fut une âme. Esprits de la terre, essences mystérieuses, souffles et parfums, forces indéfinissables, recueillez la parcelle de généreuse vitalité que laisse ici cet enfant immolé par la férocité des hommes, et, si quelque malheureux exilé comme nous vient par hasard fouler sa tombe, dites-lui bien bas : « Ici repose Pierre Avenel, dit Marco, égorgé à dix-huit ans loin de sa patrie, mais béni et arrosé des larmes de sa famille adoptive. »

Impéria nous donna l’exemple, et nous baisâmes tous la terre à la place qui cachait le front du pauvre enfant. Nous trouvâmes le prince qui nous attendait dans la chapelle. Il était triste, et je crois qu’il nous parla sincèrement cette fois.

— Mes amis, nous dit-il, je suis navré de ce double meurtre, et, accompli dans de telles conditions, je le regarde comme un crime. Vous allez emporter de nous une triste opinion ; mais faites la part de chacun. J’ai voulu introduire quelque civilisation dans ce pays sauvage. J’ai cru qu’il était possible de faire entrer la notion du progrès dans des têtes héroïques, mais étroites et dures. J’ai échoué. Prendrai-je ma revanche ? Je l’ignore, Peut-être remporterai-je la palme au moment où la balle d’un musulman me couchera par terre. Peut-être me reverrez-vous en France, rassasié de périls et de déceptions, me consolant au foyer des arts et des lettres. Quel que soit l’avenir, gardez-moi un peu d’estime. Je ne regrette pas de vous avoir associés à une tentative généreuse. Que Rachel soit ici ou ailleurs, l’artiste qui m’a charmé doit garder en toute sécurité de conscience l’hommage de ma satisfaction et de ma gratitude. Il faut que désormais je me prive de plaisirs élevés, et je comprends que ma résidence vous soit devenue odieuse. N’attendons pas qu’elle soit impossible, car, vous le voyez, je ne suis pas toujours un maître aussi absolu que j’ai l’air de l’être. Je vais donner des ordres pour que demain, à la pointe du jour, votre départ s’effectue sans bruit et sans obstacle. Je vous donnerai une escorte aussi sûre que possible, mais soyez armés à tout événement. Je ne puis vous accompagner, ma présence serait une cause d’irritation de plus contre vous. Je sais que vous êtes braves, terribles même, car vous avez gravement maltraité quelques-uns de mes hommes qui se croyaient invincibles. Ceux-là ne sont point à redouter pour le moment ; mais ils ont des parents au dehors, et la vendetta est autrement redoutable dans nos montagnes que dans celles de la Corse. Soyez prudents, et, si vous entendez sur votre passage quelque insulte ou quelque menace, faites ce que je fais souvent, ayez l’air de ne pas l’entendre.

Il nous demanda ensuite où nous voulions aller ; nous n’en savions rien, mais notre parti fut pris à l’instant de retourner en Italie. Nous avions horreur de l’Orient, et, dans ce premier moment de consternation et d’indignation, il nous semblait que nous y aurions toujours à trembler les uns pour les autres.

— Si vous retournez à Gravosa, dit le prince, ma petite villa est toujours à votre disposition pour tout le temps que vous voudrez. N’emportez pas les décors et les costumes qui pourraient embarrasser et retarder votre marche dans la montagne ; je vous les enverrai demain.

Nous fîmes nos paquets dans la soirée même, et le lendemain nous nous présentâmes dès le jour au pont-levis. Les mules, les chevaux et les hommes d’escorte étaient prêts sur les revers du fossé ; mais, par une lenteur qui nous parut volontaire, on nous fit attendre longtemps le pont. Enfin nous franchîmes la vallée sans voir personne, et nous entrâmes dans le défilé qui s’enfonçait dans la montagne. Nous n’étions pas sans appréhension ; si nous avions des ennemis, ils devaient nous attendre là. Nos guides, au nombre de quatre, marchaient en avant avec insouciance, leurs chevaux allaient plus vite que nos mules, et, quand ils avaient de l’avance, ils ne se retournaient pas pour voir si nous pouvions les suivre, ils continuaient à augmenter la distance entre eux et nous. Si nous eussions été attaqués, ils ne se seraient probablement pas retournés davantage.

Pourtant nous ne fûmes pas inquiétés, nous ne rencontrâmes aucune figure hostile, et nous étions vers trois heures de l’après-midi aux deux tiers du chemin, assez près de la plaine pour nous croire hors de danger. Nous ne savions pas que le danger était précisément à la sortie des États du prince.

Il faisait beaucoup plus chaud qu’à notre première traversée dans ces montagnes, et nos bêtes firent mine de refuser le service. Notre escorte s’arrêta enfin en nous voyant forcément arrêtés, et un des cavaliers nous fit entendre par signes que, si nous voulions boire et faire boire les animaux, il y avait de l’eau à peu de distance.

Nous n’avions pas soif, nous nous étions munis de fioles ; mais les bêtes, et surtout celle qui portait notre petite fortune et nos effets les plus précieux, se dirigeaient d’elles-mêmes avec obstination vers le lieu indiqué. Il fallait bien les suivre. Quand nous vîmes dans quel précipice elles nous conduisaient, nous mîmes pied à terre et leur lâchâmes la bride. Nos guides en avaient fait autant de leurs chevaux ; un seul d’entre eux les suivit en sautant de roche en roche pour les empêcher de rester trop longtemps dans l’eau. Moranbois retint la mule, qui n’eût pu remonter avec son chargement ; mais, avant qu’il l’eût débarrassée de la caisse, c’est-à-dire de la sacoche qui contenait nos valeurs, elle s’échappa de ses mains et s’élança dans le ravin.

Moranbois, craignant qu’elle ne perdit nos richesses, la suivit avec intrépidité. Nous connaissions son adresse et sa force, et l’endroit était praticable, puisqu’un autre homme s’y risquait. Pourtant nous avions l’esprit frappé et nous ne le vîmes pas sans inquiétude s’enfoncer et disparaître sous les broussailles qui tapissaient le talus. Au bout d’un instant, n’y pouvant tenir, je le suivis, sans faire part aux autres de ma préoccupation.

L’abîme était encore plus profond qu’il ne nous avait paru ; à la moitié de son escarpement, il devenait moins difficile, et je commençais à voir le fond, quand un homme d’un aspect repoussant de saleté et armé d’un fusil dirigé sur moi sortit de derrière un rocher et me dit en mauvais français :

— Vous pas bouger, pas craindre, pas crier, — ou mort. Vous avancer, vous voir !

Il me saisit le bras et me fit faire deux pas en avant. Je vis alors dans une sorte d’entonnoir à pic où coulait, je crois, un filet d’eau, Moranbois l’intrépide, l’invincible Moranbois, terrassé par six hommes qui le garrottaient et le bâillonnaient. Autour d’eux, une vingtaine d’autres, armés de fusils, de pistolets et de couteaux, rendaient tout espoir de secours impossible. Le guide et les autres montures avaient disparu. Seule, la mule de Moranbois était aux mains de ces bandits qui commençaient à la dépouiller.

Tout cela m’apparut en un clin d’œil avec une netteté désespérante. Je ne pouvais tirer sur les bandits, sans risquer d’atteindre le prisonnier. Je compris rapidement qu’il fallait me taire.

— Pas faire de mal, reprit l’affreux drôle qui me tenait le bras ; rançon, rançon ! c’est tout !

— Oui, oui, criai-je de toutes mes forces, rançon, rançon !

Et le truchement cria aussi, répétant probablement le même mot à ses compagnons dans leur langue.

Aussitôt tous les bras se levèrent de notre côté en signe d’adhésion, et mon interlocuteur reprit :

— Vous, laisser là-haut tout, les bêtes et les caisses, les armés, l’argent de poche et les bijoux. Pas de mal à vous.

— Mais lui ! m’écriai-je en lui montrant Moranbois, lui, je le veux, ou nous nous ferons tous tuer !

— Aurez lui sain et sauf ; faites vite, ou lui mort. Dire là-haut, et filer ! trouver lui au bas de montagne.

Je remontai comme un ouragan. Bellamare et Léon avaient entendu des voix étrangères, ils venaient à ma rencontre.

— Remontons, leur dis-je épuisé ; aidez-moi, remontons !

En trois mots, tout fut compris, et il n’y eut pas un moment d’hésitation. La défense était impossible, les trois guides qui nous restaient avaient disparu. Sans doute, n’osant se venger eux-mêmes, ils nous avaient conduits et livrés aux brigands de la frontière.

Nous laissâmes tout, même nos manteaux de voyage et nos armes. Nous jetions tout par terre avec une hâte fiévreuse, délirante. Nous n’avions qu’une pensée, courir plus vite au bas de la montagne et retrouver notre ami. On nous trompait peut-être ! on l’assassinait peut-être pendant que nous laissions tout pour le sauver. On allait peut-être nous assassiner aussi quand on nous verrait seuls et désarmés. N’importe ; une chance de salut pour Moranbois et cent contre nous, il ne fallait pas hésiter.

Le bandit, qui m’avait suivi, était là perché sur une roche, le fusil armé entre les mains. Nous ne faisions aucune attention à lui. Quand il se fut assuré que nous n’emportions rien et que nous y mettions une conscience exaltée, il daigna nous crier : « Merci, Excellences ! » d’un air de courtoisie dérisoire qui nous fit partir d’un rire nerveux.

— Lui, lui ! s’écria Impéria en tendant au bandit son bracelet de diamants qu’elle était sur le point d’emporter à son bras par mégarde. Ceci pour vous ! sauvez notre ami !

Le drôle sauta comme un chat, prit le bracelet et voulut baiser la main qui le lui tendait.

— Lui, lui ! répéta Impéria en reculant.

— Courez, reprit-il, courez !

Et il disparut.

Il s’en allait à vol d’oiseau, et nous avions un long circuit à faire. Enfin nous arrivâmes éperdus au lieu désigné. Moranbois était là, couché en travers du sentier, toujours bâillonné, évanoui, les mains liées. Nous nous hâtâmes de le délier et de l’examiner. On nous avait tenu parole, on ne lui avait fait aucun mal ; mais les efforts qu’il avait faits pour se dégager l’avaient épuisé. Il fut plus d’une heure sans reprendre connaissance.

Nous l’avions emporté jusqu’à la plaine, car nous avions vu de loin une trentaine de bandits s’abattre sur nos dépouilles, et nous avions peur qu’il ne leur prit fantaisie de venir nous enlever nos habits, peut-être outrager les femmes. Évidemment ils étaient lâches, puisqu’ils avaient agi par ruse ; mais nous n’étions plus à craindre, grâce au soin qu’ils avaient pris de nous faire abandonner nos armes.

Quand nous nous trouvâmes en vue de quelques misérables habitations, notre première pensée fut d’y courir ; puis nous craignîmes de nous trouver chez des affiliés d’une bande qui venait détrousser les voyageurs à si peu de distance, nous nous jetâmes dans un massif de buis et de lentisques. Nous ne pouvions plus porter Moranbois, nous ne pouvions plus soutenir les femmes. Nous nous laissâmes tous tomber par terre. Moranbois revint à lui, et, au bout d’une heure de repos, où nous n’échangeâmes pas une parole dans la crainte d’attirer de nouveaux ennemis, nous recommençâmes à marcher dans une plaine aride semée de pierres. Nous voulions gagner un petit bois que nous apercevions devant nous, sur la droite de la route ; quand nous y arrivâmes, il faisait nuit.

— Il faut nous arrêter ici ou mourir, dit Bellamare. Demain, au jour, nous saurons où nous sommes, et nous aviserons. Allons, mes amis, remercions Dieu ! Nous sommes ses enfants gâtés, nous avons sauvé Moranbois !

Ce mot, dit avec une conviction et une gaieté sublimes, réveilla toutes les fibres de nos cœurs. Nous nous jetâmes dans les bras les uns des autres en criant :

— Oui ! oui ! nous sommes heureux, et Dieu est bon !

L’hercule fondit en larmes ; c’était probablement la première fois de sa vie.

La nuit fut froide et nous parut longue. Nous n’avions plus de manteaux pour nous garantir et rien à manger ni à boire après une journée de fatigue et d’émotions terribles ; mais personne ne songea à se plaindre, et même aucun de nous ne consentit à faire part aux autres de son malaise et de sa souffrance. Les femmes étaient aussi stoïques que nous. Le scoglio maledetto nous avait recuits, comme disait Moranbois, et nous pouvions supporter une dure journée et une mauvaise nuit.

Dès le jour, nous nous orientâmes. Le chemin qui serpentait dans la plaine était bien la route de Raguse ; nous n’avions que les montagnes dalmates à traverser, et nous nous mîmes en route, toujours à jeun. Nous rencontrâmes des habitations ; nous n’avions pas un sou pour payer un déjeuner quelconque. On se fouilla, on s’éplucha ; quelques boutons de manchettes oubliés dans le dépouillement opéré pour la rançon, quelques foulards, une boucle d’oreille, c’était de quoi vivre jusqu’à Raguse, et on se trouvait riche encore pour un jour. Après cela, ce serait la mort ou la mendicité, nouvelle face de cette aventureuse existence qui semblait vouloir ne nous épargner aucune mauvaise chance.

Nous avisions devant nous une petite ferme qui avait un peu l’aspect d’une chênaie normande.

— Allons frapper là, dit Bellamare ; mais il s’agit de ne pas faire peur aux gens, et nous avons piteuse mine. — Mesdames, un peu de toilette, s’il vous plaît ; redonnez un peu de chic à vos petits chapeaux déformés ; rattachez avec des épingles, si vous avez des épingles, vos jupes déchirées. — Messieurs, refaites le nœud de vos cravates… — Et toi, Laurence…, rentre ce bout de courroie qui te fait une queue. Les naturels du pays sont capables de te prendre pour un Nyam-Nyam.

Je cherchai et tirai ce bout de courroie ; c’était le reste de la petite ceinture que je portais toujours sous mon gilet et qui contenait mes billets de banque. Ne pouvant la déboucler assez vite, je l’avais tirée avec impatience et, comme elle était fort usée, elle s’était rompue. J’avais jeté sur le tas de nos dépouilles opimes ce qui m’était venu à la main, croyant sacrifier ainsi en conscience ma dernière ressource.

Quelle fut ma surprise lorsqu’en regardant la portion qui restait pendue à mes reins, je vis qu’elle contenait encore mes cinq mille francs à peu près intacts !

— Miracle ! m’écriai-je ; mes amis, la fortune nous sourit, et l’étoile des bohémiens nous protège ! Voici de quoi retourner en France sans demander l’aumône. Déjeunons richement, s’il se peut. J’ai de quoi remplacer les boutons de manchettes et les foulards qui vont payer notre écot, car mon papier n’a pas cours dans ce désert.

Nous fîmes un excellent repas champêtre chez des gens très-hospitaliers qui nous parlaient par gestes et qui furent si contents de nous, qu’ils nous firent faire un bon bout de chemin sur une espèce de char antique à roues pleines, qui criait comme un damné. Nos petits cadeaux avaient eu grand succès.

Nous arrivâmes à Raguse moins pimpants que nous n’en étions sortis. Notre premier soin fut de courir au consulat français, où j’échangeai un de mes billets et où nous racontâmes notre triste aventure. Il nous fut dit qu’il n’y avait aucun espoir de recouvrer notre fortune ; nous étions bien heureux d’avoir conservé la vie.

Il fallait que les heiduques, c’est le nom que l’on donnait à ces brigands, fussent très-nombreux en ce moment et que leurs bandes eussent peur les unes des autres, puisqu’on n’avait pas pris le temps de nous débarrasser de nos habits et même de nos chemises. Sans doute on ne nous avait pas massacrés pour ne pas attirer d’autres oiseaux de proie par le bruit d’un combat ; on s’était contenté de nous dévaliser en gros plutôt que de partager avec de nouveaux venus les menues dépouilles.

Lambesq, qui était soupçonneux, pensa que le prince n’était pas étranger à ce coup de main pour rentrer dans ses dépenses ; mais aucun de nous ne voulut partager cette opinion. Le prince n’avait qu’un tort apparent : c’est de nous avoir donné une escorte aussi peu nombreuse et aussi peu sûre ; mais ne nous avait-il pas avertis qu’il ne pouvait mieux faire ? Et puis étions-nous certains d’avoir été trahis par nos guides ? Voyant les bandits en nombre et ne voulant pas se faire tuer pour nous, trois avaient pris la fuite. Le quatrième, celui qui avait dû être pris avec Moranbois, ne pouvant faire espérer une rançon pour lui-même, devait avoir été tué.

Le chancelier du consulat nous dit que certainement nos bandits étaient étrangers au pays. Les indigènes tuent par vengeance et ne dévalisent les morts qu’en temps de guerre. Ils ne connaissent pas la coutume italienne de la rançon. Je me souvins que le drôle avec qui j’avais dû composer avait un type et un accent tout à fait différents de ceux des gens de la contrée.

Tous les commentaires étaient, du reste, bien inutiles, nous étions ruinés sans retour. Nous nous occupâmes du départ pour le surlendemain. Nous ne voulions pas exploiter notre mésaventure en battant la grosse caisse pour faire quelque argent dans le pays ; nous étions d’ailleurs trop fatigués pour nous remettre au travail. Le jour suivant, nous vîmes arriver nos costumes et nos décors que le prince nous renvoyait, sans se douter de nos revers. Sans doute, s’il les eût connus, il nous eût offert quelque dédommagement, et peut-être l’eussions-nous accepté sans le souvenir de notre pauvre Marco, qui était désormais entre nous et ses largesses. Nous ne voulûmes même pas lui écrire ce qui nous était arrivé. S’il sévissait contre nos guides, une révolte contre lui pouvait éclater. C’était assez de victimes comme cela. — Nous n’avions qu’une idée, quitter au plus vite ce pays qui nous avait été si désastreux.

Nous achetâmes quelques nippes et nous retînmes nos places sur le bateau à vapeur du Lloyd autrichien pour Trieste. En soupant dans l’unique hôtel de la ville et en causant de notre dernière aventure, Moranbois nous dit qu’il nous coûtait plus cher qu’il ne valait.

— Tais-toi, lui dit Bellamare ; rien ne vaut un homme de cœur, et rien n’est meilleur pour la santé qu’un bon mouvement ! — Voyons, mes cabotins bien-aimés, est-ce que, depuis ce moment-là, nous ne sommes pas plus heureux que nous ne l’étions en quittant cette forteresse de malheur ? Nous emportions une fortune qui vraiment nous était trop amère ! Nous avions besoin de détester les sauvages qui nous l’avaient donnée au prix d’une de nos têtes les plus chères. Chacune des jouissances que cet argent nous eût procurées nous eût serré le cœur comme un remords, et nous n’aurions jamais pu nous égayer sans voir au milieu de nous la face pâle de Marco. À présent, cette figure nous sourira ; car, si le brave enfant pouvait revenir, il nous dirait : « Ne pleurez plus, ce que vous n’avez pu faire pour me sauver, vous l’avez fait pour un autre, et, cette fois, vous avez réussi. » Allons, Moranbois, ne sois plus triste. Est-ce parce que, pour la première fois de ta vie, tu as été tombé, mon hercule ? Avais-tu la prétention de battre à toi seul trente hommes ? Est-ce comme caissier que tu soupires ? Qu’est-ce qu’il y a de si dérangé dans nos finances ? Quand nous sommes partis d’ici, il y a cinq semaines, nous n’avions pas grand’chose ; nous nous sommes trouvés bien fiers de tant gagner en si peu de temps, ce n’était pas naturel, ça ne pouvait pas durer ; mais nous voilà encore sur nos pieds, puisque nous avons nos instruments de travail, nos décors et nos costumes. Un de nous retrouve par miracle le premier fonds de roulement. Nous allons nous reposer en mer, saluer en passant lo scoglio maledetto et lui faire un pied de nez ; après quoi, nous travaillerons, et nous serons tous des talents de premier ordre ; vous verrez ! Purpurin lui-même dira des vers corrects. Que voulez-vous ! nous avons beaucoup souffert ensemble, et les heures de dévouement nous ont grandis. Nous avons gagné quelque chose de plus que la richesse, nous sommes devenus meilleurs. Nous nous aimons davantage ; nous nous chamaillerons peut-être encore aux répétitions, mais nous sentons bien d’avance que nous nous pardonnerons tout et que nous pourrions nous battre sans cesser de nous aimer. Allons ! depuis le départ de Saint-Clément, tout est pour le mieux, et je bois à la santé des brigands !

La parole de Bellamare gouvernait nos âmes, et je ne sais aucun découragement dont elle ne nous eût arrachés. Nous étions, comme tous les artistes, très-railleurs et très-facétieux les uns avec les autres ; mais lui, le plus facétieux et le plus railleur de tous, il avait une conviction si ardente dans les occasions sérieuses, qu’il nous rendait enthousiastes comme lui.

Nous n’eûmes donc pas un regret pour notre fortune évanouie, et Moranbois dut en prendre son parti comme les autres.

Durant la traversée, nous eûmes tous la préoccupation de retrouver lo scoglio maledetto.

Nous l’eussions certes reconnu entre mille ; mais nous ne le rencontrâmes certainement pas, ou nous le rencontrâmes durant la nuit. En vain interrogions-nous les gens de l’équipage et les passagers ; on ne pouvait nous renseigner, puisque nous avions baptisé notre île au hasard, et qu’aucun de nous n’était assez géographe pour mettre les gens compétents sur la trace. Deux ou trois fois, il nous sembla qu’elle nous apparaissait dans la brume du soir : c’était un rêve. Là où nous pensions voir des formes connues, il n’y avait rien.

— Gardons ce rocher dans notre imagination, nous dit Léon. Il y sera toujours plus terrible et plus beau que la vision réelle ne nous le rendrait.

— Plus beau ! s’écria Régine : tu l’as trouvé beau, toi ? Les poètes sont-ils assez fous !

— Non, reprit Léon, les poètes sont sages, ils sont même les seuls sages qui existent. Quand les autres s’inquiètent et s’effrayent, ils rêvent et contemplent ; tout en souffrant, ils voient : ils ont, jusqu’à la dernière heure, la jouissance de regarder et d’apprécier. Oui, mes amis, c’était un lieu splendide, et jamais je n’ai si bien compris la fascination de la mer que durant cette semaine d’angoisses où nous étions seuls face à face et côte à côte avec elle, toujours menacés et insultés par son aveugle colère, toujours protégés par cette roche qu’elle ronge depuis des siècles incalculables sans pouvoir la dévorer. Nous étions pourtant en plein dans le ventre du monstre, et j’ai souvent pensé alors à la légende de Jonas dans la baleine. Sans doute le prophète était échoué comme nous sur un écueil. Dans son temps, on racontait tout en métaphore, et peut-être son refuge avait-il la forme fantastique du Léviathan de la Bible ; peut-être, comme nous, y avait-il pu creuser une grotte pour s’abriter durant ses trois jours et trois nuits de naufrage.

— Ton explication est ingénieuse, dit Bellamare ; mais raconte-nous donc tes impressions de sept jours et de sept nuits dans le ventre du rocher, car, pour moi, j’avoue n’avoir pas eu la sagesse d’admirer autre chose que notre persistance à ne pas vouloir y mourir.

— Raconter les contemplations à chaque instant interrompues par le spectacle du martyre des autres est impossible, reprit Léon. Vous ne vouliez pas mourir, vous autres, et chacun de vous était providentiellement soutenu par son instinct ou sa pensée dominante. Régine pensait à faire son salut à la condition de ne plus jeûner ; Lucinde se sentait encore trop belle pour quitter la partie ; Anna…

— Ah ! moi, dit Anna, je n’étais soutenue par rien. Je me laissais aller à mourir.

— Non ! puisque tu criais de peur en voyant venir la mort.

— Je criais sans savoir pourquoi ; cependant, lorsque je me calmais, c’était par la pensée de revoir dans un autre monde les deux pauvres petits enfants que j’ai perdus… Mais parlons des autres, si ça ne vous fait rien !

— Moi, dit Bellamare, je pensais à vous tous, et jamais je ne vous ai si bien appréciés tous. Mon amitié pour vous se mêlait à mon sentiment d’artiste, et j’ai dû rabâcher souvent à mon insu cette réflexion qui ne me sortait pas de la tête : « Quel dommage qu’il n’y ait pas là un public éclairé pour voir comme ils sont beaux et dramatiques ! » Sérieusement, je prenais machinalement note de tous les effets. J’étudiais les guenilles, les poses, les groupes, les aberrations, l’accent, la couleur et la forme de toutes ces scènes de désespoir, d’héroïsme et de folie !

— Et moi, dit Impéria, j’entendais continuellement une musique mystérieuse dans le vent et dans les vagues. À mesure que je m’affaiblissais, cette musique prenait plus de suite et d’intensité. Un moment est venu, c’est durant les derniers jours, où j’aurais pu noter des motifs admirables et des harmonies sublimes.

— Moi, dit Lambesq, j’étais irrité par le bruit sec que rendaient les pierres amoncelées par nos travaux d’installation quand le vent les dispersait : c’était comme les applaudissements dérisoires d’un public en déroute, et j’étais furieux contre le chef de claque qui laissait aller notre succès à la dérive.

— Vous voyez bien, reprit Léon, que vous étiez tous rattachés à la vie par la force de l’habitude et par l’obstination de la spécialité. Il n’est donc pas étonnant que, jusqu’au moment où j’ai vu la tartane cingler sur nous et la figure de Moranbois se dresser sur le tillac, j’aie été préoccupé et soutenu par le besoin d’admirer et de décrire. Cet archipel où nous étions enfermés, ces roches dénudées et déchiquetées qui prenaient à la base tous les reflets glauques de la mer, et au sommet toutes les nuances éthérées du ciel, ces formes bizarres, repoussantes, cruelles des îlots déserts que nous ne pouvions pas atteindre, et qui semblaient nous appeler comme des instruments de supplice, avides de nous broyer et de nous déchirer sous leurs dents aiguës, tout cela était si grand et si menaçant, que je me sentais avide de me mesurer, par la poésie, avec ces choses terribles. Plus je sentais notre abandon et notre impuissance, plus j’avais soif d’écraser par le génie de l’inspiration ces mornes géants de pierre et cette implacable fureur des flots. Il m’était indifférent de mourir, pourvu que j’eusse eu le temps de composer un chef-d’œuvre et de le graver sur le rocher.

— Et ce chef-d’œuvre, tu l’as fait ? m’écriai-je. Tu vas nous le dire !

— Hélas ! répondit Léon, j’ai cru le faire ! N’ayant plus la force d’écorcher la roche avec un canif, je l’ai écrit sur mon album. Je l’ai gardé précieusement sur ma poitrine durant les jours d’hébétement qui ont suivi notre délivrance. J’essayais de le relire en cachette ; je ne le comprenais pas, et je me persuadais que c’était par suite de l’état de faiblesse physique où j’étais tombé. Quand je me suis senti guéri et rassuré, chez le prince Klémenti, j’ai constaté avec épouvante que mes vers n’étaient pas des vers. Il n’y avait ni nombre, ni rime, l’idée même n’avait aucun sens. C’était le produit d’une complète aliénation mentale. Je m’en suis consolé en me disant que cette fureur de rimer jusque dans l’agonie m’avait, du moins, rendu insensible à la souffrance et supérieur au désespoir.

— Mes enfants, dit Bellamare, si nous ne retrouvons pas notre écueil dans cette traversée, il est probable que nous n’aurons jamais ni le temps ni le moyen de le chercher. Ne vous semble-t-il pas inouï qu’à deux journées de l’Italie, en pleine Europe civilisée, sur une mer étroite fréquentée à toute heure, explorée dans tous les sens, nous ayons été perdus sur une île inconnue, comme si nous eussions été en quête d’une terre nouvelle dans un voyage d’exploration vers les pôles ? Cette aventure-là est si invraisemblable, que nous n’oserons jamais la raconter. On ne nous croira pas quand nous dirons que le patron et les deux matelots qui nous accompagnaient sont morts sans avoir pu dire le nom de l’écueil, sans le savoir probablement, et que ceux qui sont venus nous y chercher et qui ont dû nous l’apprendre n’ont pas trouvé un seul de nous capable de l’entendre et de le retenir. J’avoue que, pour mon compte, j’étais tout à fait imbécile. J’agissais toujours machinalement, je vous soignais tous, et Impéria m’aidait. Léon et notre pauvre Marco s’occupaient aussi des malades ; mais il me serait impossible de dire combien de temps nous avons mis pour gagner Raguse, et j’y ai bien passé deux jours avant de savoir dans quel pays nous étions et sans songer à m’en enquérir.

— J’avouerai la même chose, dit Impéria, et Léon a été plus longtemps, je le parie.

— Savez-vous, reprit Léon, que nous avons peut-être rêvé ce naufrage ? Qui peut jurer que ce qu’il voit et entend soit réel ?

— J’ai ouï parler, dit Bellamare, d’une croyance, d’une métaphysique ou d’une religion de l’antique Orient qui enseignait que rien n’existe, excepté Dieu. Notre passage sur la terre, nos émotions, nos passions, nos douleurs et nos joies, tout cela n’était que vision, effervescence de je ne sais quel chaos intellectuel : monde latent qui aspirait à être, mais qui retombait sans cesse dans le néant, pour se perdre dans la seule réalité, qui est Dieu.

— Je ne comprends rien à ce que vous contez là, dit Régine ; mais je vous jure que je n’ai pas rêvé la faim et la soif sur l’écueil maudit. Toutes les fois que j’y pense, j’ai comme une cloche en branle dans l’estomac.

Nous arrivâmes à Trieste sans avoir retrouvé l’écueil. Là, nous fîmes des recherches et des questions. À l’inspection des cartes détaillées, nous pensâmes et on nous dit que nous devions avoir échoué sur lo scoglio pomo, en pleine mer, ou les Lagostini, plus près de Raguse ; mais nous dûmes rester dans une éternelle incertitude, d’autant plus qu’un savant nous donna une autre version qui plut davantage à nos imaginations excitées. Selon lui, notre naufrage coïncidant avec la secousse de tremblement de terre qui s’était fait sentir sur les côtes de l’Illyrie, l’écueil irretrouvable devait être spontanément sorti de la mer à ce moment et s’y être replongé ensuite. Ainsi nous n’avions pas été seulement menacés d’y mourir de faim et de froid, mais encore nous eussions pu, à tout instant, disparaître dans le troisième dessous, comme les maudits et les démons d’un dénoûment d’opéra.

En quittant Trieste, où nous jouâmes les Folies amoureuses, Quitte pour la peur, les Caprices de Marianne, Bataille de dames, nous parcourûmes le nord de l’Italie en nous adjoignant une troupe française dont quelques sujets étaient passables. Ceux qui ne valaient rien faisaient nombre, et nous pûmes étendre notre répertoire et aborder le drame à beaucoup de personnages : Trente Ans ou la Vie d’un joueur, le Comte Hermann, etc. Nos affaires ne furent pas mauvaises, et le public se montra très-content de nous. Cependant, le métier perdit pour moi beaucoup de son prestige. Le personnel nouveau était si différent du nôtre ! Les femmes avaient des mœurs impossibles, les hommes des manières intolérables. C’étaient de vrais cabotins, dévorés de vanité, susceptibles, grossiers, querelleurs, indélicats, ivrognes. Chacun d’eux avait un ou deux de ces vices ; il y en avait qui les possédaient tous à la fois. Ils ne comprenaient rien à notre manière d’être et nous en raillaient. J’avais été élevé avec des paysans assez rudes ; ils étaient gens de bonne compagnie en comparaison de ceux-ci. Et tout cela ne les empêchait pas de savoir porter un costume, de se mouvoir en scène avec une certaine élégance et de dissimuler les hoquets de l’ivresse sous un air grave ou ému.

Dans la coulisse, ils nous étaient odieux. Régine seule les tenait en respect par ses moqueries cavalières. Lambesq, à la répétition, leur jetait les accessoires à la tête. Moranbois en remit quelques-uns à leur place à la force du poignet. Bellamare les plaignait d’être tombés si bas par excès de misère et lassitude de leurs déceptions. Il essayait de les relever à leurs propres yeux, de leur faire comprendre que le mal de leur condition venait de leur paresse, de leur manque de conscience dans le travail et de respect envers le public. Ils l’écoutaient avec étonnement, quelquefois avec un peu d’émotion ; mais ils étaient incorrigibles.

Il devenait évident pour moi qu’au théâtre la médiocrité conduit fatalement au désordre les gens qui n’ont pas une valeur morale exceptionnelle, et je me demandais si, privé de la direction de Bellamare et de l’influence d’Impéria et de Léon, qui étaient, eux, des êtres d’exception, je ne serais pas tombé aussi bas que ces malheureux acteurs. Le personnel des directeurs de ces troupes ambulantes était le pire de tous. L’insuccès presque continuel les réduisait à la faillite perpétuelle. Ils en prenaient leur parti avec une philosophie honteuse et ne reculaient devant aucun manque de fol pour se rattraper. Ils se demandaient par quel miracle Bellamare, resté pauvre, avait conservé son nom sans tache et ses honorables relations. Il ne leur venait pas à l’esprit de se dire qu’il n’avait pas eu d’autre secret que d’être honnête homme, pour trouver en toute occasion l’appui des honnêtes gens.

Il nous tardait de nous séparer de cet élément hétérogène, et, quand nous nous retrouvâmes en France, vis-à-vis les uns des autres, nous éprouvâmes un grand soulagement. Nous remplaçâmes Marco par un élève du Conservatoire qui n’avait pu être engagé à Paris et qui n’avait aucun talent en propre, puisqu’il se bornait à singer Régnier. Régine et Lucinde nous restèrent comme pensionnaires, et Lambesq demanda à être associé. Nous n’hésitâmes pas à l’admettre. Il avait certes des défauts incorrigibles, une immense vanité, une susceptibilité puérile et un amour de sa propre personne qui était invraisemblable à force d’ingénuité ; mais il avait pourtant trouvé un enseignement dans le malheur, et, après nous avoir indignés lors du naufrage, il s’était réhabilité à Saint-Clément et dans la montagne. Il avait fait des réflexions sur les inconvénients de l’égoïsme. Le fond de son cœur n’était pas glacé, il s’était attaché à nous. Il alla jusqu’à proposer à Anna de l’épouser, car Anna avait été sa maîtresse, et dans ce temps-là elle eût voulu être sa femme ; mais depuis elle en avait aimé plusieurs autres, et elle refusa, tout en le remerciant et en lui promettant une fidèle amitié.

À ce propos, Anna, qui avait coutume de ne jamais parler du passé, s’expliqua avec moi dans un moment de tête-à-tête amené par le hasard. Je désirais savoir ce qu’elle pensait de Léon, et si les regrets étouffés de celui-ci avaient quelque solide raison d’être.

— Je n’aime pas, me dit-elle, à regarder en arrière. Il n’y a là pour moi que chagrins et désillusions. Je suis très-impressionnable, et je serais dix fois morte, si je n’avais dans le caractère une ressource suprême, qui est d’oublier. J’ai cru aimer bien souvent ; mais en réalité je n’ai aimé que mon premier amant, ce fou de Léon, qui eût pu faire de moi une femme fidèle, s’il n’eût été soupçonneux et jaloux à l’excès. Il a été très-injuste avec moi ; il s’est cru trompé par Lambesq dans un moment où il n’en était rien ; je me suis alors donnée à Lambesq par dépit, et puis à d’autres par ennui, par caprice de désespoir. Songe à cela, Laurence : on plaisante l’amour quand on peut l’appeler fantaisie ; mais il y a des fantaisies de galanterie qui sont gaies, et il y en a qui sont tragiques, parce qu’elles ont pour cause l’effroi du souvenir et l’horreur de la solitude. Ne me raille donc jamais ; tu ne sais pas le mal que tu me fais, toi qui vaux mieux que les autres, et qui, ne m’aimant pas, n’as pas voulu feindre de m’aimer pour me faire commettre une faute de plus ! Si Léon te parle quelquefois de moi, dis-lui que ma vie absurde et brisée est son ouvrage, et que sa méfiance m’a perdue. À présent, il est trop tard… Je n’ai plus qu’à pardonner avec une douceur que l’on prend pour de l’insouciance, et qui finira sans doute par en être.

Notre vie recommençait à être ce qu’elle avait toujours été avant nos désastres, un voyage enjoué sans pertes ni profits, un pêle-mêle d’occupations fiévreuses et de temps perdu, un ensemble de bonnes relations semées de petites brouilles et de chaleureuses réconciliations. Cette vie sans repos et sans recueillement fait peu à peu du comédien de province un être qu’on pourrait considérer, non comme ivre à l’état chronique, mais comme toujours entre deux vins. Le théâtre et la voyage alcoolisent comme des spiritueux. Les plus sobres d’entre nous étaient souvent les plus irritables.

Au commencement de l’hiver, je reçus une lettre qui brisa ma carrière d’artiste et décida de ma vie. Ma marraine, une bonne femme qui est ici marchande d’épiceries, m’écrivait :

« Viens vite. Ton père se meurt ! »

Nous étions alors à Strasbourg. Je pris à peine le temps d’embrasser mes camarades, et je partis. Je trouvai mon père sauvé. Mais il avait eu une attaque d’apoplexie à la suite d’une violente émotion, et ma marraine me raconta ce qui s’était passé.

Personne, dans ma petite ville, ne s’était jamais douté de la profession que j’avais embrassée. Les gens de chez nous ne voyagent pas pour leur plaisir. Ils n’ont point d’affaires au dehors, étant tous issus de cinq ou six familles attachées au sol depuis des siècles. Si les jeunes vont quelquefois à Paris, c’est tout. Je n’avais jamais joué la comédie à Paris, et jamais la troupe, nous disions « la société » Bellamare, n’avait eu occasion d’approcher de mon pays. Je n’avais donc pas même pris la peine de cacher mon nom, qui n’avait rien de particulier pour frapper l’attention et qui se prêtait fort bien à mon emploi.

Il arriva pourtant qu’un commis voyageur que j’avais connu à son passage en Auvergne, aux vacances de l’année précédente, se trouva en même temps que nous à Turin, et reconnut ma figure sur la scène et mon nom sur l’affiche. Il essaya de me voir au café où j’allais quelquefois après le spectacle ; mais je n’y allai pas ce soir-là. Il partait le lendemain, et l’occasion fut perdue pour moi de lui recommander le secret dans le cas où il repasserait à Arvers.

Il y repassa deux mois plus tard et ne manqua pas de s’informer de moi. Personne ne put lui dire où j’étais et ce que je faisais. Alors, soit bavardage, soit désir de rassurer mes amis inquiets, il leur apprit la vérité. Il m’avait vu de ses propres yeux sur les planches.

D’abord la nouvelle ne causa qu’une surprise hébétée, et puis vinrent les commentaires et les questions. On voulut savoir si je gagnais beaucoup d’argent et si je faisais fortune. Faire fortune, c’est en Auvergne le criterium du bien et du mal. Un métier qui enrichit est toujours honorable, un métier qui n’enrichit pas est toujours honteux. Le commis voyageur ne se fit pas faute de dire que j’étais sur le chemin qui mène à mourir de faim, et que, puisque j’aimais à voir du pays, j’eusse mieux fait de courir pour placer des vins.

La nouvelle fit en un instant le tour de la petite ville et arriva jusqu’à mon père avant la fin du jour. Vous vous souvenez qu’il appelait comédiens les meneurs d’ours et les avaleurs de sabre. Il haussa les épaules et traita de menteurs ceux qui me calomniaient de la sorte. Il vint trouver le commis voyageur à l’auberge où nous voici, et tâcha de comprendre ce dont il s’agissait. Charmé de prendre un peu d’importance aux yeux d’un père de famille alarmé et d’une population ébahie, notre homme me réhabilita un peu en disant que je n’escamotais pas la noix muscade et que je ne dansais pas sur la corde ; mais il déclara que j’avais une existence bien précaire, que probablement j’étais en train d’acquérir tous les vices qu’engendre une vie d’aventures, et que ce serait me rendre service que de m’arracher à un milieu qui m’entraînait ou m’exploitait.

Mon pauvre père se retira bien triste et tout rêveur ; mais il avait en moi une telle confiance, qu’il ne voulut pas me faire connaître sa première impression. Avec cette patience du paysan qui sait attendre que le blé germe et mûrisse, il voulut ne s’en rapporter qu’à ma prochaine lettre. Je lui écrivais tous les mois, et mes lettres tendaient toujours à maintenir sa sécurité. Je ne lui avais pas raconté mes terribles aventures, et je n’avais plus qu’à lui rendre bon compte de mes études sans lui en dire la nature et le but.

Il se rassura. J’étais un bon fils, je ne pouvais pas le tromper. Si j’étais comédien, c’était sans doute quelque chose d’honorable et de sage qu’il ne pouvait pas juger ; mais il lui resta une tristesse sur le cœur, et il en fut plus assidu à l’église afin de prier pour moi.

Très-croyant, il n’avait jamais été dévot. Il le devint, et le curé prit de l’ascendant sur lui. Alors, peu à peu ses inquiétudes furent réveillées et entretenues. On combattit sa confiante apathie, on me présenta à ses yeux comme une brebis égarée, puis comme un pécheur endurci ; enfin un jour on lui déclara que, s’il ne m’arrachait aux griffes de Satan, je serais damné, que j’aurais une mort honteuse, terrible peut-être, et que je serais non enseveli en terre sainte, mais jeté à la voirie.

Ce fut le dernier coup pour lui. Il rentra chez lui écrasé, et le lendemain on le trouva presque mort dans son lit. Le sacristain, qui était son ami particulier, ma pauvre marraine, qui est une bonne bête, et la mère Ouchafol, qui est une bête mauvaise, n’avaient pas peu contribué par leurs sots discours et leurs folles idées à désespérer et à tuer mon père.

Quand je le vis hors de danger, je lui jurai que je ne le quitterais jamais sans sa permission pleine et entière, et il reprit sa bêche. J’imposai silence à nos stupides amis et j’entrepris de faire comprendre et accepter à mon père le parti que j’avais pris d’être comédien. Ce n’était pas facile ; il avait été frappé de surdité dans sa maladie, et ses idées ne s’étaient pas éclaircies. Je vis que la réflexion le fatiguait et qu’une secrète anxiété retardait sa guérison complète. Je me mis à travailler au jardin et feignis d’y prendre grand plaisir ; sa figure s’épanouit, et je vis qu’une révolution complète s’était opérée dans son esprit. Autrefois, voulant que je fusse un monsieur, il ne me laissait pas seulement toucher à ses outils. Désormais, me croyant damné si je retournais au théâtre, il ne voyait plus de salut et d’honneur pour moi que dans le travail manuel et dans la soudure de mon être au coin du sol où il avait rivé le sien.

Toutes mes tentatives furent vaines. Il ne trouvait pas un mot pour discuter avec moi, mais il baissait la tête, devenait pâle et s’en allait brisé à son lit. J’y renonçai. Cette inaltérable douceur, ce silence navrant, ne me prouvaient que trop l’impossibilité où il était de me comprendre et la puissance invincible de l’idée fixe, la damnation. Quand une âme généreuse et tendre, comme était la sienne, a pu admettre cette odieuse croyance, elle est à jamais fermée.

Les médecins m’avaient averti de la probabilité d’une ou de plusieurs rechutes, probablement graves, de la foudroyante maladie. Je ne voulus pas risquer d’en hâter le retour, et je me soumis ; je me fis jardinier.

Cependant, je voulais faire mes adieux à mon autre famille, à Bellamare et à Impéria surtout. J’appris par hasard qu’ils étaient à Clermont, et, comme je leur avais laissé une partie de mes effets en garde, j’obtins facilement de mon père quelques jours de liberté pour terminer mes affaires au dehors, en lui jurant que je serais de retour au bout de la semaine.

Je trouvai la troupe au-dessous du boulottage accoutumé ; on n’avait pas voulu toucher aux derniers billets de banque que j’avais laissés dans la caisse. J’exigeai qu’on s’en servit et qu’on ne m’en fit la restitution que par petites sommes, quand on pourrait, et sans se créer aucune préoccupation à cet égard. Je prétendis que je n’en avais nul besoin, que, condamné à rester indéfiniment dans mon village, j’avais en propre des ressources plus que suffisantes. Je mentais ; il ne me restait plus absolument rien. Je ne voulais pas l’avouer à mon père, je ne voulais lui demander que de partager son abri et son pain pour prix de mon travail de journalier.

Mais, avant de quitter Impéria, je voulus en finir avec la tenace espérance que je n’avais jamais pu vaincre, et je lui demandai de m’entendre sans distraction et sans interruption en présence de Bellamare. Elle y consentit, non sans une inquiétude qu’elle ne put me dissimuler. Bellamare lui dit devant moi :

— Ma fille, je sais fort bien de quoi il va être question ; j’ai deviné depuis longtemps. Tu dois écouter Laurence sans effroi, sans pruderie, et lui répondre sans réticence et sans mystère. Je ne connais pas tes secrets, je n’ai aucun motif et aucun droit de te questionner ; mais Laurence doit les savoir, les apprécier, et en tirer la conséquence de sa conduite future. Sortons tous les trois, allons dans la campagne, je vous laisserai causer seuls. Je ne veux pas avoir une opinion, une influence quelconque avant que Laurence t’ait parlé librement et à cœur ouvert.

Nous nous enfonçâmes dans une petite gorge ombragée où coulait une eau limpide, et Bellamare nous quitta en nous disant qu’il reviendrait dans deux heures.

Impéria me faisait l’effet d’une victime résignée à l’épreuve douloureuse d’une confidence redoutée depuis longtemps et parfaitement inutile.

— Je vois bien, lui dis-je, que vous m’avez deviné aussi, que vous me plaignez, et que vous ne m’aimerez jamais ; mais un homme qui se noie se rattrape jusqu’au dernier moment à tout ce qu’il peut saisir, et je vais entrer dans une existence qui est la mort intellectuelle, si je n’y porte pas un peu d’espoir. Ne trouvez donc pas inutile que je veuille me préparer à un naufrage peut-être pire que celui de l’Adriatique.

Impéria mit ses mains sur son visage et fondit en larmes.

— Je sais, lui dis-je en baisant ses mains mouillées, que vous avez de l’amitié, une véritable amitié pour moi.

— Oui, dit-elle, une amitié profonde, immense. Oui, Laurence, quand tu me dis que je ne t’aime pas, tu me fais un mal affreux. Je ne suis pas froide, je ne suis pas égoïste, je ne suis pas ingrate, je ne suis pas imbécile. Ton affection pour moi a été bien généreuse, tu ne me l’as jamais laissé voir que malgré toi, en de rares moments de fièvre et d’exaltation. Quand tu me l’as exprimée avec ardeur sur l’écueil, tu étais fou, tu étais mourant. Après, et presque toujours, tu l’as si bien renfermée et vaincue, que je l’ai cru absolument guéri. Je sais que tu as tout fait pour m’oublier et pour me donner à croire que tu ne pensais plus à moi. Je sais que tu as eu des maîtresses de passage, que tu t’es jeté à corps perdu dans des distractions qui n’étaient peut-être pas bien dignes de toi, et dont tu sortais triste et comme désespéré. Plus d’une fois, à ton insu, tes yeux m’ont dit : « Si je suis mécontent de moi-même, c’est votre faute. Il fallait me donner seulement de l’espoir, j’aurais été chaste et fidèle. » Oui, mon bon Laurence, oui, je sais tout cela, et tout ce que tu veux me dire, je pourrais te le dicter. Peut-être que… si tu m’avais été fidèle sans espérance… Mais non, non, je ne veux pas te dire cela, ce serait trop romanesque et peut-être pas vrai ; tu aurais été encore plus parfait que tu ne l’es, tu aurais été un héros de la chevalerie, j’aurais même pris de l’amour pour toi, il aurait fallu le vaincre ou y succomber ; le vaincre, ce qui est pour toi un grand chagrin ; y succomber, ce qui eût été pour moi un remords et un désespoir. Écoute, Laurence, je ne suis pas libre, je suis mariée.

— Mariée ! m’écriai-je ; toi, mariée ! Ce n’est pas vrai !

— Ce n’est pas vrai par le fait ; mais à mes yeux je suis irrévocablement liée. J’ai engagé ma conscience et ma vie à un serment qui est ma force et ma religion. J’aime réellement quelqu’un, et je l’aime depuis cinq ans.

— Ce n’est pas vrai ! répétai-je avec colère ; cette fable est usée ; ce prétexte ne peut plus servir. Vous avez dit à Bellamare devant moi, à Paris, un jour où j’étais encore malade et où je feignais de dormir, que ce n’était pas vrai.

— Tu as entendu cela ! reprit-elle en rougissant. Eh bien… c’est raison de plus.

— Expliquez-vous.

— Impossible. Tout ce que je peux dire, c’est que je cache mon secret, surtout à Bellamare. C’est à lui que je mens et que je mentirai tout le temps nécessaire. C’est lui qui pourrait deviner, et je ne veux pas qu’il devine.

— Alors, c’est Léon que tu aimés ?

— Non, je te jure que ce n’est pas Léon. Je n’y ai jamais songé, et, comme après lui il n’y a plus que Lambesq à supposer, je te prie de m’épargner l’humiliation de m’en défendre et de ne plus ma faire de questions inutiles. J’ai été sincère avec toi, toujours ! ne m’en punis pas par ta méfiance. Ne me fais pas souffrir plus que je ne souffre.

— Eh bien, mon amie, sois sincère jusqu’au bout ; dis-moi si tu es heureuse, si tu es aimée.

Elle refusa de me répondre, et je perdis l’empire de ma volonté ; ce mystère incompréhensible m’exaspérait. Je m’en plaignis avec tant d’énergie, que j’arrachai une partie de la vérité, conforme, hélas ! à ce qu’Impéria m’avait dit, d’un ton à demi sérieux, à Orléans, sur la route qui conduisait à la villa Vachard. Elle n’avait jamais révélé son amour à celui qui en était l’objet ; il ne le pressentait seulement pas. Elle était sûre qu’il en serait heureux, le jour où elle le lui ferait connaître ; mais ce jour n’était pas encore venu : elle avait deux ou trois ans encore à l’attendre. Elle voulait se conserver libre et irréprochable pour donner confiance à cet homme que le mariage effrayait. Où était cet homme ? que faisait-il ? où et quand le voyait-elle ? Impossible de le lui faire dire. Quand j’émis la supposition qu’il était non loin du lieu habité par le père d’Impéria, et qu’elle le rencontrait là tous les ans quand elle allait voir ce père infirme, elle répondit : Peut-être mais d’un ton qui me parut signifier : « Crois cela, si bon te semble ; tu ne devineras jamais. »

J’y renonçai, mais alors je fis tout ce qui est humainement possible pour lui remontrer combien sa passion romanesque était insensée. Elle n’était sûre de rien dans l’avenir, pas même de plaire, et elle sacrifiait sa jeunesse à un rêve, à un parti pris qui ressemblait à une monomanie.

— Eh bien, répondit-elle, cela ressemble à l’amour que tu as pour moi. Dès le premier jour, tu as su que j’aimais un absent. J’ai dit cela bien haut la première fois que, dans le foyer de l’Odéon, tu m’as regardée avec des yeux trop expressifs. Je te l’ai répété en toute occasion, et cela est. Ne pouvant avoir mon amour, tu as voulu mon amitié. Tu l’as conquise, tu l’as. Tu t’en es contenté trois ans, tu n’as pas voulu l’échanger contre des agitations qui nous eussent fait du mal en pure perte. Tu sais que j’aurais fui ! Tu t’es trouvé heureux avec nous, même à travers les plus grandes misères et les plus douloureuses épreuves ; nous nous sommes tous chéris avec enthousiasme, et, conviens-en, il y a eu des jours, des semaines, des mois entiers peut-être, où nous étions si montés, si exaltés, que tu t’applaudissais de n’être que mon ami. Tu n’aurais pas voulu, dans ces moments-là, me voir échanger notre fraternité chevaleresque contre les bourrasques, les ardeurs et les fantaisies où notre pauvre Anna se consume. Eh bien, ma vie s’est affolée comme la tienne ; une idée, une préférence secrète, un rêve d’avenir ont fait de nous deux insensés qui doivent se comprendre et se pardonner. Tu dis que je suis ton idée fixe ; permets-moi d’avoir aussi ma folie sérieuse, incurable. Nous n’avons pas l’existence réellement sociale, nous autres ; nous sommes en dehors de toutes les conventions, bonnes ou mauvaises, que la raison suggère aux gens prévoyants et rangés. Leur logique n’est pas la nôtre. Le préjugé a beau disparaître ; nous faisons bande à part, et ceux qui nous connaîtraient bien diraient de nous que nous sommes, avec les dévots mystiques, les derniers disciples d’un idéal extrasocial, extrapratique, extrahumain. À tout homme lié au monde tel qu’il est, on peut dire : « Où allez-vous ? à quoi cela vous mène-t-il ? » Cet homme, s’il est en train de faire de grandes folies, s’arrête éperdu et ne voit devant lui que la honte ou le suicide. Nous, quand on nous demande où nous allons, nous répondons en riant que nous allons pour ne pas nous arrêter, et notre avenir est toujours plein de fantômes qui rient plus fort que nous. Le découragement ne nous prend que quand nous ne pouvons plus compter sur le hasard. Ne me dis donc pas que je suis folle. Je le sais bien, puisque je suis devenue actrice, et tu es fou aussi, puisque tu t’es fait acteur. Il t’a fallu une idole, il m’en avait fallu une avant de te connaître ; nous nous sommes rencontrés trop tard.

Il me sembla qu’elle avait raison, et je ne discutai plus, je fus même embarrassé quand elle me demanda où nous en serions, si j’avais réussi à me faire aimer d’elle.

— Est-ce que tu es libre ? Est-ce que tu n’appartiens pas à un devoir, à un pays, à un père, à un travail différent du nôtre ? N’as-tu pas fait une grande folie de t’attacher à nous, qui n’avons plus ni pays, ni famille, ni devoir en dehors de notre bercail ambulant ? Ne nous as-tu pas préparé un immense chagrin en nous donnant quelques années de ta jeunesse, sachant que tu serais forcé de te reprendre ? Que ferais-tu de moi à cette heure, si j’étais ta compagne ? J’ignore si tu as réellement de quoi vivre, et cela me serait fort égal, pourvu que nous pussions travailler ensemble ; mais le pourrions-nous ? Pourrais-tu seulement me donner un asile dont on ne me chasserait pas comme une vagabonde ? Le dernier de vos paysans ne se croirait-il pas en droit de mépriser et d’insulter mademoiselle de Valclos la baladine ? Tu vois bien que tu dois t’estimer heureux de n’avoir pas contracté envers moi des devoirs que tu ne pourrais pas remplir.

— Aussi, lui dis-je, je ne venais pas te demander ta main ; mais il me semblait que ton cœur était libre et que tu pouvais me dire : « Espère et reviens. » Mon pauvre père n’a, m’a-t-on dit, que quelques années, peut-être quelques mois à vivre. Je veux me consacrer à prolonger autant que possible son existence, et cela sans regret, sans hésitation, sans impatience. Je ne me sens pas effrayé de ma tâche ; je la remplirai, quel que soit l’avenir ; mais l’avenir, c’est toi, Impéria, et tu ne veux pas que mon dévouement aspire à une récompense ? Je t’ai souvent dit que je devais hériter d’une fortune bien petite, mais bien suffisante pour faire durer et peut-être consolider notre association. J’aurais accepté avec joie cette communauté d’intérêts avec Bellamare et ses amis…

— Non, dit Impéria. Bellamare n’eût pas accepté. Tout cela est insensé, mon brave Laurence ! Ne mêlons pas les intérêts du monde avec ceux de la bohème. Bellamare n’empruntera jamais que pour rendre, et lui seul peut sauver Bellamare.

— Il me serait permis au moins, repris-je, de rester associé à ses destinées et aux tiennes. Tu ne veux donc pas même me laisser l’espoir de recommencer nos campagnes et de redevenir ton frère ?

— Prochainement, non, dit-elle ; tu souffrirais trop de l’explication que nous venons d’avoir ensemble ; mais un jour, quand tu m’auras tout à fait pardonné de ne pas t’aimer, quand, toi-même, tu aimeras une autre femme… mais une autre femme ne voudra pas que tu la quittes, et tu vois… nous tournons dans un cercle vicieux, car pour ton bonheur à venir il faut que tu rompes avec le présent, et que tu rompes sans arrière-pensée. Je serais bien coupable, si je te disais le contraire.

Chacune de ses paroles tombait sur mon cœur comme la pelletée de terre sur un cercueil. J’étais, anéanti, et tout à coup il se ut en moi une réaction violente. Je fis comme le condamné qui brise ses liens, ne fût-ce que pour faire quelques pas avant de mourir. Je lui exprimai mon amour avec la violence du désespoir, et de nouveau elle pleura amèrement en me disant que j’étais impitoyable, que je la torturais. Sa douleur, qui était réelle et qui la suffoquait, me donna un moment le change. Je me persuadai qu’elle m’aimait et qu’elle se sacrifiait à la pensée d’un devoir cruel. Oui, je vous jure qu’elle semblait m’aimer, me regretter et craindre mes caresses, car elle me retirait ses mains, et si parfois, vaincue, elle cachait son visage sur mon épaule, tout aussitôt elle s’éloignait, effrayée, comme une femme près de faiblir. Elle n’était n perfide, ni froide, ni coquette ; je le savais, j’en étais sûr, après une si longue intimité et tant d’occasions de voir son généreux caractère à tous les genres d’épreuve. Je devenais fou.

— Sacrifie-moi ton serment, lui dis-Je ; oublie l’homme à qui tu te dois ; moi, je te sacrifierai tout. Je laisserai mon père mourir seul et désespéré. L’amour est au-dessus de toutes les lois humaines, il est tout, il peut tout créer et tout détruire. Sois à moi, et que l’univers s’écroule autour de nous !

Elle me repoussa doucement, mais d’un air triste.

— Tu vois, dit-elle, voilà où l’on va quand on écoute la passion ; on blasphème et on ment ! Tu n’abandonnerais pas plus ton père que je n’abandonnerais mon ami. Nous les oublierions peut-être un jour, le lendemain nous nous quitterions pour les rejoindre, et, si nous Ne le faisions pas, nous nous mépriserions l’un l’autre» Laisse-moi, Laurence, si je t’écoutais, notre amour tuerait notre amitié et notre estime mutuelle. Je te jure, moi, que, le jour où je perdrai le respect de moi-même, je ferai justice de moi, je me tuerai !

Elle alla rejoindre Bellamare, qui reparaissait au fond du ravin, et je la laissai me quitter sans la retenir. Tout était fini pour moi, et j’entrais dans la phase de la plus complète indifférence de la vie.

Bellamare reconduisit Impéria après m’avoir prié de l’attendre ; il avait à me parler. Quand il revint, il me trouva cloué à la même place, dans la même attitude, les yeux fixés sur le ruisseau, dont je suivais machinalement les petits remous contre la pierre, sans me souvenir de moi-même.

— Mon enfant, me dit-il en s’asseyant près de moi, veux-tu, peux-tu me raconter ce qui s’est passé entre elle et toi ? Crois-tu devoir me le dire ? Je n’ai pas le droit de la questionner, je te le répète ; n’ayant jamais été épris d’elle, je ne suis pas autorisé à lui demander une réponse catégorique comme celle que tu viens d’exiger. Elle vient de me dire, comme toujours, qu’elle ne voulait pas aimer, et… je te dois la vérité, elle a tant de chagrin, qu’il me semble qu’elle t’aime malgré elle. Il faut qu’il y ait un obstacle qu’il m’est impossible de deviner. Si c’est un secret qu’elle t’a confié, ne me le dis pas ; mais, si c’est une simple confidence, prends moi pour conseil et pour juge. Qui sait si je ne vaincrai pas l’obstacle et si je ne te rendrai pas l’espérance ?

Je lui racontai tout ce qu’elle m’avait dit. Il rêva, questionna encore, chercha consciencieusement et ne trouva rien qui pût expliquer le mystère. Il en fut même dépité ; lui si intelligent, si expérimenté, si pénétrant, il voyait devant lui, disait-il, une statue voilée avec une inscription indéchiffrable.

— Voyons, reprit-il en se résumant, il ne faut jamais se dire qu’une chose est finie. Rien ne finit dans la vie. Il ne faut jamais abjurer une affection ni enterrer son propre cœur. Je ne veux pas que tu t’en ailles brisé ou démoli. Un homme n’est ni un mur dont on écrase les pierres sur le chemin, ni une pipe dont on jette les morceaux au coin de la borne. Les morceaux d’une intelligence sont toujours bons. Tu vas retourner chez toi et soigner ton père ; tu feras tout ce qu’il veut, tu arroseras ses plates-bandes, tu tailleras ses espaliers, et tu penseras à l’avenir comme à une chose qui t’appartient, qui t’est due et dont tu disposes. Tu sais bien que sur lo scoglio maledetto j’ai fait des projets jusqu’à la dernière heure, et qu’ils se sont réalisés. Va donc, mon enfant, et ne t’imagine pas que j’accepte ta démission d’artiste. Je vais travailler pour toi, je vais mettre Impéria à la question. À présent, je dois et je veux savoir son secret. Quand je le saurai, je t’écrirai : « Reste à jamais ! » ou : « Reviens dès que tu pourras. » Si elle t’aime, eh bien, ce n’est pas le diable que de se voir, à l’insu de ton monde, de temps en temps. Il y a toujours moyen, si ton exil doit se prolonger, de le rendre supportable. ne fût-ce que par la confiance réciproque et la certitude de se rejoindre. Va-t’en donc tranquillement, rien n’est changé à ta situation ; ce doute que tu as supporté trois ans, tu peux bien le supporter encore trois semaines, car je te réponds de savoir ton sort au plus tard au bout de ce temps-là.

Cet admirable ami réussit à me rendre un peu de courage, et je partis sans revoir Impéria ni les autres, pour ne pas perdre le peu d’énergie qui me restait. Quand je fus de retour chez moi, je lui écrivis pour le prier de me ménager, s’il acquérait la certitude de mon malheur. Dans ce cas-là, lui disais-je, ne m’écrivez rien. J’attendrai ; je perdrai peu à peu et sans secousse ma dernière espérance. J’ai attendu trois semaines, j’ai attendu trois mois, j’ai attendu trois ans. Il ne m’a pas écrit. J’ai cessé d’espérer…

J’ai eu une consolation : mon père a repris la santé ; il n’est plus menacé d’apoplexie, il est calme, il me croit heureux, et il est heureux.

J’ai abjuré tous mes rêves d’artiste, et, voulant en finir avec les regrets, je me suis fait franchement ouvrier. J’ai travaillé à redevenir le paysan que j’aurais dû être. Je n’ai jamais reproché à mon père de m’avoir deux fois sacrifié, la première à son ambition, la seconde à sa dévotion, il n’a pas compris sa faute, il en est innocent ; je m’en venge en l’aimant davantage. J’ai besoin d’aimer, moi ; je suis une nature de chien fidèle. Mon père est devenu l’enfant qu’on m’a confié et que je garde, ou plutôt je suis une nature d’amoureux, j’ai besoin de servir de protéger quelqu’un ; le vieillard s’est donné à moi, c’est mon emploi de veiller sur lui et de lui épargner tout chagrin, tout danger, toute inquiétude. Je lui suis reconnaissant de ne pouvoir se passer de moi, je le remercie de m’avoir enchaîné.

Vous pensez bien que cette résignation ne m’est pas venue en un jour ; j’ai beaucoup souffert ! La vie que je mène ici est l’antipode de mes goûts et de mes aspirations, mais je la préfère aux mesquin nés ambitions de clocher qu’on voulait me suggérer. Je n’ai pas voulu du plus mince emploi ; je ne veux pas d’autre chaîne que celle de l’amour et de ma propre volonté. Celle que je porte me blesse quelquefois jusqu’au sang, mais c’est pour mon père que je saigne, et je ne veux pas saigner pour un sous-préfet, pour un maire, ou même un contrôleur de finances. Si j’étais percepteur, mon cher monsieur, je vous regarderais comme un maître, et je ne vous ouvrirais pas mon cœur comme je le fais en ce moment. Bellamare me l’avait bien dit : quand on s’est donné au théâtre, on ne se reprend plus. On ne peut, plus retrouver de place dans le monde ; on a représenté trop de beaux personnages pour accepter les bas emplois de la civilisation moderne. J’ai été Achille, Hippolyte et Tancrède par le costume et la figure, j’ai bégayé la langue des demi-dieux, je ne saurais être ni commis ni greffier. Je me croirais travesti, et je serais encore plus mauvais employé que je n’ai été mauvais comédien. Du temps de Molière, il y avait au théâtre un emploi qualifié ainsi : « Un tel représente les rois et les paysans. » l’ai souvent songé à ce contraste qui résume ma vie et continue ma fiction, car je ne suis pas plus paysan que je ne suis monarque. Je suis toujours un déclassé, imitant la vie des autres et n’ayant pas d’existence en propre.

L’amour heureux eût fait de moi un homme en même temps qu’un artiste. Une belle dame a rêvé de me transformer entièrement ; c’était trop entreprendre : elle eût peut-être créé l’homme, elle eût tué l’artiste. Impéria n’a voulu faire ni l’un ni l’autre, c’était son droit. Je l’aime encore, je l’aimerai toujours ; mais j’ai juré de la laisser tranquille, puisqu’elle aime ailleurs. Je me soumets, non passivement, cela ne m’est possible qu’en apparence, mais par une exaltation secrète dont je ne fais part à personne. J’y mets peut-être la vanité du cabotin qui aime les rôles sublimes, mais je joue mon drame sans contrôle d’aucun public. Quand cette exaltation devient trop vive, je me fais le comédien, c’est-à-dire le rapsode, le boute-en-train et le chanteur de ballades villageoises de mes camarades villageois. Je bois de temps en temps pour m’étourdir, et, quand mon imagination a des élans trop élevés, je fais la cour à des filles laides qui ne sont pas cruelles et qui n’exigent pas que je mente pour les persuader.

Cela durera autant que la vie de mon père, et j’ai dû me faire une philosophie bien trempée pour me préserver du désir sacrilège de sa mort. Je ne me permets donc jamais de penser à ce que je deviendrai quand je l’aurai perdu. Sur l’honneur, monsieur, je n’en sais rien et ne veux pas le savoir.

Voilà qui vous explique comment l’homme que vous avez vu à moitié ivre, hier au cabaret est le même qui vous raconte aujourd’hui une histoire archiromanesque. Elle est vraie de tous points, et je ne vous en ai dit que les péripéties les plus accusées pour ne pas lasser votre patience.


Laurence termina ici son récit et me quitta, remettant au lendemain le plaisir d’écouter mes réflexions. Il était deux heures du matin. Mes réflexions ne furent ni longues ni gourmées. J’admirais cette nature dévouée. Je chérissais ce cœur généreux et droit. Je ne comprenais pas beaucoup sa persistance à aimer une femme froide ou préoccupée. J’étais un homme planté au beau milieu de l’état social tel qu’il est. Je n’avais pas l’instinct romanesque ; c’est pour cela peut-être que le récit de Laurence m’avait intéressé vivement, car l’intérêt repose toujours sur une bonne part d’étonnement, et un narrateur qui serait complètement au point de vue de son auditeur ne l’amuserait nullement, j’en suis certain.

La seule observation que j’aurais pu faire à Laurence est celle-ci : « Vous ne finirez certes pas votre vie dans les conditions où vous la subissez maintenant. Vous ne serez pas plutôt libre que vous retournerez au théâtre, ou que vous chercherez à entrer dans le monde. N’atrophiez pas votre intelligence de gaieté de cœur, n’ébranlez pas par les excès votre admirable organisation. » Mais il craignait tant d’entendre parler de l’avenir, ce mot seul le crispait si subitement, que je n’osai pas même le prononcer. Je vis bien que son sacrifice était encore plus douloureux qu’il ne voulait l’avouer, et que l’idée d’une liberté qui ne pouvait arriver qu’à la mort de son père lui causait une terreur et une anxiété profondes.

Je me permis seulement de lui dire que, dût-il être jardinier toute sa vie, il ne fallait pas plus s’abrutir dans cette condition-là que dans toute autre, et je fus d’autant plus éloquent que j’avais été surpris l’avant-veille par une ivresse bien conditionnée. Il me promit de s’observer et de vaincre ces moments de lâcheté où il faisait trop bon marché de lui-même. Il me remercia chaleureusement de la sympathie très-réelle que je lui exprimais ; nous passâmes encore deux jours ensemble, et je le quittai avec chagrin. Je ne pus lui faire promettre de m’écrire.

— Non, me dit-il, j’ai assez remué les cendres de mon foyer en vous racontant ma vie. Il faut que tout s’éteigne à jamais. Si je me faisais une habitude d’y toucher de temps en temps, je ne serais plus maître de l’incendie. Je vois bien que vous me plaignez : je me laisserais aller à me plaindre, il ne faut pas de ça !

Je me mis à sa disposition pour tous les services que je pourrais être à même de lui rendre, et je lui laissai mon adresse. Il ne m’écrivit jamais, et ne m’accusa même pas réception de quelques volumes qu’il m’avait prié de lui envoyer.

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis mon passage en Auvergne, et j’étais toujours inspecteur des finances ; mes fonctions m’avaient appelé en Normandie, et je me rendais d’Yvetot à Duclair par une froide soirée de décembre, dans une petite calèche de louage.

La route était bonne, et, malgré un temps très-sombre, j’aimais mieux arriver un peu tard à mon gîte que d’être forcé de me lever de grand matin, le point du jour étant la plus cruelle heure du froid.

J’étais en route depuis une heure quand le temps s’adoucit sous l’influence d’une neige très-drue. Une heure plus tard, le chemin en était tellement couvert, que mon conducteur, qui s’appelait Thomas et qui était un vieil homme un peu indolent, avait peine à ne pas me mener à travers champs. Ses haridelles refusèrent plusieurs fois d’avancer, et enfin elles refusèrent si bien, qu’il nous fallut descendre pour dégager les roues et prendre les bêtes par la bride ; mais ce fut inutilement, nous étions embourbés dans le fossé. C’est alors que M. Thomas m’avoua qu’il n’était plus sur la route de Duclair et qu’il croyait être sur celle qui retourne vers Caudebec. Nous étions en plein bois, sur un chemin très-vallonné ; la neige tombait toujours plus épaisse et nous risquions fort de rester là. Pas une voiture, pas un roulier, pas un passant pour nous aider et nous renseigner.

J’allais en prendre mon parti, me rouler dans mon manteau et dormir dans la voiture, quand M. Thomas me dit qu’il se reconnaissait et que nous étions dans les bois entre Jumiéges et Saint-Vandrille. Ces deux résidences étaient trop éloignées pour que ses chevaux épuisés pussent nous conduire à l’une ou à l’autre ; mais il y avait plus près un château où il était très-connu et où nous recevrions l’hospitalité. J’eus pitié du pauvre homme, qui était aussi fatigué que ses bêtes, et je lui promis de les garder pendant qu’il irait, à travers bois, chercher du secours au château voisin.

C’était tout près effectivement, car, au bout d’un quart d’heure, je le vis revenir avec deux hommes et un cheval de renfort. On nous tira lestement d’affaire, et un des hommes, qui me parut être un garçon de ferme, me dit que nous ne pouvions regagner la route de Duclair par ce mauvais temps. On ne voyait pas à trois pas devant soi.

— Mon maître, ajouta-t-il, serait très-fâché, si je ne vous amenais pas souper et coucher au château.

— Qui est votre maître, mon ami ?

— C’est, répondit-il, M. le baron Laurence.

— Qui ? m’écriai-je, le baron Laurence le député ?

— C’est, reprit le paysan, son château que vous verriez d’ici, si on pouvait voir quelque chose. Allons, venez, il ne fait pas bon à rester là. Les bêtes sont en sueur.

— Passez devant, lui dis-je ; je vous suis. Comme le chemin était fort étroit, je suivis littéralement la calèche et les hommes, et je ne pus adresser d’autres questions sur le compte du baron Laurence ; mais c’était bien l’oncle de mon ami le comédien. Il n’y avait qu’un Laurence à la Chambre, et j’admirais la destinée qui me conduisait vers ce potentat de la famille. J’étais dès lors résolu à le voir, à lui rendre compte de la situation de son neveu, à lui dire tout le bien que je pensais de ce jeune homme, à lui tenir tête, s’il le méconnaissait.

La neige, qui allait son train, ne me permit pas de contempler le manoir. Il me sembla traverser des cours étroites entourées de constructions élevées. Je montai un grand perron, et je me vis en face d’un valet de chambre de bonne mine qui me reçut très-poliment en me disant qu’on me préparait un appartement, et qu’en attendant je trouverais bon feu dans la salle à manger.

Tout en parlant, il me débarrassait de mon paletot couvert de neige et passait un morceau de serge sur mes bottines. Une grande porte s’ouvrait en face de moi, et je voyais un autre domestique en train de poser des victuailles appétissantes sur une table richement servie. Une immense pendule de Boulle sonnait minuit.

— Je présume, dis-je au valet de chambre, que M. le baron est couché et ne se dérangera pas pour un voyageur inconnu que cette mauvaise nuit lui amène. Veuillez lui remettre ma carte demain matin, et, s’il veut bien me permettre de le remercier…

— M. le baron n’est pas couché, répondit le domestique, c’est l’heure de son souper, et je vais lui porter la carte de monsieur.

Il me fit entrer dans la salle à manger et disparut. L’autre domestique, occupé à servir le souper, m’avança poliment un siège près de la cheminée, y jeta une brassée de pommes de pin et reprit ses occupations sans mot dire.

Je n’avais pas froid, j’étais en sueur. Je regardai le local. Cette grande salle ressemblait au réfectoire d’un antique couvent. Je m’assurai, en regardant de près, que c’était, non une imitation moderne, mais une vraie architecture romane et monastique, quelque chose comme une succursale de Jumiéges ou de Saint-Vandrille, les deux célèbres abbayes qui possédaient jadis tout le pays environnant. M. le baron Laurence avait transformé le couvent en palais, ni plus ni moins que le prince Klémenti. Les aventures de la troupe Bellamare me revinrent à la mémoire, et je m’attendais presque à voir entrer le frère Ischirion ou le commandant Nikanor, quand la double porte du fond s’ouvrit, et un grand personnage en robe de chambre de satin cramoisi garnie de fourrure vint à ma rencontre, les bras ouverts. Ce n’était pas le prince Klémenti, ce n’était pas le baron Laurence ; c’était mon ami Laurence, Laurence en personne, un peu engraissé, mais plus beau que jamais.

Je l’embrassai avec joie. Il était donc réconcilié avec son oncle ? il était donc l’héritier présomptif de son titre et de sa richesse ?

— Mon oncle est mort, répondit-il. Il est mort sans me connaître et sans songer à moi ; mais il avait oublié de tester, et, comme j’étais son unique parent…

— Unique ? Votre père…

— Mon pauvre cher père !… mort aussi, mort de joie ! frappé d’apoplexie quand un notaire est venu lui dire sans ménagement que nous étions riches. Il n’a pas compris qu’il perdait son frère. Il n’a vu que le sort brillant qui m’était échu, l’unique espoir, l’unique préoccupation de sa vie ; ce désir était devenu plus intense avec la crainte de ma damnation.

Il s’est jeté dans mes bras en disant : « Te voilà seigneur, tu ne seras plus jamais comédien ! je peux mourir ! » et il est mort ! Vous voyez, mon ami, que cette fortune me coûte bien cher ! Mais nous causerons à loisir ; vous devez être fatigué, refroidi. Soupons, je vous garde après le plus longtemps possible. J’ai besoin de vous voir, de me reconnaître et de me résumer avec vous, car, depuis notre connaissance et notre séparation, je n’ai pas eu une heure d’épanchement.

Quand nous fûmes à table, il renvoya ses gens.

— Mes amis, leur dit-il, vous savez que j’aime à veiller sans faire veiller les autres. Mettez-nous sous la main tout ce qu’il nous faut, assurez-vous que rien ne manque à l’appartement de mon hôte, et allez vous coucher si bon vous semble.

— À quelle heure faut-il réveiller l’hôte de M. le baron ? dit le valet de chambre.

— Vous le laisserez dormir, répliqua Laurence, et vous ne m’appellerez plus M. le baron ; je vous ai déjà prié de ne pas me donner un titre qui ne m’appartient pas.

Le valet de chambre sortit en soupirant.

— Vous le voyez, me dit Laurence quand nous fûmes seuls, rien ne manque à mon déguisement, pas même les valets de la comédie. Ceux-ci se croient amoindris de servir un homme sans titre et sans morgue. Ce sont de grands imbéciles qui me gênent plus qu’ils ne me servent, et qui, je l’espère, me quitteront d’eux-mêmes quand ils verront que je les traite comme des hommes.

— Je crois au contraire, lui dis-je, qu’ils se trouveront peu à peu très-heureux d’être traités ainsi. Donnez-leur le temps de comprendre.

— S’ils comprennent, je les garderai, mais je doute qu’il s’habituent aux manières d’un homme qui n’a pas besoin d’être servi personnellement.

— Ou vous vous habituerez à être servi ainsi. Vous êtes plus aristocrate d’aspect et de manières, mon cher Laurence, qu’aucun châtelain que j’aie rencontré.

— Je joue mon rôle, cher ami ! Je sais comment il faut être devant les domestiques de bonne maison. Je sais que, pour être respecté d’eux, il faut une grande douceur et une grande politesse, car eux aussi sont des comédiens qui méprisent ce qu’ils feignent de vénérer ; mais ne vous y trompez pas, ceux que vous voyez ici sont des cabotins très-vulgaires. Mon oncle était un faux grand seigneur ; au fond, il avait tous les ridicules d’un parvenu qui déteste son origine. J’ai vu cela à l’attitude et aux habitudes de ses gens. Leur genre de vanité est de troisième ordre ; quand ils m’auront quitté, j’en prendrai de plus relevés, et ceux-là me regarderont comme un homme vraiment supérieur, parce que je jouerai mon rôle d’aristo mieux que n’importe quel aristo. Est-ce que tout n’est pas fiction et comédie en ce monde ? Je ne le savais pas, moi ! Je me suis demandé, en prenant possession de ce domaine, si je m’y souffrirais huit jours. Je ne craignais pas tant de m’y ennuyer que d’y paraître déplacé et de m’y sentir ridicule ; mais, quand j’ai vu combien il était facile d’imposer aux gens du monde par une aisance et une dignité d’emprunt, j’ai reconnu que mon ancien métier d’histrion était une éducation excellente, et qu’on n’en devrait pas donner d’autre aux fils de famille.

Laurence me débita encore quelques paradoxes sur un ton de raillerie qui n’était pas gai. Il affectait un peu trop de dédain pour sa nouvelle situation.

— Voyons, lui dis-je, ne jouez pas la comédie avec un homme à qui vous avez dévoilé tous les recoins de votre cœur et de votre conscience. Il est impossible que vous ne vous trouviez pas plus heureux ici que dans votre village. Je mets à part la perte de votre père, qui était fatale selon les lois de la nature ; ce chagrin ne se trouve pas tellement lié à votre héritage qu’il doive vous empêcher d’en apprécier les douceurs.

— Pardonnez-moi, reprit-il, ce mal et ce bien sont étroitement liés ; je ne puis l’oublier. Je vous l’ai dit naïvement autrefois, je vous le dis aujourd’hui avec la même sincérité, je suis né acteur. Je n’en ai pas eu le talent, j’en ai gardé la passion. J’ai besoin d’être plus grand que nature. Il faut que je pose vis-à-vis de moi-même, que j’oublie l’homme que je suis, et que je plane au-dessus de ma propre individualité par l’imagination. Toute la différence entre l’acteur par métier et moi, c’est qu’il a besoin du public, et que, moi, ne l’ayant jamais passionné, je m’en passe fort bien ; mais il me faut ma chimère : elle m’a soutenu, elle m’a fait accomplir de grands sacrifices. Je me sais honnête et bon, cela ne me suffit pas, c’est la nature qui m’a fait ainsi ; je prétends sans cesse à être sublime à mes propres yeux, et à l’être par le fait de ma volonté. Enfin la vertu est mon rôle, et je n’en veux pas jouer d’autre. Je sais que je le jouerai toujours, ou que je me prendrai en dégoût et en aversion. Vous ne comprenez pas cela ? vous me prenez pour un fou ? Vous ne vous trompez pas, je le suis ; mais ma folie est belle, et, puisqu’il m’en faut une, ne cherchez pas à m’ôter celle-là. J’ai été vraiment stoïque dans mon village, car tout le monde m’y a cru heureux, et certes je ne l’étais qu’en de rares moments, quand je pouvais me dire : « Tu as réussi à être grand. » La vie de mon père, sa sécurité, qui était mon ouvrage, c’était la raison d’être de mon sacrifice. J’en étais arrivé à ne plus rien regretter du passé. À présent, qu’ai-je à faire ici qui soit digne de moi ? Avoir de belles manières, m’exprimer plus purement, avoir plus de littérature que la plupart des messieurs qui m’observent et m’auscultent pour savoir s’ils m’accepteront comme un des leurs ? C’est vraiment trop facile, et ce n’est pas là un idéal dont je me sente bien jaloux.

Je lui demandai si l’on savait dans son nouveau pays qu’il eût joué la comédie.

— On l’avait dit, répondit-il, on le répétait, on n’en était pas sûr, bien qu’on eût vu autrefois à Rouen sur les planches un grand jeune homme mince qui me ressemblait beaucoup et qui portait sur l’affiche le même nom que M. le baron. On n’avait pu supposer alors que je pusse être son parent, il ne faisait pas volontiers les honneurs de sa roture. Quand je me présentai comme son héritier, on questionna mes gens, qui ne savaient rien et qui nièrent avec indignation. On me questionna plus adroitement, et je me hâtai de dire la vérité avec tant de résolution et de fierté, qu’on se hâta de me répondre que je n’en valais pas moins. Un homme qui a cent mille livres de rente, car j’ai cent mille livres de rente, mon cher ami, n’est pas le premier venu en province ; c’est une puissance utile ou nuisible, et tout ce qui l’entoure a besoin de lui plus ou moins. Je sentis tout de suite qu’il fallait réaliser mon capital et quitter le pays, ou m’imposer par les apparences du mérite. Cela rentrait dans ma monomanie, et je posai l’homme de mérite sans me donner la moindre peine.

— Quittez ce ton de persiflage envers vous-même, mon cher Laurence. Vous avec été naïf en me racontant votre vie, soyez-le encore. Vous êtes un homme de cœur très-intelligent ; donc, vous êtes réellement un homme de mérite. Vous tenez à paraître ce que vous êtes, c’est votre droit ; je dirai plus c’est votre devoir. Je ne vois en vous rien qui sente le comédien, si ce n’est cette affectation de railler le milieu social où la destinée vous replace et que je commence à comprendre. L’homme qui a livré tout son être, intelligence, figure, accent, cœur et entrailles au contrôle d’un public souvent injuste et brutal, a certainement beaucoup souffert de ce contact direct, et sa fierté a dû se révolter à l’idée que, pour quelques sous donnés à la porte, le premier manant venu achetait le droit de l’humilier. Je vous avoue qu’avant de vous connaître, j’avais un grand dédain pour les comédiens. Je ne pardonnais qu’à ceux dont le talent réel a le droit de tout braver et la puissance de tout vaincre. J’éprouvais une sorte de dégoût pour ceux qui étaient médiocres, et je ne surmontais ce dégoût que par la compassion que m’inspiraient leur détresse, la difficulté de vivre en ce monde, le manque d’éducation première, l’encombrement du travail dans la société moderne. C’est cette difficulté toujours croissante de trouver de l’ouvrage, quand on n’est pas remarquablement doué, qui combat et détruit le préjugé contre les comédiens, plus que tous les raisonnements philosophiques, car au fond le préjugé a sa raison d’être. Pour se présenter au public fardé et costumé en comique ou en héros, c’est-à-dire en homme qui a la prétention de faire rire ou pleurer une foule, il faut une audace qui est vaillance ou effronterie, et quiconque paye a bien le droit de lui crier, s’il est mauvais : « Va-t’en, tu n’es pas beau, ou tu n’es pas drôle. » Eh bien, mon cher Laurence, vous dites que vous étiez passable, et voilà tout. Vous avez donc souffert de ne pas être au premier rang, et vous avez cherché à vous en consoler en vous disant avec raison qu’en vous l’homme était supérieur à l’artiste ; et maintenant que vous vous rappelez la froideur des gens de l’autre côté de la rampe, vous leur gardez rancune à votre insu. Vous vous efforcez de les traiter de haut, comme ils vous traitaient quand vous leur apparteniez. Ils ne vous trouvaient pas assez comédien, et vous avez besoin de leur dire que leur existence à eux est aussi une comédie, qu’elle est mauvaise et qu’ils y sont mauvais. C’est là un lieu commun qui ne prouve rien, car tout est affreusement sérieux en réalité dans la comédie du monde et dans le monde de la comédie. Oubliez donc cette petite amertume. Acceptez franchement votre retour à la liberté et à l’action sociale. Vous avez une grande excuse, une excuse que vous m’avez sincèrement fait admettre, l’amour, qui est la grande absolution de la jeunesse. Cet amour est oublié, je suppose ; s’il ne l’est pas, il peut tout vaincre à présent, je le suppose encore. Quoi qu’il en soit, vous n’avez à rougir de rien dans le passé, et c’est pour cela que vous devez aborder le monde, non comme un transfuge repentant ou défiant, mais comme un voyageur qui a profité de son expérience pour juger impartialement toutes choses, et qui rentre chez lui pour réfléchir et agir en philosophe.

Laurence écouta mon petit sermon sans l’interrompre, et, comme c’était toujours un cœur d’enfant dans une poitrine virile, il me tendit ses deux mains avec effusion.

— Vous avez raison, me dit-il, je sens que vous avez raison et que vous me faites du bien. Ah ! si j’avais un ami près de moi ! J’en ai si grand besoin, et je suis si seul ! Tenez, mon ami, ma vie entière est un vertige, et je suis encore bien jeune ; je n’ai pas vingt-huit ans ! J’ai passé par des existences si diverses que je ne sais vraiment plus qui je suis. Tout est aventure et roman dans cette existence agitée. Il y avait bien vraiment de quoi être un peu fou. Sans vous, je le serais devenu tout à fait, car, lorsque vous m’avez rencontré dans un cabaret, j’étais en train de devenir un viveur de village, peut-être un ivrogne triste et rêvant le suicide dans les fumées du vin bleu. Grâce à vous, j’ai repris possession de moi-même, mais l’exaltation a augmenté, et il était temps d’en finir. Mon pauvre père, pardonne-moi ce que je dis là !

Une larme vint au bord de sa paupière ; il se versait machinalement un second verre de vin de Malvoisie. Il le versa dans le seau à glace, et, comme je le regardais :

— Je ne bois plus, dit-il, si ce n’est par distraction et sans savoir ce que je fais. Sitôt que j’y pense, vous voyez, je m’abstiens.

— Pourtant, vous soupez ainsi tous les soirs ?

— Oui, habitude de comédien qui aime à faire de la nuit le jour.

— Au village, pourtant…

— Au village, je travaillais dès le matin comme un bœuf ; mais je faisais le samedi, le dimanche et le lundi comme les autres, et, ces jours-là, je ne me couchais pas. Que voulez-vous, l’ennui ! J’étais pourtant un bon ouvrier. Il n’y paraît déjà plus, voyez ! j’ai les mains blanches, d’aussi belles mains que quand je jouais les amoureux. Ça ne fait pas que je m’amuse. Ah ! mon ami, je vous parle franchement, ne prenez pas ceci pour une affectation. Je m’ennuie à avaler ma langue, je m’ennuie à en mourir.

— N’avez-vous donc pas su vous créer encore des occupations sérieuses ?

— Sérieuses ! Dites-moi donc ce qu’il y a de sérieux dans l’existence d’un millionnaire de la veille qui est encore un étranger au milieu des gens pratiques ? Est-ce que je serai jamais pratique, moi ? est-ce que je peux l’être ? Écoutez le récit de mes trois mois de villégiature dans ce château ; mais c’est assez rester à table. Venez dans ma chambre, nous y serons mieux.

Il prit un flambeau de vermeil d’un travail exquis, et, après m’avoir fait traverser un salon splendide, un billard immense et un boudoir merveilleux, il me fit entrer dans une chambre à coucher où je m’écriai tout de suite :

— La chambre bleue !

— Comment ! dit-il en souriant, vous vous souvenez assez bien de mon histoire, mes descriptions sommaires vous ont assez frappé pour que vous reconnaissiez des choses que vous n’avez jamais vues !

— Mon cher ami, votre histoire m’a tellement impressionné que je me suis amusé à l’écrire à mes moments perdus, en changeant tous les noms. Je vous la lirai, et, si mes souvenirs manquent d’exactitude, si j’ai altéré la couleur, vous corrigerez, vous rectifierez, vous changerez ; je vous laisserai le manuscrit.

Il me dit que je lui ferais le plus grand plaisir.

— C’est donc là, repris-je, la fameuse chambre bleue ?

— C’est une copie aussi exacte que me l’ont permis mes propres souvenirs.

— Vous êtes donc redevenu amoureux de la belle inconnue ?

— Mon ami, la belle inconnue est morte ; tout est mort dans le roman de ma vie.

— Mais la fameuse troupe, Bellamare, Léon, Moranbois… et celle que je n’ose nommer ?…

— Ils sont tous morts pour moi. Absents, en Amérique, je ne sais où ; Impéria, ayant perdu son père, les avait suivis au Canada, où ils étaient encore il y a six mois. Bellamare m’écrivait qu’il serait en mesure, à son retour, de me rendre mon argent. Tout le monde se portait bien. Ne parlons pas d’eux ; cela me trouble un peu, et je suis peut-être en train d’oublier…

— Dieu le veuille ! C’est ce qu’avant tout je désire pour vous ; mais cette chambre bleue, c’est un souvenir que vous avez voulu, que vous voulez garder ?

— Oui ; quand j’ai su que mon inconnue n’était plus, son souvenir m’a repincé le cœur, et, comme un grand enfant que je suis, j’ai voulu élever ce monument intime à sa mémoire. Vous vous souvenez que cette chambre bleue n’était pas plus la sienne que la maison renaissance où j’étais entré par mégarde. Cette demeure charmante, poétisée pour moi par une gracieuse et bienveillante apparition, n’en était pas moins le seul cadre où je pusse évoquer son image voilée. J’ai copié la chambre de mon mieux ; seulement, comme celle-ci est plus grande, j’ai pu y ajouter de bons sofas où nous allons fumer de bons cigares.

Je lui demandai comment et par qui il avait appris la mort de son inconnue.

— Je vous le dirai tout à l’heure, répondit-il. Il faut procéder avec ordre. Je reprends mon récit ; ce ne sera plus qu’un court chapitre à ajouter au roman que vous avez pris la peine de rédiger.