Le Beau Réveil/VII/5

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Marcel Cattier (p. 209-212).

AU MANOIR DE CORNEILLE


Nous étions trois jeunes gens, vêtus de l’uniforme kaki de l’armée belge, qui parcourions la Normandie, en quête de beaux sites et de beaux souvenirs. Ce jour-là, nous étions partis d’Elbeuf pour visiter le manoir de Pierre Corneille à Petit-Couronne. Notre pèlerinage — car tous trois nous avons voué au poète du Cid un culte quasi religieux, — avait tout l’agrément d’une belle promenade, s’éclairait de toute la poésie du splendide été. Dans la forêt de la Londe, un large chemin méandrait, avec, à droite, l’ascension de hauts talus où commençaient à mûrir les noisettes, à gauche, la chute brusque d’un ravin profond où descendaient, en rangs serrés, des bataillons de pins et de chênes. Nous nous amusions à cueillir des fleurs champêtres ; nous nous précipitions sur de petits framboisiers qui offraient leurs beaux fruits pourpres et parfumés, et les ronces laissaient sur nos mains le pointillé rouge d’égratignures longues et fines. À La Bouille-Moulineaux, la Seine nous apparut, nappe frémissante de vif-argent, derrière l’élégant rideau de peupliers indispensable au paysage normand. Nous longeâmes le fleuve jusqu’à Petit-Couronne. Oh ! que Pierre Corneille fut donc bien inspiré de venir ici alimenter ses rêves ! Il lui suffisait d’écouter le conseil du paysage : — de ce fleuve puissant et tranquille sous le beau ciel bleu, de ces vertes prairies semées de bouquets d’arbres, de ces allées qu’accompagnent les bannières enroulées des fiers peupliers : tout un poème de clarté, d’ordre, de mesure, d’élégance et de noblesse.

La maison de campagne, assez vaste, mais sans prétention, serait aujourd’hui encore la demeure idéale rêvée par les poètes. Une authentique demeure normande, simple et jolie, et qui a cet air de distinction que nous nous sommes habitués à trouver aux choses du grand siècle. Les appartements, morts maintenant, et un peu froids à cause de leur apparence de musée, sont pleins de précieux souvenirs…

Je voudrais que mes compagnons se taisent ici, et me permettent de rêver… d’évoquer dans ce décor la vie calme du bon bourgeois de Rouen, du marguillier de Saint-Sever ; la vie intérieure, ensoleillée de grands projets et d’idées magnifiques, du créateur d’Horace et de Cinna ; la vie recueillie du pieux traducteur de l’Imitation

Mais le soleil nous rappelle dehors. Derrière la mare, des peupliers frémissent dans la lumière. Au milieu de la pelouse nous nous asseyons ; avec le plaisir naïf des admirateurs fervents (ou — qui sait ? — avec la vanité ridicule des touristes) nous couvrons de phrases pompeuses des cartes postales, appuyés sur la grande pierre bleue devant laquelle Corneille aurait écrit bien des pages immortelles !…

Il y a des monuments historiques qui satisfont, mieux que celui-ci, la curiosité des excursionnistes. Mais ce qui demeure de cette visite, c’est le regard et le geste de Corneille, plus vivants et plus parlants. Nous croyons que, de Corneille, la langue seule a vieilli un peu, non les idées, ni les sentiments. Sans doute, il est aujourd’hui bien des âmes veules, âmes de jouisseurs et de profiteurs, — âmes sales et pétries de boue, selon l’énergique expression de La Bruyère — à qui les exemples et les leçons du théâtre héroïque de Corneille semblent ridicules ; mais je suis convaincu que d’autres âmes, aussi nombreuses, entendraient avec joie le coup de clairon de ces superbes épopées de l’honneur, de la fidélité, de la foi. L’homme du peuple qui n’est pas avachi, comme le lettré qui n’est pas un simple amuseur, tous ceux qui ont gardé les fortes traditions chrétiennes et françaises, comprennent et goûtent la morale austère du Devoir malgré tout, que prêchent le vieil Horace et saint Polyeucte. Les héros cornéliens, — qu’on disait pris en dehors de la vie, et trop sublimes pour être réalisables — ne se sont-ils pas rencontrés, vivants, agissants, par centaines, pendant la Grande Guerre ? Que de pères ont retrouvé l’accent du vieux Romain pour dire à leurs fils qui s’en allaient vers les batailles :

 « Faites votre devoir et laissez faire aux dieux ! »


ou pour se consoler de leur mort héroïque :

 « La gloire de leur mort m’a payé de leur perte. »


Que de jeunes hommes ont traduit dans leurs lettres familières les grandes pensées qui guidaient la volonté des héros de Corneille :

 « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire… »

 « J’ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois ! »


Et il me souvient d’un père qui, apprenant la trahison de son enfant, prononça, d’une voix tremblante de noble colère, l’immortel : « Qu’il mourût ! » sans se douter qu’il atteignait du coup les sommets du sublime !

Certes, Corneille est un poète d’aujourd’hui ! Les temps présents ont besoin des leçons de ce « professeur d’énergie », et jamais, depuis la « première » du Cid, il ne s’est trouvé tant d’hommes décidés à les mettre en pratique. Et c’est un tel chef qu’il nous faut : c’est cette voix-là que nous voulons qui nous commande. Car on ne réunira jamais assez de volontés fortes pour la grande œuvre de reconstruction morale qu’avec l’aide de Dieu notre génération veut entreprendre…

… Le jour déclinait, lorsque nous remontâmes vers la ville. Le couchant saignait entre les arbres. Des lueurs mauves s’apercevaient, au loin, parmi les cimes feuillues, immobiles. Un calme grave ouvrait ses ailes d’or, lentement, pour tout couvrir. La route s’allongeait, montante comme une vie noble, parmi la force tranquille des chênes.

Nous ne parlions guère, mais nos âmes se comprenaient, soulevées par le même grand rêve… Un de mes compagnons murmurait ce vers de Verhaeren, qui n’est qu’un écho des tirades cornéliennes :

« La Vie est à monter, et non pas à descendre ».

Jamais le Devoir ne nous était apparu plus beau, plus rayonnant de clartés divines. Comme le paysage dans l’or et la pourpre du soleil, notre âme baignait dans une atmosphère d’épopée, et il nous semblait entendre, au nord, au-delà des falaises normandes, — dans l’avenir, au-delà du repos forcé de ces mois de convalescence, — retentir, dans un poudroiement de lumière, l’appel des clairons héroïques.