Le Beau Réveil/VIII

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Marcel Cattier (p. 217-247).


La Littérature et la Guerre

Nous sommes au front de Flandre, en 1917, dans un de ces solides abris maçonnés de l’immense tranchée du chemin de fer qui balafre le paysage de Nieuport à Dixmude et au-delà. C’est la nuit… Du côté des Boches, la lune fait luire, comme des feuilles de zinc neuf, les nappes d’inondation, d’où émerge çà et là le poing brandi d’un tronc d’arbre mort, ou la blancheur anguleuse et fantômale d’une ferme en ruines.

C’est l’hiver… Sous leur tôle ondulée, les sentinelles battent la semelle et soufflent sur leurs doigts. Au loin, de temps en temps, une mitrailleuse tictaque, comme agacée ; des coups de fusil distancés trouent le silence d’un petit claquement ; parfois un bref sifflement saute par dessus le parapet et un glouglou d’un instant trahit, dans l’eau, le plongeon d’une balle perdue…

Dans l’abri, qu’éclairent deux ou trois bouts de chandelle collés au mur ou plantés sur une baïonnette fichée dans une poutre, quelques soldats vivent, relativement heureux… En voilà quatre assis, les jambes croisées à la mode arabe, sur la paille, l’attention rivée sur leur éventail de cartes ; sur la muraille badigeonnée, l’ombre de leurs silhouettes remue étrangement ; ils se parlent par monosyllabes. Le picolo et la misère sur table les préoccupe uniquement…

La fumée de tabac emplit le terrier exigu, où flotte une odeur rance de conserves avariées, de paille pourrie, de chaussettes humides, de rat, et de culots de pipe.

C’est dans cet antre que trois jeunes hommes, couchés côte à côte en face des joueurs de whist, prédisent, chacun selon son cœur et ses rêves, le monde nouveau qu’enfantera la guerre.

Celui-ci, — ça se voit à son front socratique — est un songe-creux : utopiste à outrance, dévoré, en sus, de rêves humanitaires et croyant de foi ferme au proche avènement de l’Âge d’or prédit par la « Sociale ».

— « Nous faisons la guerre à la guerre, dit-il, et nous la tuerons. Après celle-ci, il n’y en aura plus. Parce que bientôt il n’y aura plus de frontières. Ce sera la fraternité universelle !…

— « On la prépare mal », réplique un petit noiraud à l’œil vif, au geste nerveux.

— Attendez la fin, reprend le prophète. Les gouvernements ayant montré ce qu’ils valent, on les congédiera. Nous serons nos propres maîtres. Nous nivellerons. Ce sera la société parfaite, avec, comme seule religion, le culte de l’Humanité.

— C’est très vague, votre rêve, répond l’autre,… comme tous les mirages. Je n’attends point ce monde-là ; je ne le souhaite pas davantage. D’ailleurs, je n’attends rien, sinon la ruine, la faillite universelle. On finira de se battre… par inanition. Et après, ce sera une misère pire que celle-ci. Quand nous rentrerons — si nous rentrons — on nous applaudira d’abord ; puis on nous enviera non point nos misères souffertes, mais « notre bonne mine ». Bientôt on nous trouvera encombrants. On se débarrassera de nous. Nous serons « les victimes de la gloire ». Les bourgeois, eux, continueront à gagner gros. Quant à l’Idée, elle sera morte, vous verrez, et l’Idéal sera bafoué. Les nouveaux riches seront les malins ; les héros et les penseurs, des imbéciles !… »

Le troisième jeune homme, absorbé d’abord dans une lecture, avait levé la tête, et écoutait, agacé.

Il se soulève sur sa litière : « Lisez ça, leur dit-il, et il leur tend le Sacrifice d’Henri Massis, dont il vient d’achever la lecture. Et d’abord, l’Idée ne mourra point, ni l’Idéal, ni la Foi. Une moisson drue et forte se relève après l’ouragan… Vous regardez uniquement les apparences. Sondez donc un peu les Âmes. Ce sont les âmes qui font l’avenir, bien plus que les armes ; et, quoiqu’on fasse pour le détrôner, c’est toujours l’Esprit qui gouverne.

Je ne me dissimule point les misères matérielles et morales qui pulluleront dans les ruines amoncelées. Mais le malheur est un bon terreau où germeront des énergies nouvelles. Il y a d’ailleurs de magnifiques réserves d’énergie toutes prêtes : Observez, je vous prie, ceux qui pensent et surtout ceux qui croient. Et vous ne désespérerez plus de demain ! »

Que de fois, pareille conversation doit avoir été reprise dans ces tombeaux où se préparait l’avenir !

Et voici qu’après quatre ans, nous essayons de résoudre le même problème, placés non plus devant nos espoirs et nos craintes, mais devant la menace ou la promesse réalisées.

Et, il faut bien le dire, le spectacle dans son ensemble n’est guère rassurant : ce monde nouveau dont on parle tant m’apparaît un peu comme une contrée ravagée par un tremblement de terre, et où des maçons ivres bâtissent sur des crevasses béantes. Dans les domaines économique, social et politique, c’est la débâcle, le marasme, le gâchis. Le coin où règne le moins de désordre c’est la littérature — paysage rangé et ratissé par endroits comme un jardin français, où la tempête a ravagé des taillis sauvages dont nous souhaitions la disparition, renversé les petits édicules en stuc : pagodes, music halls, baraques de saltimbanques, mais respecté les quelques bons édifices solides et harmonieux que de probes ouvriers s’étaient mis à y construire à la veille de la guerre.

Je crois pouvoir affirmer que l’état de la littérature est plus rassurant qu’à la veille de la guerre. La constatation est aisée ; mais l’analyse des causes profondes et véritables l’est beaucoup moins. Les événements sont trop près de nous, comme mêlés à notre vie : notre jugement manque encore d’horizon, de perspective, et nous risquons de confondre les plans.

La littérature d’une époque est le produit de son âme, et l’on ne mesure pas les âmes à l’aune ou à la toise.

Il est parfaitement possible de faire le bilan du progrès ou du recul matériels d’un pays donné, pendant la guerre ; de faire une large et complète synthèse de la vie économique nouvelle que le conflit européen a créée ; de mesurer le chemin parcouru par la science appliquée (la chirurgie de guerre, par exemple). Les faits, ici, sont tangibles ; les statistiques éloquentes, les conclusions nettes. Mais dans le monde moral, les choses ne se passent pas aussi simplement.

Et sans doute pourrait-on savoir, par des statistiques, sinon établies, du moins possibles, le chiffre de l’industrie du livre pendant la guerre et depuis ; et même constater l’importance quantitative de la littérature idéaliste ou matérialiste, patriotique, apatriotique, ou antipatriotique. Mais là n’est point l’intérêt du problème. Le problème, le voici : « Un monde nouveau, croit-on (peut-être un peu à la légère) est sorti (ou mieux : va sortir lentement) de la Grande Guerre. Dans le domaine de la littérature, quelles sont les modifications profondes qu’elle a opérées ?

Et vous voyez aussitôt qu’on ne peut pas, dès à présent, donner à cette question une réponse qui ait la prétention d’être absolument sûre et complète.

Cependant, quelques faits déjà — et c’est à savoir les plus marquants — sont parfaitement établis ; — ensuite, il n’est pas défendu d’avancer certaines hypothèses dûment étayées d’ailleurs de bonnes preuves ; — enfin, comme il y a une certaine constance dans les lois de l’histoire, il est permis de pronostiquer un tantinet, pourvu qu’on ne le fasse pas à la légère.

Et tout d’abord, croyez-vous que la guerre ait vraiment créé quelque bien ?

« La guerre est la mère de toutes choses » prononça déjà, il y a pas mal de siècles, Héraclite d’Éphèse ; — et von Bernhardi de le répéter — évidemment !

Mais cela me laisse bien incrédule, après ce que j’ai vu. Il serait plus exact de dire que la guerre n’a pas donné naissance à une nouvelle époque. Elle a hâté la mort de l’ancienne. Elle a été la crevaison de l’abcès qui suppurait depuis longtemps au cœur du monde. Hâtons-nous d’avouer que si, sous le monstrueux bistouri, a coulé le pus de bien des laideurs morales, nous avons vu fleurir aussi, — dans la plaie enfin ouverte de l’âme européenne, — de l’héroïsme et de la beauté.

… Il se pourrait bien qu’avec la grande guerre achève de mourir ce xixe siècle sorti de Kant et de Rousseau ; siècle d’anarchie intellectuelle et morale, qui n’aura pas impunément, hélas, précédé le siècle qui commence.

D’autre part, la grande réaction contre les idées qu’adora ce xixe siècle, réaction qui s’accentue chaque jour, ne date pas de 1914 ; mais les critiques les plus avertis nous la signalaient déjà il y a une belle vingtaine d’années.

Dans la littérature française donc, j’incline à croire que la guerre a commencé, historiquement, une ère qui, moralement, avait déjà commencé. Il faut d’ailleurs admettre des périodes de transition. Et les années que nous avons vécues sont une de ces périodes.

La guerre n’a fait que hâter l’éclosion ; je ne crois pas qu’elle l’ait provoquée ; et si elle a réellement semé, nous ne verrons mûrir ses moissons que dans cinq ou dix ans sans doute. Et dans ce sens-là nous pouvons dire avec Barrès que « l’activité, la force, sortiront des tranchées, et que l’élan vital, nous l’attendons du royaume de la mort ». Je lui concède qu’  « après toutes les grandes crises, une forme littéraire et artistique nouvelle a surgi », et que « les poètes, les romanciers, les philosophes qui nous reviennent de la guerre, ayant subi l’effroyable leçon de ces quatre années, ont été modifiés plus profondément que les générations précédentes ; qu’ils ont une autorité, un devoir, des droits et une charge que jamais écrivain, dans aucune littérature peut-être, n’avait possédés à ce degré. Je lui concède tout cela, mais je pense : 1o que si la guerre les a changés aussi profondément qu’il le dit, c’est parce qu’elle les a trouvés bien préparés déjà par d’autres causes, d’ordre intellectuel et moral ; 2o qu’il n’y a pas de génération spontanée et que la guerre a opéré très peu d’évolutions brusques ; 3o que ces « hommes nouveaux », attendus d’elle, ne peuvent pas du jour au lendemain renouveler la face de la terre.

Après ces préliminaires, utiles à la position nette du problème, essayons d’esquisser un rapide tableau de la littérature pendant la guerre, de montrer son esprit, ses tendances, la clarté qu’ont jetée sur les esthétiques en vogue les lueurs tragiques des événements, les directions parallèles ou convergentes des théories nées ou grandies durant la guerre, et enfin l’état actuel de la littérature et les promesses qu’il renferme.

La guerre a-t-elle changé les hommes ? Pas tous, assurément. « La terrible expérience semble n’avoir servi de rien pour les masses… ont-elles jamais rampé plus bas[1] ? »

Et les écrivains, ont-ils abandonné le sillon qu’ils étaient en train de tracer, pour en commencer un autre dans un sens différent ?

Le même fait a eu, sur des esprits en apparence égaux, des effets contraires, et sur des esprits en apparence divers, des effets égaux. Un exemple : Henri Lavedan, le frivole auteur de « Bon an Mal an » écrit, à la lueur de la grande Conflagration, les pages graves de ses « Grandes Heures », et se rencontre avec Maurice Barrès qui prêchait depuis quelques années déjà le culte de la terre et des morts. Au contraire, deux humanitaristes, citoyens du monde, fervents admirateurs de l’Allemagne : Romain Rolland et Émile Verhaeren, ne se reconnaissent plus : Rolland, un Français, entend demeurer « Au-dessus de la Mêlée », et n’étant pas pour sa patrie, est fatalement contre elle ; Verhaeren, dès le premier jour, brûle ce qu’il a adoré, et proclame, dans ses « Ailes Rouges de la Guerre » le plus farouche, le plus exclusif, le plus ardent amour de la Patrie et de son Roi !

La guerre a servi tels talents, desservi tels autres ; si elle a tari l’inspiration ou du moins ralenti ou suspendu le travail de plusieurs, il en est d’autres qu’elle a révélés à eux-mêmes, ou révélés au monde.

Les premiers mois furent plutôt néfastes à la littérature. À part les journalistes, plus loquaces que jamais — qu’est-ce qui pourrait bien faire taire les journalistes ? — personne n’eut le courage de reprendre la plume que le coup de foudre du 1er août 1914 avait fait tomber des mains.

Bien des livres durent demeurer inachevés, peut-être pour jamais. Les jeunes écrivains avaient troqué la plume contre l’épée ; de bons vieux s’étaient faits infirmiers, ou venaient naïvement demander un fusil. — Et c’était, au moins, un « beau geste ».

Quel superbe exemple de bravoure ont donné les intellectuels ! — Alors que — comme le remarqua avec un grain de malice Robert Vallery-Radot — « bon nombre de redoutables sportsmen profitèrent de leurs connaissances spéciales pour tenir… le volant d’un auto d’état-major, et que des champions de la boxe, du disque, du cycle s’avouaient cardiaques au dernier degré » — des centaines de jeunes hommes débilités par un travail cérébral intense s’affirmèrent aussitôt courageux soldats, ou chefs excellents. Mais ce geste a coûté cher à la Patrie. Sans doute, leur exemple a été d’une efficacité extraordinaire, mais on ne regrettera jamais assez une telle hécatombe de vigoureux talents. « Peut-être, écrit Charles le Goffic, qu’une conception plus éclairée des intérêts du pays eût permis d’épargner certaines de ces vies, dont la perte ne saurait être rachetée et amoindrit cruellement notre capital intellectuel. »

Je pense, avec Georges Montorgueil, qu’ils n’eussent pas accepté l’humiliant privilège de l’abri. « Alors, répond Alphonse Mortier, il eût fallu les embusquer malgré eux ». « Une sage conception, dit-il, utilitariste et réaliste, non sentimentale et du ressort d’un certain romantisme politique, nous aurait fait considérer l’élite comme un trésor qui ne doit pas être gaspillé. »

Quoiqu’il en soit, il m’est avis que, puisqu’on « embusquait » quand même, il eût mieux valu ménager ces hommes-là.

On ne peut lire sans une profonde tristesse la liste interminable des écrivains et poètes français brutalement tués par la guerre aveugle : Psichari, Péguy, Lotte, Lafon, Augustin Cochin, Paul Drouot, Jean-Marc Bernard, Lionel des Rieux, Pierre-Maurice Masson, Henry Du Roure, Pierre Gilbert, Léo Latil, et d’autres. Enfin, leur œuvre apparaît plus belle, revêtue de cette signature sanglante. La guerre, d’ailleurs, fut une grande expiation. La France, ayant péché par sa littérature, devait souffrir en elle ; et c’est une loi du sacrifice que soient immolées les meilleures unités du troupeau ! Puissent ces immolés, par ce libre et volontaire don de soi, rappeler à la littérature les lois auxquelles elle demeure, malgré tout, soumise !

Ceux qui ne furent point tués n’écrivaient plus guère. Mais ils observaient, — l’homme de lettres ayant l’habitude d’examiner toute chose sous le rapport du parti qu’il en peut tirer pour le livre à faire. Ils prenaient des notes, furieusement, minutieusement. Le goût des sensations neuves trouvait de quoi se satisfaire, voire se gaver. La vie des camps, avec son dénuement et sa proximité de la nature, leur donnait cette étrange impression d’être des esprits raffinés dans des corps de primitifs. Je sais par expérience quel charme avait — les premiers jours ! — cette existence à la Robinson Crusoë…

Les mois passèrent. Les grandes retraites avaient cessé. La ligne du front se stabilisa. La vie devint plus régulière. L’équilibre se rétablissait, dans les armées, et aussi dans les esprits. Les impressions qu’on n’avait pu rendre exactement au moment même, à cause de leur intensité exagérée, s’étant cristallisées, on les concrétisa. Les premiers livres de guerre apparurent, rares d’abord, puis de plus en plus drus, à la façon des grêles d’avril ou de la pluie à grosses gouttes de juillet.

Les écrivains les plus abondants, ou les plus habiles, nous servirent tout chaud le pain de leur souffrance. Évidemment, on lui trouva une saveur exquise. Le succès encouragea les autres. Récits de guerre vécus… ou rêvés, journaux de campagne et carnets de route, biographies de héros, se succédèrent. L’Académie en couronna. Toutes les écluses de l’inspiration s’ouvrirent. Ce fut le déluge. Le roman de guerre apparut. Feuilletonnistes comme Jules Mary, romanciers distingués comme Bourget, s’intéressèrent à la sanglante tragédie, en utilisèrent la scène ou les coulisses.

Nous avions des livres de guerre ; — plus même que nous n’en eussions souhaité !

Et dès ce moment, il était facile de faire certaines classifications simplistes : il y avait des livres de bons écrivains, mais qui étaient inférieurs parce qu’ils sentaient la hâte, soit que la main fût trop nerveuse en rédigeant, soit que l’impatience de saisir au bond la balle du succès eût fait bâcler le travail de composition ou de retouche ; — et d’autres émanant d’hommes qui étaient écrivains sans le savoir, livres où la gaucherie très apparente ne faisait que mettre davantage en valeur la sincérité, la note de vécu, la trouvaille de génie.

Une autre distinction se faisait d’elle-même : il y avait la littérature sincère — et celle des « bourreurs de crâne », l’une fleurissant surtout aux tranchées, l’autre dans les bureaux de l’arrière.

Pour cette dernière, les choses devaient se passer à peu près ainsi : Un monsieur, muni de passeports et de chaude flanelle, s’aventurait prudemment à trois ou quatre kilomètres des gourbis de première ligne, observait, crayonnait, interrogeait les poilus, goûtait à leur soupe, mangeait à longues dents un morceau de « singe » ou une cuillerée de « macanochi » réchauffé, trouvait tout cela éminemment pittoresque et, de retour à Paris ou au Hâvre, les pieds en de chaudes pantoufles, rédigeait son article sur la bonne humeur du soldat, son héroïsme souriant, etc.

— Les civils ne voyaient pas bien la différence entre le récit vrai et le simili. Le second était pour eux plus intéressant parfois, moins monotone, — plus rassurant aussi. Mais les poilus ne s’y trompaient jamais. Les livres nés dans la boue des champs de bataille ont une saveur spéciale, que nous connaissons bien.

Il y eut d’ailleurs — et c’était à prévoir — une réaction contre le roman-bataille. Les poilus trouvaient, qu’en fait de bataille, la réalité leur suffisait. Ils demandaient un dérivatif : le livre de guerre ne le leur donnait point. Blasés de scènes sanglantes ou agacés par les clairons belliqueux, ils voulurent du roman romanesque (je n’approuve pas, je constate). Dans les bibliothèques du front et des ambulances, les livres patriotiques sommeillaient poudreux. Cette antipathie s’est encore accentuée, semble-t-il, depuis l’armistice. William Locke racontait, il y a quelques mois, dans l’Atlantic Monthly, ses aventures auprès des éditeurs américains. Dès qu’il montrait son manuscrit, on lui demandait : « Y parlez-vous de la guerre ou des soldats ? Le public n’en veut plus. Nous n’acceptons pas même pour rien votre manuscrit ! » « Ainsi donc, conclut Locke, j’ai le choix : je puis écrire des romans historiques dont l’action se déroule en 1713, 1813, 1913 ; ou bien des romans d’aventures, ou de cape et d’épée ; ou bien je peux exprimer mon âme — et crever de faim. »

Je le regrette pour M. Locke, mais, voyez-vous, on a été abreuvé de cette littérature jusqu’à la satiété. Le marchand d’ailleurs aime peu qu’on lui parle de l’héroïsme, qu’il ne comprend guère ; et le soldat estime qu’il sait la Marseillaise ou la Brabançonne de mémoire, pour l’avoir vécue ; et après le sang, l’encre lui paraît laide. Plus tard, je pense, nous aimerons à relire les livres les plus sincères dans lesquels des écrivains-soldats évoquent leurs souffrances, qui furent les nôtres.

Dès 1917, la littérature tricolore, c’est-à-dire la littérature pseudo-patriotique, semble à peu près épuisée. Elle ne survit plus guère que dans les allocutions officielles et naturellement se développe jusqu’à la pléthore chez les journalistes de l’arrière.

Aussi bien n’est-ce pas cette littérature-là qu’il faut interroger : nous ne trouverions pas l’âme profonde du pays sous les nœuds et rubans aux couleurs des alliés de ses phrases ampoulées.

Fait digne de remarque : le lyrisme qui a fleuri aux tranchées — très, très sobrement, — tout en s’inspirant de la guerre et parfois de la Patrie, est rarement du lyrisme proprement patriotique. Ce genre ne s’est guère enrichi que d’un nombre incalculable de vers de mirliton. Le lyrisme patriotique monte en gerbes étoilées de salons bien confortables, et Dieu me pardonne, il n’a pas l’heur de me toucher beaucoup, même quand il coule de la plume de grands poètes ; — car avouons que les Ailes rouges de la Guerre ne sont pas exempts de rhétorique, ni surtout le Vol de la Marseillaise qui est d’un prestigieux artificier autant et plus que d’un poète dont l’âme saigne.

Ne soyons pas injustes cependant ; et si rien peut-être dans la poésie de guerre ne vaut certains âpres et magnifiques Hymnes de Joachim Gasquet, nés du champ de bataille, ceux-là, nous ne pouvons nier qu’un grand souffle anime les Poèmes de guerre de Paul Claudel, que son âge et ses devoirs diplomatiques tinrent éloigné du front et de la patrie. Retenons toutefois que les écrits les plus sincères — vers ou prose — ne disent pas la sublimité de l’acte héroïque — Dieu sait pourtant combien nous y croyions tous ! — mais la souffrance, toujours la souffrance, la multiple et uniforme et terrible souffrance qui, acceptée, faisait l’obscure et réelle grandeur du soldat.

Des poètes belges, la plupart se sont tus : ceux qui étaient dans la fournaise, parce que les impressions étaient trop intenses pour être rendues adéquatement par une parole humaine ; — ceux de l’arrière, par une légitime pudeur sans doute de sculpter des statuettes avec l’argile imbibée de sang de la Patrie mutilée. À peine peut-on signaler quelques recueils : — de Marcel Wyseur, dont la Flandre rouge et les Cloches de Flandre ne sont, en dépit de leur sincérité, que du petit Verhaeren mâtiné de Rodenbach ; — de Maurice Gauchez, dont les tapageuses Rafales et Ainsi chantait Thyl ne sont que les Flamandes ou les Ailes rouges développées et diluées par un barbare qui a du talent et surtout de l’audace. J’aime beaucoup mieux le Jardin sans soleil de Louis Boumal, que la grippe emportait le jour de l’armistice, et qui fût devenu un de nos meilleurs poètes. Dans ce recueil, la guerre n’est pas directement évoquée ; on n’y entend point ses coups de canon, mais les coups, bien plus poignants, qu’elle frappe dans un cœur délicat. Si les Rafales ont eu plus de succès que le Jardin sans soleil, c’est que le public gobe la réclame et préfère toujours la bruyante fanfare au lied pathétique d’un violon éploré.

Est-ce aveuglement, est-ce routine, est-ce une esèce d’  « impénitence finale » littéraire ? Je ne sais ; mais aucune esthétique ne s’est avouée totalement vaincue par la guerre : le romantisme, le naturalisme, le symbolisme, voire le cubisme, ont survécu. J’ai assisté, sur le front belge, à cet étrange contraste. Tandis qu’avec une poignée de jeunes poètes et artistes catholiques, nous rêvions d’un art qui fût à la fois un Apostolat, l’apostolat du Bien par le Beau — conception que la guerre avait sinon créée, du moins fortifiée, — d’autres écrivains plus nombreux demeuraient obstinément dilettantes et amusaient encore leur esprit aux jeux compliqués et puérils d’un byzantinisme qu’on pouvait dire hors de saison.

Alors, direz-vous, c’était le statu quo ? Il faut s’entendre. En tout cas, n’attachons aucune importance à la plupart des bouquins qui ressassent les lieux communs toujours identiques d’héroïsme fanfaron et de patriotisme sentimental que toute guerre essaie de rajeunir. La note nouvelle, vous la trouverez dans une poignée de livres bien pensés et bien écrits, discrets, pleins de gravité simple et de douleur contenue, tellement éloignés de toute pose et de toute emphase qu’on croit parfois y deviner comme un parti-pris de sincérité et de sobriété.

Les uns, par exemple L’Homme de Douleur, de Robert Vallery-Radot, ou Bourru, soldat de Vauquois, de Jean des Vignes Rouges, ont l’air de romans, mais sont la transcription la plus scrupuleuse de la pure réalité, on le sent aux résonnances profondes, qu’ils ont, d’autobiographies.

Les autres, tels les « Méditations dans la Tranchée » d’Antoine Redier, ou le « Sacrifice » de Massis, ou le « Réveil de l’Esprit » de Vallery-Radot, nous mènent au royaume de la mort pour y réfléchir sur les moyens d’utiliser mieux désormais les trésors de la vie.

Dans ces livres-là, ce qui nous frappe, c’est la haine du convenu, de l’hypocrisie littéraire, du chimérique, du faux ; c’est le goût du réel, de la franchise, de la simplicité ; c’est la soumission aussi à la grande Loi de la purification par la souffrance. Et je m’étonne, et je regrette que, parmi tant de livres conçus dans les affres des batailles lentes, il y en ait si peu relativement qui rendent ce son-là.

En tout cas, si tous n’ont pas compris, tous auraient du moins pu comprendre, et la guerre a fait voir à tous : l’urgence de renoncer aux chimères dangereuses ; l’inanité de la science qui prétend supprimer l’au-delà, veut se suffire à elle-même et suffire au bonheur de l’humanité ; le danger du dilettantisme sceptique qui épuise et rend stérile ; la nécessité enfin d’une discipline, tant sociale qu’individuelle, — et tant intellectuelle que morale.

Ces idées, qui n’étaient point neuves, mais auxquelles les événements ont apporté un argument d’expérience, on les trouve explicitement ou implicitement dans ce qui fut écrit de meilleur depuis 1914.

Le monde est sorti de la guerre profondément bouleversé. La commotion nerveuse qu’il a reçue laissera longtemps des traces. Les plus sages, ceux qui ont osé voir et comprendre, en sont sortis assagis et mûris. « Ceux pour qui la guerre exista, qui en prévoient les suites, ne peuvent plus désormais arrêter sur le monde les yeux d’auparavant »[2]. Les autres, qui n’ont point compris la leçon, s’enfoncent dans leur nuit toujours plus épaisse. Deux résultats sont tangibles : dans la masse, un besoin effréné de jouissances matérielles, un renforcement d’égoïsme féroce ; dans ceux qui pensent, un dégoût de la piperie des phrases et des systèmes, un goût de réalisme vrai et de sincérité.

De là, sur la littérature, une double répercussion : d’une part, vraisemblablement — et c’est dommage — une recrudescence de la littérature de plaisirs : roman romanesque, d’aventure, exotique, etc. ; d’autre part, certainement, — et c’est heureux — une renaissance classique, c’est-à-dire d’un art basé sur et soutenu par l’équilibre des facultés, la mesure, la sobriété, en un mot : la raison. Ce retour d’ordre se poursuit avec une volonté, une clairvoyance et une cohésion qui promettent le succès le plus heureux ; et c’est lui, espérons-le, qui sera le triomphe de demain.

Confessons-le avec franchise : le vieil homme vit encore : c’est le naturalisme, pessimiste et sombre et laid ; c’est le lyrisme de l’inconscient, cet « ersatz de la mystique » ; c’est le romantisme nébuleux — tous les vieux ferments de décadence, dont ne s’est encore complètement purgée qu’une élite, d’ailleurs déjà nombreuse, et plus nombreuse de jour en jour.

Mais toutes ces vieilles erreurs, comme toutes les folies récentes, tout ce qui fit le malheur ou la honte ou le ridicule de la France, n’endiguera point le triple mouvement qui se dessine, imposant et rassurant. Les petits ruisseaux boueux et les petites mares croupissantes qui achèvent de tarir, ou dont le bouillonnement méphitique simule encore la vie, ne nous intéressent plus, dès que nous voyons couler, nappe tranquille qui reflète l’azur dans son calme, ce fleuve aux trois bras du retour à la saine tradition :
retour à la discipline nationale
retour à la discipline classique
retour à la discipline catholique.

Cette réaction, provoquée par les excès mêmes de l’anarchie sociale, intellectuelle et morale, se présente comme un vaste renouveau, un assainissement de la pensée et de la sensibilité, une reviviscence de toutes les bonnes énergies antiques de la race.

La Débâcle de 1870 avait trouvé tout apprêté en France, par les misérables théories des prophètes du jour, nourrissons des philosophies made in Germany, le terrain favorable à la culture de l’abdication lâche, de l’oubli imprudent, de l’internationalisme naïf. On bafouait la patrie : était-il encore une chose sacrée qu’on ne bafouât point en ces tristes années 80 ? Zola glorifiait la chair qui a corrompu sa voie, et Renan, cet agent boche costumé en Pétrone, affaiblissait sa patrie en tuant son esprit, en la faisant douter de Dieu et d’elle-même. « C’est de l’Allemagne, avouait-il, que je tiens ce qui m’est le plus cher : ma philosophie », et il osa dire un jour à Paul Déroulède : « La France se meurt, jeune homme ; ne troublez pas son agonie ! »

La patrie donc, et l’armée conséquemment, reçurent leur part d’injures. On prêchait la désertion. Sciemment ou non, on vendait la France à vil prix. L’affaire Dreyfus déclencha une triste bataille où en face du camp des patriotes se dressa celui des ennemis, conscients ou inconscients, des intérêts de la Patrie.

Quelques hommes, prophètes raillés d’abord, osèrent élever la voix. Déroulède prêchait inlassablement la revanche ; Barrès revenait de l’égotisme au culte exalté de la terre et des morts. Et bientôt sonna de tous côtés le réveil du nationalisme français. Séparés parfois sur le terrain politique, unis dans un même amour de la patrie, des groupements se mirent à la besogne : la Ligue des Patriotes, avec Paul Déroulède ; les Marches de l’Est avec Georges Ducrocq ; les démocrates chrétiens du « Sillon » avec Marc Sangnier ; les royalistes de l’Action française avec Henri Vaugeois, Charles Maurras et Léon Daudet. Et voyez les évolutions surprenantes : un dreyfusard converti, Charles Péguy, se met à défendre le pays et son rempart : l’armée, avec une volonté si passionnée, qu’il mérita le nom de « marseillaise vivante » que lui décerna un jour, dans une brillante causerie, Mgr Touchet. Et le petit-fils même de cet apostat germanisé qui eut nom Renan, l’admirable Ernest Psichari, lance « l’Appel des Armes », livre d’un patriotisme belliqueux, dont il allait bientôt sceller la doctrine en versant son sang.

Lorsqu’enfin, après quelques petites alertes qui avaient alarmé les veilleurs de la Cité, l’Allemagne déclara la guerre, il y eut une telle communion des âmes dans l’amour de la patrie, une telle unanimité d’élan, qu’on criait au miracle. De miracle, il n’y en avait point : le geste unanime d’août 1914 ne fit qu’extérioriser et généraliser la pensée qui obsédait déjà les meilleurs. La guerre l’a fortifiée, Péguy avait dit : « Le soldat mesure la quantité de terre où un peuple ne meurt pas ». Et il avait lancé des strophes superbes et prophétiques :


« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
« Couchés dessus le sol à la face de Dieu… »


qui s’en allaient réveiller les graves alexandrins d’Hugo :


« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie,
« Ont droit qu’à leur tombeau la foule vienne et prie :
« Entre les plus beaux noms leurs noms sont les plus beaux… »


et ceux de Corneille :

 « Mourir pour son pays est un si digne sort
« Qu’on briguerait en foule une si belle mort ! »

La littérature, depuis, a repris ce thème. Non seulement le soldat de la Grande Guerre devint le héros de centaines de romans, mais sa fonction idéale fut l’objet de graves méditations : il est l’homme du devoir, l’homme de douleur, l’homme de l’honneur, il redevient ce qu’il fut au Moyen-Âge : le type héroïque. La Patrie, à nouveau, est une grande réalité concrète. On ne la célèbre pas en style pompeux, mais on l’aime, cette Patrie, — et cet amour est au fond de presque tous les livres parce qu’il est, de nouveau, au fond de presque tous les cœurs. Nous disons : presque. Il ne faut pas exagérer. N’oublions pas l’adhésion des socialistes français à l’Internationale ; n’oublions pas les accents proboches de la revue littéraire « Les Humbles » ; ni le Congrès de Berne où l’on vit fraterniser avec les délégués allemands, Romain Rolland, Henri Barbusse et même Georges Duhamel ; ni les menées antipatriotiques du Groupe : « Clarté », avec ce même Henri Barbusse, le chef du bolchevisme français.

Mais cela n’entrave point la marche de l’élite !

Le retour à l’idée de patrie implique le retour aux traditions de la race. Vous savez combien les livres de Bazin, de Bordeaux, quelques-uns de Bourget et de Barrès et d’autres ont contribué à hâter ce retour.

Ce mouvement, dans l’esthétique, devait s’accompagner d’un revirement en faveur de la tradition classique. Romantisme, naturalisme, décadentisme n’avaient été, somme toute, que des exploitations de brevets étrangers. On l’a vu trop tard. Car si, dès avant la guerre, comme le remarquait en 1913 Émile Faguet, la plupart des jeunes critiques étaient classiques, beaucoup de jeunes poètes demeuraient, au fond, romantiques. Mais ceux-là qui n’ont point cru alors, les défenseurs de l’intelligence française, ont dû écouter la voix des faits. Toutes les idoles du XIXe siècle gorgé d’orgueil et d’erreurs sont apparues vermoulues, pourries et creuses ; et les vrais maîtres de l’heure n’ont eu qu’à les toucher du doigt pour les faire écrouler. Nul ne peut nier encore que la force et la vitalité de notre art résident précisément en ses qualités traditionnelles de raison, de clarté, de mesure, d’équilibre, de goût, et que sans elles il mourrait.

Pendant plus d’un siècle on a bafoué la Règle, la considérant comme une contrainte, alors qu’elle est un fil conducteur. Aujourd’hui, après une malheureuse expérience, on la reprend, parce qu’on la reconnaît indispensable. On veut enfin restituer à la Raison le rôle usurpé par l’imagination et la sensibilité effrénées. Le Parti de l’Intelligence et la Ligue de l’amitié française se sont constitués pour « la réfection de l’esprit public par les voies royales de l’intelligence et des méthodes classiques ». La Revue Universelle avec Jacques Bainville et Henry Massis, les Cahiers Français, avec Alphonse Mortier, la Revue Critique des Idées et des Livres, dont vingt sur trente des rédacteurs sont morts au champ d’honneur, défendent ce programme. Voici quelques phrases des Cahiers Français : « Le classicisme fut avant tout une discipline et le triomphe d’un principe : la soumission à l’ordre… Il use admirablement de la raison, mais comme d’un instrument qui ne peut entamer sa foi. En soumettant leur raison à la foi, les Racine et les Pascal et les La Bruyère ont, sans doute, servi Dieu ; ils ont aussi sauvé la raison en l’arrachant à l’orgueil. Et nous n’affirmons rien d’autre : il est inutile de lutter contre le romantisme si on ne restaure en soi le culte parfait de l’ordre. »

« Nous ne voulons pas, s’écrie ailleurs Robert Vallery-Radot, que reviennent nous empoisonner les philosophies allemandes : nous voulons respirer l’air français, celui de Pascal, de Corneille et de Racine ! »

— Voilà la pensée d’une grande portion des lettrés français actuels, et un des plus vaillants journaux, l’Action française, la défend sans cesse.

Ni les mouvements nationalistes, ni le mouvement classique (qui en bien des points se confondent) ne sont spécifiquement chrétiens : ils groupent des croyants et des incrédules. Mais ils sont, en général, fort sympathiques pour le moins au catholicisme, qu’ils considèrent, avec Maurras et Barrès, comme une force nécessaire, indispensable au relèvement du pays.

Maurras notamment écrit : « Le catholicisme et le patriotisme, le catholicisme et l’ordre français, le catholicisme et la pensée humaine, le catholicisme et la civilisation générale, loin de se repousser, s’attirent. Cet attrait naturel décidera l’esprit bien né à se mettre de cœur avec les catholiques, pourvu qu’ils soient des catholiques véritables et de l’obédience de Rome, des catholiques d’un catholicisme intégral. »

Dans la bouche d’un positiviste athée, mais qui aime efficacement son pays, de telles paroles ont du poids.

Mais à côté de ces mouvements qui servent le catholicisme sans en être et lui empruntent beaucoup de principes, il est un mouvement nettement, intégralement catholique. Et ce mouvement-là est la force la plus splendide des Temps Nouveaux.

Il n’est plus possible de le nier — et le socialiste Marcel Sembat l’avoue avec une mélancolie que l’on comprend ! — le catholicisme progresse prodigieusement en France depuis un quart de siècle !

Les anticléricaux doivent en faire leur deuil : leurs persécutions ouvertes ou sournoises — si puissamment organisées cependant par la franc-maçonnerie — n’ont fait qu’activer la flamme. Depuis longtemps les esprits élevés avaient senti l’inanité des systèmes antichrétiens accumulés depuis l’Encyclopédie. De tous côtés s’en revenaient au grand Bercail de l’Église l’élite des penseurs, des artistes, des écrivains : Voilà qu’on entreprend, et avec quelle vigueur, « la Contre-Encyclopédie ! » Pascal triomphe de Renan !

La célèbre enquête d’Agathon signalait en 1912 dans la jeunesse, même incroyante, un souci d’honnêteté, de discipline morale, de pureté de vie, de chasteté : excellente prédisposition à la conversion totale.

Dans les universités et les lycées, à l’École polytechnique et des mines, le nombre des catholiques pratiquants grossit chaque jour[3].

La Guerre n’a pas arrêté l’élan : C’est, en Italie, le poète Giosuè Borsi qui se convertit et va mourir au front, laissant d’admirables entretiens mystiques. C’est, en France, le poète athée Henry Ghéon, qui, après des mois d’hésitation, se rend enfin à la grâce, et écrit le « Témoignage d’un Converti ». C’est, au lendemain de la guerre, en Italie encore, Giovanni Papini, un très grand écrivain que la guerre a tourné vers l’étude de l’histoire, et l’histoire vers le catholicisme, et qui, cessant tout-à-coup ses négations, ses blasphèmes et ses sarcasmes, se retire dans la solitude et l’oubli d’une petite villa aux environs de Florence, pour écrire cette Storia di Cristo enflammée, qui eut l’été dernier un succès si retentissant.

L’écrivain anglais Hilaire Belloc, qui connaît la plupart des grands hommes des deux continents, dit qu’à l’heure présente, les plus hautes intelligences sont absolument unanimes dans leur conclusion : « ou le catholicisme est vrai, ou rien ne l’est ».

Que la guerre, si elle a précipité la démoralisation de la masse (et cela non plus il ne faut pas l’affîrmer avec trop d’assurance), ait certainement épuré l’élite, le grand nombre de vocations sacerdotales inespérées en est, à lui seul, un remarquable indice. Au lendemain de l’armistice, le Séminaire de Paris comptait 360 lévites, parmi lesquels 55 officiers de la Grande-Guerre (1 colonel, 1 commandant, 6 capitaines, 16 lieutenants, 26 sous-lieutenants, 1 médecin-major, 4 officiers de marine), plusieurs industriels et commerçants, 37 étudiants de l’Université, 2 membres de la C. G. T. convertis.

La guerre a donné aux chrétiens de forte trempe l’occasion de contrôler la valeur de leurs principes et d’en prouver l’excellence.

Une haute personnalité de France aurait dit : « La jeune génération catholique, nous l’enterrerons dans les tranchées ! » Et nombreux sont, en effet, ceux de la « génération sacrifiée » dont la tranchée fut le tombeau. Mais le calcul de la franc-maçonnerie est vain. A-t-elle oublié le mot de Tertullien : « sanguis martyrum semen christianorum » ? « Ah ! s’écrie Eymieu, ah ! vous les avez enterrés dans les tranchées ! Mais c’est du bon grain : vous en avez fait des semailles ! Et la moisson va lever, belle et drue ! Ah ! vous leur avez fermé la bouche avec la mitraille des ennemis ! Trop tard : leur parole était lancée, l’écho en courait dans l’air, et leur exemple, appuyant leur leçon, la renforce ; la mort en consacre la sincérité, et y ajoute l’éloquence du sang versé ! »

Car voyez : La littérature catholique n’a jamais brillé d’un tel éclat, ni joui d’une telle estime. Dans tous les genres, des talents catholiques s’affirment : C’est, au théâtre, le génial Paul Claudel ; dans le roman, Bertrand, Bazin, Baumann, Bordeaux, Bourget ; en poésie, Jammes, Le Cardonnel, Ghéon ; en philosophie Dumesnil et Maritain ; en critique Dimier et Vallery-Radot ; dans l’essai moral et politique Massis, Bainville et Johannet.

« Eh ! quel temps fut jamais plus fertile en miracles ?

« L’Esprit nouveau qui anime les lettres françaises, dit Robert Vallery-Radot, c’est l’esprit catholique, qui s’affirme de plus en plus, et partout, sur toutes les hauteurs où l’intelligence humaine, poursuivie par le déluge d’une société sans ordre et sans mœurs, se réfugie et tente de rallumer le feu sacré. » Et il ne s’agit point ici d’un christianisme littéraire, d’un « catholicisme en toc », comme celui du premier romantisme, mais de la foi la plus avertie et la plus nourrie de doctrine, la plus vivante et la plus vécue ; entretenue par la liturgie, les œuvres de miséricorde, la méditation, la communion quotidienne, l’étude de la Bible et des Pères. « La vie religieuse, écrit Victor Bucaille, c’est la vie intérieure où Dieu est au plus profond de notre âme par sa présence personnelle et créatrice. Quand les jeunes parlent de vie mystique, ils l’entendent d’une vie qui ait à sa base le sens aigu du mystère divin, l’objet même de la foi, d’une contemplation qui ne se suffise pas à elle-même, mais qui s’épanouisse en action. Ils sont loin des romantiques qui s’immobilisaient voluptueusement dans leurs rêves, et se refusaient à agir ; — plus loin encore des dilettantes sceptiques qui employaient la vérité au jeu de leurs pensées dissolvantes. Nous nous refusons à rêver ; nous voulons vivre, et sous l’irradiation d’une doctrine religieuse à laquelle un excès d’abstraction et d’analyse n’a fait subir aucune mutilation, donner toute leur mesure à nos puissances d’action. Notre évolution créatrice n’est pas celle d’un Bergson, c’est l’évolution d’une vie où, de toute notre âme, nous collaborons avec le Créateur qui vit en nous et qui, suivant l’énergique formule de saint Thomas, est plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes. »

Voilà leurs principes ; et en voici les fruits : ce sont, outre la vie modèle, et les œuvres de moralisation, de perfectionnement professionnel, etc., des foisons de livres admirables, qui témoignent en faveur du génie vivifié par la foi, et de nombreuses revues d’une haute tenue littéraire, qui attestent la vigueur et l’extraordinaire vitalité de leur groupe. Au point de vue simplement artistique, leur œuvre n’est pas moins salutaire : elle a donné la juste formule du réalisme vrai, enseigné le sens et l’utilisation parfaite du symbolisme, rafraîchi et enrichi l’inspiration lyrique par le sentiment religieux et l’amour chrétien de la nature ; réintroduit dans les lettres la simplicité, la pureté et l’humilité, enrichi le domaine du roman de tous les problèmes du surnaturel et de la grâce.

Voilà les trois fleuves salubres qui pourraient nettoyer les modernes écuries d’Augias.

Qu’est-ce qui permet de croire que ces courants-là sont plus profonds et plus étendus que les autres, et non pas simplement des modes passagères, ou des « faux départs », comme le mouvement de ces néochrétiens sans dogme qui provoqua quelques espoirs sans fondement vers 1890 ?

C’est que : 1o ces trois mouvements se tiennent à quelque chose. Ils veulent construire sur le roc d’une doctrine qui a fait ses preuves et dont la Guerre a précisément démontré la solidité.

2o Ils se réclament d’ancêtres sérieux ; ils ont des chefs et des guides, qui sont à la fois des cerveaux et des volontés.

3o Leurs adhérents travaillent, étudient, se nourrissent non plus de chimères et de mots, mais de réalités et de vérités.

Ce sont là, n’est-ce pas, des garanties de durée.

Quand on voyage en rapide, les paysages se brouillent à la portière ; c’est un film qui se déroule trop vite et dont la trépidation fatigue ; et l’on en garde peu d’images claires. C’est ainsi qu’il faut juger cette esquisse. Des noms d’écrivains, de livres, de revues, de groupements, d’écoles, ont lui un instant ; des échappées de vue sont apparues une seconde ; et ceux-là qui ne les connaissaient pas déjà en auront gardé une image bien confuse. C’était fatal.

Cependant, le rapide a ralenti trois fois : en trois sites notamment qu’il fallait que nous admirions coûte que coûte, les plus beaux et les plus intéressants de notre voyage au pays des lettres d’aujourd’hui. Et n’eussions-nous gardé de notre voyage que ces images-là, nous n’aurions pas fait chemin inutile. Elles composent le visage essentiel de notre époque. Elles représentent l’élément vital, les forces qui montent, le jour qui se lève, — alors que tout le reste, c’est de la vie qui s’éteint, ou qui végète, ou qui s’efforce vainement de durer.

La Vérité passe comme un grand vent, qui éteint tous les feux-follets sans consistance et excite les grands brasiers destinés à éclairer notre siècle.

Jugement optimiste, n’est-ce pas ? Toute médaille a son revers. J’ai regardé le beau côté, celui où est marqué le prix et l’effîgie, le prix du sang, l’effigie de nos héros. Mon but n’est point de détourner vos regards de l’horizon chargé d’orages : — de l’horizon social, économique, politique et moral. Demain pourrait être pire qu’aujourd’hui. Mais ce qu’on n’y verra plus, espérons-le du moins, c’est cet abaissement du cœur, ce sommeil de la conscience, où a langui le xixe siècle, qui n’avait l’illusion de vivre en plein jour que parce qu’il éclairait sa nuit épaisse par les ampoules électriques de la science divinisée et en substituait le fatigant et morne éclat à la gloire vivante et vivifiante du soleil véritable. La nuit sera moins universelle si les grandes réalités — Patrie — Famille — Église — Raison — Foi — reprennent pour nous tout leur sens.

Le bon combat, amis lecteurs, bat son plein ! Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’observer et d’applaudir, du haut d’un lointain belvédère, la progression victorieuse des vagues d’assaut. Ce serait une façon d’être des embusqués. Nous devons nous mêler à la bataille, travailler, selon nos moyens, à la victoire.

L’or des bons Français, a-t-on dit, a aidé les armes à gagner la guerre.

La littérature de bas étage n’aurait pas la vie si tenace si elle ne trouvait pas tant de lecteurs pour la soutenir de leurs sous crasseux. La littérature spiritualiste ferait de plus rapides progrès s’il y avait assez d’intellectuels honnêtes pour acheter les livres splendides qu’elle offre par brassées. Quand notre jeunesse sera plus unanime à mépriser les mets grossiers, plus unanime à demander ses joies à la saine littérature, nous pourrons saluer une période sans égale, un second âge d’or. Ce sera un nouveau triomphe de l’Idéal sur la Matière ; ce sera la « Revanche de l’Esprit. »

  1. Émile Baumann.
  2. Émile Baumann.
  3. On a parlé de « mode » ! Étrange mode qui pousserait à renoncer aux succès faciles et certains, aux protections illustres, aux aises et commodités, pour s’astreindre à une loi, pour vivre chaste, juste, humble ! Non, les modes, produits de la vanité, n’agissent point dans ce sens-là !