Le Beau jardin/02

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Plon-Nourrit (p. 49-92).

LA QUESTION D’ALSACE


I


Je m’étonne toujours et je m’indigne, quand j’entends certains Français qui rentrent d’Alsace, et je ne me lasserai jamais de m’étonner et de m’indigner. Ils sont partis, un beau matin, gaiement, en automobile ou en chemin de fer, pour un voyage de vacances, vers cette Alsace perdue dont on aura loué devant eux la magnificence et la douceur. Ils ont admiré Strasbourg, sa cathédrale et ses quais ; ils sont montés à Sainte-Odile ; ils ont traversé en courant la charmante Colmar ; ils ont déjeuné à la Schlucht et dîné aux Trois-Épis : ils ont accompli enfin le banal parcours du touriste ; à peine sont-ils restés trois jours. Les voilà revenus : que disent-ils ? Ils comptaient trouver une Alsace enchaînée, éplorée, pareille à une orpheline dont le deuil s’augmente de la captivité, et ils n’ont vu nulle part des visages en larmes, des fronts crispés de colère, des mains armées. Ils ont croisé dans les rues des gens qui parlaient, qui riaient, qui s’occupaient de leurs affaires ; ils ont pu regarder à la campagne, à une fête de village, des paysans et des paysannes qui dansaient sur la place publique ; les salles de cinématographe étaient pleines d’ouvriers, d’ouvrières et d’employés, que les différentes péripéties des films enchantaient et qui ne s’entretenaient qu’en patois. Et ils se lamentent : « L’Alsace oublie la France ; l’Alsace se germanise ; l’Alsace est détachée de nous. » Ils ne croiront à l’Alsace française que si les forteresses de l’Empire sont encombrées d’Alsaciens insurgés, si la loi des passeports sévit de nouveau, si enfin toute l’Alsace est dressée dans une continuelle révolte.

J’admets un moment que l’Alsace se détache de la France et oublie son ancienne patrie. Sur qui en pèserait la faute, sinon sur la France elle-même ? Après avoir préparé la revanche, et en avoir assuré l’espérance aux annexés, la France, vers 1898, commença à s’affirmer résolument pacifique. Elle le fut même avec une si grande ingénuité, qu’elle confia à M. André et à M. Pelletan le soin de lui désorganiser son armée et sa marine. Il fallut Tanger, Casablanca, Agadir, pour que la France se ressaisît complètement. Mme Juliette Adam a pu intituler un volume de ses mémoires : « Après l’abandon de la revanche. » Qui n’a constaté enfin la lassitude qui durant ces néfastes années se révélait chez beaucoup de Français, quand on abordait devant eux la question alsacienne ? Ils éprouvaient de l’ennui, et aussi une honte secrète qu’ils essayaient de cacher, en invoquant la gravité des questions sociales, plus urgentes : ils ne voulaient pas être hypnotisés, dans leur activité, par la ligne lointaine des Vosges. Dans un tel état de choses, il eût été naturel que l’Alsace, s’éloignant d’une patrie négligente jusqu’à l’indifférence, cherchât, en se rapprochant du vainqueur, à gagner ce qui pouvait servir ses intérêts et sa tranquillité. Si cela s’était passé, personne en France n’aurait eu le droit de le reprocher à l’Alsace. Quand un fils est prisonnier de l’étranger, le père qui ne se soucierait pas de l’arracher aux mains ennemies et cultiverait sans regret son champ, ne pousserait-il pas de lui-même son enfant à le renier ?

Par bonheur, il n’en va pas ainsi : pour l’Alsace, la France demeure toujours la patrie rêvée, celle qui est chère à son cœur comme à son esprit, celle qui contente tous les besoins de sa sensibilité et de son intelligence, celle avec qui elle éprouve que tout est commun dans la pensée, dans le goût, dans l’idéal, dans le génie enfin. Seulement la période, dite de la protestation, où les Alsaciens, levés en masse pour la lutte électorale, n’envoyaient au Parlement que des protestataires, et qui se marquait par les perquisitions, les emprisonnements, les expulsions, la loi des passeports, est close. Cette période-là appartient à la vieille Alsace, à l’Alsace des vieux Alsaciens. Une autre lutte a commencé, que livre la jeune Alsace, l’Alsace des jeunes Alsaciens, nés après la guerre, qui n’ont pas connu le régime français, mais qui aiment la France parce qu’elle fut la patrie de leurs pères et qu’elle contient tout leur passé de gloire et de liberté. Dans l’histoire de l’Alsace annexée, il n’y aura peut-être pas de période plus belle par sa gravité tenace, par son ingénieuse persévérance, par son ironique habileté. Toutes les rares qualités de la race alsacienne apparaissent ici.

Né en Alsace d’une famille alsacienne, habitant, chaque année, mon pays trois ou quatre mois, Alsacien avec orgueil, je crois que s’il est bon de toujours penser à l’Alsace, il est encore meilleur d’en parler le plus souvent possible. Qu’il me soit donc permis d’exposer ici, pour les Français qui l’ignorent, ce qu’est l’Alsace d’aujourd’hui.

II

LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS

De 1871 à 1887, l’Alsace, persuadée que la France la reprendrait par force au conquérant, ne cessa de protester hautement, au prix de mille souffrances, contre une annexion qu’elle ne reconnaissait pas. La fièvre boulangiste lui donna le plus prochain espoir de la délivrance ; mais Boulanger disparut de la scène, et avec lui s’en alla le rêve de la Revanche. De l’exaltation la plus ardente, les Alsaciens-Lorrains tombèrent dans le découragement le plus affreux : ils sentirent la France impuissante, ou lassée, ou indifférente ; ils se sentirent enfin abandonnés. Il y eut alors, sous l’oppression allemande devenue encore plus féroce, une période de désarroi, de chaos, de tristesse, qui va de 1888 à 1898 et que M. Preiss, député de Colmar, a pu, d’une saisissante expression, appeler « la paix du cimetière ».

La nouvelle génération atteignait cependant sa trentième année. Celle-là n’avait connu ni le régime français ni les Français ; née sur le sol alsacien annexé, elle y avait grandi, elle avait vécu au milieu des Allemands, elle avait reçu l’enseignement dans les écoles et à l’Université allemandes, elle avait servi dans l’armée allemande. Loin d’avoir, par ces rapports quotidiens avec les Allemands, acquis quelque sympathie pour eux, elle s’était tout de suite rendu compte combien elle était dissemblable de ses maîtres, combien aussi elle leur était supérieure, et enfin qu’elle leur était supérieure, parce qu’elle avait un patrimoine français.

Les Allemands, en prenant l’Alsace, prétendaient ramener à la vieille patrie des frères perdus. Or, quand les Alsaciens les virent, fonctionnaires, officiers, sous-officiers, employés, qui envahissaient l’Alsace et s’y installaient, ils les considérèrent à la fois comme des barbares et des grotesques. Un Allemand, M. Otto Flake, l’avoue lui-même : « L’Alsacien, écrit-il, éprouva ce que nous-mêmes avons depuis lors éprouvé, quand parurent les charges du Simplicissimus. Il a fallu que les caricaturistes nous ouvrissent les yeux pour nous montrer les angles, les exagérations, les prétentions de l’homme allemand dans ses différents rôles de fonctionnaire, de citoyen, de soldat, de professeur et de prédicant. Or, du premier coup l’Alsacien avait perçu tout cela, lui qui avait le sens critique, parce qu’il connaissait l’autre manière et que, sans effort, il saisissait le caractère caricatural de notre extérieur. » Une continuelle comparaison entre la civilisation française et la civilisation allemande s’imposait à l’Alsacien et tournait le plus souvent au désavantage de l’Allemand. Faut-il, par exemple, comme trait de grossièreté toute naturelle, citer l’incident que voici. C’était au Congrès catholique de 1905, à Strasbourg. Un vieux prêtre de Kœnigsberg monta à la tribune et, sur un ton humoristique, raconta qu’il ne voyait pas Strasbourg pour la première fois, car, aumônier de l’armée prussienne, il avait assisté au bombardement de 1870 et était entré dans la ville avec les troupes victorieuses, « Aujourd’hui, ajoutait-il jovialement je reconquiers Strasbourg pour la seconde fois. »

En même temps que l’Alsacien se découvrait, pour les mœurs, si différent de l’Allemand, il se découvrait aussi différent sur le terrain politique. L’Allemand respecte instinctivement l’autorité ; ses chefs, préfets, officiers, sont en quelque sorte encore féodaux, exerçant leur pouvoir avec le mépris d’un suzerain pour ses serfs ; il y a encore des castes en Allemagne. L’Allemand, en général, accepte avec une soumission facile ce vieux régime, ravi, dès qu’il a une pareille autorité, de la faire durement sentir à ses subordonnés. L’Alsacien, lui, est démocrate : il le doit à son passé, à l’histoire de ses villes libres qui se gouvernaient elles-mêmes à la façon de petites Républiques ; il le doit à l’union intime de l’Alsace et de la France, que noua dans l’enthousiasme l’aurore de 1789 et que scella le sang de tant d’Alsaciens répandu sur les champs de bataille. M. Fritz Kiener, professeur agrégé à l’Université de Strasbourg, a montré, dans une remarquable étude sur la bourgeoisie alsacienne, combien la fraction la plus vivante et la plus nombreuse de cette bourgeoisie était, par sympathie à la cause républicaine, unie de cœur et d’âme à la France. Napoléon Ier, les Bourbons, Louis-Philippe, Napoléon III avaient succédé les uns aux autres ; le drapeau tricolore avait alterné avec la bannière aux fleurs de lis, mais le nom de liberté restait invinciblement vivant dans les âmes. En face de l’Allemand, l’Alsacien représente la foi dans l’égalité, la haine de l’arbitraire, la conscience de la dignité individuelle. Si l’armée française a été si populaire en Alsace, et si l’Alsace a été pour la France une magnifique pépinière de magnifiques soldats, c’est que l’organisation démocratique de cette armée, le traitement humain du soldat, la possibilité pour chacun d’atteindre les plus hauts grades — au contraire de ce qui se passe dans l’armée allemande — répondaient aux sentiments les plus profonds de l’Alsacien.

Voilà donc, brièvement résumé, en quoi cette nouvelle génération, qui vivait au milieu des Allemands, se reconnaissait, pour ainsi dire chaque jour, différente d’eux. Ces jeunes Alsaciens ne peuvent pas être Français : ils seront donc Alsaciens, et rien qu’Alsaciens, puisqu’ils ne peuvent pas être autre chose. Mais ils ne peuvent être vraiment Alsaciens que s’ils gardent, comme une des parties constitutives de leur caractère propre, ce qui forme le patrimoine français : « Ils sentent, a écrit Maurice Barrès, ne pas pouvoir vivre, s’ils cessent de se donner la culture qui les fit tels qu’ils sont… Replié sur lui-même, bloqué entre la France et l’Allemagne, ne pouvant pas être Français, ne voulant pas être Allemand, l’Alsacien se retrouve tel que ses aïeux et sa terre tendent à le créer : il pense et il agit en Alsacien cultivé à la française. »

De ce réveil de la conscience alsacienne est née, tout naturellement, une nouvelle forme de l’opposition. L’ancienne protestation était utile aussi longtemps qu’on espérait la guerre : inutile et stérile, du jour où la France renonçait à l’entreprendre. La nouvelle touchait au contraire tout de suite des réalités : elle était une résistance à la germanisation avec d’immédiats résultats.

Cette protestation se manifesta d’abord timidement par une littérature dramatique en dialecte. Ce théâtre alsacien fut un théâtre populaire plein de verve et d’observation. Quand M. Gustave Stoskopf représente, dans Monsieur le Maire, un bonhomme soucieux de ménager la chèvre et le chou, et de satisfaire à la fois son ambition et les tendances de son cœur, quand il écrit son Candidat, c’est de la bonne comédie, du même genre que M. de Pourceaugnac ou la Cagnotte. Autour de lui s’unissaient d’autres auteurs. Ce petit peuple exprimait sa volonté de vivre, tel qu’il est, par tous les moyens. Mais l’idée se précisait qu’il fallait surtout conserver le patrimoine français : la littérature dramatique dialectale fut abandonnée.

Une revue, alors, se fonda, sous le titre de Revue alsacienne illustrée : elle termine la treizième année de son existence. En 1905, l’Académie française lui a accordé le prix Marcelin Guérin. Ce qu’elle veut, c’est contribuer au maintien et au développement de tout ce qui, d’un mot, s’appelle la culture de l’Alsace. Ses pages sont ouvertes à tous les écrivains qui, sans arrière-pensée, travaillent à l’enrichissement du patrimoine alsacien. Dans ce labeur, le souci du passé tient naturellement une large place. Mais elle s’attache plus spécialement aux apports de la civilisation française. Avant les événements de 1870, un groupe d’Alsaciens cultivait les traditions d’une époque révolue. La revue a repris cette tâche dans le sens nouveau déterminé par l’annexion. Complètement indépendante, elle s’efforce à sauvegarder, malgré les attaques les plus insidieuses et les tentatives d’intimidation, la part de l’héritage menacée par l’inintelligence des hommes non moins que par la force des choses. Maurice Barrès l’appelle un cours d’éducation alsacienne complète. C’est dans ses pages qu’il faut chercher les meilleurs écrivains alsaciens, — j’entends les meilleurs écrivains français de l’Alsace, — des hommes tels que M. Anselme Laugel, ancien député au Landesausschuss, le docteur Dollinger, l’avocat M. Eccart, pour ne citer que ceux-là. Quoi qu’ils écrivent, c’est toujours la civilisation alsacienne, l’histoire alsacienne, l’art alsacien qu’ils servent : tout ce qui, enfin, dégage, maintient et prolonge la tradition alsacienne.

À côté de cette revue, qui a détaché d’elle, comme l’arbre pousse un rameau puissant, les Cahiers alsaciens, grandit le Musée alsacien, vivante illustration, qui touche plus directement les yeux et le cœur. Les organisateurs n’ont pas voulu seulement réunir, pour les montrer aux visiteurs, des objets amusants, beaux ou pittoresques. Ils ont voulu que ce musée fût un enseignement sensible. D’abord, il fournit les tableaux fidèles des coutumes et des mœurs alsaciennes. La vieille maison du quai Saint-Nicolas est elle-même un admirable exemple de l’architecture alsacienne. Celui qui y pénètre éprouve aussitôt cette vénération émue qu’éveille la vue de ce qu’un peuple a marqué de son génie propre. Il monte l’escalier, il parcourt la galerie circulaire, il entre dans les chambres, et tant d’objets familiers, qu’ont usés tant de générations, meubles, poêles, moules à gâteaux, coiffes de paysannes, bijoux, costumes d’hommes et de femmes, déroulent sous ses yeux toute la civilisation de l’Alsace. Entre quatre murs, on a reconstitué pour lui, ici, le décor familier où un paysan, au milieu des siens, se reposait, là une cuisine où la gourmandise bourgeoise préparait des plats fameux, plus loin la chambre modeste où travaillait le pasteur Oberlin. Mais si ce visiteur est Alsacien, il ne s’attendrit pas seulement : il prend conscience de ce que valaient ses morts et de ce qu’il vaut, lui, leur héritier ; il sort de ce musée plus instruit et plus fort. Enfin ce musée est la maison sacrée où des fêtes reproduisent des périodes glorieuses et des périodes heureuses de l’histoire : ce jour-là, c’est l’Alsace du temps passé qui, vraiment, y revit tout entière.

À ces écrivains, historiens, philosophes, conteurs, qui constituent la nouvelle Alsace, il faut joindre les artistes. Il eût été bien étonnant que tant de villes et de villages, où le passé demeure sous des formes si pures et si curieuses, soit dans les églises, soit dans les châteaux, soit dans les maisons des paysans, soit au bord des vieux quais, ne fussent pour les Alsaciens une source continuelle d’inspiration. À l’heure actuelle, il existe, en Alsace, une véritable pléiade d’artistes originaux et remarquables : M. Charles Spindler, l’auteur des magnifiques Images alsaciennes et des fameuses marqueteries de bois ; M. Paul Braunagel, dessinateur de grand talent dont les vitraux d’art obtiennent partout un légitime succès ; M. Albert Kœrrtgé, aquafortiste si pénétrant de Strasbourg ; M. Gustave Kraft, l’aquarelliste ; les lithographes Émile Schneider et Georges Ritleng ; les sculpteurs Henri Bischoff et Martzloff, le portraitiste Léon Hornecker ; enfin justement célèbres en Alsace, en France et en Allemagne, Hansi, le mordant caricaturiste, le père du professeur Knatschké et le délicieux aquafortiste de la charmante Colmar, condamné récemment par les Allemands à cinq cents marks d’amende, et Zislin, fondateur et directeur du journal satirique Dur’s Elsass, condamné à trois reprises à la prison par les conquérants. Ainsi dans tous les domaines s’affirmait la profonde vitalité de la tradition alsacienne. Alsaciens d’Alsace, dignes frères des Alsaciens de France qui, si nombreux, rehaussaient dans les lettres, dans les sciences, dans l’armée, comme les Appel, les Schlumberger, les Lichtenberger, les Schützenberger, les Schuré, les Pfister, les Moll, les Fiegenschuh, les Ebener, l’éclat du génie et du courage français.

III

LA LUTTE

POUR LE PATRIMOINE FRANÇAIS

Parce qu’elle se trouve géographiquement entre l’Allemagne et la France, l’Alsace possède une originalité intellectuelle et morale. « En formant, écrit dans la Revue politique et parlementaire M. Anselme Laugel, ancien député au Landesausschuss, un trait d’union entre la France et l’Allemagne, ou plutôt en constituant une sorte de marché moral où s’échangent les produits intellectuels des deux nations, l’Alsace correspond à sa vocation séculaire. Elle reste fidèle à la tradition inaugurée par l’antique Gottfried de Strasbourg qui, avec son Tristan et Iseult, faisait profiter la poésie allemande de la grâce et de la délicatesse des vieux romans français, et continuée plus tard par Fischart, qui fit passer, à son tour, dans la littérature allemande un peu du ton cru et de la gauloiserie qui distinguaient le génie de Rabelais. » Encore aujourd’hui, c’est un Alsacien, Henri-Albert, de Niederbronn, qui révèle Nietzsche à la France, et c’est un autre Alsacien, Henri Lichtenberger, qui nous expose sa philosophie. Or, tandis que l’Allemagne, afin de germaniser l’Alsace, veut lui imposer la seule culture allemande, l’Alsace veut conserver la culture française. Cette culture lui semble supérieure et les Alsaciens sont convaincus que sans elle ils seraient diminués moralement et intellectuellement, pour ne pas dire supprimés. Tous les efforts de ce petit pays seront dès lors tendus à résister aux efforts patients à la fois et violents de l’énorme empire qui se l’est annexé. En réclamant son autonomie, l’Alsace veut n’être plus terre d’Empire, mais État confédéré parmi d’autres États confédérés, c’est-à-dire être libre, Alsacienne, appartenir aux Alsaciens. Mais cette autonomie politique, elle doute qu’elle l’ait jamais, car elle sera toujours contre la France, de par la volonté allemande, un glacis couvert de soldats et de canons, et le gouvernement de ce glacis ne sera jamais confié aux Alsaciens que leurs maîtres appellent les Français de l’Ouest. La constitution que lui a donnée l’Empereur — et qu’on a justement comparée à une fenêtre de prison, un peu élargie, mais munie de barreaux plus épais — lui prouve combien elle a raison de croire son désir impossible à exaucer. Aussi ce qui lui importe bien plus que l’autonomie politique, c’est l’autonomie morale, c’est-à-dire conserver le patrimoine français acquis durant deux siècles prospères et glorieux d’union avec la nation souveraine, tous les souvenirs et tous les honneurs de la participation aux joies et aux tristesses de la France, la façon même de voir, de penser et de sentir que les pères ont léguée aux fils, et réaliser un certain idéal d’égalité et de liberté, qui est l’idéal moderne et français. De là cette lutte pour la culture et la langue françaises où s’unissent bourgeois, commerçants, industriels, maires des villages, députés, et dont le moindre ouvrier reconnaît la nécessité.

L’Allemagne voudrait persuader à l’étranger que la germanisation de l’Alsace est accomplie grâce à la victoire de la culture allemande. Et c’est justement parmi les Allemands qu’elle trouve les démentis les plus catégoriques.

En 1909, M. Werner Wittich, professeur à l’Université de Strasbourg et Allemand, publiait un article (ensuite réuni en brochure) qui, sous le titre : Civilisation et patriotisme en Alsace, faisait sensation. M. Wittich avoue d’abord que les efforts tentés par l’administration allemande pour germaniser l’Alsace ont été bien peu efficaces, car le penchant des Alsaciens pour la France demeure une piété filiale analogue à l’amour de l’enfant pour ses parents. Après trente-huit ans de domination allemande, le sentiment patriotique allemand manque complètement en Alsace. Jusque dans la masse populaire, la culture française, spécialement la langue, gardent un grand prestige ; de même, la culture des sens (M. Wittich entend par cette expression tout ce qui touche à l’éducation, au savoir-vivre et aux arts) et les vues politiques et sociales sont encore absolument françaises. Quant à la bourgeoisie et aux notables, leur culture n’a presque pas subi de modifications. Dès lors, comme dans le peuple entier la culture des sens et l’esprit démocratique de la France ont poussé de profondes racines, comme enfin la vie entière de la population et de l’État s’est imprégnée d’esprit particulariste, on peut prévoir que, pendant un temps illimité encore, l’Alsace opposera nettement sa culture mixte ou française à la culture allemande.

La France avait toujours porté, au plus haut point, respect à cette individualité alsacienne. Il faut rendre cette justice à M. Wittich qu’il comprend et honore cette piété filiale de l’Alsace reconnaissante envers la France et qu’il blâme le régime d’oppression que tant d’autres Allemands préconisent pour la germaniser.

M. Wittich voit bien comment les grandes guerres nationales de la Révolution et de l’Empire ont amené à son complet développement le patriotisme français des Alsaciens ; mais, ironiquement, il ne voit pas que l’inauguration du Haut-Kœnigsbourg restauré ou le raid aérien du Zeppelin au-dessus de Strasbourg puisse produire sur l’esprit alsacien une impression comparable à la prise de la Bastille ou aux victoires des armées républicaines et impériales. Il demande donc qu’au lieu de toujours traiter l’Alsace comme un glacis, on lui accorde un régime de tolérance et de liberté : vouloir imposer à un peuple une culture dont il ne veut pas est aussi impossible que de lui imposer une foi religieuse qui répugne à ses sentiments intimes. « Peut-être, dit-il, un jour viendra où, la guerre éclatant, le patriotisme allemand s’éveillera dans le cœur de l’Alsacien, ainsi que s’éveilla en lui le patriotisme français dans le tonnerre de la bataille il y a cent vingt ans, — mais encore faudra-t-il qu’il ne soit pas obligé de marcher contre son ancienne patrie, et il est difficile d’imaginer une grande guerre où la France ne serait pas du côté des adversaires de l’Allemagne… Alors, il faut attendre la germanisation d’une longue paix, des intérêts communs, de l’existence commune… Si elle ne pouvait naître que de l’unité de culture, le siècle s’écoulerait avant que l’Alsacien ait appris à voir dans l’Allemagne une patrie. »

Il faut retenir, il faut méditer, il faut répandre ces généreux aveux. Ils démentent avec une valeur singulière les affirmations des Allemands qui prétendent que seule l’adhésion à la culture allemande déterminera le patriotisme allemand. C’est vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, car cette adhésion, il faudrait que l’Alsace la donnât, et elle ne la donne pas. Tandis que l’école, le régiment, les relations d’affaires contraignent les Alsaciens à la culture officielle, ils s’efforcent de trouver par eux-mêmes le contre-poids nécessaire pour rétablir l’équilibre, et ce contre-poids ils le trouvent dans la culture française. Ils veulent rester tels qu’ils sont ; ils veulent qu’on ne s’oppose pas au libre développement de leur génie national ; ils veulent, étant par la force des traités citoyens allemands, demander toujours à l’intelligence française de féconder la leur. « M. Spiesser, pasteur d’un village de la Basse-Alsace et pangermaniste fougueux, a conquis, écrit M. Laugel, une triste célébrité en proclamant qu’on plaisantait, si l’on prétendait que l’usage du français était avantageux aux Alsaciens. Non, monsieur le pasteur, cette tendance naturelle qui entraîne les Alsaciens vers la culture française ne résulte pas d’une superstition : elle exprime, au contraire, leur conviction instinctive de n’être plus que des demi-Alsaciens le jour où la culture française n’aurait plus d’action sur eux, et d’être moralement diminués si jamais on arrivait à remplacer leur sens français par un sens allemand, c’est-à-dire à convertir un esprit démocratique et moderne en un esprit féodal et rétrograde. »

On devine que l’attitude des Alsaciens excite chez les Allemands une vive colère. L’article de M. Wittich leur a paru une trahison. Ils ne cessent de s’emporter, de menacer et de réclamer de l’administration les mesures les plus énergiques contre ce qu’ils appellent les menées pan-françaises. Tout leur sert de prétexte : le Souvenir français et les monuments qu’il élève sur les champs de bataille ; la nomination au poste de premier ministre dans la Terre d’Empire d’un Alsacien, M. Zorn de Bulach, qui pourtant… l’influence grandissante des notables alsaciens ; jusqu’à la connaissance parfaite qu’a de notre langue la femme du Statthalter, la comtesse de Wedel, et jusqu’à la moindre enseigne en français. Colères inutiles, dont sourie le tenace bon sens alsacien. Les pangermanistes, comme MM. Martin, Gneisse et Altemoeller, ont beau lancer un appel contre la francisation de l’Alsace ; d’autres, comme M. Ruland, ont beau fonder une ligue « contre ceux qui veulent imprimer un cachet français à l’Alsace et faire de celle-ci une province française sur territoire allemand » ; les Alsaciens continuent à réclamer l’enseignement obligatoire du français, et il leur est facile de prouver que les pangermanistes veulent seulement rester maîtres d’un pays où fonctionnaires et bureaucrates arrivés des régions lointaines de l’Empire jouent aux potentats et perpétuent un régime de despotisme fertile pour eux en avantages et profits. À la Délégation d’Alsace-Lorraine, presque toute l’Assemblée votait la motion sur l’enseignement obligatoire du français. Aux élections de 1911, pour la nouvelle Chambre, les candidats, même opposés à l’Union nationale, et immigrés, devaient inscrire sur leur profession de foi la nécessité de l’enseignement du français et le respect de la tradition alsacienne. À la nouvelle Chambre, les socialistes, élus avec l’appui du gouvernement, furent les premiers à évoquer l’image de l’ancienne patrie.

Deux faits marquent les débuts de cette lutte pour la langue française.

Voici le premier :

M. Édouard Vierne, professeur de déclamation française, avait donné à Strasbourg, dans l’hiver de 1907-1908, trois matinées au théâtre de l’Union. Il voulut en faire autant pour l’hiver de 1908-1909 et pria la Revue alsacienne illustrée d’organiser ces représentations. Le directeur de la Revue demanda à la préfecture de police l’autorisation nécessaire pour la première matinée fixée au 29 octobre, spécifiant qu’une partie des bénéfices serait réservée à des œuvres de bienfaisance. L’autorisation fut donnée tardivement et la représentation eut lieu devant une salle comble. Le 27 novembre, la Revue alsacienne illustrée fit une nouvelle demande pour la seconde matinée, dont le bénéfice devait être versé à la caisse de secours pour les sinistrés d’Italie. Le programme comportait les Plaideurs, de Racine, L’anglais tel qu’on le parle, de Tristan Bernard, et un acte de Valabrègue. Le 31 décembre, la Revue reçut une ordonnance qui interdisait la représentation. Comme le directeur de la Revue se rendait au ministère pour s’y entretenir d’une affaire de loterie, on lui insinua alors que l’affaire de la représentation prendrait une autre tournure si la Revue alsacienne illustrée voulait donner également des pièces de théâtre allemandes. Le directeur observa seulement que le théâtre municipal donnait assez de pièces allemandes pour contenter les vœux de la population, et que le succès des représentations françaises prouvait que celles-ci répondaient à un besoin. Cette conversation était purement privée. Devant l’émotion que soulevait l’interdiction, les organes officiels affirmaient que le refus opposé par la Revue alsacienne illustrée de donner des représentations allemandes avait seul causé cette interdiction. Le directeur de la Revue n’eut pas de peine à prouver comment on dénaturait la vérité. Cette date est une date importante : pour la première fois, la jeune génération alsacienne se trouvait amenée, en face de l’administration allemande, à défendre son patrimoine français. Et la presse officieuse ne se gênait pas pour déclarer que cette interdiction n’était qu’un commencement, et qu’il faudrait bien finir par avoir raison des forces occultes qui, comme la langue française, s’opposaient à la germanisation de l’Alsace-Lorraine.

Voici le second fait :

Au mois de mars, M. Kubler, député de Colmar, déposait au Landesausschuss la motion suivante : « Veuille le Landesausschuss décider d’inviter le gouvernement à faire en sorte que l’enseignement français soit introduit dans les écoles primaires et qu’il lui soit consacré plusieurs heures par semaine. » Aussitôt, trois pangermanistes partaient en guerre, le docteur Martin, professeur à l’Université ; M. Altmoeller, conseiller de l’instruction publique ; le docteur Gneisse, directeur du lycée de Colmar. Par un appel publié dans la Strassburger Post, ils jetaient le cri d’alarme, appelant à la rescousse contre ce qu’ils appelaient « la francisation » tous les pangermanistes de l’Allemagne. Mais, hélas ! au moment même où ils lançaient leur appel, les derniers membres du Landesausschuss qui avaient résisté à la motion de M. Kubler étaient, sous la pression de l’opinion, obligés d’en présenter une qui demandait que le français fût au moins enseigné là où le conseil municipal en exprimerait le désir ; ce n’était même plus, dans cette motion, l’autorité scolaire qui tranchait la question d’opportunité, mais une assemblée de laïques. Le docteur Gneisse, le type le plus représentatif du pangermaniste dans ce qu’il a de ridicule et d’odieux, continua sa campagne par de violents articles. Verwelschung, verwelschung, francisation, M. Gneisse et ses amis n’avaient plus que ce mot sur la langue et au bout de leur plume. L’abbé Wetterlé répondait au docteur Gneisse dans le Nouvelliste d’Alsace-Lorraine avec cette verve toujours heureuse qui est le propre de son talent. Le caricaturiste Hansi publiait sur le docteur Gneisse des caricatures qui soulevèrent le rire général. Le docteur Gneisse traîna Hansi devant les tribunaux, Hansi fut condamné à 500 marks d’amende. Quelque temps après, l’abbé Wetterlé, directeur du journal où avaient paru les dessins de Hansi, était condamné à deux mois de prison. C’était la seconde fois que la jeune génération alsacienne se trouvait amenée à défendre son patrimoine français.

Dès lors, tous les Alsaciens, à de rares exceptions près qui s’expliquent par les intérêts et les ambitions personnelles, furent unis pour la défense du patrimoine acquis par leurs ancêtres. Cette même année, où Hansi était condamné, l’Alsace élevait, au sommet du Geissberg, sur les lieux où la division de Douay avait résisté durant six heures à l’armée allemande, un monument aux soldats français tombés pour la patrie, et tandis que flottait le drapeau tricolore, des milliers de paysans chantaient, tête nue, la Marseillaise que leurs aïeux avaient chantée à travers l’Europe conquise. Les conquérants ont pu, dès 1871, supprimer complètement la langue française dans les écoles populaires et dans les salles d’asile, la réduire à la portion congrue dans les écoles normales, ne lui laisser dans les lycées et les collèges qu’une place ridicule : le haut allemand n’a pas gagné de terrain. La petite bourgeoisie, les artisans et les classes supérieures parlent le français, et les paysans et ouvriers le dialecte alsacien. On peut avancer, sans être taxé d’exagération, qu’on parle plus le français aujourd’hui en Alsace qu’avant la guerre, et le nombre des journaux de langue française a doublé. Les conférences de Strasbourg, de Colmar, de Mulhouse, de Sainte-Marie-aux-Mines amènent chaque année en Alsace les écrivains français les plus connus ; des cercles se fondent pour entretenir et développer l’usage du français ; un club vosgien-alsacien se crée pour concurrencer le club allemand. Fidèlement enfin, chaque hiver, les étudiants défilent, à minuit, tête nue, en silence, autour de la statue de Kléber, solennelle protestation du souvenir… Et l’Allemand, qui n’est pas né délicat et qui manque vraiment trop de psychologie, s’étonne que les Alsaciens, sujets de l’Empire depuis quarante ans, ne pleurent pas sur Iéna et ne se réjouissent pas de Sedan… Avec quelle persévérance inconsciente il aura servi en Alsace la cause française !

IV
LE DEVOIR FRANÇAIS

La destinée française est particulièrement liée à la destinée alsacienne : à ceux qui l’oublient ou voudraient l’oublier, comme à ceux que lasse la ligne bleue des Vosges et comme à ceux encore qui rêvent humanitarisme bucolique, on ne saurait trop le répéter. L’Alsace constitue, contre l’Allemagne que son développement pousse vers l’Ouest, un rempart ; elle ne laissera passer de l’esprit allemand que cela seulement qui se sera un peu francisé. Le jour improbable où l’Alsace serait complètement acquise à la culture allemande, rien ne protégerait plus la France contre la marche en avant de l’Allemagne intellectuelle, économique, industrielle. Nancy, qui est pour les Allemands la première et la plus importante étape de ce pacifique mais redoutable envahissement, serait une position allemande en France. Enfin, tant que l’Alsace croit à la supériorité de la civilisation française, c’est que la France continue à exercer une attraction incomparable. Si jamais l’Alsace ne croyait plus à cette supériorité et si elle ne luttait plus pour notre langue, ce n’est pas que l’Allemagne l’aurait germanisée par la force, c’est que la France serait devenue d’elle-même vraiment une nation déchue. Tout ce qui agite la France retentit en Alsace : l’affaire Dreyfus, la guerre religieuse, les fiches dans l’armée et les églises ouvertes à coups de crosses, tout cela a été habilement exploité par la presse allemande qui, en face d’une France désorganisée et divisée, montrait une Allemagne forte et respectueuse des croyances. Il y a eu des heures de doute, mais ces heures ont passé : notre génie l’a emporté. C’est à la France de garder son rayonnement, pour garder fidèle au souvenir l’Alsace.

Quand les deux cents paysannes et paysans alsaciens, qu’on amenait, sous leurs beaux costumes traditionnels, à l’Exposition de Nancy, arrivèrent à Igney-Avricourt, ils furent reçus par le maire et par une délégation d’hommes et de femmes. Le maire prononça un discours, puis un petit soldat remit à chaque paysan et à chaque paysanne un bouquet de bleuets. Un paysan, qui n’avait jamais quitté l’Alsace, et qui respirait pour la première fois l’air français, se tourna alors vers un des organisateurs : « Monsieur, fit-il, je vais vous dire quelque chose : les Allemands sont communs. » Du premier coup, il saisissait ce qui différencie les deux races, et il ne l’exprimait pas en exprimant que nos compatriotes étaient charmants, mais en soulignant ce qui lui était chaque jour sensible, la grossièreté allemande.

Eh bien ! ce que ce paysan éprouvait pour la première fois devant des Français, il faut que tous les Français qui se rendent en Alsace le fassent éprouver aux Alsaciens.

Depuis quelque temps, les Français viennent, très nombreux, en Alsace. C’est très bien ; ce n’est pas suffisant. Beaucoup, d’abord, ne savent pas voir, ils arrivent, ils passent, ils sont partis ; ils ont parcouru un musée et visité une église ; et, parce qu’ils ont entendu parler le dialecte, ils se persuadent que l’Alsace se germanise. Ils n’ont vu ni la beauté toujours jeune de l’éternelle nature, ni la vieille beauté des vieilles villes. Ils n’ont pas senti la douceur provinciale des mœurs, la bonhomie narquoise des caractères, leur dignité aussi. Ils ont encore moins pénétré, sous les apparences allemandes officielles, la vérité française. Enfin, ils ne connaissent pas l’Alsace.

Ceux-là seuls connaissent l’Alsace, qui y séjournent ; et une fois qu’ils la connaissent, ils lui sont à jamais acquis. Qu’ils ne se contentent pas de descendre à l’hôtel, puis de se promener dans la ville, un Bædeker ou un Joanne à la main. Qu’ils aillent d’abord, en pieux pèlerinage, sur les champs de bataille où nous avons perdu l’Alsace, et qu’ils y touchent combien la fortune nous a trahis. Ensuite, qu’ils visitent longuement ces trois villes si différentes : Strasbourg, la ville intellectuelle, militaire et administrative ; Colmar, la calme ville de judicature et d’art ; Mulhouse, la ville industrielle ; tout ce qui résume l’Alsace, son génie, sa richesse, son activité, y est comme concentré. Enfin, qu’ils aillent à travers les forêts et les montagnes, où la nature leur offre de si magnifiques aspects, tour à tour charmants et graves, sévères et doux, sauvages et riants, et qu’ils s’attardent au milieu de tant de villages, où la vieille architecture alsacienne a laissé des trésors, que la folie allemande de restauration n’a, par bonheur, pas encore abîmés. Et qu’ils parlent, au hasard, avec l’homme rencontré sur la route, avec la femme assise au seuil de sa maison, avec le vieillard qui penche la tête à son étroite fenêtre. Alors ils connaîtront l’Alsace, ils sauront ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, où va son amour, et ils l’aimeront pour toujours.

En même temps, ils représenteront la France. C’est cela qu’ils ne doivent jamais oublier, qu’ils représentent la France. Le moindre geste, la moindre action d’un Français en Alsace prend immédiatement une singulière valeur : c’est d’après ce geste, c’est d’après cette action qu’on jugera de la France. Il faut que tous ceux qui voient des Français et les observent puissent dire, comme ce paysan à Igney-Avricourt : « Les Allemands sont communs. » Tous les Français doivent être convaincus qu’ils ont en Alsace une mission à remplir. Une toilette excentrique, de mauvaises allures, une moquerie stupide et facile de l’accent : ce sont là des choses qui m’ont fait quelquefois souffrir, quand j’étais en Alsace, parce que j’en devinais le résultat sur les habitants : une mauvaise opinion de la France. Que les Français donnent par leurs manières, leur langage, leur tenue une séduisante idée de la France, et par là, une idée vraie de son goût, de sa distinction, de son charme : voilà ce que nous devons réclamer d’eux. Il y a bien des façons de parler de la France ; en parlant d’elle d’abord et dans sa langue, mais encore en la montrant aux yeux, et en ébranlant le cœur. Rentrés chez eux, que ces Français parlent de l’Alsace, qu’ils inspirent le désir de la connaître, qu’ils la fassent aimer, qu’ils luttent pour elle. C’est le devoir français : si l’on aime la France, il faut d’abord la servir, et ceux qui la serviront sur le terrain alsacien, de cette façon, la serviront autrement mieux que les candides touristes qui, admis à dîner sur un bateau avec Guillaume II, nous accablent les oreilles de ses louanges, pareils aux Parisiens qui célébraient Frédéric II, même quand il rossait nos armées.