Le Beau jardin/03

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Plon-Nourrit (p. 93-112).

LE THÉÂTRE ALSACIEN



Avril 1900.

… Neuf heures. Les pieds traînards, j’erre dans Strasbourg de la place Kléber à la promenade du Broglie, sans but. Que faire ? Les rues sont désertes : à peine de temps en temps rencontre-t-on un officier dont le sabre bat le trottoir, ou une servante attardée à un rendez-vous, ou un agent de police campé sur la chaussée et regardant avec mélancolie passer les tramways. Seules les brasseries sont pleines, et, devant les demi-litres de bière qui encombrent les tables, des familles paisibles ou des étudiants gras et boutonneux somnolent ou s’emportent, dans la fumée des pipes et des cigares. Que faire ? Les Gretchen des tavernes ne me séduisent pas assez pour que je me risque à les contempler jusqu’à minuit, au prix d’une probable gastralgie. Je m’approche d’une manière de colonne Moriss. Nulle troupe française de passage au Grand-Théâtre. L’Eden-Garden n’est pas ouvert, le Variétés-Concert est fermé. Un cirque annonce sur une affiche blanche rayée de noir de prestigieuses acrobaties. Que faire ? Tout à coup, au bas de la colonne, je lis ces mots :

« Elsæssiches Theater
Dr Herr Maire. »

Un théâtre alsacien ! une pièce en alsacien ! Monsieur le Maire ! je cours au Théâtre-Municipal.

C’était bien une pièce alsacienne. L’auteur, M. Stoskopf, avait dessiné, avec beaucoup d’esprit, dans le personnage principal, l’amusant portrait du fonctionnaire qui obéit toujours au gouvernement, quel qu’il soit, pour la seule raison qu’il est le gouvernement, et à qui l’amour respectueux, craintif et zélé de l’administration, tient lieu de toute qualité. Ce brave homme, père de deux filles, attend la visite d’un haut dignitaire prussien qui doit inspecter la commune. Vêtu du traditionnel habit que portent au delà du Rhin les membres du corps enseignant, un professeur allemand se présente. Par un procédé analogue à celui de Revisor, la comédie de Gogol, ce professeur très bon, très modeste, très simple, un peu benêt, est pris pour le haut dignitaire, et malgré lui obligé de visiter la mairie, l’école, l’église, l’hospice. On devine les quiproquos que crée cette situation. En parcourant les écuries, il tombe et, sali par sa chute, il est forcé de troquer ses vêtements contre ceux d’un domestique. À ce moment les éclats de rire redoublaient. Quelques instants séduite par les phrases sentimentales de ce tendre savant, une des filles du maire se laisse courtiser avec plaisir ; mais un jeune Français, en excursion dans le pays, apparaît. La jeune fille reconnaît en lui le cavalier préféré d’un bal récent et abandonne tout de suite en sa faveur son premier galant. Le fonctionnaire prussien, qui arrive au dernier acte, est dépeint dans toute sa rudesse et dans toute sa morgue, sans flatterie. Finalement tout se termine le mieux du monde. Les jeunes filles épousent ceux qu’elles aiment ; la première son danseur, la seconde un honnête paysan ; le professeur se console en étudiant au point de vue philologique le dialecte alsacien, et le maire reçoit une décoration qui l’enchante.

Les acteurs jouaient cette pièce satirique avec un naturel saisissant. N’ayant été à aucune école et ne subissant l’influence d’aucune doctrine plus ou moins poncive, ils créaient leurs rôles d’après leur propre sentiment, sans autre guide que leur talent instinctif.

Le moindre fait prête à d’infinies réflexions, et le plus insignifiant en apparence cache souvent de profonds secrets. Il y a quatre ans à peine, les yeux les plus exercés auraient vainement essayé de découvrir sur un édifice quelconque l’affiche que j’avais lue. Quelle cause soudaine, ou lente et sourde, avait donc présidé, au milieu de tant d’Allemands soucieux de germaniser une ville française, à la naissance de ce théâtre local et réaliste ?

Assurément, les premiers essais de littérature en idiome alsacien ne datent pas d’hier, et la première œuvre dramatique remonte à 1814, époque où Daniel Arnold, doyen de la faculté de droit de Strasbourg, écrivit son Pfingstmontag, Lundi de Pentecôte. Dans cette pièce, dont les personnages principaux sont un Strasbourgeois familiarisé avec le régime français et un Allemand immigré, la ville est dépeinte sous tous ses aspects, avec ses rues, ses places, ses auberges, ses lieux de plaisir. On y entend les différentes sortes du patois national, celui du Haut-Rhin et celui du Bas-Rhin, celui des paysans, celui des Israélites, celui des pasteurs réformés. On nous y renseigne sur les habitudes des citadins, sur les proverbes dont ils émaillent leurs discours, sur les superstitions ou les préjugés qui règnent, sur les jeux favoris. Cette comédie, fameuse même au delà du Rhin, avait été souvent jouée durant le siècle, au bénéfice d’œuvres charitables, par des acteurs-amateurs, sur des scènes d’occasion. Elle le fut même encore, à titre de curiosité, en 1894, dans des conditions très brillantes.

Cependant, bientôt, le patois, que parlait surtout la basse classe, était méprisé. Ni les vieilles familles, ni les fonctionnaires, ne s’occupaient d’œuvres écrites dans une langue qu’employaient leurs domestiques. Si l’antique Pfingstmontag trouvait grâce parfois auprès de la haute bourgeoisie, au point qu’elle ne dédaignait pas d’en tenir elle-même les rôles, c’est qu’on attribuait à la pièce un caractère purement archéologique qui permettait une amusante exhibition de costumes dessinés par un peintre en vogue, ou tirés de garde-robes pieusement conservées. Cet état d’esprit se maintint jusqu’en 1870.

La guerre éclata, et, après les déchirements de l’annexion, on n’eut guère le cœur à la comédie. Le théâtre, brûlé pendant le bombardement, fut reconstruit, il est vrai, dès les premières années de l’occupation, mais la population vieille-alsacienne ne le fréquentait pas. La petite bourgeoisie elle-même, pour qui les pièces allemandes étaient facilement compréhensibles, demeurait étrangère aux manifestations de la scène officielle.

Cette situation dura très longtemps. Mais quel peuple serait assez persévérant dans sa tristesse pour renoncer aux joies dramatiques ? Peu à peu le petit public se mit à vouloir remplacer les représentations subventionnées par des comédies qu’il s’offrirait à lui-même, et vers 1892 il existait à Strasbourg deux ou trois sociétés d’acteurs-amateurs qui montaient sur les planches autant pour s’amuser eux-mêmes que pour amuser les autres. Les plus connues de ces sociétés s’appelaient la Theatralia et la Vogesia.

La Vogesia donnait ses représentations dans la salle de la Réunion des Arts et se payait même quelquefois le luxe de jouer des pièces françaises. Au nombre des acteurs figurait M. Horsch, un maître-relieur, qui, non content d’être un des meilleurs sujets de la troupe, fournissait aussi de petites comédies pleines de bonne humeur. Un voyageur de commerce, M. Remy, présidait la Theatralia. Cette compagnie donna d’abord ses représentations à l’auberge du Soleil, rue Sainte-Hélène. Là, dans une salle où pouvaient s’enfermer deux ou trois cents personnes, il s’en entassait souvent près de cinq cents. Quelques becs de gaz jetaient une lueur blafarde, l’atmosphère était étouffante, et à chaque instant des mouchoirs trempés épongeaient le visage gouttelant de sueur. Installés sur des chaises, des bancs, grimpés sur les saillies des murs, accrochés aux poutres, accroupis sur les marches de l’escalier qui conduisait aux galeries, ou à cheval sur la rampe, les spectateurs enthousiasmés applaudissaient à tout rompre. Les places réservées coûtaient vingt-cinq centimes ; plus tard, le succès grandissant, le prix atteignit quinze sous.

Hélas ! la fortune ne sourit ni à la Vogesia ni à la Theatralia, et pas davantage à l’Humoristica et à l’Argentina, qui tentèrent les mêmes entreprises : elles connaissaient les pires tribulations. La terrible ambition de l’administrateur et la vanité des comédiens allumaient chaque jour parmi les membres des discussions, des querelles, presque des rixes. Nulle discipline ; chacun voulait agir à sa guise ; et, si par hasard, un règlement était établi, on le violait aussitôt. L’anarchie régnait en souveraine absolue dans toutes ces petites confréries. De guerre lasse, M. Remy s’en alla. M. Contet, un employé de l’octroi, qui le remplaça, signala son administration par une race désinvolture, abusant même de sa situation pour imposer à son personnel les pièces qu’il écrivait. Pour se débarrasser de ce directeur-auteur qui l’encombrait de ses productions, la Theatralia ne crut pouvoir que mourir, et mourut. La Vogesia l’imita. D’éléments recrutés un peu partout naquit le Strassburger Theater Club. Un poêlier, M. Conrad, en accepta la direction. On peut être bon fumiste et mauvais directeur. La bonne entente ne fut pas longue, la moitié des acteurs démissionna, et le Strassburger Theater Club, à l’exemple de ses aînés, disparut.

À quelque chose malheur est bon. De ces ruines, grâce à un homme actif et expérimenté, M. Hessler, qui dirigeait vers 1890 la scène municipale, sortit l’Elsœssiches Theater. Au moyen d’abonnements souscrits d’avance et de cotisations, M. Hessler avait, dans le courant de l’été 1898, réuni une somme de 3 500 marks. Restait à établir le plan général de l’entreprise. M. Hessler réunit en une assemblée générale, non seulement les membres du comité de la nouvelle société, mais encore tous les acteurs qui s’étaient distingués dans les différents cercles théâtraux. Il s’adressa à leur bonne volonté, annonça la gloire qui leur viendrait de jouer devant un grand public des pièces bien montées, sur une scène bien administrée, leur prêcha l’esprit de discipline sans lequel on ne pouvait rien accomplir ; enfin les persuada que leur seule raison d’exister était de se consacrer entièrement et uniquement au théâtre en dialecte alsacien. Ce petit discours produisit un effet excellent. Un plaisant, néanmoins, remarqua, tout en louant ce programme si sensé, qu’on manquait de pièces en dialecte alsacien. M. Hessler, tranquille, montra MM. Hauss, Greber et Stoskopf. Le premier, un journaliste, avait écrit une adaptation de l’Ami Fritz ; le second, un Allemand conquis aux mœurs alsaciennes, devait écrire Lucie, et le troisième, Monsieur le Maire.

Les statuts de la société Elsœssiches Theater, approuvés par un arrêté du président de la Basse-Alsace en date du 30 mars 1898, comprennent six articles qui réglementent l’organisation générale et définissent le but : cultiver l’idiome alsacien, offrir à la bonne littérature dramatique alsacienne une scène digne d’elle, et enfin, par la représentation de pièces bien faites, procurer à bon marché au public une honnête récréation.

La société comprend deux sortes de membres, les membres actifs et les membres honoraires. Les premiers sont les auteurs et les acteurs, hommes et femmes, et les autres se recrutent parmi ceux qui veulent payer une cotisation ; les membres actifs seuls assistent à l’assemblée générale, mais les membres honoraires ont droit à certaines prérogatives lors des représentations.

Le comité directeur se compose d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire, d’un caissier, d’un bibliothécaire, conservateur du matériel, et de quatre membres. Les cinq premiers ne sont pas, en général, choisis parmi les acteurs et conservent leurs fonctions aussi longtemps qu’ils le veulent ou tant qu’il n’y a pas nécessité urgente de les remplacer. Ils ne peuvent être relevés de leurs fonctions que par un vote de l’assemblée générale à laquelle auront participé les deux tiers au moins des membres, et à la majorité des trois quarts des votants. Les quatre autres membres du comité sont nommés pour une seule année. Tous les membres du comité peuvent être réélus.

À côté de ces statuts soumis à la sanction de l’administration, un règlement intérieur fixe d’une façon précise les droits et les devoirs des acteurs, attentif à la qualité spéciale d’acteurs qui ne sont, en somme, que des amateurs astreints à concilier les exigences du métier dont ils vivent avec celles du théâtre. Les sociétaires, nommés par le comité-directeur, se lient par un traité pour un an. Ne peuvent être sociétaires que des artistes ayant fait leurs preuves. Quand les capacités techniques du candidat ne sont pas suffisamment éprouvées, on peut l’engager à l’essai. On ne statue sur son admission définitive qu’après une année.

Le traité lui-même qui lie les artistes vis-à-vis du théâtre est très explicite. Les artistes doivent consacrer au théâtre toute leur activité professionnelle et se conformer aux observations du comité et du régisseur. Quand, par sa faute, un des acteurs nuit à la représentation, il est condamné à une amende qui peut être de soixante marks pour les grands rôles, de quarante pour les seconds, et de vingt pour les petits. Toutefois, en certains cas, sur l’urgence desquels le comité-directeur décide, un membre peut demander à résilier son engagement après une dénonciation préalable de trois mois. Mais ni les querelles au sujet d’un rôle, ni les rivalités, ni les susceptibilités d’amour-propre ne seront considérées comme des causes de résiliation. Les sociétaires sont tenus d’aviser le président de leurs changements de domicile, de leurs maladies et des voyages que nécessitent leurs affaires personnelles. Ils sont également tenus d’indiquer au président, en temps utile, les raisons qui les empêcheraient de jouer, et au régisseur celles qui les empêcheraient de répéter. Toute contravention à cette dernière clause est punie d’une amende. Le comité-directeur se réserve la faculté d’exclure tout sociétaire qui ne remplit pas ses engagements et dont l’esprit d’indiscipline entrave la bonne marche de l’association. Le comité reçoit ou refuse les pièces qui lui sont soumises et peut consulter le régisseur. Il y a deux espèces de sociétaires : le sociétaire intéressé aux bénéfices et le sociétaire non intéressé. Le comité choisit ces derniers parmi les sociétaires à l’essai. Les sociétaires non intéressés ont cependant droit à une équitable rémunération ; ils assistent, en outre, aux assemblées générales et aux fêtes et ont le même droit, en ces occasions, que les sociétaires intéressés.

Grâce à ce règlement, le Théâtre alsacien a su recruter une excellente troupe, et les résultats financiers ont été assez satisfaisants pour que les auteurs et les acteurs soient justement, par les indemnités qu’on leur accorde, récompensés de leurs peines et encouragés.

L’influence du théâtre de Strasbourg a été très grande. En face du théâtre allemand officiel, dédaigné des habitants, se dressait un autre théâtre, fidèle image des mœurs du pays. Les spectateurs retrouvaient dans les pièces l’exacte reproduction de leur vie. L’action présentait, dans un cadre familier, et sous le costume national, les différents types alsaciens, paysans, ouvriers, bourgeois, petits employés et petits rentiers, avec le caractère spécial, les idées, les sentiments, les manies, les préjugés, créés par deux siècles français et par le voisinage de l’Allemagne. L’esprit alsacien, naturellement moqueur, trouvait dans cette peinture réaliste de quoi s’exercer. Une littérature locale naissait, qui conserverait tout ce que l’Alsace devait au génie français et à son génie propre, et la vieille province garderait ainsi fidèlement sa physionomie si originale, puisque son idiome s’élevait au rang de langue littéraire et que ses enfants, auteurs dramatiques, puisaient leurs inspirations dans le trésor populaire. Puisque le jour ne brillait pas encore où la France rentrerait en possession des biens perdus, l’Alsace au moins resterait alsacienne. L’exemple de Strasbourg fut immédiatement suivi. Colmar et Mulhouse réussirent tout de suite à former une troupe complète d’acteurs-amateurs et découvrirent des auteurs.

À Colmar, où les acteurs prêtèrent à l’œuvre une aide absolument désintéressée, le comité s’attacha particulièrement à l’exactitude de la mise en scène. Tant au point de vue des costumes que des accessoires, il entendit rechercher la plus scrupuleuse vérité, et ne négligea aucun soin pour se procurer les documents et les renseignements nécessaires. MM. Holzach et E. Gschaedler, tout d’abord, adaptèrent les Rantzau, d’Erckmann-Chatrian ; puis M. Gschaedler adapta le Juif polonais. M. Hanc enfin donna avec un vif succès plusieurs comédies : Notre Ferdinand, entre autres, en deux actes, qui contient une ballade, une des plus belles œuvres lyriques écrites en alsacien, et Frendschaft, un acte.

À Mulhouse, une société théâtrale se fonda, en même temps qu’une revue mensuelle. Outre les traductions d’Erckmann, MM. Braunschweig et Lueger donnaient Ma Tante, trois actes ; M. Lueger, l’Oncle Anatole, un vaudeville en un acte, et M. Weiss, un drame historique en cinq actes avec musique : Fischlin. Cette dernière pièce, qui se passe en 1558, est certainement la plus considérable du théâtre alsacien, car elle ne comporte pas moins d’une trentaine de personnages. Là, à Mulhouse, l’activité industrielle et commerçante de la contrée a exercé une influence très directe sur les conceptions dramatiques des auteurs, qui mettent en scène des commerçants, des commis voyageurs, des agents d’assurances, des chimistes, des inventeurs.

Le théâtre « expression concrète du désir ardent d’un petit peuple qui sent en lui-même une âme indépendante et veut conserver sa littérature, sa tradition et sa nationalité propre[1] », a été la première manifestation de la conscience alsacienne s’éveillant après les terribles années qui vont de 1871 à 1898.

  1. Le Théâtre alsacien, par Henri Schœn, p. 326. Édit. de la Revue alsacienne.