Le Bel Edwards/III

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Mlle Perdrix se tut un moment, poursuivit le docteur Meruel ; puis elle me dit :

« Voyons, mon bon monsieur, vous qui êtes si fin, si avisé, si spirituel, si sagace, vous qui devinez tout, avez-vous deviné quelle sorte d’homme ce pouvait être que ce bel Edwards ?

— Je n’en sais trop rien, lui repartis-je.

— En ce cas, laissez-moi continuer mon récit. Savez-vous, docteur, vous qui prétendez tout savoir, quel est le meilleur moyen de se consoler d’un chagrin ? C’est d’en avoir un autre, et ce fut précisément ce qui m’arriva. Ma vieille sorcière, que j’avais mise à la porte, jura que je le lui payerais, et elle me joua un tour de sa façon. Avant de partir, elle donna du persil à Jacquot ; Jacquot en mourut, et peu s’en fallut que moi-même je ne mourusse de désespoir.

« Cependant, comme je suis née raisonnable, je fis la réflexion qu’il en est des perroquets comme des rois : Jacquot est mort, vive Jacquot ! Un jour que je passais sur le quai du Louvre, j’entrai chez un marchand d’oiseaux, où je trouvai ce que je cherchais. Ce marchand était un Arabe, nous eûmes de la peine à nous entendre. Pendant que nous discutions, voilà que le ciel se couvre et qu’un nuage crève. Quand je sortis de la boutique, mon perroquet sous mon bras, il pleuvait à verse, et pas un fiacre sur la place ; jugez de mon embarras. Mais, comme par un miracle, une voiture fermée qui passait s’arrête ; un homme en descend et vient à moi. C’était lui. Je vous assure que vous ne l’auriez pas reconnu, tant il avait l’air soumis, humble, respectueux, contrit, repentant. Malgré la pluie qui tombait, il restait nu-tête, l’échine pliée en deux, et il osait à peine me regarder.

« — De grâce, fit-il, acceptez ma voiture ; vous direz à mon cocher où il doit vous conduire.

« Il me sembla qu’il y avait un coup du ciel dans cette affaire, et je lui répondis en riant :

« — Cette fois, je dirai oui.

« Je monte, il referme la portière, me salue encore, s’éloigne à reculons. Il me vint un scrupule ; je ne voulus pas que cet homme se mouillât, et je lui dis doucement :

« — Grand nigaud, il y a place pour deux.

« Je n’avais pas fini ma phrase qu’il était installé à côté de moi, et nous voilà partis. Nous roulions depuis cinq minutes sans qu’il eût trouvé un mot à me dire. Accoté dans son coin, il me regardait de travers, tortillant sa moustache entre ses doigts ; il avait grand’peur de me fâcher et la mine d’un chien qui a reçu le fouet et qui s’en souvient. Pour me donner une contenance, je caressais mon perroquet. Frappé d’un trait de lumière, le bel Edwards s’écrie :

« — Si ce n’est le diable, c’est cet oiseau qui m’a mis en fuite l’autre soir.

« — Ce n’est pas lui, répondis-je, c’est un autre, et il en est mort.

« La glace était rompue, la conversation s’engagea. Il me dit :

« — Vous m’en voulez toujours ?

« — Beaucoup, lui répliquai-je, et vous avouerez qu’il y a de quoi. A qui donc pensiez-vous avoir affaire ? Me prenez-vous pour une sotte, à qui l’on fait accroire tout ce qu’on veut, et qui s’imagine qu’en se laissant aimer elle sauvera la vie à deux hommes ?

« Il se redressa comme en sursaut, il devint très pâle, marmotta je ne sais quoi, commença deux phrases sans les finir. Enfin il réussit à dire :

« — Excusez-moi, ma lettre n’avait pas le sens commun. Ce n’est pas ma faute, la fée qui change les princes en navets m’a rendu fou.

« Et il ajouta, en me prenant les doigts, mais sans les serrer et toujours prêt à les lâcher :

« — Je suis un pauvre malade, vous êtes mon médecin. Qu’est-ce donc qu’un médecin qui refuse de guérir ses malades ?

« Il était parti, il était lancé. Il discourut tout d’une haleine pendant dix minutes, passant sa main gauche sur son front ou la posant sur son cœur, mêlant de l’anglais à son français, du comique à son tragique et des vers à sa prose ; il y avait là dedans à boire et à manger. Je n’en comprenais que le quart, et je ne saurais vous répéter sa chanson, mais la musique était belle.

— Et Jacquot II, que disait-il ? demandai-je à Mlle Perdrix.

— Ah ! ma foi, dit-elle, on avait oublié de lui apprendre à parler. Nous arrivons à ma porte, je descends. Le bel Edwards ôte son chapeau et me dit : — Me permettez-vous de venir demain, à la même heure, chercher des nouvelles de votre perroquet ? — Je lui répondis par un geste qui signifiait : Essayez, je ne réponds de rien… Effectivement, il se présenta le lendemain ; je n’y étais pas.

— Mais le surlendemain, vous y étiez, interrompis-je, et il y eut dans le monde un homme heureux de plus. »

Cette parole malencontreuse causa à Mlle Perdrix un mouvement de violente indignation. Elle se leva brusquement, repoussa du pied sa chaise qu’elle renversa, et je crus que je ne saurais jamais la fin de son histoire.

« Je m’en vais, dit-elle, et vous ne me reverrez plus. La vérité vraie, docteur, vous êtes par trop impertinent. Le surlendemain ! Voilà ce que c’est que d’être médecin, d’exercer un métier qui oblige à voir mauvaise compagnie. Vous ne croyez plus à la vertu des femmes. Il n’y a donc point de principes dans ce monde, point d’honnête fille ! Me confondez-vous par hasard avec telle ou telle qu’on pourrait nommer ? Ne savez-vous pas que j’ai été élevée au couvent, moi qui vous parle, que j’y ai reçu l’éducation la plus soignée, la plus distinguée, que j’y ai appris la grammaire, l’astronomie, tout ce qu’apprennent les demoiselles du plus beau monde ? Le surlendemain ! Pour qui me prenez-vous ? Sachez, pour votre gouverne, que je l’ai fait languir, ce pauvre homme, pendant huit grands jours.

— Huit grands jours ! m’écriai-je. C’en est fait, je crois à la vertu. »

Je la calmai en lui disant beaucoup de bonnes paroles, et, pour la remettre tout à fait, je lui présentai un flacon de sels anglais, qu’elle respira sans se faire prier. Les sels lui plurent, et elle trouva le flacon à son goût ; en effet, il était joli. Après m’avoir interrogé du regard, elle le coula dans sa poche. Puis elle consentit à sourire, et quand j’eus relevé sa chaise, où je la fis rasseoir :

« Pendant un mois, il fut charmant, dit-elle, et j’imagine que ce fut le plus heureux temps de ma vie. Il était doux, très doux, obéissant, plein de prévenances, de petites attentions, et il s’occupait assidûment de satisfaire toutes mes fantaisies. Je n’avais qu’un mot à dire, je l’aurais fait marcher à quatre pattes. Il m’aimait follement, et c’est la bonne manière ; il n’y a que les fous qui sachent aimer. Il n’aurait tenu qu’à moi qu’il jetât son argent par les fenêtres et qu’il vît bientôt le fond de sa caisse ; je soupçonne qu’elle n’était pas bien lourde. Heureusement pour lui, l’honnête fille à qui il avait affaire ne se fait pas gloire, comme la grande Mathilde, de ruiner un homme, et elle a toujours préféré les petits plaisirs aux grands, et les petits plaisirs, on peut en avoir tant qu’on veut avec trois mille francs par mois, mettons-en quatre, sans compter les robes, bien entendu. Bref, il était content, ravi de son acquisition, et lui-même me plaisait chaque jour davantage. Il est aussi agréable pour une femme de gouverner à la baguette un homme qui lui a fait peur que de posséder un gros chien qui aboie aux passants et qu’elle pourrait battre comme plâtre sans qu’il découvrit seulement le bout de ses crocs.

« Je n’avais qu’un chagrin. Le bel Edwards était toujours pour moi l’inconnu ; impossible de savoir qui il était. Quand je le questionnais, tantôt il se retranchait dans un obstiné silence, tantôt il me faisait des contes à dormir debout. Un jour, il me donna sa parole d’honneur la plus sacrée qu’il était un prince persécuté par sa famille, qu’il avait résolu de vivre caché jusqu’à la mort de son père, qu’alors il revendiquerait ses droits et réclamerait sa couronne, qui pour le moment était en gage chez des juifs. Il me croyait plus oison que je ne suis. On m’a appris dès ma plus tendre enfance…

— Au couvent ? lui dis-je.

— Oui, au couvent… On m’a appris que tous les princes sont russes ou italiens, et que les juifs ne leur prêtent pas deux sous sur leur couronne. Une autre chose que je ne savais pas encore, mais que j’ai apprise depuis, c’est que les vrais princes, ceux qui doivent régner, gesticulent peu, et que dans toutes les affaires de ce monde ils vont droit au fait. Or, dans ses jours de belle humeur, le bel Edwards trouvait un plaisir particulier à me débiter de longues tirades de vers anglais, en les accompagnant de grands gestes. C’est égal, les gestes ont leur charme ; et les siens me plaisaient.

— J’y suis enfin ! m’écriai-je. Le bel Edwards était un prince de théâtre en vacances, qui se servait de vous pour s’entretenir la main. »

Elle ne daigna pas me répondre.

« Je vous répète, poursuivit-elle, que pendant un mois il fut charmant. Et pourtant ma mère ne l’aimait pas ; elle me disait : « Cet homme-là me déplaît. » Je lui disais : « Pourquoi te déplaît-il ? » Elle me répondait : « Je ne sais pas pourquoi, mais il me déplaît. Il a dans l’œil quelque chose qui ne me va pas. Tu verras que c’est un mauvais génie, qu’il te jouera quelque tour ; tu ferais bien de t’en débarrasser. » Nous nous querellions là-dessus, vous savez que nous nous querellons quelquefois. Je l’aime bien, elle m’aime bien, mais elle a un si drôle de caractère ! Il faut que tout se passe à son idée, à sa mode. Aussi ne vivons nous pas ensemble… Oh ! docteur, je n’ai rien à me reprocher, je lui ai souvent proposé de la loger, j’ai de la place ; mais elle prétend qu’elle aime à vivre seule, ce qui ne l’empêche pas d’être toujours fourrée chez moi, trouvant à redire à ceci, à cela…

— Ainsi, pendant un mois, il fut charmant, » interrompis-je avec un peu d’impatience.

Mlle Perdrix me regarda d’un air de reproche, et me montrant du doigt la pendule :

« Il n’est encore que minuit trois quarts. Avez-vous quelque affaire cette nuit ?

— Et vous-même, ma chère ? lui demandai-je.

— Ne vous inquiétez pas de moi ; il n’est pas à Paris. Mais vraiment vous avez tort de ne pas m’écouter ; vous ne vous doutez pas de la surprise que je vous ménage.

— Va pour la surprise, lui dis-je ; mais tâchons d’y arriver. Si aimable que soit la compagnie, je n’ai jamais aimé à rester en chemin.

— Patience, reprit-elle, nous arrivons. Un soir qu’il était venu me chercher au théâtre, il me représenta que nous étions au premier printemps, que l’air était tiède, que la lune éclairait, qu’il serait charmant de passer la nuit à courir les bois. Son intention me parut bonne, et nous partîmes. Tantôt en voiture, tantôt à pied, nous cheminâmes jusqu’au matin. Où nous allions, où nous étions, je n’en avais pas la moindre idée. Je me souviens seulement qu’il y avait des endroits qui sentaient la violette ; je me souviens aussi que par instants j’avais peur ; je croyais apercevoir au clair de la lune des fantômes blancs qui me regardaient. Edwards riait à gorge déployée de mes épouvantes, il m’expliquait que les bouleaux sont des bouleaux ; vrai, il avait raison. Au petit jour, je m’endormis ; à mon réveil, je me reconnus : nous étions à Villebon, et nous jouâmes au palet, en attendant le déjeuner. Le couvert fut mis dans un pavillon, où je n’ai jamais voulu retourner depuis ; je lui garde rancune, quoiqu’il soit joli. Je pris cinq minutes pour arranger mes cheveux, qui étaient fort dérangés.

« Quand je rejoignis Edwards, il venait de déplier un grand journal anglais, qu’il avait apporté dans sa poche. Il y passe les yeux, il pâlit, il s’écrie en serrant les poings :

« — Oh ! les misérables ! Je les reconnais bien là !

« — Qu’ont-ils fait ? lui demandai-je.

« Il me répondit par un haussement d’épaules, se remit à lire, et de nouveau il serra les poings.

« — Oh ! bien, lui dis-je, tu m’ennuies, et nous sommes ici pour nous amuser. De quoi s’agit-il ? A qui en as-tu ? Laisse-moi ces gens tranquilles, je ne les connais pas. Ce sont d’affreux scélérats, voilà qui est dit. Qu’est-ce que ça te fait ?

« Je lui arrachai son journal des mains, je le roulai en pelote, je le jetai bien loin dans le gazon. Il fut sur le point de se fâcher, il me montra les dents ; mais il se ravisa, il changea de visage, il me dit :

« — Ma parole d’honneur, tu as raison… Qu’ils fassent ce qui leur plaira. Qu’est-ce que ça me fait ?

« — Rien du tout, lui dis-je.

« — Absolument rien. Je t’adore, j’ai une faim de loup, et nous allons déjeuner.

« Il se pencha vers moi, me regarda fixement à travers la table :

« — Tu as les plus jolis cheveux bruns, la plus jolie bouche du monde, et ces cheveux bruns comme cette bouche sont à moi, à moi tout seul. Et, au coin de la joue, tu as une fossette ; elle est aussi à moi.

« Il ajouta, en remplissant son verre :

« — Je crois à la fossette de Rose Perdrix, et je crois au cœur de la fée Mêlimêlo. Et voilà tout. Quant au reste, je m’en… Ce n’est rien du tout que le reste, rien du tout.

« Il se mit à manger de grand appétit, à boire comme un Polonais. Je cherchai à le modérer, je savais par expérience qu’il avait le vin colère. J’y perdis mes peines, il avait juré de se griser, car il disait de temps à autre : — Vidons encore une bouteille, et je n’y penserai plus. — A quoi donc ? — A rien. — C’était sans doute à « ces misérables » qu’il ne voulait plus penser, et il les oublia tout à fait. Sa gaieté devenait bruyante, il ne déparlait pas, il débitait mille extravagances. Il finit par s’en prendre aux verres, aux assiettes ; il cassa tout, parce que, disait-il, personne n’était digne de manger dans une assiette où avait mangé Rose Perdrix, ni de boire dans un verre qu’avaient touché ses lèvres divines. C’est bien divines qu’il disait, et ce n’est pas moi qui le lui fais dire.

« Je m’amusai d’abord de ses folies, mais pas longtemps. J’aime la gaieté, je n’aime pas le bruit, je n’aime pas non plus qu’on dépense bêtement son argent, et vous pensez bien que la vaisselle brisée figura sur la carte. Ce que je déteste surtout, ce sont les disputes, et dans l’ivresse Edwards avait une chienne de tête qui n’entendait plus raison. Il se prit de querelle avec le garçon qui nous servait, avec l’aubergiste, avec les paysans, avec sa chaise, avec le vent, avec tout le monde. Je vis le moment où il nous attirerait une mauvaise affaire. Je m’emparai de sa canne, je le menaçai de lui en cingler la figure. Il se calma, paya l’addition, et nous repartîmes par Paris en nous boudant un peu, mais en chemin nous fîmes la paix.

« Je le quittai pour aller au théâtre, je le retrouvai chez moi vers minuit. Il était tout à fait dégrisé ; par malheur, il avait réussi à se procurer de nouveau ce maudit journal anglais que je lui avais arraché des mains à Villebon. Il interrompit sa lecture pour me crier :

« — Eh ! oui, ce sont des misérables, et le plus misérable de tous, c’est lui, c’est lui… Je ne veux pas le nommer.

« Puis, se frappant le front de ses deux poings :

« — Ah ! si tu savais, ma chère, ce qu’il y a là dedans !

« — Je n’ai aucune envie de le savoir, lui répondis-je avec humeur ; je tombe de sommeil.

« — Et moi aussi, me répliqua-t-il du plus grand sang-froid.

« Cela dit, il s’assit sur le bras d’un fauteuil et se remit à lire son journal.

« Il pouvait être deux heures quand je fus réveillée par le bruit que firent subitement des éclats de verre qui tombaient sur le plancher. Je me mis sur mon séant. Edwards avait laissé filer la lampe, et le verre venait de sauter. Il ne paraissait pas prêter la moindre attention à cet accident. Au moment où je rouvris les yeux, il était assis au pied de mon lit, raide comme un piquet, les bras croisés sur sa poitrine, regardant d’un œil fixe quelque chose ou quelqu’un que je ne voyais pas. Je lui criai : — Et la lampe ! — Il sentit comme une secousse dans tout son corps et se retourna vivement de mon côté ; il avait l’air d’un homme qui sort d’un puits où il a passé vingt-quatre heures et qui est tout étonné de revoir le soleil. Il se leva, sourit, vint à moi, posa ses deux doigts sur mes paupières pour les refermer, m’appliqua un grand baiser sur le front, et sortit à pas de loup.

« Je ne le revis pas le lendemain ; il m’écrivit un mot pour m’annoncer que deux de ses plus chers amis, de ses amis d’enfance, étaient arrivés à Paris, et qu’il se croyait tenu en conscience de leur en faire les honneurs, qu’il craignait de n’avoir pas un moment à lui. Je n’en fus pas fâchée ; depuis deux jours, je me sentais un peu refroidie pour lui. Son incartade à Villebon, la querelle qu’il avait cherchée à l’aubergiste, l’effet bizarre que faisait sur lui la lecture des journaux, l’incident de la lampe, cet homme assis au pied de mon lit, le regard perdu dans les espaces, tout cela me tourmentait. Le bel Edwards avait pour sûr l’humeur quinteuse et une fêlure dans le cerveau, je le soupçonnais même d’être un peu somnambule ; en tout cas, il me semblait qu’il y avait du louche dans son affaire. Les boîtes à double fond ne m’ont jamais plu, j’aime à savoir ce que j’ai dans ma poche. Je gardai pour moi mes petites réflexions ; je n’en soufflai mot à ma mère. Elle aurait triomphé, et il est si désagréable de s’entendre dire : — Tu n’as pas voulu me croire, je t’avais prévenue, mais tu n’en fais jamais qu’à ta tête !

« Plusieurs jours se passèrent, et il ne parut pas. Je commençais à croire qu’il avait fait ses réflexions, lui aussi, et que c’était fini, que je ne le reverrais plus. Je me trompais. A quelques soirs de là, en revenant du théâtre, je le trouvai installé près de ma cheminée, où il avait fait grand feu. Il m’attendait avec une impatience fiévreuse, il était plus amoureux que jamais. Dès qu’il m’aperçut : — La voilà ! la voilà donc ! — Puis il s’accroupit à mes pieds, et il me déclara mille fois qu’il n’avait jamais rencontré de fille, de femme, de chatte ni aucune créature plus adorable que moi, ni sur la terre, ni dans la lune, ni dans aucune des planètes qu’il avait visitées. Il ne se lassait pas de me considérer ; il semblait que notre connaissance fût toute neuve, qu’il ne m’eût pas encore aperçue jusqu’à ce jour ; il venait de me découvrir, là, tout à coup, sans y penser, à l’un des tournants du chemin, et sa découverte l’enchantait, le mettait hors de lui, et il me répétait de nouveau que j’étais adorable. Il avait, ce soir-là, une petite voix flûtée, et de temps à autre il lui venait dans les yeux des larmes grosses comme des noisettes, qui roulaient lentement le long de ses joues. En vérité je croyais rêver et je me demandais à qui il en avait.

« J’eus la fâcheuse idée de lui parler de ses chers amis, de ses amis d’enfance, et je voulus savoir ce qu’il avait inventé pour leur faire fête. Voilà un homme qui change aussitôt du tout au tout. Son visage s’assombrit, son regard devient froid comme glace ; il lâche mes deux mains, se remet sur ses pieds et va s’adosser à la cheminée. Puis il me dit, en examinant ses ongles, que ses amis n’étaient pas ceci, n’étaient pas cela, que ses amis n’étaient pas des gens à qui l’on fit fête, que c’étaient des hommes d’affaires, qu’ils venaient d’en inventer une qui promettait de rapporter beaucoup, de la gloire à revendre et des monceaux d’or, mais qu’elle était fort chanceuse, qu’ils l’avaient pressé d’y entrer, de la prendre à son compte, qu’il avait résisté à toutes leurs supplications.

« — Ils ne veulent pas admettre que ce soit mon dernier mot, ajouta-t-il, et ils m’ont donné une semaine pour réfléchir. Quand je réfléchirais deux ans… Pour qui me prennent-ils ? J’ai dit non, c’est non. Je ne les reverrai pas ; je te dis, Rose, que je ne veux plus les revoir. Et tiens, pendant que j’y pense, donne-moi une plume, du papier. Je veux leur écrire ici même et à l’instant que leur affaire est une vilaine affaire, que je les somme de ne m’en plus parler et qu’ils aillent au diable ! Mais tu me donnerais des distractions ; il faut que je sois seul pour écrire. Ce sera bientôt fait, je ne te demande que cinq minutes.

« Et reprenant sa petite voix douce :

« — Et puis, sais-tu ? nous ferons du punch. J’en veux boire dix verres à ta santé, pour te remercier d’avoir eu un jour la bonne pensée de venir au monde. Il n’y a que toi pour en avoir de pareilles ! Quand tu es née, il y avait une étoile qui dansait. C’est Shakespeare qui me l’a dit.

« Là-dessus, il passa dans la pièce voisine, où il fut plus de cinq minutes à écrire sa lettre, car j’eus le temps de prendre un livre en attendant et de m’endormir ; je dois avouer qu’en général c’est l’effet que produit sur moi la lecture. Cette fois encore, je fus réveillée en sursaut. Le verre de la lampe n’avait pas sauté ; mais il y avait dans la pièce voisine un homme qui se promenait à grands pas et qui parlait tout haut. A qui parlait-il ? Je m’approchai de la porte, qu’il avait laissée entr’ouverte, et je m’assurai qu’il était tout seul. A qui parlait-il donc ? Il était blême, livide ; la sueur avait collé ses cheveux à ses tempes, il roulait des yeux terribles, il avait l’air d’un spectre. Je le regardais, je l’écoutais, mais je ne pouvais comprendre un mot de son discours, à cela près qu’il répétait par intervalles : I won’t, et que j’avais appris assez d’anglais pour savoir que cela veut dire : Non, je ne veux pas.

« Sa figure était si effrayante que mon premier mouvement fut de refermer bien vite la porte et de la barricader. Cependant j’eus honte de n’être pas brave, je pris mon courage à deux mains, j’avançai d’un pas, je criai :

« — Edwards, pour l’amour de Dieu, avec qui vous disputez-vous ?

« Il me répondit d’une voix tonnante :

« — Avec qui serait-ce ? Eh ! parbleu, avec elle !

« — Avec elle ! lui dis-je. Avec qui donc ?

« Il me regardait sans me voir, il m’aperçut enfin. Il étendit le bras, et d’un ton caverneux :

« — Ne la vois-tu pas ?

« Je courus chercher un verre d’eau, je lui en aspergeai le visage. Il se laissa tomber sur une chaise, partit d’un éclat de rire, s’écria :

« — Merci, je ne la vois plus.

« J’allai m’asseoir auprès de lui. Il promena sa main dans mes cheveux, en disant :

« — Ma parole, j’ai bien cru que j’en deviendrais fou.

« — C’est tout fait, lui dis-je, et depuis longtemps. Mais tu me diras le nom de cette femme.

« Il se mit à rire de nouveau :

« — Quelle plaisanterie ! ces femmes-là n’ont point de nom.

« — Est-ce une fille ? est-ce une femme du monde ?

« — Une vraie scélérate, répliqua-t-il. Un jour, elle est entrée chez moi, elle me fit peur, je l’ai renvoyée, chassée. Elle est revenue, elle m’a dit : Je te tiens, tu es à moi, je ne te lâcherai plus… Je suis parti, j’ai détalé, j’ai mis entre nous mille lieues d’eau salée ; elle a couru après moi, elle m’a rattrapé, tout à l’heure elle était ici. Mais te voilà, elle a disparu, je suis sauvé.

« — Quelle figure a-t-elle, cette femme qui n’a pas de nom ? lui demandai-je encore.

« — Elle te ressemble, ma petite, autant qu’une fille de l’enfer peut ressembler à une fille du ciel. Elle est aussi laide, aussi difforme que tu es jolie, et tes colères sont moins terribles que ses sourires. Oh ! la vilaine femme ! Ses baisers tuent le sommeil et font blanchir les cheveux d’un homme en trois nuits. C’est un miracle que les miens ne soient pas blancs… Mais ne parlons plus d’elle ; ah ! je t’en conjure, ne parlons plus d’elle. C’est une affaire faite, je ne la reverrai plus.

« Et s’emparant de mes deux bras, il les enlaça autour de sa taille, en disant :

« — Ce que garde Rose Perdrix est bien gardé. Je suis ton prisonnier, ma très chère, et je veux vivre, je veux mourir dans ma prison. Buvons du punch !

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