Le Bel Edwards/IV

La bibliothèque libre.


Mlle Perdrix fit encore une pause, continua le docteur Meruel ; puis elle me regarda avec un sourire qu’elle cherchait à rendre mystérieux ; mais elle n’a pas le don du mystère, cela lui manque, et voilà pourquoi je crains pour son avenir ; il y a du mystère dans tous les grands talents.

« Docteur, me dit-elle, savez-vous qui était cet homme ?

— Je vous l’ai dit, ma chère, lui répondis-je, quelque comédien en congé, qui repassait ses rôles, et je regrette pour vous que son répertoire manquât à ce point de gaieté. »

Elle me fit la moue, elle me montra les cornes.

« Êtes-vous comme moi ? reprit-elle. Quand j’ai peur, je me sauve ; quand je me décide, je me décide très vite, et quand les hommes ne me conviennent pas ou ne me conviennent plus… Pourtant j’en touchai deux mots à ma mère. C’est pour le coup qu’elle me dit : — Oui ou non, t’avais-je prévenue ? tu ne veux jamais me croire. J’étais pour l’autre, moi. L’autre est un galant homme, un homme sérieux, un homme rangé. Enfin tu avoues que j’avais raison ; mieux vaut tard que jamais. Il ne reste plus qu’à te sauver bien vite. Sauve-toi donc ! — Je fis ce qu’elle disait, je me sauvai. Vraiment les chemins de fer sont une belle invention. On a bientôt fait de mettre ordre à ses petites affaires, et votre servante ! cherchez, il n’y a plus personne.

« Seize heures plus tard, j’étais commodément installée dans un beau wagon-coupé, où je ne fis qu’un somme jusqu’à Lyon. En me réveillant, je poussai un profond soupir de délivrance. Cependant une inquiétude me prit ; peut-être l’homme qui me faisait peur avait-il eu vent de ma fuite, peut-être courait-il à toutes jambes après le train. J’avançai la tête à la portière, je poussai un second soupir de soulagement, et je me rendormis. Je fis le plus beau rêve du monde ; je croyais voir mon directeur qui s’arrachait les cheveux. Je me flattais de l’avoir plongé dans un cruel embarras et qu’il n’y avait pas moyen de jouer sans moi le Prince toqué. J’étais bien jeune ; une fée, cela se remplace aussi aisément qu’un perroquet. Il faut vous dire que ce vieux roquentin avait eu de grands torts à mon égard. Il m’avait solennellement promis un rôle dans la nouvelle pièce qu’on répétait, et il avait eu l’infamie de le donner à la grande Mathilde. J’avais juré d’en tirer vengeance. Oh ! oui, j’étais bien jeune, je ne prenais pas encore la vie au sérieux, je ne savais pas ce qu’il en coûte d’avoir la tête et le pied trop légers, et qu’il suffit d’une escapade pour compromettre toute une carrière… Après cela, il faut vous dire aussi qu’une superbe occasion s’offrait à moi de voir l’Italie.

— Dites-moi tout d’un temps qui c’était, repartis-je à Mlle Perdrix.

— De quoi vous mêlez-vous, docteur ? vous êtes curieux, beaucoup trop curieux. »

Et après avoir rêvé un instant :

« Ce que c’est que de nous, et à quoi tient le cœur d’une femme ! Je vous jure que cette villa était un amour de villa, plantée au bord d’un amour de lac. Figurez-vous que de mon balcon je pouvais pêcher des truites à la ligne. Pendant deux semaines, je fus heureuse, parfaitement heureuse ; je me croyais en paradis. Mais un matin, je m’aperçus que mon paradis m’ennuyait, que mon bonheur sonnait creux, qu’il me manquait quelque chose, que le charme de la vie est d’avoir à soi un beau fou qui parle tout seul en gesticulant. Bref, je dis à l’autre :

« — Mon cher, votre villa est charmante, mais on s’y ennuie à crever.

« Et je repartis bien vite pour Paris, où, à peine fus-ja arrivée, je courus au Grand-Hôtel.

« — Le numéro 107 est-il chez lui ?

« — Ils sont à déjeuner.

« — Qu’est-ce à dire ? Ils sont donc plusieurs à présent ? Il y a trois semaines, ils n’étaient qu’un.

« Je dus me rendre à la vérité, le bel Edwards venait de partir, et une famille avait pris sa place. J’en aurais fait une maladie, si je pouvais être sérieusement malade, mais cela n’est pas dans mes moyens, et, puisqu’on finit toujours par se consoler, le mieux n’est-il pas de commencer par là ?

« Un mois après, je reçus d’Angleterre une lettre en anglais, que j’ai eu la sottise de brûler. Je me l’étais fait traduire, et je l’avais apprise par cœur. La voici mot pour mot, je vous ai dit que j’ai bonne mémoire :

« Pendant plus de quinze jours, j’ai passé chaque soir et chaque matin devant ta porte ; je ne pouvais croire à mon malheur, c’est à peine si j’y crois maintenant. Soit ! que la volonté du destin s’accomplisse ! Tu lui avais pris son ouvrier, tu le lui as rendu. Tout est pour le mieux, je ne te reproche rien. C’était ma lâcheté qui t’aimait… Est-il bien possible que tu n’aies plus voulu de moi ? Et pour qui m’as-tu trahi ? Tu m’as sacrifié à quelque pleutre, à quelque imbécile titré. Je crois l’avoir rencontré un soir dans les coulisses de ton théâtre. Tu en seras bientôt dégrisée. Ah ! pauvre fille, le vrai prince, c’était moi, et tu me regretteras, mais il sera trop tard… Je te le répète, tout est pour le mieux. En me rendant ma liberté, tu as voulu sauver ma gloire et que le monde parlât du bel Edwards. Il en parlera, ma chère, et alors tu connaîtras mon vrai nom.

« Écoute-moi : le jour où tu apprendras qu’un grand coup vient d’être frappé et que la terre a frémi d’épouvante, dis hardiment : « L’homme qui a fait cela, c’est lui… » Et en vérité, si ce n’était moi, qui serait-ce ? L’idée que j’ai dans la tête, d’autres l’ont eue, ma chère Rosette ; mais la main leur tremble, la mienne ne tremblera point, et ce que je ferai, nul autre ne pourrait le faire à ma place… Je ne sais pas encore ce que je dirai en frappant. Sûrement je dirai quelque chose ; ce sera vraiment le mot de la fin, et ce mot traversera les siècles.

« Te souviens-tu de Villebon, de cette nuit passée dans les bois ? Le soleil était déjà levé, et tu dormais encore dans la voiture, car Dieu sait si tu aimes à dormir. Je te réveillai, je t’emportai dans mes bras, je t’assis au pied d’un vieux chêne. Il y avait là des violettes cachées dans la mousse, l’air en était comme embaumé. Pense quelquefois à ces violettes. J’y penserai, moi, le jour de ma mort, et je penserai aussi à cette fossette que tu as au coin de la bouche.

« J’ai une grâce à te demander : envoie à l’adresse ci-jointe une boucle de tes cheveux. Ils ne me quitteront pas, et quelque chose de toi sera mêlé à mes derniers jours. Après ma mort, on les trouvera sur mon cœur, et on se demandera qui me les avait donnés. Sois sûre que les journaux en parleront ; ces bavards parlent de tout. Copie bien exactement l’adresse et expédie-moi sans plus tarder ton petit paquet. Elle y consent, elle ! car elle n’est plus jalouse de toi. Elle sait que c’est fini, qu’elle m’a repris à jamais, qu’elle me tient, que je suis à elle corps et âme, et qu’avant peu de jours j’irai où elle m’envoie… Tu veux boire du sang, vieille sorcière. Paix ! tu en boiras.

« Dieu ! que ces violettes sentaient bon ! et que ces cheveux bruns étaient doux à la main ! N’en sois pas trop avare ; il faut qu’il y en ait assez pour que je puisse les pétrir dans mes doigts. Je fermerai les yeux, et je croirai que tu es là. »

« Docteur, après avoir lu cette lettre, je fis ce que vous auriez fait à ma place, je me coupai une grande boucle de cheveux… Tenez, on voit encore l’endroit, ils n’ont pas tout à fait fini de repousser. Il a dû les recevoir, je m’étais beaucoup appliquée en copiant l’adresse. Depuis, il s’est écoulé près de deux années, et je dois me rendre cette justice que, pendant la première, j’ai pensé au bel Edwards une fois au moins chaque semaine ; mais, pendant la seconde, je n’y ai guère pensé qu’une fois par trimestre. Dame ! j’étais devenue une fille raisonnable, très raisonnable. Vous savez ce que tout le monde dit de moi. Il faut bien que l’expérience serve ; ma petite fugue en Italie m’avait fait beaucoup de tort. Les directeurs refusaient de me prendre au sérieux, impossible de trouver un engagement. Mais, à force de me remuer, j’ai réussi à me refaire une situation. La féerie n’est pas mon genre, j’étais née pour l’opérette. Je n’ai pas besoin de vous dire où j’en suis maintenant, me voilà tout à fait lancée et même classée. Croiriez-vous qu’ils veulent absolument m’avoir à Saint-Pétersbourg ? Vous ne leur ôterez pas cela de la tête. Ils me font des propositions superbes. Vrai, je suis bien perplexe à ce sujet et bien aise de vous consulter. »

A l’entendre, on lui offrait 60 000 francs, quatre mois de congé, un palais impérial et pour le moins un grand-duc. Cette extravagante ne tarissait pas sur cette matière ; après avoir fini, elle recommençait. Par moments, elle me regardait du coin de l’œil, je comprenais ce que cela voulait dire. Elle mourait d’envie que je l’interrompisse pour lui demander la fin de son histoire. Je ne voulus pas lui faire ce plaisir, et ce fut elle qui perdit patience et s’interrompit elle-même, en s’écriant avec dépit :


« Quel singulier homme vous faites, docteur ! Tantôt vous êtes trop curieux, tantôt vous ne l’êtes pas assez. Je vous ai dit qu’il m’était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Vous ne voulez donc pas savoir ce que c’est ?

— Gageons, lui dis-je, que vous avez revu sur le boulevard le bel Edwards. Il vous a juré qu’il n’est plus fou, et vous voilà rapatriés.

— Ah ! le pauvre garçon ! fit-elle en s’attendrissant tout à coup, autant du moins qu’il lui est donné de s’attendrir. Oui, vous dites vrai ; il y a quelques heures, je l’ai rencontré sur le boulevard, dans la vitrine d’un marchand de photographies. Je le reconnus sur-le-champ, et le cœur me battit. Ses yeux, son front, sa moustache, ses cheveux frisés, sa main passée dans l’échancrure de son gilet… C’était lui, vous dis-je, lui tout entier. Je me précipite comme un coup de vent dans le magasin, et je dis au marchand :

« — D’où avez-vous cette photographie ?

« Il me répond d’un air étonné :

« — Nous l’avons reçue tantôt de New-York.

« — C’est donc le portrait d’un homme célèbre ?

« — Très célèbre, mon enfant.

« Et il ajouta… M’écoutez-vous, docteur ?… Il ajouta :

« — C’est le portrait de John Wilkes Booth, l’assassin du président Lincoln. »

A ces mots, Mlle Perdrix, après m’avoir considéré fixement pour jouir de ma surprise, se leva et se mit à arpenter la chambre la tête haute, les joues enflammées, la narine frémissante. Ses pieds ne touchaient pas à la terre, on eût dit qu’elle allait s’envoler. Par intervalles, elle se retournait de mon côté, et, du haut de sa nuée, elle abaissait sur moi un regard superbe ; c’était une divinité contemplant un ciron. Je l’arrêtai au passage, je lui secouai énergiquement les deux bras, et je lui dis :

« Malheureuse, qu’as-tu fait ? Ce fou avait été placé sous ta garde, et il ne tenait qu’à toi de le défendre contre elle, de le soustraire aux obsessions de cette fille de l’enfer, de cette horrible idée fixe dont il était tourmenté. Mais tu ne sais pas aimer, et tu as eu peur. Tu as lâché ton prisonnier, tu as déserté ton poste et ta mission, tu es partie pour l’Italie avec je ne sais quel prince de rencontre, et, grâce à toi, elle a repris sa proie. O destinée à la fois tragique et ridicule ! Si Mlle Rose Perdrix avait eu la tête et le pied moins légers, un peu plus de cœur ou un peu plus de courage, le président Lincoln vivrait encore ! »

Elle ne m’écoutait point. Elle se dégagea, se remit à marcher à grands pas, transportée et comme possédée par son aventure et par sa gloire. Elle se trouvait mêlée à un grand événement, elle avait été aimée d’un homme dont l’exécrable mémoire vivra toujours. Son air de triomphe me parut souverainement déplaisant ; je lui dis d’un ton sardonique :

« Ma foi, ma belle, puisque vous voulez qu’on se mette à votre place, je vous le dis franchement, à votre place je ne serais pas si fière ; car enfin est-ce une chose bien réjouissante et bien glorieuse d’avoir été la maîtresse d’un homme qui a été pendu ? »

Elle se retourna vivement, revint sur moi comme un trait, l’œil courroucé et terrible ; je crus vraiment qu’elle m’allait dévorer.

« Mais vous ne savez donc pas l’histoire, docteur ? Je me la suis fait conter tout à l’heure dans le plus grand détail. Lui, pendu ! Y pensez-vous ? Est-ce qu’on pend un homme comme lui ? Apprenez, je vous prie, qu’il s’était réfugié dans une grange, où la police le cerna ; comme il refusait d’en sortir et de se rendre à discrétion, on y mit le feu ; à travers une palissade, on tira sur lui plus de vingt coups de carabine. Lui pendu ! Mais taisez-vous donc. John Wilkes Booth est mort les armes à la main, en se défendant comme un héros. »

Je la contemplais avec stupeur, et je m’écriai : « On croit connaître les femmes, elles nous étonneront toujours. Où donc la gloire va-t-elle se nicher ? »

Cela dit, le docteur Meruel prit sa canne et son chapeau, et il se dirigeait vers la porte, quand quelqu’un lui cria : « Votre histoire est-elle bien vraie ? »

Il répondit : « Je vous ai répété fidèlement ce qui m’a été conté l’autre soir ; si vous ne me croyez pas, vous vous ferez une mauvaise affaire avec Mlle Perdrix. »