Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 8

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 35-40).
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CHAPITRE VIII.

HYMNE DE KUNTÎ.


SUTA dit :

1. Ensuite accompagnés de Krĭchṇa et précédés de leurs femmes, ils allèrent au bord du Gange pour offrir aux mânes de leurs parents l’eau qu’ils désiraient.

2. Après l’offrande de l’eau, se lamentant tous ensemble, ils se baignèrent de nouveau dans le fleuve qui est purifié par la poussière du lotus des pieds de Hari.

3. Là se trouvèrent réunis Dhrĭtarâchṭra, le roi des Kurus, ce guerrier aux grands bras, Gândhârî, pleurant la mort de son fils, Prĭthâ (Kuntî) et Krĭchṇâ, tous privés de quelques-uns de leurs enfants, tous plongés dans la douleur ;

4. Le vainqueur de Madhu (Krĭchṇa), accompagné des solitaires, les consola en leur montrant que les êtres créés ne peuvent se soustraire à l’action irrésistible du temps.

5. Après avoir tué les rois coupables, que condamnait à la mort l’insulte qu’ils avaient faite à Drâupadî en saisissant sa chevelure, Krĭchṇa rendit à Adjâtaçatru (Yudhichṭhira) son royaume dont l’avaient dépossédé des rivaux de mauvaise foi.

6. Il lui fit célébrer trois fois l’Açvamêdha (le sacrifice du cheval), avec toutes les cérémonies prescrites par la loi ; et la gloire du roi, pure comme celle de Çatamanyu (Indra), s’étendit jusqu’aux extrémités de l’univers.

7. Après avoir pris congé des fils de Pâṇḍu, et reçu à son tour les hommages de Dvâipâyana et des autres Brahmanes, auxquels il avait lui-même adressé les siens,

8. Il était monté sur son char avec Uddhava et Çâinêya (Sâtyaki), dans l’intention de se rendre à la ville de Dvârakâ, quand il vit, accourant à sa rencontre, Uttarâ, éperdue de frayeur, [qui s’écriait :]

9. Au secours ! au secours ! chef des Yôgins, Dieu des Dêvas, souverain de l’univers ; je ne vois pas d’autre refuge que toi dans ce monde, où la mort atteint successivement toutes les créatures.

10. Seigneur, un javelot dont la pointe est un fer brûlant, s’avance contre moi ; il va me réduire en cendres ! Sauve, ô mon protecteur, le fruit que je porte dans mon sein !

11. Bhagavat, l’ami de ceux qui lui sont dévoués, entendant ces paroles, reconnut le javelot du fils de Drôṇa qui allait bientôt enlever au monde le [dernier des] descendants de Pâṇḍu.

12. En ce moment même, ô le meilleur des solitaires, les fils de Pâṇḍu apercevant cinq javelots enflammés qui s’avançaient à leur rencontre, apprêtèrent leurs propres flèches.

13. Mais Bhagavat voyant le danger qui menaçait des amis dont la pensée n’avait d’autre objet que lui-même, les protégea de son propre javelot Sudarçana.

14. Celui qui est l’Esprit résidant au sein de toutes les créatures, le seigneur du Yoga, Hari enveloppa de la Mâyâ dont il dispose le fruit de la fille du roi Virâṭa (Uttarâ), pour perpétuer la famille de Kuru.

15. Le javelot, appelé Brahmaçiras, quoique sûr, ô descendant de Bhrĭgu, d’atteindre son but d’une manière irrésistible, s’apaisa en rencontrant la splendeur de Vichṇu.

16. Ne va pas, cependant, voir une merveille dans cette action du merveilleux Atchyuta, qui, toujours incréé, crée, conserve et détruit cet univers avec la divine Mâyâ !

17. Accompagnée de ses fils sauvés du javelot de Brahmâ, et suivie de Krĭchṇâ, la vertueuse Prĭthâ adressa ces paroles à Krĭchṇa, qui était sur le point de partir :

18. Je t’adore, ô toi, Purucha, toi le premier des êtres, le Seigneur souverain, supérieur à Prakrĭti (la Nature), sans attributs [qu’on puisse saisir], répandu au dedans et au dehors de toutes les créatures,

19. Toi qui, enveloppé du voile de Mâyâ, te dérobes à mon ignorance, toi qui es supérieur à la science née des sens (Âdhôkchadja), toi qui es immuable : tu échappes aux regards de l’homme trompé, comme l’acteur sous son déguisement théâtral.

20. Si tu es [venu ici-bas] pour donner aux sages livrés à une contemplation profonde, à ces solitaires dont l’âme est sans tache, la règle de leur dévotion, comment pourrons-nous te voir, nous qui ne sommes que des femmes ?

21. Adoration, adoration à Krĭchṇa, fils de Vasudêva, enfant chéri de Dêvakî, à Gôvinda, au jeune berger du pasteur Nanda !

22. Adoration à celui dont le nombril produit un lotus, à celui qui porte une guirlande de lotus, à celui dont les yeux sont beaux comme le lotus, à celui dont les pieds sont ornés de lotus !

23. Hrĭchîkêça (Vichṇu) ! de même que tu as délivré Dêvakî, prisonnière du méchant Kam̃sa, des chagrins d’une longue captivité, ainsi, ô mon souverain protecteur, tu m’as sauvée à plusieurs reprises, avec mes enfants, d’une foule de malheurs.

24. Ô Hari ! tu nous as sauvés du poison, de l’incendie, de la vue des démons qui dévorent les hommes, de l’assemblée des méchants, des horreurs d’un séjour dans la forêt ; tu nous as sauvés, dans mille batailles, de l’atteinte des flèches lancées par de nombreux guerriers aux grands chars, et enfin du javelot du fils de Drôṇa.

25. Ô précepteur de l’univers ! que de tels malheurs nous accablent et partout et toujours, pourvu que nous jouissions de ton aspect qui exempte l’homme de revoir une seconde existence !

26. L’homme que sa naissance, son pouvoir, sa renommée, sa fortune enflent d’orgueil, n’est certainement pas digne de t’appeler par ton nom, toi l’objet des hommages des malheureux !

27. Adoration à celui dont les malheureux font la richesse, à celui qui anéantit les résultats des [trois] qualités, à celui qui trouve son plaisir en lui-même, à celui qui jouit de la quiétude, à celui qui dispose de la délivrance absolue !

28. Je crois que tu es Kâla, Îçâna (Çiva) ; que tu es sans commencement et sans fin ; que tu es le Seigneur suprême, pénétrant également partout, cause de la lutte que soutiennent les créatures les unes contre les autres.

29. Personne, ô Bhagavat, ne connaît ton dessein, quand toi, pour qui nul homme n’a jamais été un objet d’affection ni de haine, tu te déguises sous la forme humaine, éprouvant pour les mortels des sentiments si divers.

30. Ame de l’univers ! toi qui es l’Esprit inactif et incréé, ta naissance et tes actions, ce sont tes perpétuels déguisements sous des formes d’animaux, d’hommes, de sages et de poissons.

31. Quand la bergère (Yaçôdâ) t’enchaînait avec une corde pour te punir d’une faute que tu avais commise, la contenance que tu pris alors, tes yeux troublés par le mélange des larmes et de la poudre d’antimoine, ton visage incliné vers la terre par le sentiment de la crainte, ce visage que la crainte elle-même redoute, tout cela confond mon intelligence.

32. Quelques-uns disent que l’Être incréé naquit, pour la gloire de Puṇyaçlôka (Yudhichṭhira), dans la race de Yadu son ami, comme le santal naît sur le mont Malaya [pour le rendre célèbre] ;

33. D’autres, que pour satisfaire à une [ancienne] promesse, il fut engendré dans le sein de Dêvakî, femme de Vasudêva, pour le bonheur de cet univers, et pour mettre à mort les adversaires des Suras ;

34. D’autres, que sollicité par Âtmabhû (Brahmâ), il naquit pour sauver la masse de la terre s’affaissant sous son poids immense, comme on dirige un vaisseau sur l’océan ;

35. D’autres, qu’il vient pour faire en faveur des hommes que tourmentent, dans cette existence, l’erreur, les désirs et l’action, des exploits dignes qu’on les entende et qu’on se les rappelle.

36. Ceux qui écoutent, qui chantent, qui récitent, qui se rappellent sans cesse l’histoire de tes actions et qui y prennent plaisir, ceux-là voient bientôt le lotus de tes pieds, où vient s’arrêter le fleuve des renaissances.

37. Et toi. Seigneur ! toi qui ne songes qu’au bonheur des tiens, pourquoi veux-tu aujourd’hui nous abandonner, nous tes amis et tes serviteurs, nous qui ne voyons d’autre refuge que le lotus de tes pieds contre les maux dont nous menacent les rois ?

38. Quand nous ne te verrons plus, nous les fils de Pâṇḍu et de Yadu, que deviendront notre nom et notre existence, qui seront semblables aux sens, lorsqu’ils sont abandonnés par le principe de vie qui les dirige ?

39. Alors, ô toi qui portes la massue ! cette terre ne brillera plus comme elle resplendit maintenant sous l’empreinte de tes pas reconnaissables aux signes qui les distinguent.

40. Ces pays abondants en richesses, où mûrissent heureusement des herbes médicinales et des plantes variées, ces bois, ces montagnes, ces fleuves, ces lacs, ce sont tes regards qui y font fleurir l’abondance.

41. Ô toi qui es le maître, l’âme et la forme de l’univers, brise donc ce lien d’affection qui m’attache si fortement à ma famille, aux fils de Pâṇḍu et de Vrĭchṇi !

42. Que ma pensée, ô chef des Madhus, uniquement occupée de toi, me fasse trouver incessamment en toi le bonheur, de même que le Gange gonfle sans cesse l’océan de ses eaux.

45. Bienheureux Krĭchṇa ! Krĭchṇa ami d’Ardjuna ! héros de la famille de Vrĭchṇi, destructeur de la race des rois tyrans de la terre, toi dont l’énergie ne s’épuise jamais ! Gôvinda, toi dont l’incarnation dissipe la douleur des Suras, des Brâhmanes et des troupeaux, maître du Yoga, précepteur universel, ô Bhagavat, adoration à toi !

44. Le Dieu du Vâikuṇṭha, dont Prĭthâ venait de célébrer, dans un langage mesuré, toute la grandeur, sourit doucement à ce discours, trompant [ceux qui l’entouraient] à l’aide de sa Mâyâ.

45. Bien, lui dit-il ; et il entra dans la ville à laquelle l’éléphant donne son nom ; et prenant congé de Kuntî et des autres femmes, pour se rendre dans sa propre capitale, il fut retenu par l’affectueuse hospitalité du roi [Yudhichṭhira].

46. Là, quoique Vyâsa et les autres sages qui ignoraient les desseins du Seigneur, quoique Krĭchṇa aux actions merveilleuses, cherchassent à instruire Yudhichṭhira par le récit des Itihâsas, l’intelligence du roi accablée par le malheur ne se réveillait pas.

47. Pensant à la mort de ses amis, et sous l’empire de l’erreur de l’affection, le roi, fils de Dharma, s’écriait comme eût fait un homme ordinaire :

48. Voyez combien l’ignorance est enracinée dans mon cœur ! Pour un corps destiné à devenir la pâture des animaux, j’ai, cruel que je suis, détruit des armées entières.

49. J’ai tué des enfants, des Brâhmanes, des alliés, des amis, des oncles, des neveux, des Gurus ! Non, dussé-je vivre des milliers d’années, je ne pourrais échapper à l’enfer.

50. Il n’y a pas de crime pour un roi qui doit protéger son peuple, à tuer, dans une lutte légitime, un frère ou des sujets ennemis. — Sans doute, et cependant ce précepte ne suffit pas pour m’éclairer.

51. Non, ce n’est pas en remplissant les devoirs imposés à un maître de maison, que je puis réparer l’injure que j’ai faite en ce monde à ces femmes dont j’ai tué les parents.

52. De même qu’on ne purifie pas une eau fangeuse avec de la fange, et qu’on n’enlève pas une tache de liqueur avec la liqueur même qui l’a produite, ainsi on ne peut se laver, par des sacrifices, du meurtre d’un seul être vivant.


FIN DU HUITIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :

HYMNE DE KUNTÎ,

DE L’ÉPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,

LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,

RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.