Le Bon Amour/II

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Paul Ollendorff (p. 15-28).
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II


— Madame, prenez un peu de repos… Venez au jardin avec moi… Je vous assure, vous n’êtes pas bien.

Je lui dis cela une après-midi. Elle avait été prise d’une syncope dans les salles ; et je la soutenais sous le bras ; je la conduisis doucement vers un banc, du côté des châtaigniers.

Elle se mit à sourire, toute pâle, une main sur son cœur.

— C’est là… oh ! presque rien !

Je m’étais assis auprès d’elle, j’avais coulé mes doigts derrière son épaule pour lui adoucir la dureté du banc. Un vent léger souleva ses cheveux. Je m’aperçus que leurs racines étaient blanches. De nouveau elle me sourit, elle me dit sans tristesse :

— Ils étaient plus noirs autrefois.

Et avec une grâce de pudeur, chaque fois que soufflait le vent, elle les égalisait du bout de ses doigts.

Alors une grande mollesse me monta du cœur.

— Fréda !… Fréda ! lui dis-je, est-ce que cela n’est pas une chose étrange ?

Je n’osais lui prendre la main. Elle regardait devant elle, dans le vide. Et nous demeurâmes un long moment sans échanger de paroles.

Il y eut un temps où je restais ainsi auprès d’elle sans parler et nos silences ne nous pesaient pas. Maintenant c’était autre chose : je cherchais des mots graves, assortis à la circonstance. J’aurais cru manquer à ma dignité si j’avais parlé inconsidérément. Et de son côté, elle sembla ne rien avoir à me dire : elle me quitta la première. En revenant par les rues, je songeai au passé avec douceur. Toute peine s’en était allée, toute amertume ; il ne subsista plus que les heures harmonieuses.

Un autre jour, je traversais le jardin, je m’assis sur le banc. Le tronc vaste d’un des châtaigniers me masquait : elle vint et se dirigea aussi vers le banc. Elle ne pouvait me voir. Mais je me levai comme pour lui abandonner la place.

— Pardonnez-moi, me dit-elle, je ne vous croyais pas ici.

J’hésitai un instant et ensuite je l’attirai par la main.

— Ô Fréda ! c’est plutôt à vous de me pardonner. Je suis venu chercher sous ces arbres un triste et charmant souvenir.

Je ne pus retenir mes larmes ; elle remua lentement la tête.

— Quel enfantillage ! me dit-elle. Nous sommes de si vieilles gens et tout est si loin !

Il y eut un silence : nous regardions s’enfoncer la vie au large des jours. Des passagers, sur le pont d’un bateau, voient ainsi plonger dans l’embrun les tours d’une cité. Puis je lui dis :

— Fréda, n’est-ce pas mieux comme cela ? Oui, il est préférable que nous nous soyons revus un peu tard… Il me semble que mon cœur s’est purifié avec le temps.

Je vis qu’elle s’efforçait de surmonter son trouble. Elle était très faible ; sa poitrine s’agitait ; elle appuya son mouchoir à ses lèvres.

— Avec le temps… avec le temps…

Et elle ne dit pas autre chose. Mais ce seul mot nous rapprocha dans une longue commémoration imprécise, comme deux êtres qui se savent l’un près de l’autre au fond d’une vapeur crépusculaire et ne s’aperçoivent pas. Des moments s’écoulèrent. Nous ne nous étions jamais mieux compris. Autrefois nos voix n’avaient pas la douceur de ce silence.

Quelqu’un, une des dames, vint à l’entrée des jardins et appela :

— Madame Darbois…

Une force étrange, au moment de la perdre, passa en moi : je sentis qu’enfin j’allais pouvoir exprimer les choses obscures et délicates qui me tourmentaient. J’ouvris la bouche. Je l’appelai à mon tour, lui dis ardemment :

— Ô Fréda !

Mais de nouveau la dame, ayant fait un pas, cria :

— Madame Darbois…

Et ce nom, mieux que tout le reste, me notifia l’Irrévocable. Nos voix moururent ; le charme fut rompu. Je me trouvai vide de paroles et d’idées, accablé d’une peine lourde.

— Eh bien, allez, Fréda.

Et ma main était retombée sans force le long de mon corps.

Elle se leva ; elle ne me regardait plus ; elle sembla tout à coup très loin de moi à cette voix qui lui rappelait le devoir, comme si la divine sympathie ne nous avait fait un instant communier ensemble, venus des bords opposés de la vie, qu’afin de nous mieux séparer ensuite.

Elle se leva donc, elle fit devant elle quelques pas ; et ensuite elle se retourna vers moi ; elle me regarda longuement, la tête inclinée par-dessus son épaule. J’avais vu, en des tableaux de maîtres primitifs, des attitudes comme celle qu’elle eut soudain sous les arbres, très nobles et affligées. Son visage à la fois exprimait la tristesse et la résignation ; il n’était plus le même que celui qui tout à l’heure m’avait souri dans les larmes. Et je ne compris pas le geste qu’elle fit en s’en allant : il avait une grande douceur ; peut-être il me disait : Tout est consommé. Et puis elle disparut sous la porte. Ô Fréda, pensais-je, je t’ai perdue encore une fois, toi que j’espérais retrouvée.

Nous nous revîmes le samedi suivant : c’était le jour de ses miséricordieux offices. Ses yeux n’exprimaient aucun sentiment qui se rapportât à notre mélancolique et cher entretien. Je crus n’y lire que l’indifférence et la froideur. Elle parut regretter de s’être un instant abandonnée. Et moi-même je ne ressentais plus que de la gêne auprès d’elle.

La vie une brève minute avait touché du doigt nos cœurs morts et puis s’en était allée par les jardins, sur les pas de Fréda ; ni l’une ni l’autre n’étaient plus revenues ; le froid seul de la mort était resté. Tout est bien fini, songeai-je. Nous ne nous sommes reconnus que pour mieux nous ignorer. C’est la destinée. Fréda et moi n’étions pas faits pour nous comprendre.

J’étais comme un homme qui a marché longtemps dans une plaine aride, cédant à une injonction inconnue. Ensuite, aux confins du ciel, il a vu se lever le mirage d’une oasis et il est reparti, avec la certitude de n’être venu de si loin que pour voir l’oasis et n’y point aborder. Je n’avais plus de tristesse. Ce n’était pas de la résignation non plus, ce n’était rien qui rappelât encore la douleur. Je vivais doucement d’une vie tiède et molle dans le vide de moi-même. Tout au fond de moi, j’entendais battre mon cœur à petits coups comme une chose détachée de ma vie, comme quelque chose qui continuait à vivre hors de ma volonté. Et je ne ressentais plus ni peine ni joie, subtilement évanoui dans l’inconscience.

Je l’appelais à présent du nom que lui donnaient les dames de la maison : elle n’en paraissait pas étonnée. Une nuance d’abandon, la franchise de son geste et de ses regards me témoignèrent qu’elle me savait gré de ne plus rien tenter qui eût pour effet de nous écarter l’un de l’autre.

Son visage, avec les jours, respira une intime et sereine confiance. Je me défendis d’espérer encore un bonheur qui m’avait appartenu autrefois et qui à présent ne se pouvait plus réaliser. Cependant l’idée que j’y aurais eu des droits plus qu’aucun autre homme, demeurait en moi, présente et lointaine comme la circulation même de la vie, comme le battement profond des artères.

Je dus me contenter de la voir aux heures où je venais : je me retrouvais avec elle mêlé aux douleurs et aux compassions de cette maison de la vie et de la mort. Ensemble nous y accomplissions le devoir d’humanité, nos mains presque jointes par-dessus les râles qui montaient des lits, nos âmes rapprochées dans un oubli de nous-mêmes qui nous liait bien plus. Je n’avais pas connu encore cette sensibilité : elle tempéra mes regrets ; elle fut cause que l’amertume eut pour moi des charmes. Il me sembla que je n’aurais été vraiment malheureux que si j’avais dû cesser de la rencontrer. Et tout le reste n’était qu’un mal léger, comme le souvenir d’une blessure guérie.