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Le Bon Amour/III

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Paul Ollendorff (p. 29-37).
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III


Je prenais tous les ans, vers le commencement de septembre, un congé de près d’un mois. Un jeune médecin pendant ce temps me remplaçait.

Je ne sais quel scrupule délicat me dissuada, cette année-là, de séjourner, comme j’en avais l’habitude, au bord de la mer. Fréda et moi y avions passé des heures absolues : les choses irréparables ne s’étaient pas encore accomplies ; elle aimait la beauté solennelle des eaux plus que la montagne et la plaine. Cependant, comme à l’approche de notre courte séparation, une des dames s’enquérait de la contrée vers laquelle me porteraient les vacances, je répondis avec une étrange légèreté que sans doute je m’en irais vivre un peu de temps à la mer.

Fréda était là. Elle m’entendit. Aussitôt un nuage voila ses yeux : elle ne put se reprendre tout de suite et d’une voix faible et altérée, comme si cette parole n’eût eu de sens que pour son cœur, elle dit :

— La mer aussi est un mystère triste !

Sans doute elle répondit ainsi à ses propres pensées ; elle eut l’air de s’être conformée à d’anciennes et personnelles douleurs.

Je fus étonné d’avoir exprimé une résolution que déjà j’avais écartée de mon esprit, à laquelle intérieurement j’avais renoncé. Fréda fut bien la cause pour laquelle la pensée d’un séjour à la mer me devint pénible comme un souvenir profané. Mais la vie est régie par de si inexprimables mouvements ! Je parlai dans ce moment comme si Fréda et moi n’avions laissé derrière nous aucune part de notre cœur. L’air vibrait encore de sa voix expirée ; une onde ardente et sensible me parcourut. Oui, me certifiai-je, Fréda a raison, la mer aussi est un mystère triste.

Il me sembla que tous deux nous restions associés dans le sentiment que ce mystère n’était si triste que parce qu’il correspondait aux tristesses de notre propre vie. J’avais pensé cela avant elle ; je l’avais pensé aux replis profonds de mon être ; mais elle venait de donner une forme à ce qui n’était encore pour moi qu’une suggestion confuse.

Elle se tut ensuite, elle demeura perdue au monde d’idées qui s’était éveillé pour elle des lointains paysages nostalgiques de la mer.

L’heure fut amère et délicieuse ; mon cœur frémissait à l’unisson du sien. Pourtant un amour-propre singulier, l’instinct rétif de la personnalité s’opposa à la confiance, à la douce effusion. Je ne lui dis pas que la mer maintenant eût été pour moi une douleur. Je souffrais du regret de l’avoir fait souffrir. J’aurais voulu être seul avec elle et lui jurer que jamais plus je n’irais à la mer. Pourtant aucune parole ne vint à mes lèvres. Je cessai de la regarder et ses yeux errants flottaient aussi très loin, semblaient chercher là-bas la mer.

Nous nous quittâmes et à peine je lui avais encore parlé ; mais à quelques jours de là (c’était la veille même de mon départ), je la revis. Il y avait quelqu’un près de nous : je lui dis très bas :

— Je n’irai pas cette année à la mer, Fréda.

Elle porta ses mains à son cœur et ferma les yeux. Ce ne fut qu’une seconde, la brève éternité d’un grand bonheur, une action de grâces infinie ; et ensuite le sourire qu’elle avait aux lèvres s’effaça. Un froid passa aux airs, elle me dit en détournant la tête :

— Vous auriez bien tort : la mer a de plus grandes joies qu’ailleurs.

Je tressaillis, je crus à quelque reproche dissimulé. Le mot si inopinément renia ce qu’elle m’avait dit quelques jours auparavant ! Je ne vis pas alors qu’il parut plutôt continuer une ancienne phrase interrompue.

Oui, ce fut comme l’adoucissement à d’antérieures amertumes, et seulement la voix avait changé : celle-ci exprimait un détachement qui peut-être ne fut pas dans l’esprit de Fréda.

— La joie et la tristesse n’habitent pas ensemble aux mêmes endroits, lui répondis-je un peu sèchement.

Et encore une fois je m’aperçus que nous nous étions compris bien qu’en apparence des distances se fussent illimitées entre nous. À quoi bon rêver l’impossible ? pensai-je en m’accablant des évidences de l’Irréparable.

Je n’espérais plus rien : je n’aurais pu dire quel espoir autrefois avait pu alimenter mes sottes confiances dans la vie. Je me demeurais ainsi obscur et inconnu avec une lumière en moi qui ne m’éclairait pas.