Le Bon Amour/IV

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Paul Ollendorff (p. 39-45).
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IV


Je partis visiter un parent en province. Sa maison fut la mienne pendant près de deux semaines. Une solitude de grands jardins l’entourait et elle était située à l’extrémité de la ville. Je ne cessai pas de penser à Fréda dans le calme de cette vie si nouvelle pour moi. J’y pris des résolutions sages, conformes à notre situation ; je me crus assuré contre le retour de mes défaillances. À notre âge un recru d’amour n’eût été qu’enfantillage ; elle-même l’avait dit ; et le monde, les inexorables préjugés dressaient une barrière entre nous. On ne va pas à l’encontre de certaines conditions de l’existence.

D’ailleurs, avec la précision des diagnostics qui est une vertu professionnelle, je m’étais minutieusement analysé. Le spontané et juvénile amour était sans analogie avec la nuance d’affection attendrie et mémorative que j’éprouvais pour Fréda. J’avais atteint cette courbe du versant des jours où l’on est plus près de la mort que de la vie, où toutes choses s’arrangent pour nous fortifier dans l’idée que les sentiments des hommes, à mesure que s’accourcit la durée de notre passage terrestre, ne sont que les modes compliqués et différents de la souffrance.

L’amour ne raisonne pas comme je raisonnais : il est l’entraînement vers un état de l’âme qui a soif de se réaliser et je ne croyais pas qu’il y eût encore pour moi quelque chose de réalisable. Même la pensée qu’avec mes cinquante ans j’aurais pu recommencer la funeste aventure de l’amour me causait une gêne morale. Ma vie accomplie me laissait plutôt le sentiment que j’étais un vieillard plus âgé encore de cœur que d’années.

Peut-être ce ne fut là, en effet, que la trouble conséquence d’une mentalité déjà sénile. J’eus la rougeur intérieure de me sentir à moi-même un sujet de risée, comme un homme pris de vin qui s’apercevrait nu dans les miroirs. Et je ne pouvais m’empêcher aussi de penser que Fréda, sous l’argent léger de sa chevelure, n’était plus la même femme de qui s’était tourmenté mon cœur inquiet de jeune homme. Dans ma dure clairvoyance, je l’analysais aussi inflexiblement que je m’étais analysé moi-même. Ô Fréda ! amie infiniment belle et pure, l’égale des puissances bienfaisantes de la nature, tu cessas de rayonner de la divine lumière spirituelle que tu portais en toi, tu m’apparus seulement le vestige d’une beauté autrefois glorieuse et déjà pâlie. Oh ! tout était bien changé. Je n’eus pas même à m’interdire comme un bonheur coupable, comme une sacrilège et imméritée injure, le tremblant effleurement du désir au charme sévère, aux ineffables stigmates de ta personne nouvelle, maternelle après avoir été nuptiale !

J’en arrivai ainsi à me persuader que j’avais subi un de ces retours de la vie où, en croyant vivre dans le présent, c’est encore de la souffrance et de la joie du passé que l’on vit. Mes défaillances n’avaient été qu’un mal passager de ma sensibilité, la légère irritation de mes fibres anciennement blessées et qui, en la voyant soudainement paraître, s’étaient souvenues que pendant un temps de notre existence, elles étaient demeurées nouées aux siennes et ensuite s’étaient détachées.

Comme des limbes, comme de la rive adverse d’un Léthé, Fréda s’était manifestée silencieuse et voilée d’abord ; elle était venue vers moi, elle s’était avancée hors des frontières du passé, après les avoir de si loin dépassées que longtemps elle sembla avoir cessé d’exister pour moi. Et puis son visage s’était fait reconnaître, elle devint la présence vivante d’un cher et immortel souvenir.

Oui, me dis-je, c’est cela même : toute vie ancienne est morte sous nos actuelles apparences ; et pourtant Fréda se meut, elle circule, elle vit en moi de toute l’impérissable beauté des êtres de mémoire. Je l’ai aimée au rebours des heures présentes, je n’ai pas cessé de l’aimer dans la part de mes jours antérieurs. Alors je sentis descendre une grande paix ; je ne me défiais plus d’elle ni de moi. Et j’étais un homme qui, après une longue absence, voit s’avancer par les portes ouvertes la forme spirituelle d’une amante qui jadis lui fut autrement connue.