Le Bonheur (Helvétius)/Chant IV

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 64-91).

ARGUMENT.

Le progrès des connoissances peut seul faire le bonheur général et particulier. Les rois instruits verront que le plaisir de faire du bien est le seul plaisir réel que donnent les grandeurs. Les hommes éclairés et bien gouvernés se rendront heureux en contribuant au bonheur des autres. Mais le monde est encore loin de cet état. Sous le joug de l’oppression des rois et des prêtres, le sage doit jouir des arts, du plaisir d’aimer, et de celui d’éclairer les hommes autant qu’il lui est possible. Fable d’Oromaze et d’Ariman.

LE BONHEUR.

CHANT QUATRIEME.

Compagne des Vertus, sublime Vérité,
Qu’instruit par tes leçons, guidé par ta clarté,
L’homme apprenne de toi que c’est le plaisir même,
L’ame de l’univers, le don d’un Dieu suprême,
Qui lui fera trouver, loin des mortels jaloux,
Son bonheur personnel dans le bonheur de tous.
Ô sainte Vérité, c’est dans ton temple auguste
Que l’homme doit puiser les notions du juste.
Aveuglé par l’erreur, trop long-temps on l’a vu
S’égarer dans le crime en cherchant la vertu.
Il est temps que la main décille sa paupiere.
Montre-lui qu’ici-bas ton utile lumiere
Peut seule y ramener un siecle de bonheur ;
Que le vice est enfin étranger à son cœur.
Si j’en crois l’Indien, il fut jadis un âge
Où de l’homme innocent le vrai fut le partage.
On ne voyoit par-tout que des cœurs vertueux,
Des esprits éclairés, et des mortels heureux.

Ce siecle fortuné disparut comme un songe.
Le siecle qui le suit voit le dieu du mensonge,
Le superbe Ariman, échappé des enfers,
Des ombres de l’erreur couvrir cet univers.
La terre à son aspect pousse des cris funebres ;
Le cœur aime le vice, et l’esprit les ténebres ;
On voit à la candeur, à l’ordre, à l’équité,
Succéder l’intérêt et la férocité ;
La paix voile son front et fait place à la guerre :
Tout combat, tout péril, tout change sur la terre.
Vous, des bords de l’Indus fortunés habitants,
Vous, les premiers témoins de ces grands changements.
Qui vîtes de la nuit éternelle et profonde
Ariman s’élever sur le trône du monde ;
Puissé-je, en traduisant vos sublimes écrits,
Sur les maux à venir rassurer les esprits ;
Présenter aux humains la douce et vive image
Des vertus, des plaisirs, des mœurs du premier âge !
Je veux, lorsqu’empruntant un plus hardi pinceau
J’aurai de leurs malheurs esquissé le tableau,
Leur annoncer enfin qu’un siecle de lumiere
Doit rendre l’*homme encore à sa vertu premiere.
Oromaze, engendré de cet immense feu
Qui se meut, qui conçoit, veut, vivifie, est Dieu,

A peine dans les cieux eut suspendu le monde,
Qu’en faveur des mortels sa main sage et féconde,
Enrichit de ses dons tous les climats divers.
Entre les habitants de ce vaste univers
Il en est deux sur-tout qu’il aime et qu’il inspire :
L’un se nomme Élidor, et l’autre Netzanire.
« Que béni soit le ciel ! se disoient-ils un jour ;
« Enchaînés à-la-fois par l’Hymen et l’Amour,
« Couple d’époux amants, quel bonheur est le nôtre !
« Nous vivons, Netzanire, et vivons l’un pour l’autre !
« Rappelle à ton esprit ce jour où dans les bois
« Je m’offris à tes yeux pour la premiere fois.
« Je le vis, et l’amour circula dans mes veines ;
« Impatient d’aimer, je demandais tes chaînes.
« Tu daignois m’écouter ; mes soupirs et mes vœux
« N’étoient point détournés par les vents envieux.
« Tu brûlois de l’amour qui dévoroit mon ame.
« L’Hymen, loin de l’éteindre, en irrite la flamme ;
« Elle résiste au temps. Chaque jour je te vois
« Plus adorable encor que la premiere fois.
« Le rayon argenté de la naissante aurore
« Est moins vivifiant, moins agréable à Flore
« Que ton regard ne l’est à ton époux heureux.
« Être Charmant, sais-tu ce que peuvent tes yeux,

« Ta forme, ta beauté, ta grace enchanteresse ?
« Sais-tu ce qu’en un cœur elle porte d’ivresse ?
« De ce corps façonné par la main des Amours
« N’as-tu jamais au bain admiré les contours ?
« Mon ame jusqu’aux cieux s’est souvent élancée ;
« Plein de toi, j’ai souvent, de l’œil de la pensée,
« Voulu tout comparer dans ce monde habité :
« Je n’ai rien apperçu qui t’égale en beauté.
« Si, distrait un instant de l’objet que j’adore,
« Je fixe mes regards sur l’éclatante aurore,
« Sur les cercles des cieux, sur les immenses mers,
« Sur ces orbes brûlants qui traversent les airs,
« Malgré l’étonnement qu’éprouve alors mon ame,
« Ce spectacle n’a rien qui m’émeuve et m’enflamme ;
« Je ne sens point en moi de secret mouvement ;
« Mon être enfin n’éprouve aucun grand changement.
« Ce superbe spectacle, excitant ma surprise,
« M’échauffe d’un plaisir que mon ame maîtrise.
« Que je suis différent alors que je te voi !
« Tout mon être, se change en approchant de toi.
« Le ciel à mon amour lia mon existence ;
« C’est par ici que je sens, c’est par toi que je pense :
« Loin de toi je te cherche et tout m’est odieux ;
« Mais lorsque ta présence embellit ces beaux lieux,

« Elle y répand l’esprit et d’amour et de joie.
« Aux ennuis dévorants mon cœur est-il en proie ?
« Du chagrin près de toi perdant le souvenir,
« Mes yeux n’y sont mouillés que des pleurs du desir.
« Transporté je regarde, et transporté je touche.
« Le soir, lorsque l’Hymen me conduit a ta couche,
« Ta naïve pudeur irrite encor mes feux,
« La grace est dans ton geste, et le ciel dans tes yeux
« Occupé de toi seule, ô l’ame de ma vie !
« Le don de le charmer est le seul que j’envie.
« Que servent le savoir, l’esprit et le talent ?
« T’aimer, te plaire est tout ; le reste est un néant.
« Des sages quelquefois j’entends la voix sublime
« Chanter les dieux, le temps, le chaos et l’abyme,
« Et peindre les beautés du naissant univers :
« Je ne sais, mais l’ennui se mêle à leurs concerts.
« Auprès de ta beauté qu’est-ce que le génie ?
« Discourant près de toi la sagesse est folie.
« Tout est créé pour toi : la rose en ce jardin
« Croît pour qu’on la compare aux roses de ton teint.
« Près d’elle le Zéphyr, murmurant sa tendresse,
« De son souffle amoureux rallume mon ivresse.
« L’amour, les doux baisers, le chant de ces oiseaux,
« La vigne entrelacée aux troncs de ces ormeaux,

« L’ombre de ces bosquets, ces fleurs, cette verdure,
« Et ces lits de gazon, et toute la nature,
« Me ramene à l’objet dont mon cœur est épris.
« L’astre doré du jour, l’astre argenté des nuits,
« Chefs-d’œuvre que créa la parole féconde,
« Montent-ils dans les cieux pour embellir le monde ?
« Non, mais pour éclairer de leurs douces couleurs
« Le matin tes beautés, et le soir tes faveurs.
« L’onde qui réfléchit en cet heureux asyle
« L’image présentée à son miroir mobile,
« De ses limpides flots n’embrasse ce séjour
« Que pour multiplier l’objet de mon amour.
« Mais le soleil déjà s’éleve en sa carriere ;
« Au puissant Oromaze, au dieu de la lumiere,
« Il est temps de payer le tribut de nos vœux.
« C’est lui qui te créa, par lui je suis heureux ;
« C’est un dieu de bonté que Netzanire adore :
« Les plaisirs sont ses dons, et qui jouit l’honore ;
« Au temple de l’Amour il plaça ses autel :
« Oromaze est heureux du bonheur des mortels. »
Élidor à ces mots embrasse sa compagne.
Tous deux sont parvenus au pied d’une montagne.
Que l’aube matinale éclaircit de ses feux.
Par un charme invincible attiré vers ces lieux,

On se sentoit forcé d’y diriger sa course.
Du penchant d’un rocher jaillissoit une source
Dont les eaux, serpentant à travers mille fleurs,
De l’astre des saisons tempéroient les ardeurs.
Les airs sont parfumés par d’odorantes herbes.
là s’élèvent dans l’air des platanes superbes,
Dont les troncs, éclairés des premiers traits du jour,
Servent de péristyle au temple de l’Amour.
Du milieu d’un bassin des ondes bouillonnantes
Jaillissoient, retomboient en nappes transparentes ;
Leur cours se partageoit en différents canaux ;
L’Aurore à son réveil en nuançoit les flots ;
Ces flots, par cent détours roulant vers la campagne,
D’une zône argentée entouroient la montagne.
Plus loin montoit dans l’air le temple de l’Amour.
C’est la que ces époux se rendoient chaque jour.
Ils alloient, invoquant le dieu de la lumiere,
À ses sacrés autels adresser leur priere.
Un cri s’est fait ouïr du sein des antres creux ;
Des signes effrayants ont paru dans les cieux ;
Des gouffres du Ténare une vapeur obscure,
Dans les airs répandue, a voilé la nature ;
La montagne s’agite, et la terre frémit.
C’étoit l’instant fatal, par le Destin prédit,

Où le fier Ariman, dieu d’erreur et de haine,
Dieu terrible aux mortels, devoit briser sa chaîne.
De l’univers, soumis à sa divinité,
Le temple de l’Amour étoit seul excepté.
Sous son portique auguste, à la crainte docile,
L’heureux couple d’amants court chercher un asyle.
À peine ils l’ont atteint que leurs yeux étonné :
Se portent vers les lieux qu’ils ont abandonnés.
Quel spectacle effrayant ! l’astre de la lumiere
Pâlit, suspend sa course, et recule en arriere.
Les cieux ne brillent plus que du feu des éclairs ;
Un bruissement sourd parcourt les vastes mers ;
L’air souterrain mugit, s’échauffe, se dilate ;
Avec un bruit affreux la montagne s’éclate,
Et laisse apercevoir dans son flanc calciné
Le féroce Ariman sur un roc enchaîné.
Son corps est engourdi ; son ame sans pensée
Du sommeil du trépas paroissoit oppressée,
Lorsqu’un coup de tonnerre ébranle et fend les cieux.
À ce coup Ariman s’éveille, ouvre les yeux.
Son état un moment l’humilie et l’étonne ;
Mais sa force renaît : il a ceint la couronne,
Le roc s’est abymé, ses fers se sont brisés ;
Il lance autour de lui des regards embrasés

Qui répandent par-tout la crainte et les alarmes ;
Et sa vue aux dieux bons arrache quelques larmes.
Cieux, éléments, dit-il, et vous orbes brûlants
Qui fécondez la terre et mesurez les ans,
Ariman est vainqueur ; adorez votre maître.
Que l’univers enfin apprenne à me connoître.
Le sceptre d’Oromaze a passé dans ma main.
Terre, aujourd’hui reçois ton nouveau souverain.
Vous, monts que les forêts couronnent de verdure,
Grottes que rafraîchit une onde vive et pure,
Bocages toujours verds qu’éclaire un demi-jour,
Temples par le Plaisir consacrés a l’Amour,
Jardin délicieux, Éden que l’on renomme,
Ornement de la terre et délices de l’homme,
Disparoissez : les maux, les pleurs de l’univers,
Vont me venger du dieu dont j’ai porté les fers.
Mortels, c’est aujourd’hui que mon regne commence
Foudres, que vos éclats annoncent ma presence :
Cieux, soyez attentifs à mes commandements :
Vous mugissantes mers, et vous feux dévorants,
Tour-à-tour submergez et consumez la terre.
Eléments, entre vous je viens semer la guerre.
Je te commande, ô Mort, de décocher tes traits.
Que tout soit confondu. Je veux que désormais

La physique, en fouillant la profondeur des mines,
Ne découvre par-tout qu’un amas de ruines,
Et lise avec effroi dans les bancs souterrains
L’histoire de la terre et celle des humains.
Mortels, vous ramperez sur les débris du monde :
Dans sa destruction que l’enfer me seconde.
Oromaze n’est plus ; j’ai vaincu mon rival.
Que l’univers physique et l’univers moral
Eprouvent à-la-fois les coups de ma vengeance.
Homme, que le malheur préside à la naissance ;
Que la faim, que la soif, assiègent ton berceau
Je charge la douleur de creuser ton tombeau ;
De tes divers besoins chaque jour la victime,
Qu’ils portent dans ton cœur la semence du crime.
Mon pouvoir bannira la justice et l’honneur ;
Je mettrai sur le trône et le vice et l’erreur.
Leurs efforts réunis, opprimant l’innocence,
Contre elle enhardiront l’audace et la licence.
Le cruel despotisme, armé contre les lois,
Va dépeupler la terre, et massacrer les rois.
Que l’homme dégradé se courbe à l’esclavage
De la raison en lui j’étoufferai l’usage.
Si son esprit est vain, je saurai l’abaisser.
Qu’abruti par la crainte il n’ose plus penser ;

Que la nuit de l’esprit succede à la lumiere.
Homme crédule et vil, couvre-toi de poussiere ;
De toi-même ennemi, vis dans l’affliction ;
Reçois pour ton tyran la Superstition.
A son sceptre d’airain je soumets la nature ;
L’esprit sera nourri d’erreur et d’imposture ;
Le rebelle à ses lois, traîné dans les cachots,
Reconnoîtra son regne à des crimes nouveaux.
Par sa stupide foi que tout mortel m’honore.
Prêtres, baignez de sang l’autel où l’on m’adore.
Trop indulgent, sans doute, Oromaze autrefois
N’imposoit aux humains que leurs desirs pour lois ;
On adoroit ce dieu sans crainte et sans alarmes :
Mon culte, plus sévere, est le culte des larmes.
Que l’univers, créé par ce dieu bienfaisant,
A mon ordre en ce jour rentre dans le néant.
S’élevant à ces mots aux régions tonnantes,
Les airs sont comprimés sous ses ailes pesantes ;
Il plane sur les vents qui lui servent d’appui.
L’impitoyable Mort s’avance devant lui.
Ariman a déja, d’une main meurtriere,
Sous la terre allumé le soufre incendiaire ;
Les cieux autour de lui sont sillonnés d’éclairs ;
Et, des monts dont le pied sert de voûte aux enfers,

Et dont le front altier ne présente à la vue
Que des rochers de glace élancés dans la nue,
On a vu s’élever, avec un bruit affreux,
Des tourbillons de cendre et des torrents de feux.
De l’aride équateur jusques au pole arctique
La flamme avec fureur s’étend, se communique.
Le terrain soulevé se rompt avec effort.
L’Atlas brûle au midi ; l’Hécla s’allume au nord,
Et ses feux, réfléchis au loin sur le rivage,
Versent un jour affreux sur ce climat sauvage.
Les rocs avec fracas roulant dans les vallons
Font mugir les échos et frissonner les monts.
Ce bruit affreux se mêle aux éclats du tonnerre ;
Il gronde dans les cieux, il roule sur la terre.
Jusqu’en ses fondements le monde est ébranlé ;
Des crêpes de la nuit le soleil s’est voilé ;
Les vents sont déchaînés ; les vagues sont émues ;
Les flots amoncelés s’élèvent jusqu’aux nues :
La terre à tous les yeux offre une mer sans ports ;
Le féroce océan a surmonté ses bords ;
Il bouillonne, frémit, sort des grottes profonde :
Où jadis Orumaze a renferme ses ondes,
Et ses eaux se mêlant avec les eaux des cieux,
Tout est détruit, tout meurt. En vain le malheureux

Cherche encore un asyle, en sa fuite incertaine,
Sur le sommet du mont, sur la cime du chêne ;
L’océan l’y poursuit : la mort, avec les flots,
Monte, approche ; il expire englouti sous les eaux.
La mer est cependant en son lit rappelée ;
Le tonnerre se tait, l’onde s’est écoulée.
Quel spectacle d’horreur ! ces cités, autrefois
Aimables par les arts, heureuses par les lois,
N’offrent de tous côtés à la vue interdite
Qu’un aride désert que la terreur habite.
Ariman sent déjà qu’il manque à son courroux
Un nouvel univers pour y lancer ses coups.
Entre les éléments sa voix suspend la guerre ;
Son ordre tout-puissant a repeuplé la terre ;
Et, trop sûr de trouver sous des cieux plus sereins
De nouveaux malheureux dans de nouveaux humains.
De la sphere ébranlée il raffermit la base.
Les époux prosternés aux autels d’Oromaze,
Quel dieu s’arme pour nous ? s’écrioit Elidor ;
L’univers est détruit, et nous vivons encor ;
Nous vivons, nous aimons ! Ô puissance céleste,
Tu me conserves tout, Netzanire me reste.
Tout entier à l’amour, dans ce palais de fleurs
Dont l’art et le plaisir ont mêlé les couleurs,

J’oublie et les mortels, et leurs maux, et moi-même.
Il n’est point de douleur près de l’objet qu’on aime.
Je mêle tour-à-tour sur ces lits odorants
Les voluptés de l’ame aux voluptés des sens.
Jure-moi, quand la mort, ä la suite de l’âge,
S’approchant à pas lents de ce paisible ombrage,
Dans la tombe avec toi viendra m’ensevelir,
Qu’elle me trouvera dans les bras du plaisir.
De cet espoir si doux ton amour est le gage.
L’amour est des mortels le plus bel apanage ;
C’est l’ivresse des sens, le plus beau don des cieux,
Le seul bien qui nous soit commun avec les dieux ;
Goûtons-le. Tu le sais, lui répond Netzanire,
Pour toi jusqu’à ce jour j’ai vécu, je respire.
L’univers ne m’est rien. Hélas ! pour mon bonheur,
Je n’ai rien desiré qu’un désert et ton cœur.
Mon ame, pour toi seul à l’amour accessible,
Au malheur des humains n’en est que plus sensible.
Il semble que l’amour dont mon cœur est ému
Exalte encore en moi l’amour de la vertu.
Tu vois de toutes parts la terre ravagée :
Ah ! mon cher Elidor, elle n’est point vengée.
Du dieu que nous servons renversant les autels,
Ariman à son joug a soumis les mortels.

Sa rage, en cet instant, qui paroît adoucie,
Pour les rendre au malheur les rappelle à la vie.
Des vices qu’il inspire il a fait leurs bourreaux ;
Il veut que chacun soit l’artisan de ses maux.
Pour les multiplier il laisse à l’ignorance
Le soin de féconder leur funeste semence.
Du pouvoir d’Ariman affranchis les humains :
Que leurs indignes fers soient brisés par tes mains.
Il faut par ta présence adoucir leurs miseres,
Secourir les mortels : ces mortels sont nos freres.
Sois pour eux sur la terre un dieu consolateur.
Pour t’éloigner de moi s’il en coûte à ton cœur,
Crois qu’il en coûte au mien ; et sois sûr que d’avance
J’éprouve en ce moment tous les maux de l’absence :
Mais n’importe ; je veux qu’en mon cœur agité
L’amour quelques instants cede à l’humanité.
Ton époux à ces traits reconnaît Netzanire :
Non, je n’en doute plus, c’est le ciel qui t’inspire ;
Il me parle ; et je vais, a ton commandement,
Jusques sur ses autels défier Ariman.
Dans ses mains, si je puis, j’éteindrai le tonnerre.
Je vais me dévouer au bonheur de la terre.
Tu le veux ; ton desir est ma suprême loi.
Puissé-je revenir plus digne encor de toi !

Il la quitte à ces mots. L’Humanité le guide ;
Il traverse à grands pas une campagne aride ;
Il y cherche des yeux ces vergers et ces champs
Qu’embaumoient les parfums d’un éternel printemps,
Où Flore captivoit le dieu léger qu’elle aime ;
Où, sans art et sans soin, la terre d’elle-même
Et coloroit les fleurs et mûrissoit les fruits.
Quels objets différents frappent ses yeux surpris !
Il voit, la bêche en main, le travail et la peine
Dégouttant de sueur ensemencer la plaine ;
La peste, la famine, et les chagrins cruels,
A différentes morts condamner les mortels ;
L’astre éclatant du jour, parcourant l’écliptique,
Lancer sur l’univers une lumiere oblique,
Y faire succéder sous des cieux sans chaleurs
Les hivers au printemps et les frimas aux fleurs.
Elidor cependant avance ; il veut s’instruire
Et des lois et des mœurs qu’Ariman vient prescrire
Aux nouveaux habitants d’un nouvel univers.
D’un terrain sablonneux traversant les déserts.
Il dirige ses pas vers un bois de platanes.
Au pied d’une montagne il a vu des cabanes :
Il s’approche ; il entend des torrents qui par bonds
Du sommet des rochers tomboient dans les vallons.

L’astre brillant des cieux, du haut de sa carriere,
Sur ce mont darde en vain une pâle lumiere ;
Des chênes monstrueux, monarques des forêts,
Absorbent ses rayons dans leur feuillage épais ;
De stériles rochers on voit de longues chaînes
Mêler leur cime aride à la cime des chênes ;
Des lieux qu’un jour obscur consacre à la terreur
La vaste solitude augmente encor l’horreur.
Là, guidé par l’espoir de secourir ses freres,
De pleurer avec eux, d’adoucir leurs miseres,
Elidor a gravi sur des monts sourcilleux
Dont le sommet se perd dans un ciel orageux.
Sur leur croupe escarpée il voit un précipice,
Abyme caverneux creusé par l’Avarice,
Qui, la pioche en main, y suit un filon d’or.
Elle n’arrêta point ses yeux sur Elidor.
Tandis qu’il s’égaroit dans cette solitude,
Un spectre s’offre à lui ; c’étoit l’Inquiétude,
Monstre qui, de ses mains sans cesse déchiré,
Doit son être aux tourments dont il est dévoré.
Le Trouble, l’œil hagard, le suit ou le devance :
Elidor ignoroit sa funeste existence.
Il voit des opulents que ce monstre poursuit,
Et sur leur triste sort son ame attendrit.

Cependant il atteint le sommet des montagnes.
Quel spectacle d’horreur ! il voit dans les campagnes
Des guerriers rassemblés sous différents drapeaux
S’attaquer, se défendre, et mourir en héros.
De carnage et de sang ils ont couvert la plaine.
Dieux ! s’écrie Elidor, quelle gloire inhumaine
Appelle ces guerriers dans les champs de la mort ?
Y vont-ils arracher le foible au joug du fort ?
Non : ils ont combattu pour décider peut-être
De deux tyrans cruels lequel sera leur maître.
S’il est, dit Elidor, des mortels vertueux,
Ils vivent ignorés dans les temples des dieux.
Pour trouver le bonheur vîsitons ces asyles.
C’est la que les humains coulent des jours tranquilles.
Ah ! puissé-je y revoir la justice, la paix,
Du reste de la terre exilée à jamais !
Elidor sent en lui renaître l’espérance.
Descendu dans la plaine, auprès d’un temple immense,
Qu’y voit-il ? Habité par des dieux courroucés,
Les murs en sont construits d’ossements entassés.
Il entend retentir les voûtes souterraines
Du sifflement des fouets, du froissement des chaînes,
Des coups sourds des bourreaux, des cris de leur fureur
Mêlés aux cris aigus poussé par la douleur.

Eh quoi ! dit-il, eh quoi ! la foudre vengeresse
Epargne encor l’autel de la scélératesse !
Et depuis quand les dieux, ennemis des humains,
Trempent-ils dans le sang leurs bienfaisantes mains ?
Quel sénat assemblé sous cette voûte obscure ?
Qui s’assoit sur l’autel ? Que vois-je ? l’Imposture !
C’est le superbe Eblis, grand-prêtre d’Ariman,
Qui, pontife et monarque, y regne insolemment.
Une jeune Indienne en ces lieux amenée
Doit être en cet instant aux flammes condamnée.
Mais tu la vois paroître. Il faut, lui dit Eblis,
Encenser aujourd’hui le dieu de mon pays.
Que je l’encense ou non, que t’importe ? dit-elle.
J’ai, jusqu’à ce moment, à la vertu fidele,
Adoré, comme Eblis, un être bienfaisant,
Dans un lieu, sous un nom, peut-être différent ;
Si le dieu que tu sers protege l’innocence,
C’est le crime qui peut allumer sa vengeance.
Ce dieu, dont l’indulgence égale le pouvoir,
Demande seulement ce qu’on croit lui devoir.
Ton dieu peut tout ; en bien ! qu’il se fasse connoître :
Mon cœur est dans ses mains, lui seul en est le maître.
A son ordre puissant tout fléchit et se tait.
Je crois quand il le veut, et non quand il me plaît.

J’ai fermé, diras-tu, mes yeux à la lumiere.
Que ton dieu vienne donc déciller ma paupiere.
Tu le sais, la croyance est dans tous les instants
L’œuvre de sa bonté, non celui des tourments.
Je te connais, Eblis ; mon œil enfin démêle
L’intérêt qui te meut à travers ton faux zele.
La terre est contre toi prête à se révolter :
Pour te l’assujettir tu veux l’épouvanter ;
Tu veux être puissant, et l’être par le crime ;
De ton ambition tu me fais la victime.
Sans un arrêt du ciel, ne crois pas que ma main
Osât, reprend Eblis, verser le sang humain :
Contre toi de mon dieu la colere est armée.
Sur cet affreux bûcher si je suis consumée,
C’est par l’ordre d’Eblis, non par celui des dieux.
Que ton culte soit saint ; tu le dis, je le veux ;
Mais, de ce culte enfin quelque soit l’excellence,
Réponds : ton dieu peut-il punir comme une offense
Le forfait innocent de l’avoir méconnu ?
Je m’en rapporte à toi : me condamnerois-tu
Si, reléguée encore en de vastes contrées
De ces funestes lieux par des mers séparées,
J’avois, prêtant l’oreille à des bruits imposteurs,
Méconnu ton pouvoir, ton nom et tes grandeurs ?

Tu frémis : ce soupçon te paroît une injure.
Si je suis innocente aux yeux de l’Imposture,
Si j’obtiens grace enfin d’un monstre tel que toi,
Qu’aurois-je à redouter de notre commun roi ?
Il punit les forfaits, pardonne à l’ignorance ;
Et, s’il n’a point d’égal en sagesse, en puissance,
Ce dieu sans doute est bon : c’est ton impiété
Qui prête à ce dieu saint ton inhumanité.
Viens-tu jusqu’en ces lieux braver l’Être suprême ?
Tu respires encore, et j’entends ce blasphême !
Ariman m’apparoît ; dieu terrible et jaloux,
Tu vas le reconnoître à ses rapides coups
Que ne peut mesurer ni le temps ni l’espace.
Il parle, et sous sa main tout tombe, tout s’entasse.
Meurs ; et que le bûcher dom j’allume les feux.
Epouvante à jamais tout mortel orgueilleux
Qui, rebelle à mon culte, et sous le nom de sage
Consulte sa raison, ose en vanter l’usage.
Eh quoi ! dit Elidor, l’orgueilleux imposteur
Prétend associer le ciel à sa fureur :
Sa main verse le sang, et c’est Dieu qui l’inspire !
Ah ! fuyons ces autels que je ne puis détruire.
Quelque sage, peut-être, en ces lieux retiré,
M’enseignera le temple aux vertus consacré ;

M’apprendra si ce monde est créé pour la guerre ;
Si la force est enfin le seul dieu de la terre.
Elidor jette au loin un rapide regard :
Une caverne s’ouvre, il en sort un vieillard.
Hélas ! ce n’est donc plus qu’en un antre sauvage
Qu’on peut, dit Elidor, trouver enfin un sage !
Le crime a-t-il par-tout élevé ses autels ?
Le sage, devenu l’ennemi des mortels,
De leur iniquité seroit-il la victime ?
Parlez : loin des humain : qui vous bannit ? Le crime
Mon fils, dit le vieillard, j’ai vécu, j’ai régné ;
Comme toi j’ai vu l’homme au vice abandonné.
Je voulois son bonheur ; j’essayai de le rendre
Plus vertueux, plus juste ; et je devois m’attendre
Que les dieux m’aideroient dans mes nobles projets :
Chaque jour, détrompé par mon peu de succès,
J’éprouvai des chagrins sans mêlange de joie.
Las d’un trône où j’étois à mes soucis en proie,
Je n’ai plus mesuré l’empire et son orgueil
Que par l’espace étroit qu’il faut pour un cercueil.
Le reste est inutile, et l’aveugle fortune
N’offre que des grandeurs dont l’éclat importune :
Je m’en suis dégoûté. De ce siecle pervers
J’ai fui ; j’ai recherché le repos des désert.

Oromaze est-il donc oublié sur la terre ?
Oui, reprend le vieillard ; l’injustice, la guerre,
Oppriment les humains. Tu vois sur les autel
Régner insolemment les plus grands criminels.
La vertu s’en exile. Il fut jadis un âge
Où le ciel avec joie en recevoit l’hommage.
Le prêtre est corrompu ; dans sa perversité
Il n’admet pour vertu que la crédulité ;
Il proscrit la justice ; et la fiere ignorance
Fait plier à son joug l’aveugle obéissance.
La sombre hypocrisie exige des humains,
Non le culte du cœur, mais l’offrande des mains.
Les dieux en l’épargnant deviennent ses complices,
Et l’autel chaque jour est souillé par ses vices.
Je t’eu ai dit assez ; crois-moi donc, il faut fuir
Les malheureux humains qu’on ne peut secourir.
Ô vieillard vertueux, puissiez-vous loin du monde
Oublier tous les maux dont Ariman l’inonde !
Il s’éloigne à ces mots, et retourne au séjour
Où l’amour inquiet attendoit son retour.
Ariman a vaincu ; la terre est son empire ;
Et je reviens, dit-il, ma chere Netzanire,
Oublier, si je puis, le spectacle effrayant
Des mortel : opprimés nous le joug d’Ariman.

Ce spectacle à mes yeux se présente sans cesse.
Tout, même dans tes bras, n’accable de tristesse.
Quel déluge de maux inonde l’univers !
Ariman a par-tout transporté les enfers.
J’ai vu l’homme encenser et couronner le vice ;
J’ai vu le vrai talent, courbé sous l’injustice,
Au rôle de flatteur s’abaisser sans effort ;
Le vertueux forcé de ramper sous le fort ;
Des rois ambitieux, se disputant la terre,
Dans le champ des combats se lancer le tonnerre ;
J’ai vu l’Intolérance au pied des saints autels,
En invoquant les dieux, égorger les mortels,
Et le sage. à genoux devant l’Erreur altiere,
En recevoir des lois, et n’oser s’y soustraire.
Oromaze l’entend, et des voûtes des cieux
Descend enveloppé d’un tourbillon de feux.
C’est à l’espoir, dit-il, à ranimer ton zele.
Non, la nuit de l’erreur ne peut être éternelle :
Sois assuré que l’homme, ô sensible Elidor,
A son premier état peut s’élever encor.
Si le bien est du vrai toujours inséparable,
La perte de ce bien n’est point irréparable.
Un siecle de lumiere un jour doit ramener
Ce siecle de bonheur qui semble s’éloigner.

Au milieu des besoins dont le cri t’importune,
Dont Ariman a fait la pomme d’infortune,
Vois, du sein de la nuit, qui paroît s’épaissir,
Sortir le germe heureux d’un bonheur à venir ;
Vois ces besoins, moteurs de l’active industrie,
Des humains éclairés embellissant la vie,
Les arracher un jour à l’assoupissement
Où les ensevelit le pouvoir d’Arirnan.
Du jour des vérités je vois peindre l’aurore ;
Et, si de son midi ce jour est loin encore,
De l’auteur de vos maux les barbares projets
Ne pourront de ce jour suspendre les progrès.
Heureux sans doute alors autant qu’il le peut être
L’homme aura mérité de m’avoir pour seul maître.
Trop superbe Ariman, oui, ton regne est passé ;
Je vois déjà, je vois ton trône renversé.
Tu portois jusqu’aux cieux ton orgueilleuse tête :
Tremble ; mon œil sur toi voit fondre la tempête :
Privé de ton pouvoir, banni de l’univers,
Ce bras vengeur te suit jusqu’au fond des enfers.
Tu tombes dévoré les flammes du tonnerre ;
Le mal s’anéantit, le ciel est sur la terre.
Monarques, qui tenez dans vos puissantes mains
Les rênes de l’état et le sort des humains,

De votre autorité quelle sera la base ?
Complices d’Ariman, ou les fils d’Oromaze,
Vous pouvez, ou chéris, ou craints dans votre cour,
Régner par la terreur, ou régner par l’amour ;
Vous pouvez (ce récit a dû vous en instruire),
Par vos soins vigilants, étendre en votre empire
Le jour des vérités ou la nuit de l’erreur,
Et suspendre ou hâter le siecle du bonheur :
C’est à vous de choisir ce que vous voulez être,
Et lequel de ces dieux vous adoptez pour maître.
Ô toi dont le suffrage et les divins regards,
En enflammant l’artiste, eussent créé les arts ;
Toi qui sais, enchaînant les plaisirs sur tes traces,
Aux lauriers de Minerve unir les fleurs des Graces ;
Ô fille de Vénus, arbitre des talents ;
J’ai chanté le bonheur ; anime mes accents.
Tu peux tout : à ta voix, immortelle Aspasie,
L’amour seul donnera des ailes au génie.
Tu commandes au nom des plaisirs les plus doux :
Te plaire est le seul prix dont mon cœur soit jaloux.
Sexe charmant, c’est vous qui jadis sur la terre
Armiez pour les combats les enfants de la guerre :
Vous pouvez plus encor pour les fils d’Apollon ;
Vous donnez des plaisirs : la gloire est un vain nom.

Par de nouveaux bienfaits méritez nos hommages
Vous fîte les heros ; faites encor les sages.