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Le Bonheur (Helvétius)/Chant III

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 44-61).
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ARGUMENT.

L’Homme le plus heureux est celui qui rend son bonheur le moins dépendant des autres, et en même temps celui qui possede plusieurs goûts auxquels il commande : c’est l’homme qui aime l’étude et les sciences. Il est à-la-fois plus indépendant et plus éclairé. Il est des plaisirs vifs que donne la philosophie, soit celle qui étudie la nature, soit celle qui étudie l’homme. Le philosophe jouit, même en se trompant. Il aime l’histoire qui sert à l’étude expérimentale de l’homme. Il ne renonce point aux plaisirs des sens, mais il les maîtrise. La poésie, la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, sont pour lui de nouvelles sources de plaisirs.

LE BONHEUR.


CHANT TROISIEME.

Au faîte des grandeurs, au sein de la richesse,
Qui peut tourmenter l’homme et l’agiter sans cesse ?
Quel serpent sous les fleurs se glisse près de lui ?
Ce monstre à l’œil glacé, dit mon guide, est l’Ennui.
Du venin qu’il répand la maligne influence
Jusques dans son palais dévore l’opulence ;
Dans les bras du plaisir, dans le sein des amours,
Son souffle empoisonné ternit les plus beaux jours.
Quel remede à ce mal ? sans doute c’est l’étude,
Plaisir toujours nouveau, qu’augmente l’habitude.
Aux charmes qu’elle offre abandonne ton cœur ;
En elle reconnois la source du bonheur ;
En elle viens puiser ce plaisir dont l’usage
Convient à tout état, en tous lieux, à tout âge ;
Plaisir vrai dont le sage a la semence en lui.
Malheur a l’insensé qui, l’attendant d’autrui,
Et qui de la fortune ignorant le caprice
De son bonheur sur elle a fondé l’édifice,
L’a mis dans les grandeurs, dans le faste et les biens !
Pour rivaux il aura tous ses concitoyens.

Vers des monts escarpés à ces mots elle avance.
Sur leur cime je vois le Doute, le Silence,
La Méditation à l’œil perçant et vif,
La sage Expérience au regard attentif :
Ensemble ils assuroient par des travaux immenses
Les nouveaux fondements du palais des sciences :
Ils y portoient déjà le jour des vérités.
Ces monts par des mortels seroient-ils habités ?
Que vois-je à leur sommet ? Des sages, reprit-elle.
Ils s’abreuvent ici d’une joie immortelle ;
A leur puissante voix la nature obéit ;
Son voile est transparent à l’œil de leur esprit ;
D’un pas ils ont franchi la borne qui sépare
Le vrai le plus commun d’un vrai fin et plus rare ;
Dans les secrets du ciel leurs yeux ont su percer ;
Des effets a leur cause ardente il s’élancer
Leur raison a détruit le regne des prestiges ;
À leurs sages regards il n’est plus de prodiges ;
Semblables à des dieux, ils ont pesé les airs,
Mesuré leur hauteur, ceintré notre univers,
À d’uniformes lois asservi la nature.
Dans la variété qui forme sa parure,
Dans l’abyme des eaux, sur les monts, dans les cieux,
Que de secrets profonds ne s’offrent qu’à leurs yeux !

L’un examine ici quelles forces puissantes
Suspendent dans l’éther ces étoiles errantes ;
Comment, en débrouillant l’immobile chaos,
L’attraction rompit les chaînes du repos ;
Cet autre a rallumé les flambeaux de la vie ;
De la rapide mort la course est ralentie ;
L’art émousse déjà le tranchant de sa faux,
Et le temps est plus lent à creuser les tombeaux.
Plus loin, reconnais-tu ces ames courageuse
Qui fendirent du nord les ondes paresseuses,
Ces flots qui, soulevés et durcis par les vents.
Surnagent sur les mers en rochers transparents ?
Dans ces tristes climats où leur gloire se fonde ;
Sur un axe plus court ils suspendent le monde.
Que leurs vastes travaux étonnant mon esprit !
Je sens qu’à leur aspect mon ame s’agrandit.
Ici je pourrai donc épier la nature,
Percer de ses secrets la profondeur obscure !
Je pourrai donc enfin rencontrer le bonheur !
N’eussé-je qu’un seul goût, il suffit à mon cœur.
Un doute cependant me saisit et m’accable :
L’erreur est de nos maux la source inépuisable ;
Elle s’ouvre un accès dans le plus grand esprit :
C’est l’onde qui par-tout et filtre et s’introduit.

On la vit autrefois, chez les Romains, en Grece,
Subjuguer dans Zénon, et charmer dans Lucrece.
Le plus sage est trompé. Souvent la vanité
Doit mêler des ennuis à sa félicité.
Mais Descartes m’entend. J’ai, me dit-il, moi-même
Marché les yeux couverts du bandeau du système,
Remplacé par l’erreur les erreurs d’un ancien,
Bâti mon univers sur les débris du sien.
Dois-je m’en affliger ? J’errai, mais comme un sage ;
Et j’ai du moins marqué l’écueil par mon naufrage.
Il faut, dit Malebranche, en faire ici l’aveu ;
L’on ne vit rien en moi quand je vis tout en Dieu.
Si je n’étincelai que de fausses lumieres,
Et si Locke a flétri mes lauriers éphémeres,
instruit par mes erreurs, il m’a pu devancer ;
C’est par l’erreur qu’au vrai l’homme peut s’avancer.
Si je me suis trompé, si ma raison esclave,
Des préjugés du temps ne put briser l’entrave,
Pardonne ; ô Vérité ; quand j’en reçus la loi,
Je ne t’offensois pas, je les prenois pour toi.
Il dit ; et j apperçois plusieurs d’entre les sages
Qui mêlent en riant sous des épais feuillages
Les voluptés des sens aux plaisirs de l’esprit.
Quel est sous ces berceaux le dieu qui les conduit ?

L’Amour a-t-il quitté les bosquets d’Idalie.
Pour les arides monts où se plaît Uranie ?
Les sages voudroient-ils se bannir de ces lieux ?
Non ; mais, dit la Sagesse, ils sont dans l’âge heureux
Où le dieu de l’amour les brûle de ses flammes :
Doivent-ils, chastes fous, les éteindre en leurs ames ?
Ma main entrelaça dans le sacré vallon
Le myrte de Vénus au laurier d’Apollon.
L’Amour est un des dieux à qui je rends hommage :
C’est le tyran d’un fou, mais l’esclave d’un sage ;
Il donne à l’un des fers, a l’autre des plaisirs.
Ici, des sens, du cœur maîtrisant les desirs,
L’heureux Anacréon, guidé parla Sagesse,
Des roses du plaisir colore sa maîtresse,
Dévoile ses beautés, et célèbre l’Amour.
Chantre voluptueux, il regne en ce séjour.
« Jouissez des beaux jours que le printemps fait naître :
« La fleur à peine éclose est prête à disparoître.
« En vos cœurs, nous dit-il, que l’heureux souvenir
« D’un plaisir qui s’éteint y rallume un desir.
« Causez avec Zénon, dansez avec les Graces.
« Puisse l’Amour folâtre, empressé sur vos traces,
« De son ivresse en nous prolonger les instants !
« Voyez ce papillon, au retour du printemps,

« Comme il voltige autour d’une rose nouvelle,
« Se balance dans l’air, suspendu sur son aile,
« Contemple quelque temps sa forme et ses couleurs,
« Et vole sur son sein pour ravir ses faveurs.
« Ainsi, lorsque l’aurore, éclairant l’hémisphere,
« Vient rendre à la beauté le don heureux de plaire,
« Ce papillon c’est moi ; la rose c’est Doris.
« Admirant de son sein l’incarnat et les lis,
« Mon avide regard contemple avec ivresse
« Son beau corps arrondi des mains de la Mollesse.
« Ne puis-je du desir modérer les fureurs ?
« Je vole entre ses bras, et ravis ses faveurs.
« Dans l’excès du plaisir nos ames semblent croître,
« S’unir, se pénétrer, et ne former qu’un être.
« Mourons et renaissons sur l’autel des amours. »
Peux-tu, dis-je. ô Sagesse, écouter ce discours ?
Des fausses voluptés tel seroit le langage.
Non, ce n’est point ici la demeure du sage ;
Et le remords toujours mêle dans notre sein
Au nectar du plaisir le poison du chagrin.
L’Ennui, qui dans tous lieux poursuit le Sybarite,
N’entre point, reprit-elle, au séjour que j’habite ;
Et, quand la jouissance attiédit ses desirs,
Le sage en d’autres lieux cherche d’autres plaisirs.

Apprends de moi qu’un goût, alors qu’il est unique,
Se change en passion, et devient tyrannique ;
Que la variété rend vif un plaisir doux.
Un homme a-t-il en soi rassemblé plusieurs goûts ?
S’il en perd un, sa perte est pour lui moins sensible.
En achevant ces mots, un pouvoir invincible
M’a déjà transporté près d’un vaste palais.
Ses abords sont couverts par un nuage épais ;
L’on n’aperçoit au loin que ruines antiques ;
Des débris entassés en forment les portiques ;
Et ce palais, fameux par son antiquité,
Est bâti parla Fable et par la Vérité.
Là, les crayons en main, la muse de l’histoire
Éternise des morts ou la honte ou la gloire.
Le sage la consulte, et, d’un œil curieux,
Voit comment l’amour-propre, en tous temps, en tous lieux,
Pere unique et commun des vertus et des crimes,
Creusa de nos malheurs et combla les abymes ;
Forma des citoyens, les soumit à des rois,
Fit, rompit, resserra le nœud sacré des lois ;
Éteignit, ralluma les flambeaux de la guerre,
Et mut diversement tous les fils de la terre.
Des antiques Romains l’autre observant les mœurs,
Et leur férocité, germe de leurs grandeurs,

Voit chez eux aux vertus succéder la richesse ;
Voit ce peuple vainqueur vaincu par la mollesse ;
Et son trône, construit du trône de cent rois,
S’écrouler tout-à-coup affaissé sous son poids.
Quelques uns, moins amis d’une étude profonde,
Parcouroient d’un coup-d’œil tous les siecles du monde,
Qui, semblables aux flots l’un sur l’autre roulants,
Paroissoient s’abymer dans le gouffre du temps,
Et, dans leur cours rapide, entraîner et détruire
Les arts, les lois, les mœurs, les rois et leur empire.
Hélas ! disoit l’un d’eux, tout passe et se détruit ;
Hâtons-nous de jouir, tout nous en avertit.
Homme insensé, pourquoi, si les mains éternelles
Aux siecles comme aux jours ont attaché des ailes,
Pourquoi fuir les plaisirs, t’épuiser en projets,
Et poursuivre des biens que tu n’atteins jamais ?
Que mon ame, lui dis-je, est surprise et ravie !
S’il est beau d’observer sur les monts d’Uranie
Les ressorts employés pour mouvoir l’univers,
De nombrer les soleils suspendus dans les airs,
De voir, de calculer quelle force les guide,
Les fait flotter épars dans l’océan du vuide ;
Comment, des vastes cieux peuplant la profondeur,
Tant d’astres différents de forme et de grandeur,

Jetés comme au hasard dans cet espace immense,
Par la loi de Newton s’y tiennent en balance ;
Est-il moins beau de voir quels ressorts éternels
Et quel agent commun meuvent tous les mortels ;
De dévoiler des temps l’obscurité profonde ;
D’observer l’amour-propre aux premiers temps du monde,
De le voir en nos cœurs créer les passions,
Éclairer les humains, former des nations ;
Contre l’outrage ici déchaîner la vengeance ;
Là contre l’assassin cuirasser la prudence,
Et forger de sa main la balance des lois,
La chaîne de l’esclave, et le sceptre des rois ;
De voir les nations tout-à-tour sur la terre
S’illustrer par leurs lois, par les arts, par la guerre ;
D’examiner les mœurs dans chaque état naissant,
De prévoir sa grandeur ou son abaissement ;
D’en découvrir la cause encore imperceptible ;
Et, d’un œil prophétique à qui tout est visible,
De se rendre présents les siecles à venir ?
Qu’en ces lieux, ô Clio, tu m’offres de plaisir !
Non, jamais sur ces monts la céleste Uranie.
À de plus grands objets n’éleva mon génie.
Sagesse, en ce moment je suis deux fois heureux :
J’unis-deux goûts divers. Cependant à mes yeux

Le temple du bonheur ne s’offre point encore.
Sans doute un dieu l’habite. Est-ce en vain qu’on l’implore ?
De ma félicité le ciel est-il jaloux ?
Pourquoi le seroit-il ? Créé pour tous les goûts,
Non, tu n’es point heureux autant que tu peux l’être ;
Chaque instant, ô mon fils, ton bonheur peut s’accroître :
Viens, il te reste encor des plaisirs à sentir :
La carriere des arts à tes yeux va s’ouvrir.
Je me trouve à ces mots au milieu d’une plaine.
Dans un cercle argenté que forme l’Hippocrene
Est un bois de palmiers qui se voûte en berceaux,
Et dont l’art bienfaiteur a tissu les rameaux.
De leurs fronts reverdis descend un frais ombrage ;
Mille festons de fleurs suspendus au feuillage
Y parfument au loin les haleines des vents.
Quelles mains ont créé ces palais du printemps ?
Pour qui tous ces autels ? quelle est cette déesse ?
L’Imagination, répliqua la Sagesse,
Qui peut rouvrir encore les gouffres du chaos,
Et produire à son gré cent univers nouveaux.
Son œil perce au-delà du monde qu’elle embrasse ;
Elle franchit d’un saut et le temps et l’espace.
G’est elle qui courba tous les cercles des cieux,
Qui bâtit l’empyrée, et créa tous les dieux ;

Qui, perçant par l’Etna jusqu’au séjour des ames,
Y creusa le Tartare, en alluma les flammes ;
Puis, de là remontant à la clarté du jour,
Danse avec les sylvains, folâtre avec l’Amour ;
Au retour du printemps chante Zéphyre et Flore,
Et les prés émaillés des perles de l’Aurore.
Ici, le Jugement, à ses côtés assis,
La domte, la dirige en ses efforts hardis :
Aux œuvres du génie avec elle il préside.
Dans ces divers bosquets où le Destin te guide
J’ai rassemblé les arts : chacun a ses autels.
Et quels sont, dis-je alors, ces fortunés mortels
Qui, dans l’art de Linus instruits par Polymnie,
Parleurs sublimes chants ont fait taire l’envie ?
Ceux dont les vers hardis, mais toujours pleins de sens,
Ont subi, soutenu, les épreuves du temps.
Tu vois Lucrece, ici, peindre aux regards du sage
Le vrai le plus abstrait sous la plus vive image ;
Milton d’un feu solide enfermer les enfers,
Ceintrer le pont qui joint l’Erebe à l’univers ;
Les Priors, les Boileaux, les Papes, les Horaces ;
Ceindre la Vérité de l’écharpe des Graces ;
Le hardi Crébilion évoquer la terreur,
Et prêter dans ses vers des charmes à l’horreur.

Non loin Perse est assis : Enfants du seul génie,
Que mes vers, disoit-il, plaisent sans harmonie.
Je n’imiterai point ces rimeurs sans talents
Qui, prodigues de sons, mais avares de sens,
D’un déluge de mots sans verve et sans idées
lnondent le papier en phrases débordées ;
Et je n’allierai point, imbécile orateur,
L’or pur des vérités au plomb vil de l’erreur.
Semblable au dieu brillant qui verse la lumiere,
Qui paroît ? C’est celui dont la voix la premiere
Fit entendre aux Français les fiers accents de Mars.
Né pour tous les plaisirs, il chanta tous les arts.
Sa main cueille à-la-fois le laurier et la rose,
Peint les travaux d’Henri, les charmes de Monrose,
Les fureurs des Cléments, les malheurs de Valois,
Le monde par Newton soumis à d’autres lois,
Le rayon que Denys enfourchoit pour monture,
Et le prisme où notre œil en sonde la nature.
Tel on voit dans un lac à-la-fois dessiné
L’objet le plus prochain et le plus éloigné,
Le côteau qui l’enceint, la forêt qui l’ombrage,
L’herbe, le jonc, la fleur, qui borde son rivage,
Et l’astre étincelant qui traverse les cieux.
J’entends l’air retentir de sons harmonieux :

Je reconnus Quinault. L’Amour montoit sa lyre.
Du dieu qui l’inspiroit il étendoit l’empire,
Et dressoit ses autels dans ces palais changeants,
Travaux de tous les arts, plaisirs de tous les sens.
Plus loin est l’atelier où l’heureuse peinture
Toujours en l’imitant embellit la nature,
Mille grouppes divers, chefs-d’œuvre de son art,
Du spectateur surpris arrêtent le regard :
Il a cru voir des corps. Sa main impatiente
Touche, veut s’assurer si la toile est vivante ;
Et son esprit, encore incertain, curieux,
Doute qui l’a trompé du toucher ou des yeux.
Dans ce tableau hardi je vois les mers émues
S’élancer, se heurter, et retomber des nues.
Par un nuage noir les cieux au loin couverts
Ne sont plus éclairés que du feu des éclairs.
L’un peint le fier Renaud enchaîné par Armide ;
L’autre a ceint d’un serpent le front d’une Euménide.
Plus loin je vois le Temps qui, vengeur des héros,
Traîne, étouffe l’Envie aux pieds de leurs tombeaux
Là, du sein entr’ouvert d’une vague écumante
Vénus sort, et paroît sur l’onde mugissante.
L’Amour naît avec elle, et par elle est armé,
Du feu de ses regards le monde est animé.

Déjà Pan sur ses monts a saisi l’oréade,
Neptune a sous les eaux entraîné la naïade,
Ixion dans sa nue a poursuivi Junon,
Proserpine aux Enfers s’abyme avec Pluton.
Qu’en ces lieux, dis-je alors, j’aime à voir la peinture
Donner des corps aux dieux, une ame à la nature,
Des gouffres de l’oubli retirer les héros,
Et par ce noble espoir en former de nouveaux !
Que de plaisirs divers un seul goût fait éclore ! ’
Du temple du bonheur si je suis loin encore,
Du moins, à chaque pas que je fais en ces lieux,
Je me sens à-la-fois plus sage et plus heureux.
Je dis ; et j’éprouvois une joie inconnue,
Quand la Sagesse offrit un héros à ma vue.
Que vois-je ? un prince ici !… C’est un roi glorieux
Qui, protecteur des arts et célébré par eux,
Releva leurs autels qu’avoit fondés la Grece.
Dieux ! qu’il eût été grand, ajouta la Sagesse,
Si, Socrate au conseil comme Alcide aux combats,
L’ardeur de conquérir n’eût point armé son bras !
De César trop long-temps s’il suivit les vestiges,
Son siecle fut du moins le siecle des prodiges,
Quand Louis, par les arts se laissant enchanter,
Embellit l’univers, las de l’épouvanter.

Admire auprès de lui ceux qui durant sa vie
Ont par d’heureux travaux illustré leur patrie.
Quand le goût des beaux arts germera dans ton cœur,
De cent plaisirs nouveaux vois croître ton bonheur.
Déjà l’Architecture en main prend son équerre ;
Elle a levé ses plans. là, du sein de la terre,
Tu vois ces longs leviers au même axe attachés
Tirer en gémissant ces informes rochers.
Sous les coups du ciseau le marbre se façonne.
Perrault courbe la voûte ; arrondir la colonne,
Éleve, assemble, unit, et présente aux regards
Un palais le chef-d’œuvre et l’asyle des arts.
Vois le Nostre ceintrer ces sallons de verdure,
Des palais du printemps varier la parure ;
Vois les tilleuls en boule et les ifs arrondis ;
Cybele sous tes pas déployer ses tapis ;
Cent pompes à-la-fois puiser dans les campagnes
Ce fleuve impétueux porté sur les montagnes,
D’où, se précipitant par de larges canaux,
L’onde roule en cascade, ou s’éleve en jets-d’eaux.
Muses, que cette enceinte est par vous embellie !
Le Pujet y reçoit le ciseau du génie.
Vois dans son attelier le rocher transformé,
Sous les coups du marteau par degrés animé,

Tout-à-coup disparoître, et n’offrir à la vue
Qu’Adonis expirant, ou Didon eperdue.
Que de tableaux divers ont frappé mes regards !
Chastes filles du ciel qui présidez aux arts,
Muses, quel feu nouveau me pénetre et m’enflamme !
Je sens que tous les goûts sont entrés dans mon ame.
Si j’en crois le transport qui fait battre mon cœur,
Vos mains m’ouvrent enfin le palais du bonheur.
Les goûts que tu fais naître, ô sublime Sagesse,
Comme les passions, ont aussi leur ivresse :
Te sens qu’à ses plaisirs l’homme encore, en ces lieux,
Joint le plaisir nouveau de se sentir heureux.
En achevant ces mots, sur les pas de mon guide,
Entraîné tout-à-coup d’une course rapide,
Dans un séjour riant je me vois transporté,
Et me trouve au palais de la Félicité.
Les Arts et les Plaisirs environnoient son trône ;
Apollon et l’Amour soutenoient sa couronne,
Le calme de son ame étoit peint dans ses yeux ;
Et la joie y brilloit toujours des mêmes feux.
Le Temps, me dit alors la divine Sagesse,
Dont parmi les humains la joie ou la tristesse
Tour-à-tour précipite ou ralentit le cours,
Par des plaisirs égaux mesure ici les jours.

Et moi, du vrai bonheur la source intarissable,
Qu’à la Félicité le destin immuable
Attacha de tout temps par le plus doux lien,
J’habite ce palais, et ce trône est le mien.
Elle dit ; et mon œil, à travers cent nuages,
Ne vit plus qu’un amas de confuses images :
Mon songe disparut. Je vis qu’à chaque instant
Les arts consolateurs, plaisir indépendant,
Nous ouvroient du bonheur la source incorruptible ;
Que de goûts différents plus l’homme est susceptible,
Plus un mortel en peut rassembler dans son cœur,
Et plus il réunit de rayons du bonheur ;
Que l’étude lui fait braver les injustices ;
Peut seule, en l’occupant, le dérober aux vices ;
Et dans un cœur enfin qu’ils n’ont point corrompu
Achever le bonheur qu’ébauche la vertu.
Du monde, dis-je alors, j’éviterai l’ivresse :
Dans le sentier fleuri que m’ouvre la Sagesse
Je veux porter mes pas, résolu d’y chercher
Des plaisirs que le sort ne pourra m’arracher,
Trop doux pour me troubler, assez vifs pour me plaire ;
De passer tour-à-tour du Parnasse à Cythere,
Et d’être en mon printemps attentif à cueillir
Les fruits de la raison et les fleurs du plaisir.