Le Bonheur (Helvétius)/Préface

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 9-13).
Chant I  ►

PRÉFACE.

Le bonheur est l’objet des desirs de tous les hommes, et non pas de leur réflexions. En le cherchant sans cesse, ils s’instruisent peu des moyens de l’obtenir ; et il ne leur a fait faire jusqu’à présent que quelques maximes, quelques chansons, et peu d’ouvrages.

Les philosophes de l’antiquité s’occupoient beaucoup de cet objet important ; mais ils ont donné plus de phrases que d’idées. Il y a bien de l’esprit dans les traités de Vita beata, de Tranquillitate animi, de Séneque, et très peu de philosophie.

Les moralistes modernes, soumis à la superstition, qui ne peut régner sur l’homme qu’autant qu’elle le rabaisse et l’épouvante, ont fait la satyre de la nature humaine, et non son histoire ; ils promettent de la peindre, et ils la défigurent ; ils exilent le bonheur dans le ciel, et ne supposent pas qu’il habite la terre. C’est par le sacrifice des plaisirs qu’ils nous proposent de mériter ce bonheur qu’ils ont placé au-delà de la vie. Chez eux le présent n’est rien, l’avenir est tout ; et, dans les plus belles parties du monde, la science du salut a été cultivée aux dépens de la science du bonheur.

Quelques philosophes modernes ont fait de petits traités sur le bonheur. Les plus célebres sont ceux de Fontenelle et de Maupertuis.

Fontenelle, qui n’a été long-temps qu’un bel-esprit, n’étoit pas encore philosophe quand il a fait son traité. Il ne savoit pas alors généraliser ses idées. Il répand dans son ouvrage quelques vérités utiles et finement apperçues ; mais il arrange son systême pour son caractere, ses goûts et sa situation. Dans ce systême, les ames sensibles ne trouvent rien pour elles ; il apprend peu de choses sur la maniere de rendre le bonheur plus général, et nous dit seulement comment Fontenelle étoit heureux.

Maupertuis, esprit chagrin et jaloux, malheureux parcequ’il n’étoit pas le premier homme de son siecle ; Maupertuis, avec le secours de deux ou trois définitions fausses, en donnant nos desirs pour des tourments, le travail pour un état de souffrance, nos espérances pour des sources de douleur, nous représente comme accablés sous le poids de nos maux. Selon lui, l’existence est un mal ; et, en dissertant du bonheur, il paroît tenté de se pendre.

Après ces tristes et vains raisonneurs, et d’autres dont nous ne parlerons pas, on doit entendre avec plaisir un vrai philosophe, un homme aimable, aimé, et heureux, parler du bonheur ; et nous pensons que le public ne verra pas sans intérêt cette esquisse que nous lui présentons.

On y trouve une saine philosophie, de grandes idées, des tableaux sublimes, de la verve, de l’énergie, une foule d’images et de vers heureux. Si le plan ne se trouve pas exactement rempli, s’il y a de fréquentes négligences dans les détails, des tours, des expressions prosaïques ; si l’harmonie n’est pas assez variée et assez vraie ; ces défauts sont en partie expiés par quelques beautés de la première classe. Plusieurs de ces défauts se trouvent dans le poëme de Lucrece, rempli d’ailleurs d’une fausse philosophie ; et cependant ce poëme au franchi avec gloire le long espace de vingt siècles.

J’avoue que l’esquisse de Lucrece est moins imparfaite que celle de M. Helvétius. Nous osons espérer cependant que le Français sera traité avec la même indulgence que le Romain a obtenue de son siècle et de la postérité. Il la mérite par le désir du bonheur des hommes qui est répandu dans cet ouvrage comme dans ses deux autres, et qui anima l’auteur dans tout le cours de sa vie.