Le Bonheur (Helvétius)/Chant I

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 14-28).
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Argument.

Le poëte cherche dans quel état et dans quelle sorte de biens la Nature a placé le bonheur. Il interroge la Sagesse, qui lui montre les avantages et les inconvénients de ce que l’homme appelle des biens. D’abord les plaisirs de l’amour : ils rendent l’homme heureux pendant quelques moments : mais le dégoût et l’ennui les suivent ; et ceux qui se sont abandonnés à ces plaisirs se trouvent, dans un âge avancé, sans ressource pour le bonheur. La Sagesse lui montre les plaisirs et les troubles de l’ambition, ses ravages et ses crimes. Le poëte conclut que si les grandeurs sont une source de plaisir, elles donnent encore moins le bonheur que les voluptés des sens.
Le bonheur,
Poëme allégorique.


Chant premier.


Plongé dans les ennuis, l’homme, disois-je un jour,
Est-il donc au malheur condamné sans retour ?
Quels vents impétueux, ô puissante Sagesse,
De l’île du Bonheur me repoussant sans cesse !
Que d’écueils menaçants en défendent les bords !
Ô si tous les mortels, jetés loin de ses ports,
Errent au gré des vents et sans mâts et sans voiles,
Si leur vaisseau perdu méconnoît les étoiles,
Viens me servir de guide. Eh ! que puis-je sans toi ?
J’ai cherché le bonheur ; il a fui loin de moi.
Séduit par une longue et trop vaine espérance,
J’erre dans les détours d’un labyrinthe immense.
Est-ce dans les plaisirs, est-ce dans la grandeur,
Que l’homme doit poursuivre et trouver le bonheur ?
Sagesse, c’est à toi de résoudre mes doutes :
De la félicité tu peux m’ouvrir les routes.

Je dis ; un doux sommeil appesantit mes yeux,
Et, descendu soudain de la voûte des cieux,
Un songe bienfaiteur, dans l’azur d’une nue,
Présente à mes regards la Sagesse ingénue.
Simple dans ses discours, aimable en son accueil,
Elle n’affecte point un pédantesque orgueil ;
D’une fausse vertu dédaignant l’imposture,
Elle-même applaudit aux leçons d’Épicure ;
Indulgente aux humains, de sa paisible cour
Elle n’écarte point et les Jeux et l’Amour.
Mortel, je viens, dit-elle, appaiser tes alarmes,
De tes humides yeux je viens sécher les larmes,
T’apprendre qu’au hasard tu diriges tes pas,
Et cherches le bonheur où le bonheur n’est pas.
Je me trouve à ces mots au centre d’un bocage.
Une onde vive et pure en rafraîchir l’ombrage ;
Sous un berceau de myrte est un trône de fleurs
Dont l’art a nuancé les brillantes couleurs.
Là du chant des oiseaux mon oreille est charmée ;
Là d’arbustes fleuris la terre est parfumée :
Leurs esprits odorants, leur ombre, leur fraîcheur,
Tout invite à l’amour et mes sens et mon cœur :
Dans ces lieux enchantés tout respire l’ivresse.
C’est ici, dit mon guide, ou règne la Mollesse.

Je la vois : que d’attraits à mes regards surpris !
Les roses de son teint en animent les lis ;
Son corps est demi-nu, sa bouche demi-close ;
Sur l’albâtre d’un bras sa tête se repose ;
Et, tandis que son œil qu’enflamme le désir
Sur, son sein palpitant appelle le plaisir,
Des zéphyrs indiscrets l’haleine caressante
Souleve son écharpe et sa robe flottante.
Sa coquette pudeur aux transports des amants
Oppose ces dédains, ces refus agaçants,
Ces cris entrecoupés, cette foible défense
Qui, flattant leur espoir et provoquant l’offense,
Au désir enhardi permet de tout tenter.
Quel nouveau charme ici me force à m’arrêter ?
Des nymphes, en chantant l’amour et son délire
Trop jeunes pour jouir, s’exercent à séduire.
L’une d’un pied léger suit un faune amoureux,
Et ses rapides pas ont devancé mes yeux.
En déployant ses bras balances par les grâces,
L’autre entraîne en riant son amant sur ses traces.
Modeste dans ses vœux, il demande un baiser,
Qu’elle laisse ravir, et feint de refuser.
Aux pieds d’Omphale, ici, je vois filer Alcide ;
Plus loin, Renaud, conduit sous le berceau d’Armide,

S’applaudít dans ses bras de l’oubli du devoir.
Il ne voit point encor le magique miroir
Qui doit, en lui montrant sa honte et sa foiblesse,
L’arracher pour jamais des bras de la Mollesse.
De son trône ombragé par un feuillage épais
L’œil découvre des bois partagés en bosquets,
Arene des plaisirs, voluptueux théâtre,
Où, variant ses jeux, la vive Hébé folâtre.
Là, conduit par les Ris, je m’avance, et je vois
Des belles s’enfoncer dans l’épaisseur d’un bois,
Fuir le jour, et tomber sur un lit de fougere.
Leurs appas sont voilés d’une gaze légere,
Obstacle au doux plaisir, mais obstacle impuissant ;
Le voile est déchiré, l’amour est triomphant ;
L’amant donne et reçoit mille baisers de flamme,
Sur sa brûlante levre il sent errer son ame ;
Et mon œil attentif voit, au sein du plaisir,
De charmes ignorés la beauté s’embellir.
Plus loin, près d’un ruisseau, sont les jeux de la lutte.
C’est la qu’à son amant une amante dispute
Ce myrte, ces faveurs que sa main veut ravir.
Je les vois tour-à-tour s’approcher et se fuir.
La nymphe cede enfin sur l’arene étendue.
Que de secret : appas sont offerts il la vue !

Aux prieres, aux cris sa pudeur a recours :
Vains efforts ; le ruisseau réfléchit leurs amours.
Vainement la naïade en ses grottes profondes
Dérobe ses beautés sous le crystal des ondes ;
L’Amour plonge, l’atteint ; l’embrasse dans les flots,
Et le feu du désir s’allume au sein des eaux.
Dans ces lieux, de jouir tout s’occupe sans cesse.
C’est ici que l’Amour, prolongent son ivresse,
Découvre un nouvel art d’irriter les désirs,
Et d’y multiplier la forme des plaisirs.
Je le sens, dis-je alors, tout sage est Sybarite.
Cherche-t-on le bonheur ? c’est ici qu’il habite.
Reine de ces beaux lieux, je suis a vos genoux ;
Prêtresses du Plaisir, je rue consacre à vous.
Mais déjà les amants, plus froids dans leurs caresses,
Sentent dans ces transports expirer leurs tendresse :
Leurs yeux ne brillent plus des flammes du désir,
Et les langueurs en eux succèdent au plaisir.
Au sein des voluptés, je le vois, ô Sagesse,
Le rapide bonheur n’est qu’un éclair d’ivresse.
Eh quoi ! pour ranimer les besoins satisfaits,
La beauté n’auroit plus que d’impuissants attraits !
Quoi ! ces myrtes flétris ne jettent plus d’ombrage
Regarde, dit mon guide, au fond de ce bocage ;

Vois ce cortege affreux de regrets, de douleurs,
Et les ronces déjà croître parmi les fleurs.
Quand Hébé disparoît, le ciel ici n’envoie
Que des chagrins cuisants sans mélange de joie ;
Et ce temple où ton œil cherche encor le bonheur,
Assiégé de dégoûts, n’est qu’un séjour d’horreur.
Quand le plaisir s’enfuit, en vain on le rappelle.
La flamme de l’amour ne peut être éternelle.
C’est en vain qu’un instant sa faveur te séduit ;
Le transport l’accompagne, et le dégoût le suit.
Hébé fuit à l’instant. Déjà sur ces bocages
Boréé au front neigeux rassemble les nuages ;
Et, sur un char obscur transporté par les vents,
Le froid Hiver détruit le palais du Printemps.
De son rameau flétri la feuille est détachée,
L’onde se consolide, et l’herbe desséchée
Implore, mais en vain, le dieu brillant du jour.
Sur le trône où régnoient la Mollesse et l’Amour,
Que vois-je ? c’est l’Ennui, monstre qui se dévore,
Qui se fuit en tout lien, se retrouve et s’abhorre.
Le front environné d’un rameau de cyprès,
Il voit auprès de lui, poussant de vains regrets,
Les amants malheureux qu’aucun transport n’enflamme
Sonder avec effroi le vuide de leur ame.

Déjà l’Infirmité, les yeux éteints et creux,
Le corps moitié courbé sur un bâton noueux,
A de l’âge caduc hâte le lent outrage,
Et de son doigt d’airain sillonné leur visage.
Ils invoquent la Mort, espoir du malheureux ;
Et la trop lente Mort se refuse à leurs vœux.
Ici, je le vois trop, le bonheur n’est qu’une ombre ;
C’est l’éclair fugitif au sein d’une nuit sombre.
Sybarite, pourquoi ces regrets impuissants ?
Quoi ! les plaisirs passés font les malheurs présents !
Il pouvoit être heureux, répliqua la Sagesse,
Que l’amour de plaisirs eût semé sa jeunesse ;
L’amour est un présent de la Divinité,
L’image de l’excès de sa félicité ;
Il pouvoit en jouir : mais il devoit en sage
Se ménager dès lors des plaisirs de tout âge.
Que lui servent, hélas ! ces regrets superflus ?
L’inutile remords n’est qu’un malheur de plus.
Mais s’il est des instants où, plein de sa tendresse,
Un amant en voudrait éterniser l’ivresse,
En fut-il un jamais où, libre du désir,
L’ambitieux voulût s’arrêter pour jouir ?
La grandeur qu’il obtient toujours porte avec elle
L’impatient espoir d’une grandeur nouvelle.

De cet espoir rempli naît un desir nouveau ;
Et d’espoir en espoir il arrive au tombeau.
À ces mots, entraîné par la main qui me guide,
Je me sens transporté dans une plaine aride.
Là s’élèvent des monts couverts de toutes parts
De débris et de morts confusément épars.
Leur croupe ravagée et leurs superbes faîtes
Sont frappés de la foudre et battus des tempêtes.
Quel effroi me saisit ! quels cris tumultueux !
Par quel espoir guidé sur ces monts orageux
Ce héros tente-il d’escalader leurs cimes ?
Quel est ce roc altier environné d’abymes
Qui sort d’entre ces monts et monte jusqu’aux cieux !
Ô mortel, c’est ici que les ambitieux,
Étouffant le remords et sa voix importune,
Viennent à prix d’honneur conquérir la fortune,
Revêtir leur orgueil de ces biens apparents,
De ces titres pompeux qu’idolâtrent les grands,
De ces bandeaux sacrés, de ce pouvoir suprême,
Fantôme du bonheur, et non le bonheur même.
Au pied de ce rocher, sur ces débris épars,
Tu vois l’ambition porter des yeux hagards.
Ce monstre errant sans cesse aux bords de ces abymes,
Rongé par les chagrins, escorté par les crimes,

Troublé par le présent, rarement y peut voir
L’avenir embelli des rayons de l’espoir ;
La Crainte prévoyante, à travers les ténebres,
Le lui montre éclairé par des lueurs funebres.
Il se hait, il se fuit : souvent, pour le punir,
Le ciel lui rend présents tous les maux à venir.
Ô folle Ambition, poursuivoit la Sagesse,
Déjà gronde sur toi la foudre vengeresse.
Lorsque la Trahison, la Fourbe et les Fureurs
Ont applani pour toi la route des grandeurs,
Au trône où tu t’assieds tu portes les alarmes ;
J’y vois ton voile d’or inondé de tes larmes.
Elle dit ; et j’entends sur ces monts caverneux
L’Ambition pousser des hurlements affreux.
Avec un bruit pareil au long bruit du tonnerre
Ses cris sont répétés aux deux bouts de la terre.
Tous les ambitieux, accourant à sa voix,
Par trois chemins divers s’avancent à-la-fois.
Les premiers, précédés de la pale Épouvante,
Le bras ensanglanté, la tête menaçante,
Marchent en décochant les fleches du trépas.
La Désolation se roule sur leurs pas ;
L’Esclavage les suit traînant ses lourdes chaînes,
Et conjurant la Mort de terminer ses peines.

Cette plaine à tes yeux présente les guerriers
Que la Victoire a ceints de coupables lauriers.
Fléaux du monde entier, ses maux sont leur ouvrage.
Mais quels tristes accents ! quel effroi ! quel ravage !
De palais, de hameaux et de moissons couverts,
Les champs à leur aspect se changent en déserts.
Ici, vois la Terreur, à l’œil fixe, au teint blême,
Qui fuit, s’arrête, écoute, et s’effraie elle-même.
Plus loin, c’est la Fureur, la froide Cruauté ;
Qui de leurs pieds d’airain foulent l’Humanité ;
L’aveugle Désespoir, qui, nourri pour la guerre,
Le bras nu ; l’œil troublé, court, combat, et s’enferre
Vois ces fiers conquérants, ces superbes Romains,
Sous le poids de leur gloire oppresser les humains ;
Vois leurs pas destructeurs marqués par le carnage,
Les remparts enflammés éclairant leur passage,
Les temples de la Paix tombant à leurs regards,
Et les Arts éperdus fuyant de toutes parts.
Tels sont donc les mortels dont la terre en silence
Adore les décrets, révere la puissance !
Par-tout on leur construit des tombeaux fastueux,
D’un pouvoir qui n’est plus monuments orgueilleux ;
On les éleve au ciel, l’univers les admire :
Avec ses destructeurs c’est ainsi qu’il conspire,

Et qu’en déifiant les fureurs des héros
L’homme les encourage à des crimes nouveaux.
Ô toi, d’un faux honneur imprudemment avide,
Qui dans les champs de Mars consacres l’homicide,
Ô mortel, puisses-tu mesurer désormais
L’héroïsme des rois au bonheurs des sujets !
Mais, plus loin, quelle foule, humble en sa contenance,
Par des sentiers obscurs jusqu’à ces monts s’avance,
Et veut, en affectant le mépris des grandeurs,
Par ce mépris lui-même arriver aux honneurs ?
Quel monstre les conduit ? La sombre Hypocrisie,
Aux crimes, à la honte, aux remords endurcie,
Qui se jouant de Dieu feint de le respecter,
Qui dans tous ses forfaits ose encor l’attester,
Pour marcher au pouvoir rampe dans la poussizere,
Et cache son orgueil sous la cendre et la haire.
Des aveugles mortels ce monstre respecté
Regne par l’imposture et la stupidité,
Par la crainte d’un Dieu qu’en secret il blasphème,
Par la crédulité qui s’aveugle elle-même.
Il guide sur ces monts d’autres ambitieux :
Implacable en sa haine, il écarte loin d’eux
La tendre Charité, qui, brûlant d’un saint zele,
Rend aux humains l’amour que les dieux ont pour elle.

De toutes les vertus zélé persécuteur,
La paix est sur son front, la guerre est dans son cœur ;
Avec horreur le ciel et le voit et l’écoute.
Mais détourne la vue, et vois, par cette route,
Sur ce même rocher gravir ce courtisan,
Au plaisir d’un visir caméléon changeant,
Qui, rampant à la cour, dédaigneux à la ville,
Perfide à ses amis, à l’état inutile,
Et fier du joug des rois qu’il porté avec orgueil,
Attend à leur lever son bonheur d’un coup-d’œil.
Que le bonheur souvent est loin du rang suprême !
Vois ce roi sans son faste, et seul avec lui-même :
Le Remords inquiet l’effraie et le poursuit,
S’enferme en ses rideaux, et le ronge en son lit.
Cependant, jusqu’au pied de la roche fatale,
Où gronde le tonnerre, où la Fortune étale
Ces titres, ces honneurs si chers aux préjugés,
Tous les ambitieux s’étoient déjà rangés ;
Prêts à l’escalader ils s’avancent en foule.
La terre sous leurs pas mugit, tremble, s’écroule :
L’un échappe au danger, et gravit sur les monts ;
L’autre tombe englouti sous des gouffres profonds.
Je vois briller l’acier dans ces mains meurtrieres ;
Les Séjans orgueilleux frappés par les Tiberes ;

Les Aarons à leurs pieds renverser les Dathans,
Les Bajazets tomber aux fers des Tamerlans.
Dans mon cœur détrompé tout portoit l’épouvante,
L’effroi glaçoit mes sens, quand de sa main puissante
L’inconstante déesse, un bandeau sur les yeux,
Saisissant au hasard un de ces orgueilleux,
Elle-même le place au plus haut de son trône.
C’est là que sous le dais l’ambitieux s’étonne,
Se plaint d’être à ce terme où son cœur doit sentir
Le malheur imprévu d’exister sans desir.
Eh quoi ! dit-il, frappé de terreurs légitimes,
Consumé de remords allumés par mes crimes,
Entouré d’ennemi prêts à me déchirer,
J’aurai donc tout à perdre, et rien à desirer !
Oui, ces ambitieux à qui l’on rend hommage,
Sages aux yeux du fou, sont fous aux yeux du sage.
Il vous dira qu’un grand n’est rien sans la vertu ;
Que, de quelque splendeur qu’un Dieu l’ait revêtu,
Il n’est à ses regards qu’un léger météore
Qui brille de l’éclat du feu qui le dévore.
Grand, accablé d’ennuis, affaissé sous leur poids,
Tu souffres chaque instant les maux que tu prévois.
Je fuis de tes tourments le spectacle funeste.
Sagesse, arrache-moi d’un lieu que je déteste.

La terre s’ouvre alors, la mer monte et mugit,
L’Ambition s’envole, et le mont s’engloutit.