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Le Boomerang/1

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P. Olendorff (p. 1-20).


CHAPITRE PREMIER.Dans lequel on va voir, attristant spectacle, et sans qu’on aperçoive bien les causes réelles et suffisantes d’un tel désespoir, le jeune porteur d’un des plus vieux noms de France tenter de mettre fin à son existence individuelle et, du même coup, à sa race glorieuse, dernier descendant mâle qu’il est d’une de ces lignées dont on pouvait dire sans crainte de s’entendre taxer d’exagération, qu’on ne voyait qu’elle aux Croisades.


Guillaume de la Renforcerie se sentait triste et même incompris, — ah ! combien triste et incompris, oh que ! — depuis l’instant où Marie-Blanche, la jolie Marie-Blanche Loison, l’avait brusquement quitté par un froid matin de mai.

Le mois de mai avait froid aux pieds, cette année-là, détail météorologique qui n’empêcha point Marie-Blanche Loison de courir à d’autres amours.

Avec qui ?

Pourquoi ?

Comment ?

Ces questions qui font partie de l’ancien droit romain Quid ? Ubi ? Cur ? Quomodo ? Quando ? se posaient à la cervelle de Guillaume, une cervelle de dernier ordre assurément, puisqu’elle ne parvenait pas à résoudre ce problème.

Mais, en cette cervelle d’avant-dernier ordre, — car on ne sait jamais, avec ces diables de cervelles, si elles sont réellement au-dessous de tout, à cause des parois crâniennes qui les protègent contre les avides et pénibles investigations des psychologues et des physiologistes, — en cette cervelle, dans tous les cas, de sous-ordre, après la fugue de Marie-Blanche, de la jolie Marie-Blanche Loison, germa Dieu sait quel projet fatal !

La solution, et c’est bien d’une solution réellement chimique[1] qu’il s’agit, fut, pour notre ami Guillaume, de se dissoudre dans le Grand-Tout.

Manière élégamment scientifique de vous dire que notre ami Guillaume, de la Renforcerie résolut de mettre fin à ses jours — et surtout à ses nuits, que tourmentait, âpre et lancinant, le souvenir de la Chère et de la Chair disparues.

En d’autres termes, comme disent les concierges trimestriellement, il songea à résilier le bail trois, six, neuf renouvelable que la Nature lui avait signé avec l’Existence.

Ne me poussez pas trop, car je me sens prêt à vous établir que l’existence est bel et bien la pipelette de la Nature, notre archigrande propriote.

… Vous ne me poussez pas dans cette voie éminemment philosopharde ?

Non.

Alors je continue, en vous disant tout bêtement que cet imbécile, pour une Marie-Blanche disparue, se décidait à perdre la vie.

Le suicide ! Brrr !

L’Amour, ce roi des dieux et des hommes, qui a la prétention de fabriquer la Vie, se termine souvent par la destruction de cette même vie.

L’Amour ! Encore un gaillard, grognez-vous, qui manque étrangement de logique : on vous en fichera de la logique !

Tout ça, d’ailleurs, n’est pas de votre compétence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, mais quel genre de suicide ?

Guillaume de la Renforcerie, inventoriait son porte-monnaie plat, afin d’y trouver le prix d’un revolver.

C’est hors de prix, les revolvers : il y en a, parbleu ! de pas trop chers, mais ils ratent.

L’exigu porte-monnaie du désespéré ne contenait pas la somme indispensable à l’achat de divers instruments : fusil, espingole, yatagan, cimeterre, stylet ou navaja, capables de déterminer en lui le traumatisme fatal.

Même pas le prix d’un boisseau de charbon, ni celui d’une corde, d’une corde, bien entendu, digne de ce nom (les bonnes cordes à pendre se fabriquent à Londres, vous voyez d’ici quels prix, étant payés le fret et la douane[2], elles peuvent atteindre).

Non, le porte-monnaie de Guillaume, ne contenait pas de telles sommes, d’autant plus — j’aime mieux vous le dire tout de suite, — que Guillaume de la Renforcerie, jeune homme affranchi de tout principe bourgeois, ne possédait pas l’ombre du plus mince porte-monnaie.

Restait pour lui, la seule ressource des suicides gratis. Tramways ardents et furieux, automobiles égarées, chemins de fer ; cela est bon pour des gens combattifs dans le genre de Don Quichotte, qui n’hésitait pas à se colleter avec tous les moulins à vent de son pays, sport aujourd’hui risible.

Guillaume de la Renforcerie passa en revue, parmi les suicides, la descente rapide, verticale et aérienne du haut de la colonne Vendôme ou de la tour Eiffel, mais l’accès de cette dernière n’est pas gratuit et l’ascension de la colonne est désormais interdite.

Restait le pont des buttes Chaumont, du haut duquel on peut passer rapidement dans le Nirvana des Boudhistes par un simple enjambement. Guillaume, poète à ses heures dans le genre classique, se refusa à accepter l’enjambement, quoique… enfin… des fois…

Il n’y avait donc que la Seine, la bonne baignade finale.

Un temps superbe[3] ; je ne sais plus combien de degrés au-dessus de zéro.

Et pas de vent.

Guillaume alluma sa cigarette, la dernière ! dans un bureau de tabac dont la caissière lui parut séduisante au possible, avec un de ces petits airs aguicheurs comme il s’en rencontre fréquemment au sein des débits. Inébranlable dans sa résolution, Guillaume descendit vers le grand fleuve parisien que le Sahara nous envie. Il arriva lentement au Pont-Neuf, salua poliment Henri IV — son aïeul peut-être, sait-on jamais, avec ce vert-galant ? et descendit sur le quai.

Là, il avisa un pêcheur à la ligne, qui, coiffé d’un vaste feutre, somnolait en regardant son bouchon de liège qui frétillait dans les remous.

Le spectacle de cet homme paisible, en proie à l’ardente passion de la pêche, intéressa notre pauvre ami.

Avant d’aller répandre son moi dans le liquide de la Seine il éprouva la légitime curiosité de savoir avec quels genres de poissons il allait bientôt entrer en contact.

Il s’assit donc sur le quai auprès du pêcheur à la ligne.

Et il attendit.

Il attendit longtemps : cinq minutes, un quart d’heure, une demi-heure (j’abrège) puis une heure, enfin une heure un quart.

L’homme au feutre ne bougeait pas, sa main droite tenait le roseau immobile, le fil formait avec le niveau de l’eau un angle dans les 40 à 45 degrés.

Le bouchon seul frétillait.

Le visage de l’homme continuait à se dissimuler sous le feutre à larges bords.

Il semblait corpulent, l’homme, et dans toute la force de l’âge.

Une houppelande d’une étoffe passée de mode l’enveloppait.

Un vaste panier affreusement vide, un immense panier se tenait près de lui.

Citons également une boîte d’asticots et un de ces vastes couteaux moyennant lesquels on vide le poisson, quand le cas s’en présente.

Guillaume s’intéressait à cet individu qui lui semblait privé de mouvement, ainsi que le sont les cariatides des monuments et les statues de la place de la Concorde et autres objets d’art dus au ciseau de nos plus grands artistes.

Pendant son heure et demie d’attente, car il s’est bien passé un quart d’heure depuis notre dernier chronométrage, Guillaume, peu à peu, se ressaisissait, reprenait goût à la vie.

Le problème insoluble que lui offrait cet être immobile charmait déjà son esprit de poète investigateur et symboliste (quoique classique) ; il y avait en lui l’âme d’un ancien reporter qui aurait quelques tendances à faire un peu de police pour égayer ses loisirs.

Or, précisément parce que son existence s’était écoulée regrettons-le, pour la plus grande partie, dans l’inaction, Guillaume ne s’était jamais connu de loisirs réels excepté à cette heure suprême, où, avant de mourir… il avait tout le temps.

À force d’investiguer, il remarqua qu’un journal froissé gisait dans le fond du panier vide.

Ce journal n’était pas un journal français, ni anglais, ni espagnol, ni belge, ni suburbain, ni italien, ni allemand, ni russe.

Guillaume cherchait vainement à quelle langue ressortissait l’écriture imprimée qui jonchait le panier vide.

Du japonais ?

Il le crut un instant ; puis, par un effort de sa cervelle qui, quoique d’avant-dernier ordre, possédait encore quelques notions ethnologiques, il aboutit à cette conclusion que ce journal était un journal néerlandais, ou, pour parler comme dans le temps, une gazette de Hollande. Et il reconnut cette chose à un détail insignifiant peut-être pour un esprit superficiel, mais capital aux yeux du véritable investigateur.

Sur ce que nous autres, avisés publicistes, nous appelons la manchette, Guillaume avait déchiffré ce vocable : « Amsterdam ! ».

Par suite d’une rare mémoire que l’exercice de la versification avait accrue, Guillaume se souvint que, tout petit, tout petit, on lui avait appris la géographie européenne et qu’Amsterdam était une ville de la Hollande.

D’une association d’idées fort naturelles et sans hésiter, il conclut — oh ! mon Dieu, c’est bien simple — que ce pêcheur à la ligne était un marchand de fromages de Hollande.

On nomme aussi ces fromages de Hollande « tête de mort », appellation qui, parfois, chez les âmes timorées, rafraîchit la vieille gaieté de nos desserts.

Dans son état comateux de suicidable (il y a des suicidables comme il y a des contribuables[4] ; c’est d’ailleurs un peu la même chose à bien réfléchir) il trouvait assez piquante cette rencontre d’un probable marchand de « têtes de mort » au moment où lui-même s’apprêtait… mais n’insistons pas sur ce point macabre et douloureux.

Antithèse comme on en trouve n’importe où, sous le pas d’un cheval, par exemple, l’idée de cette « tête de mort » qui essayait de pêcher à la ligne des poissons dans la Seine, remit une gaieté de bon aloi dans le cœur de Guillaume.

Mais il n’est de si belle contemplation qui ne doive prendre terme, surtout quand on est forcé d’exécuter un plongeon suprême.

À un moment donné… — vous remarquerez que les moments sont toujours donnés ; c’est curieux, on ne les prête pas[5], on les donne… — se levant :

— Monsieur, s’adressa d’une voix forte Guillaume de la Renforcerie à la « Tête de Mort », monsieur, veuillez déranger votre système piscatoire, car je vais me jeter à l’eau.

L’homme au feutre, sans que son bras droit bougeât d’un centimètre, ni sa gaule, ni son fil, ni son bouchon, tourna lentement sa large face basanée de Hollandais.

Cette face basanée était poilue ; un nez flamboyait au centre, et, du coin de la bouche, une pipe énorme émergeait. Mais c’était une pipe éteinte, peut-être même une pipe vide.

Les yeux de la « Tête de mort », des yeux bleu-faïence, regardèrent Guillaume en chien de même substance.

Puis toujours lentement, cette face se retourna vers le fleuve.

Guillaume n’aperçut plus que la coiffe et les ailes de l’immense feutre noir, semblable à un parapluie.

Le tout redevenait immobile dans le silence.

Un silence religieux !

Quel silence !

Grâce à un peu de finesse dans l’ouïe, on eût pu percevoir, venant de là-bas, du palais Mazarin, le bruit léger que produit la mouture du dictionnaire de l’Académie sur nos vieilles et glorieuses syllabes nationales.

Guillaume commençait à perdre patience.

Alors, au lieu de prendre, comme il venait de le faire, une voix forte et basse pour convaincre cet obstiné pêcheur, il emprunta un ton suraigu et glapit :

— Monsieur, vous dis-je, écartez vos engins capteurs de poisson, et laissez-moi la place libre, afin que je me noie.

Le feutre se tourna de nouveau d’une façon automatique vers notre jeune désespéré.

Le visage basané, les yeux bleu-faïence, la barbe, la pipe éteinte, peut-être même vide, tout, Guillaume revit tout.

Et, de ce spectacle, une voix sortit, agrémentée d’un accent étranger sur lequel nous aurons à revenir plus tard.

— Fous… brenez le pipe tout te suite, et pourrez-le… Le tapac est tans le poche te troite.

Obéissant, médusé, Guillaume prit le pipe… pardon, la pipe[6]. Et le visage de l’étranger se tourna vers le fleuve de nouveau.

Et Guillaume, dans une sorte d’inconscience tragique, étant donné son désir absurde de se plonger dans la Seine puante, plongea sa main dans la poche du présumé et très présumable Hollandais, et en tira du tabac…

Ce tabac était enveloppé dans un billet de mille francs.

Mais ce billet de mille francs n’était pas un vrai billet de mille francs.

Hâtons-nous de dire que ce n’était pas non plus un vulgaire et nauséabond billet de la sainte-Farce.

Non. C’était un billet hollandais[7] de cinquante florins[8].

N’essayons même pas de dépeindre la stupeur de notre ami Guillaume, à ce spectacle.

Sidéré, extraordinarisé, palpitant, il bourra la pipe de l’étranger, une énorme pipe de faïence, pourvue d’un couvercle d’argent finement ouvragé.

Comme il remettait le tabac et sa fastueuse enveloppe de papier-soie dans la poche de droite, l’homme tourna de nouveau vers Guillaume son visage et dit :

— Maintenant, tonne.

Il ouvrit une bouche et montra des dents redoutables qui happèrent le tuyau avec la gaie morsure du joyeux crocodile.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On parle toujours, en effet, des larmes du crocodile ; le temps est venu de proclamer la gaieté, parfois indécente, l’irrésistible jovialité de ce saurien qui, d’habitude, ne fume que le Nil.

Notre étranger possédait, sous des sourcils touffus et une paupière plissée comme un vieil éventail, un regard — nous avons plus haut signalé ce détail — bleu, où scintillait un rire de brave et sans façon bongarçonnisme.

— As-tu tes allumettes ? demanda-t-il toujours avec le même accent[9].

Guillaume, qui avait songé à s’empoisonner par le phosphore, possédait une boîte d’allumettes.

Insuffisantes à donner la mort, ces allumettes, amorphes et anciennement suédoises, étaient susceptibles d’allumer une pipe.

Ainsi fut fait : Guillaume appliqua l’enflammé bout de bois sur le fourneau de faïence, la bouche du joyeux Crocodile hollandais fit quelques aspirations, pfeu, pfeu, pfeu, et voilà notre pipe allumée !

Alors, derechef :

— Voulez-vous, monsieur, écarter votre ligne, pour que je me précipite dans ce fleuve boueux et que j’y trouve l’oubli définitif ?

Le Crocodile, ex-Tête-de-Mort, se leva d’un bond, jeta sa ligne sur le sol, et, interposant sa carrure gigantesque entre le fleuve et Guillaume, déclara :

— Ne tis tonc pas te pêtises, je suis le Profitence. Fiens técheuner afeck moi.

  1. Ou pour serrer de plus près la vérité physique, car la dissolution d’un corps dans un autre est un phénomène d’ordre physique.
  2. Sans compter l’octroi de Paris.
  3. Quel drôle de mois de mai cette année ! Hier on grelottait dans ses fourrures ; aujourd’hui on se croirait au mois de juillet.
  4. Et des ministrables, et des académisables, etc., etc.
  5. Et l’on fait bien de ne pas les prêter, car c’est effrayant ce qu’il s’en perd.
  6. C’est remarquable comme on contracte vite les mauvaises habitudes du langage.
  7. Rien de tel comme le papier-monnaie néerlandais pour conserver frais le tabac à fumer. Ce tabac se conserve d’autant plus frais que la valeur du billet est plus considérable. Je ne me chargerai pas d’expliquer ce phénomène, je le constate, ce qui est déjà bien joli. Tous les Hollandais des classes aisées connaissent cette particularité et ceux aussi des classes nécessiteuses, ces dernières remplacent alors ledit billet de banque par une blague en vessie de cochon, bien supérieure, selon moi, pour cet usage.
  8. Le florin d’or hollandais correspond sensiblement à 20 fr. 85 de notre monnaie. On voit donc qu’en assimilant ce bank-note à un billet de mille francs français, nous n’exagérions nullement, au contraire.
  9. Le même accent ! Réflexion plutôt saugrenue de l’auteur.