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Le Boomerang/9

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P. Olendorff (p. 137-146).


CHAPITRE NEUVIÈME.Dans lequel l’auteur examine, d’ailleurs, assez superficiellement l’état d’âme des héros — ironie des mots ! — de ce roman, hélas ! trop véridique et se passant de nos jours. (Seuls les noms propres ont été changés, à cause d’honorables familles qui seraient peu flattées de voir leur patronymie vautrée au sein de tant de turpitudes.)


Quand, le lendemain matin, les personnages qui avaient assisté à la scène nocturne dont il vient d’être longuement question, se réveillèrent la tête lourde et les pensers confus, il faisait grand jour, d’autant plus grand jour que le bleu matin[1] faisait pâlir les étoiles à l’instant où ils s’étaient décidés à se séparer.

Les passants doués d’une observativité superficielle purent croire que c’était tout simplement des messieurs qui venaient de se lever.

Quelques heures de sommeil avaient rendu à Berg-op-Zoom sa pleine confiance. Cette Marie-Blanche Loison lui apparaissait comme une proie aussi facile que — il l’espérait, du moins — délicieuse.

Elle avait trompé déjà Guillaume pour Le Briquetier, elle tromperait Le Briquetier pour Berg-op-Zoom. Est-ce que la chose pouvait faire le moindre doute ?

Les jeunes Hollandais des classes aisées sont tous élevés dans cette conviction qu’à Paris, il suffit de se livrer à des démarches courtoises, mais insignifiantes, pour obtenir des dames leurs dernières faveurs.

Confiance touchante, mais bien souvent incouronnée de succès.

Népomucène Le Briquetier, d’autre part, se sentait également rassuré sur l’issue de ce match.

Si bien tranquille, qu’il jugeait superflu de mettre Marie-Blanche au courant.

Et puis serait-ce bien correct ?

Cette clause n’avait pas été stipulée, il est vrai, mais un vrai gentleman ne connaît que les lois de l’honneur, surtout, ainsi que cela lui semblait en être le cas, quand les lois de l’honneur ne viennent pas se mettre en travers de certains intérêts matériels.

En outre, Le Briquetier n’avait qu’à se contempler dans la glace qui décorait son armoire de pitchpin, pour être plus sûr encore de son affaire, en comparant son visage jeune et brillant, à la peau jaunâtre et tannée de son adversaire.

De plus, il avait l’avantage du « terrain déjà acquis ». Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

Et il le connaissait, le terrain de manœuvres.

Dans les coins, oserai-je ajouter.

Donc, il concluait à une victoire aisée et apercevait, au bout de la quinzaine d’épreuves, une somme de vingt-cinq louis honorablement gagnée en un pari, et le pari étant essentiellement œuvre de galant homme, il sentait que cette somme lui servirait, sans remords, à redorer un crédit, hélas ! bien fraîchissant.

Non pas qu’il songeât à régler le moindre arriéré, mais pour un garçon intelligent et débrouillard, loti de vingt-cinq louis réels, c’est un simple jeu d’enfants que de recontracter 2 ou 3.000 francs de dettes nouvelles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si nous nous occupions un peu de notre vieux camarade Guillaume de la Renforcerie.

Dans un réveil amer et céphalalgique, de sombres pensées agitèrent son âme tendre.

Tour à tour, il songeait quelle vengeance ce serait si Marie-Blanche Loison faisait perdre son pari à Le Briquetier.

D’autre part, combien son patriotisme montmartrois en souffrirait.

Ah ! que Marie-Blanche Loison pût l’avoir abandonné brusquement, pour l’ancien guide-rope de Népomucène ! C’était dur, certes, mais admissible, excusable, logique même.

Cette pauvre oie s’était si facilement persuadée que son nouvel ami allait lui faire remplacer Mlle Brandès à la Comédie-Française !

Et puis, ça ne serait pas de la famille… de la grande famille française.

Cependant, si Le Briquetier triomphait, il ne pouvait se défendre d’en concevoir une amertume, dam ! assez compréhensible : mettez-vous à sa place.

Il se perdait en divagations psychologiques, et sa tête lui semblait plus lourde qu’un tombereau plein.

Cette sensation, qui n’était pas seulement intra-cranienne, mais avait gagné le cuir lui-même, lui causait un tel mal aux cheveux, qu’avant de poursuivre des raisonnements jusqu’à la limite où l’infini commence, il s’avisa que l’eau de seltz mélangée à un vin blanc-curaçao s’imposait.

Le curaçao, il tint à l’ajouter au vin blanc pour faire honneur à son sauveteur d’hier, le sympathique Berg-op-Zoom.

Le Hollandais, voyant son jeune ami honorer de la sorte la boisson de son pays, n’hésita pas à lui rendre courtoisement la réciprocité en se taillant une royale absinthe en pleine purée vert-bouteille.

C’était là sa façon de montrer qu’il n’est pas difficile de s’assimiler les mœurs françaises, et c’était aussi sa façon d’entamer la lutte contre Le Briquetier.

— Je prendrai, semblait dire son masque impassible, je prendrai l’absinthe d’abord, la femme ensuite.

C’était la veillée des armes. On flamba les épées. Berg-op-Zoom se flambait le corps.

Mais quand il se dirigea vers le lieu de combat, l’hôtel de la Cloche-de-Bois, Guillaume se sentit faiblir et l’accompagna seulement jusqu’au coin de la rue.

Il vit le corsaire audacieux passer la porte du champ-clos, poussa un gros soupir, et s’en alla le long des avenues, chercher des rimes adéquates à son état psychologique.

Il n’en trouva pas d’ailleurs.

Quant aux autres témoins de la scène initiale de ce drame, plaignons-les d’avoir ainsi réduit une pauvre jeune femme à l’état d’enjeu, comme l’auraient pu faire des hommes du moyen âge, époque de ténèbres, mais indigne tournoi que n’auraient pas dû accepter les galants chevaliers modernes contemporains de ces Apaches délicieux et dignes de l’Iliade qui se pourfendent la physionomie pour leurs belles au Casque d’Or.

Cette page marquera d’une tache de boue l’histoire de l’Association amicale des Anciens Élèves chassés des Lycées de Paris.


  1. Les poètes ne sont pas d’accord sur la couleur du matin. Les étoiles pâlissent-elles vraiment à la lueur du bleu matin, ou si l’aurore possède des doigts de rose ? Point qu’il serait intéressant de fixer.