Le Bossu/I/II/5

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Le Bossu — 2e partie
A. Dürr (p. 25-44).
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V

— Où est expliquée l’absence de Faënza et de Saldagne. —


La distribution était faite. Nocé combinait son costume pour monter le lendemain dans les carrosses du roi. Oriol, gentilhomme depuis cinq minutes, cherchait déjà quels ancêtres il avait bien pu avoir au temps de saint Louis. Tout le monde était content.

M. de Gonzague n’avait certes point perdu sa peine au petit lever de Sa Majesté.

— Cousin, dit pourtant le petit marquis, je ne te tiens pas quitte, malgré le magnifique cadeau que tu viens de me faire.

— Que te faut-il encore ?

— Je ne sais si c’est à cause des Feuillantines et de mademoiselle de Clermont, mais Bois-Rosé m’a refusé obstinément une invitation pour la fête de ce soir au Palais-Royal. Il m’a dit que toutes les cédules étaient distribuées.

— Je crois bien ! s’écria Oriol, elles faisaient dix louis rue Quincampoix ce matin. Bois-Rosé a dû gagner là-dessus cinq ou six cent mille livres.

— Dont moitié pour ce bon abbé Dubois, son maître !

— J’en ai vu vendre une cinquante louis, ajouta Albret.

— On n’a pas voulu m’en donner à soixante ! enchérit Taranne.

— On se les arrache.

— À l’heure qu’il est, elles n’ont plus de prix.

— C’est que la fête sera splendide, messieurs, dit Gonzague : tous ceux qui seront là auront leur brevet de fortune ou de noblesse… Je ne pense pas qu’il soit entré dans la pensée de M. le régent de livrer ces cédules à la spéculation. Mais ceci est le petit malheur des temps… et, sur ma foi ! je ne vois point de mal à ce que Bois-Rosé ou l’abbé fassent leurs affaires avec cela.

— Dussent les salons du régent, fit observer Chaverny, s’emplir cette nuit de courtiers et de trafiquants !

— C’est la noblesse de demain, répliqua Gonzague ; le mouvement est là !

Chaverny frappa sur l’épaule d’Oriol.

— Toi qui es d’aujourd’hui, dit-il, comme tu les regarderas par-dessus l’épaule, ces gens de demain !

Il nous faut bien dire un mot de cette fête.

C’était l’Écossais Law qui en avait eu l’idée, et c’était aussi l’Écossais Law qui en faisait les frais énormes.

Ce devait être le triomphe symbolique du système, comme on disait alors, la constatation officielle et bruyante de la victoire du crédit sur les espèces monnayées.

Pour que cette ovation eût plus de solennité, Law avait obtenu que Philippe d’Orléans lui prêtât les salons et les jardins du Palais-Royal.

Bien plus, les invitations étaient faites au nom du régent, et, pour ce seul fait, le triomphe du dieu Papier devenait une fête nationale.

Law avait mis, dit-on, des sommes folles à la disposition de la maison du régent, pour que rien ne manquât au prestige de ces réjouissances. Tout ce que la prodigalité la plus large peut produire en fait de merveilles devait éblouir les yeux des invités.

On parlait surtout du feu d’artifice et du ballet.

Le feu d’artifice, commandé au cavalier Gioja, devait représenter le palais gigantesque bâti en projet par Law sur les bords du Mississipi. Le monde, on le savait bien, ne devait plus avoir qu’une merveille : c’était ce palais de marbre, orné de tout l’or inutile que le crédit vainqueur jetait hors de la circulation.

Un palais grand comme une ville où seraient prodiguées toutes les richesses métalliques du globe !

L’argent et l’or n’étaient plus bons qu’à cela.

Le ballet, œuvre allégorique dans le goût du temps, devait encore représenter le crédit personnifiant le bon ange de la France et la plaçant à la tête des nations.

Plus de famines, plus de misère, plus de guerres !

Le crédit, cet autre messie envoyé par Dieu clément, allait étendre au globe entier les délices reconquises du paradis terrestre.

Après la fête de cette nuit, le crédit déifié n’avait plus besoin que d’un temple.

Les pontifes existaient d’avance.

M. le régent avait fixé à trois mille le nombre des entrées. Dubois tierça sous mains le compte ; Bois-Rosé, maître des cérémonies, le doubla en tapinois.

À ces époques où règne la contagion de l’agio, l’agio se fourre partout, rien n’échappe à son envahissante influence.

De même que vous voyez, dans les bas quartiers du négoce, les petits enfants marchant à peine trafiquer déjà de leurs jouets, et faire l’article en bégayant, sur un pain d’épice entamé, sur un cerf-volant en lambeaux, sur une demi-douzaine de billes ; de même, quand la fièvre de spéculer prend un peuple, les grands enfants se mettent à survendre tout ce qu’on recherche, tout ce qui a vogue : les cartes du restaurant à la mode, les stalles du théâtre heureux, les chaises de l’Église encombrée.

Si le pain est rare, on fait les miches à prime ; si c’est le vin, on fait monter le campêche.

Et ces choses ont lieu tout uniment, sans que personne s’en formalise.

Ceux qui pourraient se plaindre ont en général la voix trop faible et parlent de trop bas.

Ceux qui ont une tribune ne peuvent crier tant ils ont la bouche pleine.

Mon Dieu, M. de Gonzague pensait comme tout le monde en disant : « Il n’y a point de mal à ce que Bois-Rosé gagne cinq ou six cent mille livres avec cela ! »

— Il me semble avoir entendu dire à Peyrolles, reprit-il en atteignant son portefeuille, qu’on lui a offert deux ou trois mille louis du paquet de cédules que Son Altesse a bien voulu m’envoyer… mais fi donc !… je les ai gardées pour mes amis.

Il y eut un long bravo. Plusieurs de ces messieurs avaient déjà des cartes dans leurs poches ; mais abondance de cartes ne nuit pas, quand elles valent cent pistoles la pièce.

On n’était vraiment pas plus aimable que ce M. de Gonzague ce matin !

Il ouvrit son portefeuille, et jeta sur la table un gros paquet de lettres roses, ornées de ravissantes vignettes qui toutes représentaient, parmi des Amours entrelacés et des fouillis de fleurs, le Crédit, le grand Crédit, tenant à la main une corne d’abondance.

On fit le partage. Chacun en prit pour soi et ses amis, sauf le petit marquis, qui était encore un peu gentilhomme, et ne revendait point ce qu’on lui donnait.

Le noble Oriol avait, à ce qu’il paraît, un nombre considérable d’amis, car il emplit ses poches.

Gonzague les regardait faire.

Son œil rencontra celui de Chaverny, et tous deux se prirent à rire.

Si quelqu’un de ces messieurs croyait prendre Gonzague pour dupe, celui-là se trompait ; Gonzague avait son idée : il était plus fort dans son petit doigt qu’une douzaine d’Oriol multipliées par un demi-cent de Gironne ou de Montaubert.

— Veuillez, messieurs, dit-il, laisser deux de ces cartes pour Faënza et pour Saldagne… Je m’étonne, en vérité, de ne les point voir ici.

Il était sans exemple que Faënza et Saldagne eussent manqué à l’appel.

— Je suis heureux, reprit Gonzague, pendant qu’avait lieu la curée d’invitations cotées rue Quincampoix, je suis heureux d’avoir pu faire encore pour vous cette bagatelle… Souvenez-vous bien de ceci… Partout où je passerai, vous passerez. Vous êtes autour de moi un bataillon sacré : votre intérêt est de me suivre, mon intérêt est de vous tenir toujours la tête au-dessus de la foule.

Il n’y avait plus sur la table que les deux lettres de Saldagne et de Faënza. On se remit à écouter le maître attentivement et respectueusement.

— Je n’ai plus qu’une chose à vous dire, acheva Gonzague : des événements vont avoir lieu sous peu qui seront pour vous des énigmes. Ne cherchez jamais, — je ne demande point ceci, je l’exige, — ne cherchez jamais les raisons de ma conduite ; prenez seulement le mot d’ordre, et faites… Si la route est longue et difficile, peu vous importe, puisque je vous affirme sur mon honneur que la fortune est au bout.

— Nous vous suivrons ! s’écria Navailles.

— Tous, tant que nous sommes ! ajouta Gironne.

Et Oriol, rond comme un ballon, conclut avec un geste chevaleresque :

— Fût-ce en enfer !

— La peste ! cousin, fit Chaverny entre haut et bas, les chauds amis que nous avons là !… Je voudrais gager que…

Un cri de surprise et d’admiration l’interrompit.

Lui-même resta bouche béante à regarder une jeune fille d’une admirable beauté qui venait de se montrer étourdiment au seuil de la chambre à coucher de Gonzague.

Évidemment, elle n’avait point cru trouver là si nombreuse compagnie.

Comme elle franchissait le seuil, son visage tout jeune, tout brillant d’espiègle gaieté, avait un pétillant sourire. À la vue des compagnons de Gonzague, elle s’arrêta, rabattit vivement son voile de dentelle, épaissi par la broderie, et resta immobile comme une charmante statue.

Chaverny la dévorait des yeux. Les autres avaient toutes les peines du monde à réprimer leurs regards curieux.

Gonzague, qui d’abord avait fait un mouvement, se remit aussitôt et alla droit à la nouvelle venue.

Il prit sa main, qu’il porta vers ses lèvres avec plus de respect encore que de galanterie.

La jeune fille resta muette.

— C’est la belle recluse ! murmura Chaverny.

— L’Espagnole !… ajouta Navailles.

— Celle pour qui M. le prince tient close sa petite maison derrière Saint-Magloire !

Et ils admiraient, en connaisseurs qu’ils étaient, cette taille souple, amoureuse et noble à la fois, ce bas de jambe adorable, attaché à un pied de fée, cette splendide couronne de cheveux abondants, soyeux et plus noirs que le jais.

C’était tout ce qu’ils pouvaient voir.

L’inconnue portait une toilette de ville dont la richesse simple sentait la grande dame. Elle la portait bien.

— Messieurs, dit le prince, vous deviez voir aujourd’hui même cette jeune et chère enfant, car elle m’est chère à plus d’un titre ; et je le proclame, je ne comptais point que ce serait si-tôt. Je ne me donne point l’honneur de vous présenter à elle en ce moment ; il n’est pas temps. Attendez-moi ici, je vous prie. Tout à l’heure, nous aurons besoin de vous.

Il prit la main de la jeune fille, après l’avoir baisée de nouveau, et la fit entrer dans son appartement, dont la porte se referma sur eux.

Vous eussiez vu aussitôt tous les visages changer, sauf celui du petit marquis de Chaverny, qui resta impertinent comme devant.

Le maître n’était plus là ; tous ces écoliers barbus avaient vacances.

— À la bonne heure ! s’écria Gironne.

— Ne nous gênons pas ! fit Montaubert.

— Messieurs, reprit Nocé, le feu roi fit une sortie semblable de madame de Montespan, devant toute la cour assemblée… Choisy, c’est ton vénérable oncle qui raconte cela dans ses mémoires. Monseigneur de Paris était présent, le chancelier, les princes, trois cardinaux et deux abbesses, sans compter le père Letellier. Le roi et sa comtesse devaient échanger solennement leurs adieux pour rentrer, chacun de son côté, dans le giron de la vertu. Mais pas du tout : madame de Montespan pleura ; Louis le Grand larmoya, puis tous deux tirèrent leur révérence à l’austère assemblée, et de cette aventure naquit mademoiselle de Blois, qui est maintenant madame la duchesse d’Orléans.

— Qu’elle est belle ! dit Chaverny tout rêveur.

— Ah çà ! fit Oriol, savez-vous une idée qui me vient ? Cette assemblée de famille… si c’était pour un divorce !

On se récria d’abord, puis chacun convint que la chose n’était pas impossible.

Personne n’ignorait la profonde séparation qui existait entre le prince de Gonzague et sa femme.

— Ce diable d’homme est fin comme l’ambre, reprit Taranne, il est capable de laisser la femme et de garder la dot !

— Et c’est là-dessus, ajouta Gironne, que nous allons donner nos votes.

— Qu’en dis-tu, toi, Chaverny ? demanda le gros Oriol.

— Je dis, répliqua le petit marquis, que vous seriez des infâmes, si vous n’étiez des sots…

— De par Dieu ! petit cousin, s’écria Nocé, tu es à l’âge où l’on corrige les mauvaises habitudes ; j’ai envie…

Là ! là ! s’interposa le paisible Oriol.

Chaverny n’avait même pas regardé Nocé.

— Qu’elle est belle ! fit-il une seconde fois.

— Chaverny est amoureux ! s’écria-t-on de toutes parts.

— C’est pourquoi je lui pardonne, ajouta Nocé.

— Mais, en somme, demanda Gironne, que sait-on sur cette jeune fille ?

— Rien, répondit Navailles, sinon que M. de Gonzague la cache soigneusement, et que Peyrolles est l’eunuque chargé d’obéir aux caprices de cette belle personne.

— Peyrolles n’a pas parlé ?

— Peyrolles ne parle jamais.

— C’est pour cela qu’on le garde.

— Elle doit être à Paris, reprit Nocé, depuis une ou deux semaines tout au plus ; car, le mois passé, la Nivelle était reine et maîtresse dans la petite maison de M. le prince.

— Depuis lors, ajouta Oriol, nous n’avons pas soupé une seule fois à la petite maison.

— Il y a une manière de corps de garde dans le jardin, dit Montaubert ; les chefs de poste sont tantôt Faënza, tantôt Saldagne.

— Mystère ! mystère !

— Prenons patience… Nous allons savoir cela aujourd’hui… Holà ! Chaverny !

Le petit marquis tressaillit comme si on l’eût éveillé en sursaut.

— Chaverny, tu rêves !…

— Chaverny, tu es muet !

— Chaverny, parle ! parle, quand même ce serait pour nous dire des injures !

Le petit marquis appuya son menton contre sa main blanchette.

— Messieurs, dit-il, vous vous damnez tous les jours trois ou quatre fois pour quelques chiffons de banque… Moi, pour cette belle fille-là, je me damnerais une fois, voilà tout.

En quittant Cocardasse junior et Amable Passepoil, installés commodément à l’office devant un copieux repas, M. de Peyrolles était sorti de l’hôtel par la porte du jardin. Il prit la rue Saint-Denis, et, passant derrière l’église Saint-Magloire, il s’arrêta devant la porte d’un autre jardin dont les murs disparaissaient presque sous les branches énormes et pendantes d’une allée de vieux ormes.

M. de Peyrolles avait dans la poche de son beau pourpoint la clef de cette porte.

Il entra. Le jardin était solitaire. On voyait, au bout d’une allée en berceau, ombreuse jusqu’au mystère, un pavillon tout neuf, bâti dans le style grec, et dont le péristyle s’entourait de statues.

Un bijou que ce pavillon ! la dernière œuvre de l’architecte Oppenort !

M. de Peyrolles s’engagea dans la sombre allée et gagna le pavillon.

Dans le vestibule étaient plusieurs valets en livrée.

— Où est Saldagne ? demanda Peyrolles.

On n’avait point vu M. le baron de Saldagne depuis la veille.

— Et Faënza ?

Même réponse que pour Saldagne.

La maigre figure de l’intendant prit une expression d’inquiétude.

— Que veut dire ceci ? pensa-t-il.

Sans interroger autrement les valets, il demanda si mademoiselle était visible.

Il y eut un va-et-vient de domestiques. On entendit la voix de la première camériste. Mademoiselle attendait M. de Peyrolles dans son boudoir.

— Je n’ai pas dormi ! s’écria-t-elle dès qu’elle l’aperçut, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit !… Je ne veux plus demeurer dans cette maison !… La ruelle qui est de l’autre côté du mur est un coupe-gorge.

C’était la jeune fille admirablement belle que nous avons vue entrer tout à l’heure chez M. de Gonzague. Sans faire tort à sa toilette, elle était plus charmante encore, s’il est possible, dans son déshabillé du matin. Son peignoir blanc flottant laissait deviner les perfections de sa taille, légère et robuste à la fois ; ses beaux grands cheveux noirs dénoués tombaient à flots abondants sur ses épaules, et ses petits pieds nus jouaient dans des mules de satin.

Pour approcher de si près et sans danger pareille enchanteresse, il fallait être de marbre.

M. de Peyrolles avait toutes les qualités de l’emploi de confiance qu’il remplissait auprès de son maître.

Il eût disputé le prix de l’impassibilité à Mesrour, chef des eunuques noirs du calife Haroun-el-Reschild.

Au lieu d’admirer les charmes de sa belle compagne, il lui dit :

— Dona Cruz, M. le prince désire vous voir à son hôtel ce matin.

— Miracle ! s’écria la jeune fille ; moi sortir de ma prison ! moi traverser la rue ! moi, moi ! Êtes-vous bien sûr de ne pas rêver debout, monsieur de Peyrolles ?

Elle le regarda en face, puis elle éclata de rire, en exécutant très-remarquablement une pirouette double.

L’intendant ajouta sans sourciller :

— Pour vous rendre à l’hôtel ; M. le prince désire que vous fassiez toilette.

— Moi ! se récria encore la jeune fille, faire toilette ! santa Virgen ! je ne crois pas un mot de ce que vous me dites.

— Je parle pourtant très-sérieusement, dona Cruz ; dans une heure, il faut que vous soyez prête.

Dona Cruz se regarda dans une glace et se rit au nez.

Puis, pétulante comme la poudre :

— Angélique ! Justine ! madame Langlois ! Sont-elles lentes, ces Françaises ! fit-elle en colère de ne les point voir arriver avant d’avoir été appelées. Madame Langlois, Justine, Angélique !

— Il faut le temps…, voulut dire le flegmatique factotum.

— Vous, allez-vous-en ! s’écria dona Cruz ; vous avez fait votre commission… J’irai.

— C’est moi qui vous conduirai, rectifia Peyrolles.

— Oh ! l’ennui ! santa Maria ! soupira dona Cruz ; si vous saviez comme je voudrais voir une autre figure que la vôtre, mon bon monsieur de Peyrolles !

Madame Langlois, Angélique et Justine, trois chambrières parisiennes, entrèrent ensemble à ce moment. Dona Cruz ne songeait déjà plus à elles.

— Je ne veux pas, dit-elle, que ces deux hommes restent la nuit dans ma maison, ils me font peur.

Il s’agissait de Faënza et de Saldagne.

— C’est la volonté de monseigneur, répliqua l’intendant.

— Suis-je esclave ? s’écria la pétulante enfant, déjà rouge de colère ; ai-je demandé à venir ici ? Si je suis prisonnière, c’est bien le moins que je puisse choisir mes geôliers ! Dites-moi que je ne reverrai plus ces deux hommes ou je n’irai pas à l’hôtel…

Madame Langlois, première camériste de dona Cruz, s’approcha de M. de Peyrolles et lui dit quelques mots à l’oreille. Le visage de l’intendant, qui était naturellement très-pâle, devint livide.

— Avez-vous vu cela ? demanda-t-il d’une voix qui tremblait.

— Je l’ai vu, répondit la camériste.

— Quand donc ?

— Tout à l’heure. On vient de les trouver tous deux.

— Où cela ?

— En dehors de la poterne qui donne sur la ruelle.

— Je n’aime pas qu’on parle à voix basse en ma présence, dit dona Cruz avec hauteur.

— Pardon, madame, repartit humblement l’intendant ; qu’il vous suffise de savoir que ces deux hommes qui vous déplaisent…, vous ne les reverrez plus.

— Alors, qu’on m’habille, ordonna la belle fille.

— Ils ont soupé hier soir en bas tous les deux, racontait cependant madame Langlois en reconduisant Peyrolles sur l’escalier. Saldagne, qui était de garde, a voulu reconduire M. de Faënza. Nous avons entendu dans la ruelle un cliquetis d’épées.

— Dona Cruz m’a parlé de cela, interrompit Peyrolles.

— Le bruit n’a pas duré longtemps, reprit la camériste ; tout à l’heure un valet sortant par la ruelle s’est heurté contre deux cadavres.

— Langlois ! Langlois ! appela en ce moment la belle recluse.

— Allez ! ajouta la camériste remontant les degrés précipitamment ; ils sont là, au bout du jardin.

Dans le boudoir, les trois chambrières commencèrent l’œuvre facile et charmante de la toilette d’une jolie fille. Dona Cruz se livra bientôt tout entière au bonheur de se voir si belle. Son miroir lui souriait.

Santa Virgen ! elle n’avait jamais été si heureuse depuis son arrivée dans cette grande ville de Paris, dont elle n’avait vu que les rues longues et noires par une sombre nuit d’automne.

— Enfin ! se disait-elle, mon beau prince va tenir sa promesse… Je vais voir, être vue !… Paris, qu’on m’a tant vanté, va être pour moi autre chose qu’un pavillon isolé dans un froid jardin entouré de murs !

Et, toute joyeuse, elle échappait aux mains de ses caméristes pour danser en rond autour de la chambre, comme une folle enfant qu’elle était…

M. de Peyrolles, lui, avait gagné tout d’un temps le bout du jardin. Au fond d’une charmille sombre, sur un tas de feuilles sèches, il y avait deux manteaux étendus.

Sous les manteaux on devinait la forme de deux corps humains.

Peyrolles souleva en frissonnant le premier manteau, puis l’autre.

Sous le premier était Faënza, sous le second Saldagne.

Tous deux avaient au front une blessure pareille.

Les dents de Peyrolles s’entre-choquèrent avec bruit. Il laissa retomber les manteaux.