Le Bossu/I/III/4

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Le Bossu — 3e partie
A. Dürr (p. 29-51).


IV

— Où Flor emploie un charme. —


« Henri regardait Flor avec défiance ; moi-même, je ne pus me défendre d’un soupçon. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus ?

» — J’ai cru d’abord que c’étaient des voyageurs comme vous, dit-elle, répondant d’elle-même et d’avance à notre pensée ; ils suivaient le vieux sentier vers l’ouest ; nos hidalgos font presque tous ainsi. Il n’y a guère que le menu peuple à fréquenter les routes nouvelles… C’est seulement depuis notre entrée dans la montagne que leurs mouvements me sont devenus suspects… Je ne vous ai point avertis parce qu’ils sont en avant de nous désormais, et engagés dans une voie où nous ne pouvons plus les rencontrer.

» Elle nous expliqua que la vieille route, abandonnée à cause de ses difficultés, passait du côté nord de Baladron, tandis que la nôtre tournait de plus en plus vers le sud, à mesure qu’on approchait des gorges ; les deux routes se réunissaient à un passage unique, appelé el Paso de los Rapadores, bien au delà du campement des bohémiens.

» Par le fait, en avançant dans l’intérieur de la montagne, nous n’aperçûmes plus ces fantastiques silhouettes, découpant leurs profils sur le ciel écarlate.

» Les roches étaient désertes aussi loin que l’œil pouvait se porter. On n’apercevait d’autre mouvement que le frémissement des hêtres agités par la rafale.

» La nuit tomba. Nous ne songions plus à nos rôdeurs inconnus. D’énormes ravins et des défilés infranchissables les séparaient de nous maintenant. Toute notre attention était pour notre mule, dont le pied sûr avait grand’peine à surmonter les obstacles du chemin.

» Il était nuit close, quand un cri de joie de Flor annonça la fin de nos peines. Nous avions devant les yeux un grand et magnifique spectacle.

» Depuis quelques minutes, nous marchions entre deux hautes rampes qui nous cachaient l’horizon et le ciel. On aurait dit deux gigantesques remparts. — L’averse avait cessé. Le vent du nord-ouest, chassant devant soi les nuées, balayait le firmament, toujours plus étincelant après l’orage. La lune épandait à flots sa blanche lumière.

» Au sortir du défilé, nous nous trouvâmes en face d’une sorte de vallée circulaire, entourée de pics dentelés, où croissaient encore çà et là quelques bouquets de pins de montagne : c’était la Taza del Diablillo (la tasse du diablotin), point central du mont Baladron, dont les plus hauts sommets sont jetés de côté et penchent vers l’Escurial.

» La Taza del Diablillo nous apparaissait en ce moment comme un gouffre sans fond. Les rayons de la lune, qui éclairaient vivement le tour de la tasse et ses dentelures, laissaient le vallon dans l’ombre et lui donnaient une effrayante profondeur.

» Juste vis-à-vis de nous s’ouvrait une gorge pareille à celle que nous quittions, de telle sorte que l’une continuait l’autre, et que la Tasse, située entre deux, était évidemment le produit de quelque grande convulsion du sol.

» Un grand feu s’allumait à l’entrée de cette deuxième gorge. Autour du feu, des hommes et des femmes étaient assis.

» Leurs figures maigres et vigoureusement accentuées se rougissaient aux lueurs du brasier, ainsi que les saillies des rocs voisins, — tandis que, tout près de là, les reflets blafards de la lune glissaient sur les rampes mouillées.

» À peine sortions-nous du défilé, que notre présence fut signalée. Ces sauvages ont une finesse de sens qui nous est inconnue. — On ne cessa point de boire, de fumer et de causer autour du feu, mais deux éclaireurs se jetèrent rapidement à droite et à gauche. L’instant d’après, Flor nous les montra, rampant vers nous dans la vallée.

» Elle poussa un cri particulier. Les éclaireurs s’arrêtèrent.

» À un second cri, ils rebroussèrent chemin et vinrent paisiblement reprendre leur place au devant du brasier.

» C’était loin de nous encore, ce brasier. — Au premier moment, j’avais cru apercevoir des ombres noires derrière le cercle pailleté des gitanos, mais j’étais en garde désormais contre les illusions de la montagne. Je me tus et en approchant, je ne vis plus rien.

» Plût à Dieu que j’eusse parlé !

» Nous étions à peu près au milieu de la vallée, lorsqu’un grand gaillard à face basanée se dressa au-devant du bûcher, tenant à la main une escopette d’une longueur démesurée. Il cria en langue orientale une sorte de qui vive, et Flor lui répondit dans la même langue.

» — Soyez les bienvenus ! dit l’homme à l’escopette ; — nous vous donnerons le pain et le sel, puisque notre sœur vous amène.

» Ceci était pour nous.

» Les gitanos d’Espagne, et généralement toutes les bandes qui vivent en dehors de la loi dans les différents royaumes de l’Europe jouissent d’une réputation méritée sous le rapport de l’hospitalité. Le plus sanguinaire brigand respecte son hôte ; ceci même en Italie, où les brigands ne sont pas des lions, mais des hyènes.

» Une fois promis le sel et l’eau, nous n’avions plus rien à craindre, selon la commune croyance.

» Nous approchâmes sans défiance. On nous fit bon accueil. — Flor baisa le genou du chef, qui lui imposa les mains fort solennellement.

» Après quoi, ce même chef fit verser du brandevin dans une coupe de bois sculpté, et le présenta à Henri en grande cérémonie.

» Henri but. — Le cercle se reforma autour du foyer.

» Une gitana vint chanter et danser à l’intérieur du cercle, se jouant avec la flamme et faisant voltiger son écharpe au-dessus du brasier.

» Quelques minutes s’écoulèrent, — puis la voix d’Henri s’éleva, rauque et changée :

» — Coquins ! s’écria-t-il, — qu’avez-vous mis dans ce breuvage ?

» Il voulut se lever, mais ses jambes chancelèrent, et il tomba lourdement sur le sol.

» Je sentis que mon cœur ne battait plus.

» Henri était à terre et luttait contre un engourdissement qui garrottait chacun de ses muscles.

» Ses paupières alourdies allaient se fermer.

» Les gitanos riaient silencieusement autour du feu. — Derrière eux, je vis surgir de grandes formes sombres : cinq ou six hommes enveloppés dans leurs manteaux et dont les visages disparaissaient complétement sous les larges bords de leurs feutres.

» Ceux-là n’étaient pas des bohémiens.

» Quand mon ami Henri cessa de lutter, je le crus mort. Je demandai à Dieu ardemment de mourir.

» Un des hommes à manteaux jeta une lourde bourse au milieu du cercle.

» — Finissez-en, et vous aurez le double ! dit-il.

» Je ne reconnus point la voix de cet homme.

» Le chef des bohémiens répondit :

» — Il faut le temps et la distance… douze heures et douze milles… la mort ne peut être donnée ni au même lieu ni le même jour que l’hospitalité.

» — Momeries que tout cela ! fit l’homme en haussant les épaules ; — en besogne ! ou laissez-nous faire !

» En même temps, il s’avança vers Henri gisant sur la terre. Le bohémien se mit au-devant de lui.

» — Tant que douze heures ne seront pas écoulées, prononça-t-il résolument, — tant que douze milles ne seront pas franchis, nous défendrons notre hôte, fût-ce contre le roi !

» Singulière foi ! étrange honneur ! Tous les gitanos se rangèrent autour d’Henri.

» J’entendis Flor qui murmurait à mon oreille :

» — Je vous sauverai tous deux, ou je mourrai !……

» ……… C’était vers le milieu de la nuit. On m’avait couchée sur un sac de toile plein de mousse desséchée, dans la tente du chef, qui dormait non loin de moi.

» Il y avait auprès de lui son escopette d’un côté, son cimeterre de l’autre.

» Je voyais, à la lueur de la lampe allumée, ses yeux, dont les paupières demi-ouvertes semblaient avoir des regards, même dans le sommeil.

» Aux pieds du chef, un gitano était blotti comme un chien et ronflait.

» J’ignorais où l’on avait mis mon ami Henri, et Dieu sait que je n’avais garde de fermer les yeux !

» J’étais sous la surveillance d’une vieille bohémienne, faisant près de moi l’office de geôlière. Elle s’était couchée en travers, la tête sur mon épaule, et, par surcroît de précaution, elle tenait en dormant ma main droite entre les siennes.

» Ce n’était pas tout. Au-dehors, j’entendais le pas régulier de deux sentinelles.

» L’horloge à sable marquait une heure après minuit, lorsque j’entendis un bruit léger vers l’entrée de la tente.

» Je me tournai pour voir. Ce simple mouvement fit ouvrir les yeux de ma duègne noire. Elle s’éveilla à demi en grondant.

» Je ne vis rien, et le bruit cessa.

» Seulement, je n’entendis bientôt plus qu’un seul pas de sentinelle. — Au bout d’un quart d’heure, l’autre sentinelle cessa aussi de se promener.

» Un silence complet régnait autour de la tente.

» Je vis la toile osciller entre deux piquets, — puis se soulever lentement, — puis un visage espiègle et souriant apparaître.

» C’était Flor. — Elle me fit un petit signe de tête, — elle n’avait pas peur.

» Son corps souple et fluet passa après sa tête. — Quand elle se mit sur ses pieds, ses beaux yeux noirs triomphaient.

» — Le plus fort est fait ! prononça-t-elle des lèvres seulement.

» Je n’avais pu retenir un léger mouvement de surprise, et ma duègne s’était encore éveillée.

» Flor resta deux ou trois minutes immobile, un doigt sur la bouche.

» La duègne était rendormie. — Je pensais :

» — Il faudrait être fée pour dégager mon épaule et ma main.

» J’avais bien raison. — Mais ma petite Flor était fée.

» Elle fit un pas bien doucement, puis deux. Elle ne venait point à moi, elle allait vers la natte où dormait le chef, entre son sabre et son escopette.

» Elle se plaça devant lui et le regarda un instant fixement. La respiration du chef devint plus tranquille. — Flor se pencha sur lui, au bout de quelques secondes, et appuya légèrement l’index et le pouce contre ses tempes. — Les paupières du chef se fermèrent.

» Elle me regarda, et ses yeux pétillaient comme deux gerbes d’étincelles.

» — Et d’un ! fit-elle.

» Le gitano ronflait toujours, la tête sur ses genoux.

» Elle lui posa la main sur le front, tandis que son regard impérieux le couvrait. — Peu à peu, les jambes du gitano s’allongèrent et sa tête renversée alla toucher le sol. — Vous eussiez dit un mort.

» J’ai vu cela, ma mère, je l’ai vu de mes yeux, et j’étais bien éveillée puisque je craignais pour la vie de mon ami Henri !

» Flor riait, le charmant petit démon !

» — Et de deux ! dit-elle.

» Restait ma terrible duègne. — Flor prit avec elle plus de précautions.

» Elle s’approcha lentement, lentement, la couvrant du regard comme le serpent qui veut fasciner l’oiseau. Quand elle fut à portée, elle étendit une seule main qu’elle tint suspendue à la hauteur des yeux de l’Égyptienne. — Je sentais celle-ci tressaillir intérieurement.

» À ce moment, elle fit effort pour se dresser. Flor dit :

» — Je ne veux pas !

» La vieille poussa un grand soupir.

» La main de Flor descendit lentement du front à l’estomac et s’y arrêta. — Un de ses doigts faisait la pointe et semblait émettre je ne sais quel fluide mystérieux.

» Je sentais, moi-même, à travers le corps de la duègne l’influence étrange de ce fluide. — Mes paupières voulaient se fermer.

» — Reste éveillée ! me commanda Flor avec un coup d’œil de reine.

» Les ombres qui voltigeaient déjà autour de mes yeux disparurent.

» Mais je croyais rêver.

» La main de Flor se releva, glissa une seconde fois au-dessus du front de la vieille bohémienne, et revint pointer entre ses deux yeux. Tout son corps s’affaissa. Je la sentis plus lourde.

» Flor était droite, grave, impérieuse. Sa main descendit encore pour se relever de nouveau. Au bout de deux ou trois minutes, elle se rapprocha et fit comme un mouvement de brusque aspersion au-dessus du crâne de la vieille.

» Ce crâne était de plomb.

» — Dors-tu, Mabel ? demanda-t-elle tout bas.

» — Oui, je dors, répondit la vieille.

» Mon premier mouvement fut de croire à une comédie.

» Avant de regagner le campement, Flor avait pris de mes cheveux et de ceux d’Henri pour les mettre dans un petit médaillon qu’elle portait au cou.

» Elle ouvrit le médaillon et plaça les cheveux d’Henri dans la main inerte de la vieille.

» — Je veux savoir où il est, dit-elle encore.

» La vieille s’agita et gronda. — J’eus crainte de la voir s’éveiller. — Flor la poussa du pied rudement comme pour me prouver la profondeur de son sommeil.

» Puis elle répéta :

» — Entends-tu, Mabel ! je veux savoir où il est !

» — J’entends, repartit la bohémienne ; — je le cherche… Quel est donc ce lieu ?… une grotte ?… un souterrain ?… Il n’y a personne autour de lui… il est couché… On l’a dépouillé de son manteau… et de son pourpoint… Ah ! s’interrompit-elle frissonnant, — je vois ce que c’est, c’est une tombe !

» Tous mes pores rendirent une sueur glacée.

» — Il vit, cependant ? interrogea Flor.

» — Il vit, répliqua Mabel ; — il dort.

» — Et la tombe, où est-elle ?

» — Au nord du camp… Voilà six ans qu’on y enterra le vieil Hadji… L’homme a la tête appuyée contre les os d’Hadji.

» — Je veux aller à cette tombe, dit Flor.

» — Au nord du camp, répéta la vieille femme ; — la première fissure entre les roches… une pierre à soulever, trois marches à descendre.

» — Et comment l’éveiller ?

» — Tu as ton poignard…

» — Viens ! me dit Flor.

» Et sans prendre aucune précaution, elle rejeta de côté la tête de Mabel, qui tomba sur le sac de mousse. — La vieille resta là comme une masse.

» Je vis avec stupéfaction qu’elle avait les yeux grands ouverts…

» …… Nous sortîmes de la tente. Autour du feu, qui allait s’éteignant, il y avait un cercle de gitanos endormis.

» Flor avait pris à la main la lampe, qu’elle couvrait d’un pan de sa mante.

» Elle me montra une seconde tente au loin et me dit :

» — C’est là que sont les chrétiens.

» Ceux qui voulaient assassiner Henri, mon pauvre ami.

» Nous allâmes au nord du camp. — Chemin faisant, Flor me fit détacher trois petits chevaux de la Galice qui paissaient les basses branches des arbres, retenus à des piquets par leur licou ; les gitanos ne se servent jamais de mules.

» Au bout de quelques pas, nous trouvâmes la fissure entre deux roches. Nous nous y engageâmes. Trois degrés taillés dans le granit descendaient à l’entrée d’un caveau, fermé par une grosse pierre, que nos efforts réunis firent tourner.

» Derrière la pierre, la lueur de la lampe nous montra Henri à demi dépouillé, plongé dans un sommeil de mort, et couché sur la terre humide, la tête appuyée contre un squelette humain.

» Je m’élançai ; j’entourai de mes bras le cou d’Henri ; je l’appelai. — Rien !

» Flor était derrière nous.

» — Tu l’aimes bien, Aurore, me dit-elle ; — tu l’aimeras mieux !

» — Réveille-le ! réveille-le ! m’écriai-je ; — au nom de Dieu ! réveille le !

» Elle prit les deux mains d’Henri après avoir déposé la lampe sur le sol.

» — Mon charme ne peut rien ici, répondit-elle ; — il a bu le psow des gypsies d’Écosse ; il dormira jusqu’à ce que le fer chaud ait touché le creux de ses mains et la plante de ses pieds.

» — Le fer chaud ? répétai-je sans comprendre.

» — Et dépêchons ! ajouta Flor, — car maintenant, je risque ma vie tout autant que vous deux.

» Elle souleva sa basquine, et tira des plis de son jupon, alourdi par les morceaux de plomb cousus dans l’ourlet, un petit poignard à manche de corne.

» — Déchausse-le ! commanda-t-elle.

» J’obéis machinalement. Henri portait des sandales avec des guêtres de majo. Ma main tremblait si fort que je ne pouvais délacer les courroies.

» — Vite ! vite ! répétait Flor.

» Pendant cela, elle faisait rougir la pointe de son petit poignard à la flamme de la lampe. J’entendis un frémissement court : c’était le poignard brûlant qui s’enfonçait dans la paume de la main d’Henri. Le fer, mis au feu de nouveau, perça également le creux de l’autre main.

» Henri ne fit aucun mouvement.

» — À la plante des pieds ! s’écria Flor ; — vite ! vite !… il faut les quatre douleurs à la fois.

» La pointe du poignard sépara encore une fois la flamme de la lampe. — Flor se prit à chanter un chant dans sa langue inconnue.

» Puis elle piqua les deux pieds d’Henri dont les lèvres se crispèrent.

» — Je lui devais bien cela, disait Flor en guettant son réveil, — le cher jeune seigneur !… et à toi aussi, ma rieuse Aurore… sans vous, je serais morte de faim… sans moi, vous n’auriez point pris cette route… c’est moi qui vous ai attirés dans le piège.

» Le psow des sorciers d’Écosse est fait avec le suc de cette laitue rousse et frisée que les Espagnols nomment lechuga pequena, jointe à certaine quantité de tabac distillé et à l’extrait simple de pavot des champs. C’est un narcotique foudroyant.

» Quant à la manière de mettre fin à ce redoutable sommeil, qui ressemble à la mort, je vous dis ce que j’ai vu, ma mère. Les piqûres de fer rouge sans le chant bohème (au dire de ma petite Flor) ne produiraient absolument aucun résultat.

» De même que dans les contes hongrois que dit si bien ma jolie compagne, la clef du trésor de Pesth ne saurait point ouvrir la porte de cristal de roche, si celui qui la porte ne connaît le mot-fée Maramaradno…

» Quand Henri rouvrit les yeux, mes lèvres étaient sur son front. Il regarda tout autour de lui d’un air égaré. Nous eûmes chacune un sourire de sa pauvre bouche pâle. — Quand ses yeux tombèrent sur le squelette du vieil Hadji, il reprit son air sérieux et froid.

» — Oh ! oh ! dit-il ; — voici donc le compagnon qu’ils m’avaient choisi !… dans un mois, nous aurions fait la paire !

» — En route ! s’écria Flor ; — il faut qu’au lever du soleil vous soyez hors de la montagne.

» Henri était déjà debout.

» Les petits chevaux nous attendaient à l’entrée de la fissure. Flor se mit en avant comme guide, car elle était déjà venue plusieurs fois en ce lieu. Nous commençâmes à gravir au clair de la lune les derniers sommets du Baladron.

» Au soleil levant, nous étions en face de l’Escurial ; le soir nous arrivions dans la capitale des Espagnes.

» Je fus bien heureuse, car il fut convenu que Flor resterait avec nous. Elle ne pouvait retourner près de ses frères après ce qu’elle avait fait. Henri me dit :

» — Ma petite Aurore, tu auras une sœur.

» Ceci alla très-bien pendant un mois. Flor avait désiré être instruite dans la religion chrétienne. Elle fut baptisée au couvent de l’Incarnation et fit sa première communion avec moi dans la chapelle des Mineurs. Elle était pieuse à sa façon et de bon cœur, mais les religieux de l’Incarnation, dont elle dépendait en sa qualité de convertie, voulaient une autre piété.

» Ma pauvre Flor — ou plutôt Maria de la Santa-Cruz, — ne pouvait leur donner ce qu’elle n’avait point.

» Un beau matin, nous la vîmes avec son ancien costume de gitanita. Henri se mit à sourire, et lui dit :

» — Gentil oiseau, tu as bien tardé à prendre ta volée !

» Moi je pleurais, ma mère, car je l’aimais, ma chère petite Flor ; je l’aimais de toute mon âme !

» Quand elle m’embrassa, les larmes lui vinrent aux yeux aussi, mais c’était plus fort qu’elle. La petite sauvage étouffait dans notre maison. Elle partit en promettant bien de revenir. — Hélas ! le soir, je la vis sur la Plaza-Santa, au milieu d’un groupe de gens du peuple. Elle dansait au son d’un tambour de basque, avant de dire la bonne aventure aux passants.

» Nous demeurions au revers de la Calle Real dans une petite rue de modeste apparence, dont les derrières donnaient sur de vastes et beaux jardins.

» C’est parce que je suis Française, ma mère, que je ne regrette pas à Paris le climat enchanté de Madrid.

» Nous ne souffrions plus du besoin. Henri avait pris sa place tout de suite parmi les premiers ciseleurs de Madrid. Il n’avait pas encore cette grande renommée qui lui eût permis de faire si facilement sa fortune, mais les maîtres intelligents appréciaient son habileté.

» Ce fut une période de calme et de bonheur. Flor venait les matins. Nous causions. Elle regrettait de ne plus être ma compagne, mais quand je lui proposais de reprendre notre vie d’autrefois, elle se sauvait en riant.

» Une fois, Henri me dit :

» — Aurore, cette enfant n’est pas l’amie qu’il vous faut.

» Je ne sais ce qui eut lieu, mais Flor ne vint plus que de loin en loin. — Nous étions plus froides en face l’une de l’autre. — Quand Henri, mon ami, a parlé, c’est mon cœur même qui obéit. Les choses et les personnes qu’il n’aime plus cessent de me plaire.

» Ma mère, n’est-ce pas ainsi qu’il faut aimer ?

» Pauvre petite Flor ! si je la voyais, je ne pourrais cependant m’empêcher de tomber dans ses bras…

» …… Que je vous dise, ma mère, une chose qui précède de bien peu le départ de mon ami. — Car je devais éprouver bientôt la première grande douleur de ma vie. Henri allait me quitter, j’allais rester seule et longtemps, bien longtemps sans le voir.

» Deux ans, bonne mère ; deux ans, comprenez-vous cela ? — moi qui chaque matin m’éveillais sous son baiser de père ! moi qui n’avais jamais été un jour entier sans le voir !

» Quand j’y songe, à ces deux années, elles me semblent plus longues que tout le reste de mon existence.

» Je savais qu’Henri amassait un petit trésor pour entreprendre un voyage ; il devait visiter l’Allemagne et l’Italie. La France seule lui était fermée et j’ignorais pourquoi.

» Les motifs de ce voyage étaient aussi un secret pour moi.

» Un jour qu’il était parti dès le matin, selon sa coutume, j’entrai chez lui pour mettre sa chambre en ordre. Son secrétaire était ouvert, — un secrétaire dont il emportait toujours la clef.

» Sur la tablette du secrétaire, il y avait un paquet de papiers enfermé dans une enveloppe jaunie par le temps. À cette enveloppe pendaient deux cachets pareils, portant des armoiries avec un mot latin pour devise : Adsum.

» Mon confesseur, à qui je demandai la signification de ce mot me répondit : J’y suis !

» Vous vous souvenez, ma mère, que quand Henri, mon ami, courut après moi à Venasque ; il prononça ce mot en se ruant sur mes ravisseurs : J’y suis ! j’y suis !

» L’enveloppe portait un troisième sceau qui semblait appartenir à une chapelle ou à une église.

» J’avais déjà vu ce papier une fois.

» Le jour où nous nous échappâmes de la ferme sur l’Aga, aux environs de Pampelune, ce fut pour ravoir ce paquet précieux qu’Henri voulut retourner à la ferme.

» Quand il le trouva intact, sa figure rayonna de joie.

» Auprès du paquet, dont l’enveloppe ne montrait aucune écriture, il y avait une sorte de liste, écrite récemment.

» Je fis mal. Je la lus… Hélas ! ma mère, j’avais tant d’envie de savoir pourquoi mon ami Henri me quittait.

» La liste ne m’apprit rien que des noms et des demeures. Je ne connaissais aucun de ces noms.

» C’était sans doute ceux des gens qu’Henri devait voir dans son voyage.

» La liste était ainsi faite :

» 1o Le capitaine Lorrain, Naples.

» 2o Staupitz, Nuremberg.

» 3o Pinto, Turin.

» 4o El Matador, Glascow.

» 5o Joël de Jugan, Morlaix.

» 6o Faënza, Paris.

» 7o Saldagne, Paris.

» Puis deux numéros encore, qui n’avaient point de nom au bout ; — les nos 8 et 9.