Le Bossu/I/III/8

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Le Bossu — 3e partie
A. Dürr (p. 117-137).


VIII

— Deux jeunes filles. —


Aurore était seule. L’entretien qu’elle venait d’avoir avec Henri s’était dénoué d’une façon tellement imprévue, qu’elle restait stupéfaite et comme aveuglée moralement. Ses pensées confuses se mêlaient en désordre. Sa tête était en feu. Son cœur, mécontent et blessé, se repliait sur lui-même.

Elle venait de faire effort pour savoir ; elle avait provoqué une explication de son mieux ; elle l’avait poursuivie avec toutes ces ingénieuses finesses que l’ingénuité même n’exclut point chez la femme. Non-seulement l’explication n’avait point abouti, mais encore, menace ou promesse, tout un mystérieux horizon s’ouvrait au devant d’elle.

Il lui avait dit : Vous ne dormirez point cette nuit.

Il lui avait dit encore : Si étranges que puissent vous paraître vos aventures de cette nuit, elles auront pour origine ma volonté ; pour but, votre intérêt.

Des aventures ! — Certes la vie errante d’Aurore avait été jusque-là pleine d’aventures. — Mais son ami en avait la responsabilité, son ami, placé près d’elle toujours comme un vigilant garde du corps, comme un sauveur infaillible, lui épargnait jusqu’à la terreur.

Ses aventures de cette nuit devaient changer d’aspect. — Elle allait les affronter seule.

Mais quelles aventures ? et pourquoi ces demi-mots ?

Il lui fallait connaître une vie toute différente de celle que jusqu’alors elle avait menée : une vie brillante, une vie luxueuse, la vie des grands et des heureux.

Pour choisir, lui avait-on dit. — Choisir sans doute entre cette vie inconnue et sa vie actuelle ?

Le choix n’était-il pas tout fait ?

Il s’agissait de savoir de quel côté de la balance était Henri, son ami.

L’idée de sa mère vint à la traverse de son trouble. Elle sentit ses genoux fléchir.

Choisir ! Pour la première fois naquit en elle cette navrante pensée. — Si sa mère était d’un côté de la balance et Henri de l’autre !…

— C’est impossible ! s’écria-t-elle, en repoussant cette pensée de toute sa force : Dieu ne peut vouloir cela !

Elle entr’ouvrit les rideaux de sa fenêtre, s’accouda sur le balcon pour donner un peu d’air à son front en feu.

Il y avait un grand mouvement dans la rue. La foule se massait au bas de l’entrée du Palais-Royal pour voir passer les invités. — Déjà la queue des litières et des chaises se faisait entre les deux haies de curieux.

Au premier abord, Aurore ne donna pas grande attention à tout cela. Que lui importaient ce mouvement et ce bruit ! — Mais elle vit, dans une chaise qui passait, deux femmes parées pour la fête : une mère et sa fille.

Les larmes lui vinrent. — Puis une sorte d’éblouissement se fit au devant de ses yeux.

— Si ma mère était là !… pensa-t-elle.

C’était possible. C’était probable.

Alors elle regarda de plus près ce que l’on pouvait voir des splendeurs de la fête. Au delà des murailles du palais, elle devina des splendeurs autres et plus grandes. — Elle eut comme un vague désir qui bientôt alla grandissant.

Elle envia ces jeunes filles splendidement parées qui avaient des perles autour du cou, des perles encore et des fleurs dans les cheveux, — non pour leurs fleurs, non pour leurs perles, non pour leurs parures, — mais parce qu’elles étaient assises auprès de leurs mères.

Puis, elle ne voulut plus voir, car toutes ces joies insultaient à sa tristesse. Ces cris contents, ce monde qui s’agitait, ce fracas, ces rires, ces étincelles, — les échos de l’orchestre qui déjà chantait au lointain, tout cela lui pesait !

Elle cacha sa tête brûlante entre ses mains…

Dans la cuisine, Jean-Marie Berrichon remplissait auprès de la mâle Françoise, sa grand’maman, le rôle du serpent tentateur.

Il n’y avait pas eu, Dieu merci ! beaucoup de vaisselle à laver. Aurore et maître Louis n’avaient fait usage que d’une seule assiette chacun.

En revanche, le repas avait été plantureux à la cuisine. Françoise et Berrichon en avaient eu pour quatre à eux deux.

— Quoique ça, dit Jean Marie, je vas aller jusqu’au bout de la rue regarder voir !… Madame Balahault dit que c’est les délices des enchantements, là-bas, de tous les palais des fées et métamorphoses de la fable… j’ai envie d’y jeter un coup d’œil.

— Et ne sois pas longtemps, fillot ! grommela la grand’mère.

Elle était faible, malgré l’ampleur profonde de sa basse-taille.

Berrichon s’envola. La Guichard, la Balahault, la Morin et d’autres lui firent fête dès qu’il eut touché le pavé malpropre de la rue du Chantre.

Françoise vint à la porte de sa cuisine, et regarda dans la chambre d’Aurore.

— Tiens ! fit-elle, déjà parti !… la pauvre ange est encore toute seule…

La bonne pensée lui vint d’aller tenir compagnie à sa jeune maîtresse, mais Jean-Marie rentrait en ce moment.

— Grand’mère ! s’écria-t-il, des ifs, des penderoles de lanternes ! des soldats à cheval ! des femmes tout en diamants… que celles qui ne sont qu’en satin broché sont de la Saint-Jean… viens voir ça, grand’mère !

La bonne femme haussa les épaules.

— Ça ne me fait rien, dit-elle.

— Ah ! grand’mère ! rien qu’au bout de la rue ! Madame Balahault dit les noms et raconte l’histoire de tous les seigneurs et de toutes les dames qui passent… C’est du propre, va !… et joliment édifiant !… venez voir !… Le temps de jeter un coup de pied au coin de la rue.

— Et qui gardera la maison ? demanda la vieille Françoise un peu ébranlée.

— Nous serons à dix pas… nous veillerons sur la porte… viens, grand’mère, viens !…

Il la saisit à bras-le-corps et l’entraîna.

La porte resta ouverte.

Ils étaient à deux pas ; mais la Balahault, la Guichard, la Durand, la Morin et le reste étaient de fières femmes ! Une fois qu’elles eurent conquis Françoise, elles ne la lâchèrent point.

Cela entrait-il dans les plans mystérieux de maître Louis ? Nous nous permettons d’en douter.

Le flot des commères entraînant Jean-Marie Berrichon vers la place du Palais-Royal, tout éblouissant de lumière, dut passer sous la fenêtre d’Aurore ; mais elle n’eut garde de les voir : sa rêverie l’aveuglait.

— Pas une amie ! disait-elle ; pas une compagne à qui demander un conseil !

Elle entendit un léger bruit derrière elle dans la chambre à coucher. Elle se retourna vivement.

Puis elle poussa un cri de frayeur auquel répondit un joyeux éclat de rire.

Une femme était devant elle en domino de satin rose, masquée et coiffée pour le bal.

— Mademoiselle Aurore ! dit-elle avec une cérémonieuse révérence.

— Est-ce que je rêve ! s’écria Aurore ; cette voix…

Le masque tomba, et l’espiègle visage de dona Cruz se montra parmi les frais chiffons.

— Flor ! s’écria Aurore ; est-il possible !… Est-ce bien toi ?

Dona Cruz, légère comme une sylphide, vint vers elle les bras ouverts. On échangea de légers et rapides baisers de jeunes filles. Avez-vous vu deux colombes se becqueter en jouant ?

— Moi qui justement me plaignais de n’avoir point de compagne, dit Aurore ; Flor ! ma petite Flor ! que je suis contente de te voir !…

Puis, saisie d’un scrupule subit, elle ajouta :

— Mais qui t’a laissée entrer ? J’ai défense de recevoir personne.

— Défense ! répéta dona Cruz d’un air mutin.

— Prière, si tu aimes mieux, fit Aurore en rougissant.

— Voici ce que j’appelle une prison bien gardée ! s’écria Flor ; la porte grande ouverte, et personne pour dire gare…

Aurore entra vivement dans la salle basse. Il n’y avait personne, en effet, et les deux battants de la porte étaient ouverts.

Elle appela Françoise et Jean-Marie. Point de réponse.

Nous savons où étaient en ce moment Jean-Marie et Françoise.

Mais Aurore l’ignorait. Après la sortie singulière de maître Louis, qui l’avait prévenue que la nuit serait remplie de bizarres aventures, elle ne put penser que ceci :

— C’est sans doute lui qui l’a voulu…

Elle ferma la porte au loquet seulement et revint vers dona Cruz, occupée à faire des grâces devant le miroir.

— Que je te regarde à mon aise ! dit celle-ci. Mon Dieu ! que te voilà grandie et embellie !

— Et toi, donc ! repartit Aurore.

Elles se contemplèrent toutes deux avec une joyeuse admiration.

— Mais ce costume…, reprit Aurore.

— Ma toilette de bal, ma toute belle, repartit dona Cruz avec un petit air suffisant ; t’y connais-tu ? Te semble-t-elle jolie ?

— Charmante !…

Elle écarta le domino pour voir la jupe et le corsage.

— Charmante ! répéta-t-elle ; c’est d’une richesse… Je parie que je devine… Tu joues la comédie ici, ma petite Flor !

— Fi donc ! s’écria dona Cruz ; moi, jouer la comédie !… Je vais au bal, Voilà tout.

— À quel bal ?

— Il n’y a qu’un bal, ce soir.

— Au bal du Régent ?…

— Mon Dieu ! oui… au bal du régent, ma toute belle ; on m’attend au Palais-Royal… pour être présentée à Son Altesse par la princesse palatine, sa mère… tout simplement, ma bonne petite.

Aurore ouvrit de grands yeux.

— Cela t’étonne ? reprit dona Cruz en repoussant du pied la queue de sa robe de cour ; pourquoi cela t’étonne-t-il ?… Mais, au fait, cela m’étonne bien moi-même… Des histoires, vois-tu, ma mignonne, il y a des histoires… les histoires pleuvent… Je te conterai tout cela !

— Mais comment as-tu trouvé ma demeure ? demanda Aurore.

— Je la savais… j’avais permission de te voir…, car, moi aussi ; j’ai un maître…

— Moi, je n’ai pas de maître !… interrompit Aurore avec un mouvement de fierté.

— Un esclave… si tu veux… un esclave qui commande… Je devais venir demain matin… mais quand ma toilette a été finie, j’ai trouvé que ma chaise se faisait bien longtemps attendre… Je me suis dit : Comme j’irais bien faire une visite à ma petite Aurore !

— Tu m’aimes donc toujours ?

— À la folie… Mais laisse-moi te conter ma première histoire… après celle-ci, une autre… je te dis qu’il en pleut… Il s’agissait, moi qui n’ai pas encore mis le pied dehors depuis mon arrivée, il s’agissait de trouver ma route dans ce grand Paris inconnu, depuis l’église Saint-Magloire jusqu’ici…

— L’église Saint-Magloire ? interrompit Aurore ; tu demeures de ce côté ?

— Oui… j’ai ma cage comme tu as la tienne, gentil oiseau… Seulement, la mienne est plus jolie… mon Lagardère à moi fait mieux les choses…

— Chut ! fit Aurore en mettant un doigt sur sa bouche.

— Bien ! bien ! je vois que nous habitons toujours le pays des mystères… J’étais donc bien embarrassée, lorsque j’entends gratter à ma porte… on entre avant que j’aie pu aller ouvrir… c’était un petit homme, tout noir, tout laid, tout contrefait… Il me salue jusqu’à terre… je lui rends son salut sans rire, et je prétends que c’est un beau trait… Il me dit : — Si mademoiselle veut bien me suivre, je la conduirai où elle souhaite aller…

— Un bossu ? dit Aurore qui rêvait.

— Oui, un bossu… C’est toi qui l’as envoyé ?

— Non… pas moi…

— Tu le connais ?

— Je ne lui ai jamais parlé.

— Ma foi, je n’avais pas prononcé une parole qui pût apprendre à âme qui vive que je voulais avancer ma visite projetée pour demain matin… Je suis fâchée que tu connaisses ce gnome… j’aurais aimé à le regarder jusqu’au bout comme un être surnaturel… Du reste, il faut bien qu’il soit un peu sorcier pour avoir trompé la surveillance de mes argus… Sans vanité, vois-tu, ma toute belle, je suis autrement gardée que toi !… Tu sais que je suis brave ; sa proposition chatouille ma manie d’aventures ; je l’accepte sans hésiter. Il me fait un second salut plus respectueux que le premier, ouvre une petite porte, à moi inconnue, dans ma propre chambre !… Conçois-tu cela ?… puis il me fait passer par des couloirs que je ne soupçonnais absolument pas… Nous sortons sans être vus… un carrosse stationnait dans la rue… Il me donne la main pour y monter ; dans le carrosse, il est d’une convenance parfaite… Nous descendons tous deux à ta porte : le carrosse repart au galop… Je monte les degrés… et quand je me retourne pour le remercier… personne !

Aurore écoutait toute rêveuse.

— C’est lui !… murmura-t-elle ; ce doit être lui.

— Que dis-tu ? fit dona Cruz.

— Rien… Mais sous quel prétexte vas-tu être présentée au régent, Flor, ma gitanita ?

Dona Cruz se pinça les lèvres.

— Ma bonne petite, répondit-elle en s’installant dans une bergère, il n’y a pas ici plus de gitanita que dans le creux de ta main !… Il n’y a jamais eu de gitanita, c’est une chimère, une illusion, un mensonge, un songe… Nous sommes la noble fille d’une princesse, tout uniment…

— Toi ! fit Aurore stupéfaite.

— Eh bien ! qui donc ? repartit dona Cruz ; à moins que ce ne soit toi… Vois-tu, chère belle, les bohémiens n’en font jamais d’autres… Ils s’introduisent dans les palais par le tuyau des cheminées, à l’heure où le feu est éteint… ils s’emparent de quelques objets de prix et ne manquent jamais d’emporter avec eux le berceau où dort la jeune héritière… Je suis cette jeune héritière, volée par les bohémiens… la plus riche héritière de l’Europe, à ce que je me suis laissé dire !

On ne savait si elle raillait ou si elle parlait sérieusement. Peut-être ne le savait-elle point elle-même.

La volubilité de son débit mettait de belles couleurs à ses joues un peu brunes. Ses yeux, plus noirs que le jais, pétillaient d’intelligence et de hardiesse.

Aurore écoutait bouche béante. Son charmant visage peignait la naïveté crédule, et le plaisir qu’elle éprouvait du bonheur de sa petite amie se lisait franchement dans ses beaux yeux.

— Comment ! fit-elle ; et comment te nommes-tu, Flor ?

Dona Cruz disposa les larges plis de sa robe, et répondit noblement :

— Mademoiselle de Nevers.

— Nevers ? s’écria Aurore ; un des plus grands noms de France !

— Hélas ! oui, ma bonne… Il paraît que nous sommes un peu cousins de Sa Majesté !

— Mais comment ?…

— Ah ! comment ! comment ! s’écria dona Cruz quittant tout à coup ses grands airs pour en revenir à sa gaieté folle, qui lui allait bien mieux, voilà ce que je ne sais pas… on ne m’a pas encore fait l’honneur de m’apprendre ma généalogie… Quand j’interroge, on me dit : Chut !… Il paraît que j’ai des ennemis… toute grandeur, ma petite, appelle la jalousie… Je ne sais rien… cela m’est égal… je me laisse faire avec une tranquillité parfaite…

Aurore, qui semblait réfléchir depuis quelques minutes, l’interrompit tout à coup :

— Flor, si j’en savais plus long que toi sur ta propre histoire ?

— Ma foi, ma petite Aurore, cela ne m’étonnerait pas… Rien ne m’étonne plus… Mais si tu sais mon histoire, garde-la pour toi… mon tuteur doit me la dire cette nuit… en détail… mon tuteur et mon ami… M. le prince de Gonzague.

— Gonzague ? répéta Aurore en tressaillant.

— Qu’as-tu ? fit dona Cruz.

— Tu as dit Gonzague ?

— J’ai dit : Gonzague, le prince de Gonzague… celui qui défend mes droits… le mari de la duchesse de Nevers, ma mère…

— Ah !… fit Aurore, — ce Gonzague est le mari de la duchesse de Nevers…

Elle se souvenait de sa visite aux ruines de Caylus.

Le drame nocturne se dressait devant elle. Les personnages, inconnus hier, avaient des noms aujourd’hui.

L’enfant dont avait parlé la cabaretière de Tarrides, l’enfant qui dormait pendant la terrible bataille, c’était Flor…

Mais l’assassin ?…

— À quoi penses-tu ? demanda dona Cruz.

— Je pense à ce nom de Gonzague, répondit Aurore.

— Pourquoi ?

— Avant de te le dire, je veux savoir si tu l’aimes.

— Modérément, répliqua dona Cruz ; — j’aurais pu l’aimer… mais il n’a pas voulu.

Aurore gardait le silence.

— Voyons, parle ! s’écria l’ancienne gitanita dont le pied frappa le plancher avec impatience.

— Si tu l’aimais !… voulut dire Aurore.

— Parle, te dis-je !…

— Puisqu’il est ton tuteur, le mari de ta mère…

— Caramba ! jura franchement mademoiselle de Nevers, — faut-il donc tout te dire ?… Je l’ai vue aujourd’hui, ma mère !… Je la respecte beaucoup… il y a plus, je l’aime, car elle a bien souffert !… Mais à sa vue, mon cœur n’a pas battu… mes bras ne se sont pas ouverts malgré moi… Ah ! vois tu, Aurore ! — interrompit-elle dans un véritable élan de passion, — il me semble qu’on doit se mourir de joie quand on est en face de sa mère !

— Cela me semble aussi, dit Aurore.

— Eh bien ! je suis restée froide… trop froide… Parle, s’il s’agit de Gonzague… et ne crains rien… Ne crains rien et parle, quand même il s’agirait de madame de Nevers.

— Il ne s’agit que de Gonzague, repartit Aurore ; — ce nom de Gonzague est dans mes souvenirs, mêlé à toutes mes terreurs d’enfant, à toutes mes angoisses de jeune fille… La première fois que mon ami Henri joua sa vie pour me sauver, j’entendis prononcer ce nom de Gonzague… Je l’entendis encore cette fois où nous fûmes attaqués dans une ferme des environs de Pampelune… Cette nuit où tu te servis de ton charme pour endormir mes gardiens, dans la tente du chef des gitanos, ce nom de Gonzague vint pour la troisième fois frapper mes oreilles… À Madrid, encore Gonzague… Au château de Caylus, Gonzague encore !…

Dona Cruz réfléchissait à son tour.

— Don Luis, ton beau Cincelador, t’a-t-il dit parfois que tu étais la fille d’une grande dame ? demanda-t-elle brusquement.

— Jamais, répondit Aurore, — et pourtant je le crois.

— Ma foi ! s’écria l’ancienne gitanita ; — je n’aime pas à méditer longtemps, moi, ma petite Aurore !… J’ai beaucoup d’idées dans la tête, mais elles sont confuses et ne veulent jamais sortir… Quant à devenir une grande demoiselle, cela t’irait mieux qu’à moi, c’est mon avis… Mais mon avis est aussi qu’il ne faut point se rompre la cervelle à deviner des énigmes… Je suis chrétienne et cependant j’ai gardé ce bon côté de la foi de mes pères… de mes pères nourriciers… Prendre le temps comme il vient, les événements comme ils arrivent, et se consoler de tout en disant : C’est le sort ! — Par exemple, s’interrompit-elle, — une chose que je ne puis admettre, c’est que M. de Gonzague soit un coureur de grandes routes et un assassin… Il est trop bien élevé pour cela… Je te dirai qu’il y a beaucoup de Gonzague en Italie… Je te dirai en outre que si M. le prince de Gonzague était ton persécuteur, maître Louis ne t’aurait pas amenée justement à Paris, où M. le prince de Gonzague fait notoirement sa résidence…

— Aussi, dit Aurore, — de quelles précautions nous entoure-t-il !… Défense de sortir, de se montrer même à la croisée…

— Bah ! fit dona Cruz ; — il est jaloux.

— Oh ! Flor ! murmura Aurore avec reproche.

Dona Cruz exécuta une pirouette ; puis elle appela autour de ses lèvres le plus mutin de ses sourires.

— Je ne serai princesse que dans deux heures d’ici, fit-elle, — je puis encore parler la bouche ouverte… Oui, ton beau ténébreux, ton maître Louis, ton Lagardère, ton chevalier errant, ton roi, ton dieu est jaloux… Et palsambleu ! comme on dit à la cour, n’en vaux-tu pas bien la peine ?…

— Flor ?… Flor… répéta Aurore.

— Jaloux, jaloux, jaloux, ma toute belle !… Et ce n’est pas M. de Gonzague qui vous a chassés de Madrid… Ne sais-je pas, moi qui suis un peu sorcière, que les amoureux mesuraient déjà la hauteur de vos jalousies ?

Aurore devint rouge comme une cerise.

Toute sorcière qu’elle était, dona Cruz ne se doutait guère combien son trait avait touché juste !

Elle regardait Aurore, qui n’osait plus relever les yeux.

— Tenez ! fit-elle en la baisant au front, — la voilà rouge d’orgueil et de plaisir… Elle est contente qu’on soit jaloux d’elle… Est-il toujours beau comme un astre ?… et fier ?… et plus doux qu’un enfant ?… Voyons ! dites-moi cela… Voici mon oreille ; avouons-le tout bas… Tu l’aimes ?…

— Pourquoi tout bas ? fit Aurore en se redressant.

— Tout haut si tu veux.

— Tout haut en effet : Je l’aime !

— À la bonne heure ! voilà qui est parlé… je t’embrasse pour ta franchise. — Et…, reprit-elle en fixant sur sa compagne le regard perçant de ses grands yeux noirs, — tu es heureuse ?

— Assurément.

— Bien heureuse ?…

— Puisqu’il est là…

— Parfait !… s’écria la gitanita.

Puis elle ajouta en jetant tout autour d’elle un regard passablement dédaigneux :

— Pobre dicha, dicha dulce !

C’est le proverbe espagnol d’où nos vaudevillistes ont tiré le fameux axiome : Une chaumière et son cœur !

Quand dona Cruz eut tout regardé, elle dit :

— L’amour n’est pas de trop, ici !… La maison est laide, la rue est noire, les meubles sont affreux… Je sais bien, bonne petite, que tu vas me faire la réponse obligée : Un palais sans lui…

— Je vais te faire une autre réponse, interrompit Aurore. Si je voulais un palais, je n’aurais qu’un mot à dire.

— Ah bah !…

— C’est ainsi.

— Est-il donc devenu si riche ?

— Je n’ai jamais rien souhaité qu’il ne me l’ait donné aussitôt.

— Au fait, murmura dona Cruz, qui ne riait plus ; — cet homme-là ne ressemble pas aux autres hommes… Il y a en lui quelque chose d’étrange et de supérieur… Je n’ai jamais baissé les yeux que devant lui ! — Tu ne sais pas, s’interrompit-elle ; — on a beau dire, il y a des magiciens… je crois que ton Lagardère en est un !

Elle était toute sérieuse.

— Quelle folie ! s’écria Aurore.

— J’en ai vu, prononça gravement la gitanita ; — je veux en avoir le cœur net… Voyons ! souhaite quelque chose en pensant à lui.

Aurore se mit à rire ; — dona Cruz s’assit auprès d’elle.

— Pour me faire plaisir, ma petite Aurore, dit-elle avec caresse, — ce n’est pas bien difficile, voyons !

— Est-ce que tu parles sérieusement ? fit Aurore étonnée.

Dona Cruz mit sa bouche tout contre son oreille et murmura :

— J’aimais quelqu’un… j’étais folle… Un jour, il a posé sa main sur mon front en me disant : — Flor, celui-là ne peut pas t’aimer… J’ai été guérie… Tu vois bien qu’il est sorcier !

— Et celui que tu aimais, demanda Aurore toute pâle, — qui était-ce ?

La tête de dona Cruz se pencha sur son épaule ; elle ne répondit point.

— C’était lui ! s’écria Aurore avec une indicible terreur ; — je suis sûre que c’était lui !