Le Bouddhisme Japonais/7

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Paris, Maisonneuve et Ch. Leclerc (p. 69-80).

CHAPITRE SEPTIÈME
Ten-daï-shû. — Secte fondée sur la montagne ten-daï en chine
I. Histoire de la secte

Le nom de Ten-daï (en chinois moderne T’ien-t’aï) est celui de la montagne où cette secte fut établie pour la première fois en Chine.

Il y a trois principaux livres sacrés dans cette secte ; ce sont : le Saddharma-puṇḍarika-sûtra Hôk-ké-kyo, c’est-à-dire le lotus de la bonne loi ; le Nirvâṇa-sûtra (Né-han-guyô) et le Mahâprajñâ-pâramitâ-çâstra (Daïthi-do-ron).

Le fondateur et le premier patriarche de cette secte, c’est Thi-cha-Daï-shi de Ten-daï qui vivait à la fin de la dynastie des Tch’in (557-584) et au commencement de celle de Zouï (583-616). Avant lui, il y eut deux vénérables maîtres : E-mon et E-zi ; mais ils ne firent que jeter les bases du système ; c’est Thi-cha qui devait le perfectionner ; il établit les quatre enseignements et les cinq périodes qui divisent les prédications de toute la vie de Çâkyamuni. La propagation de la doctrine se répandit rapidement sous ce maître. C’est pour cette raison qu’il est regardé comme le premier fondateur de la secte.

Il eut pour successeur le second patriarche Kwan-jô de Chô-an, qui recueillit les prédications de son maître. Ces recueils connus sous le nom de San-dai-bou (les trois principaux livres) sont : le Shi-kwan, le Gen-gui et le Mon-kou. Ils exposent le principe fondamental de la doctrine, ce qui les fait considérer comme la suprême autorité de cette secte. Le disciple de Kwan-jô fut Thi-i qui transmit la doctrine à E-i. Ce dernier la passa à son tour à Gen-ro et Gen-rû à Mio-rakou de Ké-ké. Ce Mio-rakou composa différents commentaires (le Gen-gui-chakou-sen, le Mon-kou-ki, le Shi-kwan-bou-guyô, etc.) sur les ouvrages de Ten-daï-Daï-shi. Il transmit cette doctrine à Dô-soui.

En 803, sur l’ordre impérial, Saï-thiô Den-guyo-Daïshi, alla du Japon en Chine, et y reçut de Dô-soui la transmission de cette doctrine. Il retourna au Japon, l’année suivante, avec tous les ouvrages principaux de cette secte, et il l’établit sur Le mont de Hi-eï où il avait déjà fondé le monastère En-Riakou. Cette montagne Hi-eï est appelée par les Chinois le Ten-dai du Japon. En 823, il mourut à l’âge de cinquante-six ans, et l’empereur Seï-wa lui décerna le titre posthume de Den-guyô-Daï-shi (le grand maître de la propagation de la doctrine). À la même époque vivait un maître, Gui-shin, qui était allé en Chine avec Saï-thiô et qui avait reçu de Dô-soui la même doctrine. Il la propagea aussi au Japon de concert avec Saï-thiô. Après sa mort, il reçut le titre de Shû-zen-Daï-shi.

Les successeurs de Saï-thiô furent En-thiô et En-nyn. En 838, En-nyn alla en Chine et y resta dix ans pour bien étudier cette doctrine. En 851, Thi-shô-Daï-shi se rendit en Chine sur l’ordre de l’empereur et y apprit de Ryo-shô, neuvième successeur de Ten-daï-Daï-shi, la profonde portée de la doctrine de cette secte. Quand il fut de retour au Japon, il la transmit à Ryo-yu, et compléta le système de la doctrine. Depuis cette époque, les grands docteurs de cette école ne cessèrent pas de se rendre en Chine. On peut voir par là la vitalité florissante de cette secte.

La transmission de cette doctrine au Japon a suivi deux lignes. La première, c’est la ligne de la transmission dite du San-mon (Hi-eï-zan), celle qui fut transmise par Saï-thiô à En-nyn, En-tyo, etc. La seconde, c’est la ligne de transmission dite du Ji-mon (Mi-i-déra) celle qui fut transmise par Thi-shô à Ryo-yu. Peu à peu cette secte s’étendit dans toutes les villes et se divisa en un grand nombre de branches différentes.

II. Doctrine de la secte

Selon cette École, il y a quatre enseignements (Shi-kyô) et cinq périodes (Go-ji) dans les prédications du Bouddha. Quels sont ces quatre enseignements ? — 1o La doctrine des Trois Collections (San-zo-kyô qui renferment toutes les doctrines du Hînayâna ; aussi, dans le Mahâprajñâ-pâramitâ-çâstra, ceux qui suivent les doctrines du Hînayâna sont-ils appelés « les savants des trois collections » ; 2o la doctrine de la Communauté (Tsou-guyô) qui peut être adaptée à chacun des trois véhicules (Triyâna, dans les systèmes du Mahâyâna ; 3o la doctrine de la Distinction (Betsou-kyô) qui n’est adoptée que par les Bodhisattvas dans le Mahâyâna : 4o la doctrine de la Plénitude (En-guyô) qui n’est ni l’être ni le néant.

Les cinq périodes sont désignées selon les titres des sûtras principaux : 1o l’Avataṃsakao (Ké-gon-guyô) ; 2o l’Âgamao (A-gon) ; 3o le Vaipulyao (Hô-dô) ; 4o le Prajnâ-pâramitâo (Han-nya) ; 5o le Saddharma-puṇḍarikao (Hok-ké) et le Nirvâṇao (Né-han). Les diverses doctrines qu’a prêchées Bouddha dans ces cinq périodes rentrent dans les quatre enseignements que nous venons d’énumérer. Ainsi l’Avatamsakâo enseigne les deux doctrines de la Distinction et de la Plénitude ; l’Âgamao, celles du Hînayâna ; le Prajñâ-pâramitâo, les trois doctrines de la Communauté, de la Distinction et de la Plénitude ; le Vaipulyao et le Nirvâṇao, toutes les quatre ensemble. Quant au Saddharma-puṇḍarîka, il enseigne uniquement la Doctrine de la Plénitude. Mais le véritable but de la venue de Çâkyamuni en ce monde était de prêcher le Saddharma-puṇḍarika-sûtra qui correspond à la cinquième période ; aussi cette doctrine est-elle appelée la bonne Loi non-conditionnée.

Parmi ces quatre doctrines, les trois premières ne sont que des moyens provisoires (Hô-ben) pour atteindre à la Plénitude qui est la doctrine définitive. (Shin-jitsou). La vraie voie qui délivre tous les êtres vivants de l’océan des transmigrations (Saṃsâra), c’est la doctrine de la Plénitude (En-guyô) seule.

Nous allons maintenant tracer rapidement la doctrine de la Plénitude en laissant de côté les trois autres.

Selon le principe de cette secte, on doit, par le moyen de la méditation des trois vérités (San-taï) non conditionnées (énoncées plus bas, qui contiennent les trois mille Dharmas dans une seule pensée, comprendre que la passion est la Saṃbodhi, et le Saṃsâra est le Nirvâṇa. Tous les Dharmas purs et impurs sont au nombre de trois mille et ces trois mille Dharmas existent évidemment dans la pensée des êtres vivants.

Si l’on énumère les mondes de l’ignorance et de l’intelligence, il y en a dix :

1o Le monde infernal (Naraka) ; 2o le monde des fantômes (Preta) ; 3o le monde des animaux (Tiryag-yonigata) ; 4o le monde des démons (Asura) ; 5o le monde des êtres humains (Manuṣya) ; 6o le monde des êtres célestes (Deva) ; 7o le monde des Çrâvakas ; 8o le monde des Pratyekabuddhas ; 9o le monde des Bodhisattvas, et 10o le monde des Bouddhas.

De ces dix, les six premiers sont appelés ignorances ; les quatre autres, intelligences. Chacun de ces dix mondes contient les dix tels (evamo). Quels sont ces dix tels ? Nous ne pouvons mieux faire que de citer à ce sujet un fragment du chapitre qui traite du Moyen Provisoire dans le Saddharma-puṇḍarîka : « Voici en quoi consistent tous les Dharmas : telle forme, telle nature, telle substance, telle force, telle action, telle cause, tel agent, tel effet, tel jeu, tel équilibre final ce dernier étant le résultat des neuf autres). Quelle est la signification du terme tel ? — Pareil, c’est-à-dire l’état où la forme, la nature, la substance, la force, l’action, la cause, l’agent, l’effet et le jeu sont originellement inertes et invariables.

Comme chacun des dix mondes renferme ces dix tels, il y en a à vrai dire, cent ; et réciproquement chacun des dix mondes aussi renferme en lui tous les dix mondes ; par exemple, le monde infernal renferme les neuf autres, de même que celui des fantômes contient les neuf autres ; donc les dix mondes en font, à vrai dire, cent. Mais, si l’on compte cent mondes, il faut compter aussi mille tels ; c’est pourquoi on parle des « mille tels des cent mondes. »

Si on attribue ces mille tels des cent mondes aux trois règnes de la nature (loka), on en compte alors trois mille. Quels sont les trois règnes ? Ce sont : le règne des cinq agrégats (Skandhas ; Go-oun-sé-ken), celui des êtres vivants (Pudgalas ; Shû-jô-sé-ken), et celui de la terre (Bhû ; Kokou-do-sé-ken).

1o Les cinq agrégats sont : la forme (Rûpa) ; la sensation (Vedanâ) ; l’idée (Saṃjñâ) ; les concepts (Saṃskâras) ; la connaissance (Vijñâna). La forme est constituée par tous les Dharmas qui sont les cinq sens subjectifs et les cinq objets des sens. La sensation, c’est éprouver plaisir, douleur, etc. L’idée, c’est concevoir le blanc et le noir, la longueur et la petitesse, l’homme et la femme, le rond et le carré, etc. Les concepts indiquent tous les composés Saṃskṛitas qui existent en dehors de la forme, de la sensation, de l’idée et de la connaissance ; par conséquent le terme de concepts signifie l’action et le changement. La connaissance, c’est le roi de l’esprit[1]. Tel est le règne des cinq agrégats.

2o Le règne des êtres vivants, c’est l’être composé par ces cinq agrégats.

3o Le règne de la terre désigne le lieu qui contient tous les êtres. On appelle ces trois règnes les trois mille Dharmas. L’état où ces trois mille Dharmas sont renfermés dans la seule pensée d’un être vivant et où ils sont originellement inertes et invariables, est ce qu’on appelle techniquement « le système des trois mille Dharmas dans une seule pensée ». Ainsi, il est dit dans le Shi-kwan de Ten-daï-Daï-shi : « N’y eût-il qu’une seule et unique pensée, ces trois mille Dharmas y existent. Je ne m’arrête point à l’hypothèse qui nierait la pensée ; mais si on l’admet même dans la plus faible mesure possible, elle les possède tous les trois mille. » On peut regarder à trois points de vue différents, également vrais et exacts (San-taï), ces trois mille Dharmas : le vide (Kou) ; l’existence () et le terme moyen (Thû).

1o On peut considérer les trois mille Dharmas comme le vide ; car les dix tels de la forme, de la nature, etc., dans les dix mondes sont des choses contingentes.

2o On peut regarder aussi ces mêmes Dharmas comme des existences relatives attendu que les choses contingentes se manifestent phénoménalement dans le temps.

3o On peut enfin et c’est là la vérité moyenne) regarder ces Dharmas comme n’étant ni l’être ni le vide ; car les choses contingentes sont en réalité à la fois l’existence et le vide. Ké-ké-Daï-shi dit dans le Gouketsou : « On admet le terme moyen pour expliquer la nature insaisissable de la pensée qui ne peut se contenter ni de l’être ni du vide ; le mot vide est la négation des trois mille Dharmas ; mais on a beau les nier, ils existent phénoménalement ; aussi se sert-on du terme existence ».

Si on regarde ces trois vérités (San-taï) au point de vue absolu, elles ne font pas une pluralité comme un, deux, trois ; au point de vue relatif, elles font une pluralité comme un, deux et trois ; on appelle ces trois formes inséparablement combinées réalité. Les Bouddhas seuls comprennent cette raison. Pour mieux saisir cette explication, employons une comparaison : supposons que nous fassions produire un effet par une cause dans le rêve ; par exemple, nous sommes punis pour avoir commis un crime, ou récompensés d’une bonne action. Quoique le fait développé dans le rêve semble évident et manifeste, il n’a qu’une existence relative. À la vérité, on ne peut le saisir : c’est là le vide. Mais la nature de la pensée dans le rêve n’est ni le vide ni l’existence, ce n’est donc qu’une forme moyenne. On peut dire, par conséquent, que les trois formes de la vérité existent en même temps et ne sont ni unité ni pluralité.

Il y a encore deux termes techniques : réfutation réciproque (So-hi), conciliation réciproque (So-shô). 1o Le vide et l’existence se réfutent réciproquement, de même que la forme moyenne les réfute l’un et l’autre. 2o Bien que ces trois formes de la vérité se réfutent réciproquement, chacune d’elles ne disparaît pas ; il n’y a donc rien à réfuter ni à saisir ; c’est ce qu’on appelle « l’état inconcevable des trois vérités inséparablement combinées ».

Comme les êtres ignorants ne comprennent pas la raison des trois formes de la vérité, ils tournent éternellement dans l’océan des transmigrations (Saṃsâra).

Qu’est-ce que cette raison ? C’est la Bhûta-tathâtâ (nature absolue) et la Bhûta-tathâtâ est la nature du Bouddha. Il ne faut pas chercher la Bhûta-tathâtâ exclusivement en dedans ou en dehors de notre existence ; l’être infernal, le fantôme, etc. rentrent tous dans la Bhûta-tathâtâ ; car elle n’est autre chose que les trois mille Dharmas ; on appelle vrai Bouddha la Bhûta-tathâtâ ; il est donc évident que les dix mondes sont ceux des Bouddhas. Dans les milles tels (Sen-tyo) des six voies (Gatis), la cause représente la condition de l’action ; l’agent, celle de la passion ; et l’effet, celle de la souffrance ; mais tous étant l’essence de la réalité, ces trois conditions ne sont que les trois vertus : corps spirituel (Dharma-kâya), sagesse (Prajña) et délivrance (Moksha) ; ou encore elles sont trois corps : corps spirituel (Dharma-kâya), corps de béatitude (Saṃbhoga-kâya) et corps de transformations (Nirmâṇa-kâya). Ces trois vérités étant ainsi considérées, la passion n’est que la Saṃbodhi (illumination parfaite) et le Saṃsâra, c’est le Nirvâṇa.

Selon l’enseignement de cette secte, il y a Six Degrés (Rokou-sokou) au moyen desquels les adeptes méditant sur les trois vérités s’élèvent de l’état d’ignorance à l’illumination finale.

1o Le degré de la raison (Ri-sokou) ; c’est l’état où tous les êtres ignorent les trois vérités, quoiqu’elles existent dans leur pensée.

2o Le degré de la désignation (Myo-ji-sokou ), c’est l’état où l’homme un peu plus intelligent comprend les trois vérités en apprenant leur nom, grâce à ses maîtres et à ses amis, mais où il n’est pas encore à portée de les méditer.

3o Le degré de la méditation (Kwan-guyô-sokou), c’est l’état où l’homme médite sur les trois vérités.

4o Le degré de l’imitation (So-ny-sokou), c’est l’état où l’homme peut se servir de chacun des organes des sens pour tous leurs objets indistinctement ; c’est cet état dont parle le chapitre du Prédicateur (Hô-shi-hon) dans le Saddharma-puṇḍarîka-sûtra : « Les doctrines qui seront prêchées par cet homme seront d’accord avec la vérité. » Il n’a pas encore atteint l’état d’illumination, quoiqu’il y touche de près.

5o Le degré de la vérité partielle (Boun-shin-sokou) ; c’est l’état où l’homme atteint l’illumination en extirpant l’ignorance (Avidyâ), mais ce n’est pas le point final, puisqu’il ne comprend que partiellement la vérité.

6o Le degré final (Kou-kyô-sokou), c’est l’état où l’homme parvient à la connaissance parfaite en se dépouillant de l’ignorance originelle et en comprenant la doctrine du Chemin-Milieu qui n’est ni l’être ni le néant. En d’autres termes, il n’y a rien qui lui soit supérieur ; c’est tout à fait l’état absolu.

S’il y a comme nous venons de le faire voir, six degrés selon la hiérarchie fixée par l’enseignement, il ne s’en suit pas qu’il faille, au point de vue de la méditation, passer par les six degrés pour atteindre à l’état final. Les trois mille Dharmas, chez les êtres vivants et chez les Bouddhas, sont par leur essence identiques. La seule différence qu’il y ait, c’est qu’impurs chez ceux qui sont encore à l’état d’ignorance, ils sont de toute pureté chez ceux qui sont parvenus à l’état d’illumination.

Mio-rakou dit dans le Chakou-sen : On appelle ignorance les trois mille Dharmas restés dans la raison ignorante ; bonheur éternel ces mêmes Dharmas auxquels leur nature est révélée. En d’autres termes, les uns ressemblent à un diamant dans sa gangue, les autres à un diamant poli. Cependant l’essence de ces Dharmas n’est guère changée, quoique leur état soit différent par suite de leur pureté ou de leur impureté. On peut donc dire que l’ignorance et l’illumination sont originellement identiques, et la passion est la Sambodhi. Cette raison fait comprendre que les êtres possèdent originellement la nature de Bouddha ; c’est pourquoi nous pouvons devenir Bouddha dans la vie actuelle.
  1. Voir le chapitre IV.