Le Bouffon (Edgeworth)

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Traduction par Armand Le François.
Librairie Hachette et Cie (p. 281-325).



LE BOUFFON.


M. et Mme Montagne étaient venus passer la belle saison à Clifton, avec leurs trois enfants, Frédéric, Sophie et Marianne, dont l’éducation formait l’objet constant de leur sollicitude. Ils prenaient surtout à tâche d’éviter tout ce qui, pour un moment de satisfaction ou d’amusement passager, pouvait compromettre le bonheur à venir de leurs enfants. Pénétrés de l’extrême importance des premières impressions et de l’influence des circonstances extérieures sur l’esprit et le cœur des jeunes gens, ils cherchaient avec le plus grand soin à leur faire envisager sous son véritable point de vue tout objet nouveau et toute idée nouvelle.

C’est inconsidérément que l’on dit quelquefois :

« Il faut laisser les enfants voir et juger par eux-mêmes. » À peine capables de découvrir une partie des objets, comment pourraient-ils en saisir l’ensemble ? Les aperçus qu’ils prennent dans les relations du monde, les observations incomplètes qu’ils peuvent y faire, leur donnent souvent une idée fausse des causes du bonheur, et les conduisent à une trompeuse appréciation du caractère des hommes et des positions sociales. Aussi M. et Mme Montagne apportaient-ils la plus grande circonspection dans le choix de leurs connaissances : ils étaient justement persuadés que la conversation forme une partie importante de l’éducation des enfants.

En arrivant à Clifton, ils cherchèrent à louer une maison pour eux seuls. Mais la plupart des logements étaient déjà occupés, et ils furent obligés de prendre un appartement dans un hôtel habité par d’autres personnes.

Pendant les quinze premiers jours, ce fut à peine s’ils entrevirent les locataires qui demeuraient au même étage. Un vieux quaker et sa sœur Berthe étaient leurs tranquilles voisins. L’embonpoint florissant de la demoiselle avait attiré l’attention des enfants, qui se demandaient comment on pouvait, avec un teint si frais et si vermeil, avoir besoin de venir aux eaux. Sa toilette recherchée, l’élégance de ses vêtements excitaient leur admiration. Ils avaient remarqué avec quel soin extrême son frère veillait à ce que sa robe ne touchât pas à la roue lorsqu’elle montait en voiture. Cette circonstance et l’extérieur bienveillant du vieux monsieur les avaient convaincus de l’extrême affection qu’il portait à sa sœur. Ils étaient persuadés que ces deux personnes étaient les plus heureuses du monde ; ils ne leur avaient pourtant jamais parlé et n’avaient fait que les voir en passant.

Il n’en était pas ainsi de la demoiselle qui occupait le rez-de-chaussée. On la voyait toujours sur l’escalier, dans les corridors ou à sa fenêtre. Il semblait qu’elle fût douée de la faculté de se trouver partout au même instant. On n’entendait que sa voix criarde dans la maison. Dès le premier jour qu’elle rencontra les enfants de Mme Montagne sur l’escalier, elle arrêta la petite Marianne pour lui faire mille caresses. « Ma chère mignonne, lui dit-elle, que vous êtes gentille ! Venez m’embrasser. Comment vous nommez-vous ? moi, je m’appelle Thérèse Tattle. » Ce renseignement était tout à fait inutile, parce que vingt fois dans la matinée toute la maison était réveillée par le bavardage de la servante de Mlle Thérèse Tattle. « Mlle Thérèse Tattle est-elle là ?… Oui, Mlle Thérèse est ici… Mlle Thérèse n’y est pas. »

Personne aux eaux ne menait une vie aussi agitée que Mlle Tattle. Personne n’avait d’aussi nombreuses connaissances. Elle prenait note de tous les nouveaux venus. Elle commentait régulièrement les listes des souscripteurs de bals, de concerts et de lectures. Sans jamais rien lire autre chose, l’esprit libre de soucis domestiques, elle meublait sa mémoire de la nomenclature des naissances, des décès et des mariages. Elle savait toutes les anecdotes amusantes, instructives ou scandaleuses qui sont indispensables à la conversation des eaux et essentielles à celle qui veut avoir la réputation d’une « femme aimable. » C’est ainsi qu’on désignait Mlle Thérèse Tattle.

Dès que cette aimable personne eut appris qu’une famille distinguée venait de s’installer au premier étage, elle fit tout au monde pour lier connaissance avec les nouveaux arrivés. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour apprendre sur cette famille, en questionnant les domestiques, tout ce qu’elle désirait savoir. D’ailleurs le nom de Montagne seul aurait suffi pour lui faire désirer de s’introduire chez ses voisins. Elle commença par faire la cour à la petite Marianne. Ce furent d’abord des agacements, des sourires, des signes de tête, puis des mots gracieux jetés en passant. Ce manège prévint Marianne, qui était une bonne petite fille, en faveur de Mlle Thérèse. Elle se crut obligée de répondre à son tour par des sourires. La porte du salon de Mlle Thérèse était presque toujours entr’ouverte lorsque Marianne passait, et elle apercevait un magnifique perroquet vert qui faisait son admiration. Un matin la porte se trouva toute grande ouverte. Marianne s’arrêta et ne put retenir une exclamation. « Oh ! le joli Jacquot, » dit-elle à Mlle Thérèse saisit l’occasion. Elle prit la petite par la main, et la fit entrer pour voir Jacquot de plus près ; puis elle offrit à Marianne un morceau de gâteau glacé en l’invitant à la venir voir une autre fois.

Le lendemain, Mlle Thérèse Tattle se présenta en grande cérémonie chez Mme Montagne, et s’excusa de la liberté qu’elle avait prise de faire entrer chez elle la charmante Marianne pour lui montrer le joli Jacquot.»

« J’ai encore à me justifier, ajouta-t-elle, de la liberté que j’ai prise d’offrir à cette gentille petite un morceau de gâteau glacé. C’est une action bien inconsidérée, je le sens, madame ; mais j’ai été séduite par la grâce de cette enfant. J’ai été touchée de sa ressemblance frappante avec un jeune officier que j’ai rencontré au bal, il y a environ une douzaine d’années. C’était un ravissant cavalier du nom de Montagne, appartenant à une famille honorable à laquelle je suis alliée. Car je suis proche parente des Jones de Marionethshire, qui tiennent, comme vous savez, aux Manwairings du Bedfordshire. Il y a un de ceux-ci qui a épousé une Griffith, cousine issue de germains de M. Montagne. C’est cette parenté qui m’a encouragée, madame, à vous rendre visite, et à solliciter l’honneur de faire votre connaissance. »

Cette première visite fut bientôt suivie de plusieurs autres. Il était difficile d’échapper aux importunités de Mlle Thérèse qui, une fois introduite dans une maison, ne tardait pas à se mêler de tout.

Ce fut d’abord sur le chapitre de l’éducation qu’elle entreprit M. Montagne. « On blâme généralement votre système d’éducation, lui dit-elle. De grâce, donnez-moi quelques explications à ce sujet. Il m’est pénible de vous entendre attaquer dans le monde sans pouvoir vous défendre en connaissance de cause. J’éprouve pour vous une affection sincère, et je désire vivement répondre à des critiques, qui, j’en suis sûr, n’ont aucun fondement. »

M. Montagne éluda la conversation et fit entendre à Mlle Thérèse qu’il était assez indifférent aux attaques dirigées contre un système que personne n’avait cherché à approfondir.

Cette réserve piqua au vif Mlle Thérèse ; elle se retourna sur Madame et lui dit : « Faites attention à la taille de cette petite. Vous feriez bien de lui mettre des baleines. Elle aurait besoin de prendre des leçons de danse. » Mme Montagne fut très-alarmée de cette observation. Quelques jours après Mlle Thérèse la renouvela. Alors on examina avec le plus grand soin la taille de Marianne. Mlle Thérèse affecta une vive sollicitude dans cet examen. Elle prétendit que l’épaule droite et la hanche gauche avaient quelque disposition à dévier. Mais la bonne officieuse oublia qu’elle avait signalé auparavant l’épaule gauche et la hanche droite, ce qui rassura un peu Mme Montagne.

Un autre jour, ce fut la petite Sophie qui devint l’objet des observations de Mlle Thérèse. Elle prit une mine allongée et un air de circonstance pour exprimer toute l’inquiétude que lui inspirait la santé de cette chère enfant. « Je crains que la poitrine ne soit affectée. Il faut lui faire prendre les eaux matin et soir et lui donner de la pâte du jujube. Consultez sans retard le docteur Cardamum. C’est le plus habile médecin que je connaisse. Je serais à mon lit de mort que je l’enverrais chercher en toute confiance. Il a sauvé une jeune fille qui avait rendu un poumon tout entier. Si vous voulez, je vous enverrai le docteur ; mais il n’y a pas de temps à perdre. »

L’opinion médicale de Mlle Thérèse ne pouvait être d’un grand poids, et Mme Montagne eut le bon esprit de ne pas s’en inquiéter. Mais sa nouvelle amie n’était pas à bout de conseils. Elle avait entrepris de faire donner un précepteur à Frédéric. « Il a besoin de se perfectionner dans le latin et dans le grec. Je sais bien qu’il ne convient guère à une femme d’aborder de pareilles matières ; mais j’ai entendu dire à des personnes qui s’y connaissent que l’étude des langues mortes est indispensable à une instruction solide. Il s’agit de savoir lequel vaut le mieux, ou de suivre le cours de l’Université ou d’apprendre avec un maître particulier. Les opinions sont partagées. Moi, je penche à croire qu’en raison des dispositions de Frédéric, vous ferez bien de suivre ce dernier système. Je connais justement un précepteur fort capable, qui vous convient sous tous les rapports. Je me fais un plaisir de vous le recommander. Il était chez un jeune lord que j’aimais beaucoup, mais qui n’a plus besoin de ses services, parce qu’il a été tué en duel. »

Les conseils de Mlle Thérèse Tattle n’ayant aucune influence sur les parents, elle chercha à circonvenir les enfants. Elle ne fit aucune impression sur Sophie, quoiqu’elle eût employé toutes les ressources de la flatterie. Sophie désirait ardemment l’approbation de ses parents et se montrait indifférente à celle des étrangers. Elle avait treize ans. À cet âge, les jeunes filles qui manquent d’une bonne éducation se laissent facilement entraîner. La vanité est accessible aux moindres éloges, et le désir de plaire étouffe le germe des meilleures qualités.

Sophie, dont le goût et le jugement avaient été cultivés, ne pouvait tomber dans ces écarts et se laisser prendre à de tels pièges. Elle savait que pour plaire, il ne faut pas chercher à se montrer autre qu’on est. Ses amis l’écoutaient avec plaisir parce qu’elle ne faisait pas parade de ces beaux sentiments que l’on exprime avec recherche et affectation dans le monde fashionable. Mlle Thérèse savait combien ce mot a d’empire, même à treize ans ; mais elle s’assura bientôt qu’il n’avait aucune influence sur Sophie. Mme Montagne avait dit à sa fille que la simplicité et le naturel l’emportent toujours aux yeux des personnes sensées sur les grâces apprises et les façons dictées par la mode.

La petite Marianne, à force d’entendre Mlle Thérèse répéter qu’elle était charmante, commençait à le croire. Elle avait été jusque-là exempte de toute affectation ; mais peu à peu elle s’imagina qu’elle ne pouvait plus dire un mot, faire un geste, lancer un regard, sans être l’objet de l’attention de tout le monde. Mlle Thérèse ne tarda pas à s’apercevoir que ce changement déplaisait à Mme Montagne. Elle voulut alors réparer le mal qu’elle avait fait. Après avoir admiré la beauté des yeux et de la chevelure de Marianne, elle ajoutait : « Mais vous savez bien que les petites demoiselles ne doivent pas penser à leur beauté. On ne doit pas les aimer pour leur jolie figure, mais pour leurs bonnes qualités. »

C’est vraiment faire injure au sens commun que de croire les enfants incapables de discerner la portée d’un conseil qui se trouve en contradiction avec tout ce qu’ils observent d’eux. Ils sont bons physionomistes. Le langage des yeux leur est familier. Tout ce que l’on dit d’eux les impressionne vivement, et ils attachent moins d’importance à ce qui leur est directement adressé.

Mlle Thérèse avait quelquefois dit, en présence de Frédéric, que cet enfant était plein de gentillesse et avait un talent d’imitation remarquable. Ce jeune garçon était vif, enjoué, mais était resté jusque-là inaccessible aux louanges vulgaires. Les flatteries de Mlle Thérèse ne le trouvèrent pas insensible. Il voulut développer en lui ce talent, et, à force de contrefaire tout le monde, il devint un véritable bouffon. Loin de s’attacher à observer les manières et le caractère de chacun pour former son jugement, il ne cherchait qu’à découvrir un ridicule dans la tournure, le geste ou la prononciation des personnes qu’il voyait, afin de les contrefaire aussitôt qu’elles avaient le dos tourné.

Alarmés des progrès rapides du mal chez leurs enfants, M. et Mme Montagne, qui avaient redouté, dès la première visite, l’influence de Mlle Thérèse, s’empressèrent de chercher un autre appartement afin de déloger au plus vite. Ils n’étaient pas gens à compromettre le bonheur de leur famille pour ménager une simple connaissance. On leur avait parlé d’une maison de campagne qui se trouvait vacante dans les environs de Clifton ; ils résolurent de s’y rendre sur-le-champ pour la visiter.

Comme ils devaient être absents tout le jour, ils pensèrent bien que leur voisine ne manquerait pas de faire l’officieuse auprès des enfants. Ils ne jugèrent pas convenable d’exiger d’eux une promesse qu’ils auraient pu être tentés de ne pas tenir et se contentèrent de dire en partant : « Si Mlle Thérèse Tattle vous engage à aller chez elle, faites ce que vous croirez bon. »

La voiture de Mme Montagne était à peine hors de vue qu’il arriva un billet à l’adresse de « M. Frédéric Montagne fils. » Voici ce qu’il contenait :

« Mlle Thérèse Tattle fait ses compliments à l’aimable Frédéric Montagne. Elle espère qu’il aura la bonté de venir prendre le thé avec elle ce matin, et d’amener sa charmante petite sœur Marianne. Mlle Thérèse Tattle souffre d’une affreuse migraine et le docteur Cardamum lui recommande de la distraction. L’aimable Frédéric ne voudrait pas sans doute la laisser seule périr d’ennui. Elle a fait ample provision de macarons pour ses petits amis. Elle compte qu’ils viendront tous, sans oublier Mlle Sophie, si cette gracieuse personne veut bien lui faire ce plaisir. »

À la première lecture de ce billet, « l’aimable Frédéric » et « la charmante petite Marianne » regardèrent en riant leur sœur Sophie pour lui faire comprendre qu’ils n’étaient pas dupes des flatteries de Mlle Thérèse. En le relisant une seconde fois, Marianne fit observer que leur amie était bien bonne de se souvenir des macarons. Frédéric ajouta qu’il ne fallait pas se moquer d’elle parce qu’elle avait mal à la tête. Puis, roulant le billet entre ses doigts il s’adressa à Sophie : « Allons, ma sœur, laisse là ton dessin pour un moment et dis-nous ton avis. Que faut-il répondre à ce billet ?

— Nous pouvons répondre ce que nous voudrons.

— Oui, oui, je sais. Je puis refuser si je veux. Mais il s’agit de ne pas être impolis.

— Tu as donc envie d’accepter ?

— Je n’ai pas dit cela. J’ai dit qu’il ne fallait pas être impolis.

— Et tu penses que ce serait une impolitesse de refuser ?

— Je n’ai pas parlé de cela. Mais voyez donc comme elle cherche à disputer sur les mots.

— Je ne dispute pas sur les mots. Je raisonne.

— En effet, disputer, pour les femmes, c’est raisonner. »

À ces mots prononcés d’un ton railleur, Sophie rougit un peu. Son frère, qui était fâché d’avoir été deviné, voulut prendre avantage de cette marque d’impatience.

« Allons, tous tes beaux raisonnements ne t’empêchent pas de te mettre en colère.

— Je ne suis pas en colère, répondit Sophie, que cette remarque fit rougir de plus en plus.

— Tu agites pourtant ton pinceau avec plus de vivacité que de coutume… Mais vois donc, Marianne, le visage de Sophie est un vrai baromètre : il présage la tempête.

— Ah ! cela n’est pas bien, petit frère, répondit Marianne. Tu as vu comment Sophie, hier encore, a excusé la faute que tu as commise, en restant trop tard chez tes amis. Quand j’étais malade, ne préparait-elle pas elle-même mes tisanes et mes bouillons ? Et je t’assure qu’elle s’en acquittait mieux que la garde-malade et la cuisinière.

— Ne fais pas tant l’éloge de mes qualités, ma bonne petite, dit Sophie en souriant et en embrassant Marianne. Tu vois que tout à l’heure je viens de montrer de l’humeur, ce qui n’est pas bien ; et quant à Frédéric, quoiqu’il aime un peu trop à se moquer de tout le monde, et même de sa sœur Sophie, je suis bien sûre que je n’ai pas au fond de meilleur ami que lui.

Un coup frappé à la porte par le valet de Mlle Thérèse Tattle interrompit Marianne, et vint rappeler nos, petits amis à la grande affaire du jour.

« Avec tout cela, dit Frédéric, nous n’avons pas encore envoyé notre réponse. Il faut pourtant nous décider sans perdre une minute. »

Le domestique apportait en effet les compliments de sa maîtrresse. Il était chargé de prévenir les jeunes demoiselles et M. Frédéric que le thé les attendait au salon.

« Alors nous y allons, dit Frédéric.

Le laquais ouvrit la porte st deux battants et les invita à passer. Marianne accompagna son frère, et Sophie s’excusa sur ce que ses occupations la retenaient à la maison.

Mlle Tattle était assise à sa table à thé. Un grand plateau couvert de gâteaux et de macarons se trouvait place devant elle.

« Que je suis heureuse de vous voir, mes chers amis ! dit-elle ; mais pourquoi donc Mlle Sophie ne vous a-t-elle pas suivis ? »

Marianne rougit en songeant qu’elle avait agi bien précipitamment. Mais elle cherchait à composer avec sa conscience en se disant que son père et sa mère leur avaient dit de faire ce qu’ils jugeraient convenable. Elle n’était pourtant pas tout à fait tranquille, et il ne fallut rien moins que tous les compliments de Mlle Thérèse avec la moitié de ses macarons pour remettre ses esprits dans leur état naturel.

« Allons, monsieur Frédéric, dit Mlle Tattle après le thé, vous avez promis de me faire rire, et vous savez que personne n’y réussit mieux que vous.

— Oh ! mon frère, dit Marianne, montre donc à Mlle Thérèse comment fait le docteur Carbuncle quand il est à table. Je ferai Mme Carbuncle. Cela divertira Mlle Tattle. Commençons.

Marianne. Voyons, mon ami, que vous servirai-je en commençant ?

Frédéric. Mon ami ! d’abord, tu sais bien que Mme Carbuncle n’appelle jamais ainsi son mari. Elle lui dit toujours : Docteur.

Marianne. Eh bien ! docteur, que voulez-vous, manger aujourd’hui ?

Frédéric. Ce que je veux manger, madame ?… Rien !… rien !… Je ne vois rien de mangeable, madame.

Marianne. Voici pourtant des anguilles, monsieur. Permettez-moi de vous en offrir. Ce sont des anguilles à la tartare. Vous les préférez ainsi d’habitude.

Frédéric. D’habitude, oui, madame. Et c’est pour cela que j’en suis dégoûté. Mais vous me fatigueriez de tout. Je ne puis plus voir que des anguilles sur ma table… Qu’est-ce qu’il y a dans ce plat ?

Marianne. Du mouton, docteur, du mouton rôti. Voulez-vous être assez bon pour le couper ?

Frédéric. Le couper, madame, le couper ! C’est fort bien dit ; mais je n’en puis venir à bout. Ce mouton-là est dur comme du bois. J’aurais plus tôt fait de couper la table… Du mouton sans gras ! sans jus ! sans sauce ! brûlé jusqu’à l’os !… Je n’en veux pas. Emportez le plat et jetez-le du haut en bas des escaliers à la cuisinière. Il est vraiment déplorable, madame Carbuncle, que je ne puisse jamais, au grand jamais, avoir rien de mangeable à dîner ; oui, madame Carbuncle, et cela depuis que nous sommes mariés. Je suis pourtant l’homme du monde le plus facile à contenter pour le dîner. C’est extraordinaire, madame Carbuncle, en vérité !… Qu’avez-vous là-bas dans ce coin, sous un couvercle ?

marianne. Des pâtés, docteur ; des pâtés d’huîtres.

Frédéric. Des pâtés ! vous voulez dire des boulettes, madame ? Je ne puis les sentir. Je ne conçois pas que vous les ayez mises ainsi sous un couvercle. Au moins j’aurais des cloches de verre, je n’aurais pas besoin de vous demander : « Qu’est-ce que ceci ? Qu’y a-t-il là-dessous ! » Ces questions sont très-fastidieuses, madame Carbuncle. Il serait bien préférable de distinguer d’un coup d’œil tout ce qu’il peut y avoir à dîner.

Marianne. Laissez-moi, docteur, vous servir de cette volaille avant qu’elle soit froide. Je vous en prie, mon ami.

Frédéric. (à part). Encore mon ami. Prends donc garde, Marianne.

Marianne. Mais je t’assure que maintenant il faut dire : « Mon ami, » parce qu’elle a peur. Alors, elle pâlit de minute en minute ; quelquefois même elle pleure avant la fin du dîner, et la société ne sait plus quelle contenance tenir.

— Quelle petite créature pleine de sens, interrompit Mlle Thérèse Tattle ! monsieur Frédéric, vous allez me faire mourir de rire… Continuez cette plaisante comédie.

Frédéric. Eh bien, madame, puisqu’il faut enfin que je mange quelque chose, servez-moi de cette volaille. Une cuisse et une aile, la carcasse et un morceau de l’estomac, avec de la sauce aux huîtres, une tranche de jambon, voilà tout ce qu’il me faut, madame.

(Le docteur Carbuncle mange avec voracité en se baissant sur une assiette, et, pour ne pas laisser tomber la sauce sur lui, il boutonne son habit jusqu’au menton.)

« Vite ! une assiette ! un couteau ! une fourchette, un morceau de pain, de la bière de Darchester…

— Bravo ! bravo ! s’écria Mlle Thérèse en battant des mains.

— Maintenant, mon frère, mettons que c’est après dîner, et montre-nous comment le docteur fait un somme.

Frédéric se jeta dans un fauteuil. Il renversa la tête en arrière, la bouche entrouverte, et se mit à ronfler. Il laissa tomber sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche Il croisa ses jambes l’une sur l’autre, puis les écarta, les allongea, les croisa de nouveau. Pour se réveiller il rajusta son collet, les mèches de sa perruque, prit du tabac et divertit Mlle Thérèse par tout ce manège grotesque. Après avoir ri tout à son aise, elle se mit à soupirer, en disant :

« La pauvre Mme Carbuncle ! Quand on pense qu’elle est condamnée à passer sa vie avec un être aussi ridicule, aussi exigeant ! Et, s’il ne fait pas de testament en sa faveur, elle n’aura qu’un misérable douaire. Une femme qui a eu tant à souffrir ! C’est bien ce qu’elle disait : « Les femmes ne savent pas ce qu’elles font quand elles se marient, et si j’étais à recommencer !… » Elle avait bien raison. Il faut y regarder de près, ou ne jamais se marier, n’est-ce pas, mademoiselle Marianne ? »

Mlle Marianne, qui ne comprenait pas grand’chose à ce beau discours, se retourna vers son frère. Celui-ci étudiait avec soin le ton et le geste de Mlle Tattle, pour la contrefaire à son tour après leur visite.

« Mon frère, il faut maintenant nous chanter un air italien, comme miss Croker… Je vous en prie, miss Croker, faites-nous le plaisir de chanter un air italien. Mlle Thérèse Tattle n’a jamais eu la faveur de vous entendre, et elle en brûle d’envie.

— C’est vrai, » dit Mlle Thérèse.

Frédéric joignit ses mains d’un air affecté :

« Je vous remercie, mesdames. En vérité vous êtes mille fois trop bonnes. Mais je suis si fatigué que ce serait une pitié de m’obliger à chanter. Et puis je ne chante plus. Cela ne m’est arrivé qu’une fois cet hiver dans une réunion des plus intimes.

Marianne. Mais Mlle Thérèse n’est pas une étrangère. C’est une de nos bonnes amies, et je vous assure que vous pouvez chanter devant elle.

Frédéric. Assurément, madame, ce serait avec grand plaisir ; mais j’ai tout à fait oublié mes airs anglais. Aujourd’hui on ne chante plus que de la musique italienne, et justement j’ai laissé la mienne à Londres. Et puis je ne chante jamais sans accompagnement.

Marianne. Eh ! miss Croker, essayez, pour une fois. »

Frédéric. chante après avoir préludé longtemps.


Son vergin vezzosa
In veste disposa, etc.


« Ah ! c’est charmant, s’écria Mlle Tattle. Je ne sais rien de plus délicieux. Il me semble l’entendre chanter. Eh bien ! sa voix lui a pourtant été fort utile. Je l’aime de tout mon cœur, cette chère miss Croker. Aussi je saisirai la première occasion pour la rappeler au souvenir de ses parents du Northumberland. Ce sont des gens très-riches et qui pourraient faire quelque chose pour elle.

— Maintenant, dit Marianne, mon frère, tu vas nous lire le journal comme M. le conseiller Pouff.

— Oh ! faites, je vous prie, monsieur Frédéric ; car vous êtes vraiment admirable aujourd’hui. Vous vous surpassez… Tenez, voici un journal, lisez-nous cet article comme le conseiller Pouff.

Frédéric. lisant d’un ton emphatique.

« On ne saurait contester les avantages d’une main blanche et potelée. C’est le plus beau privilège des personnes de distinction. Aussi MM. Vaillant et Lesage ont pensé qu’il était de leur devoir de donner avis à toute la noblesse d’Angleterre, et en général à tous les gens comme il faut de la Grande-Bretagne, ainsi qu’à leurs amis et connaissances, qu’ils possèdent un assortiment complet du nouveau savon à la rose dont ils sont les inventeurs. Leur magasin est toujours à la Tête d’Hippocrate. Pour prévenir les contrefaçons, ils ont l’honneur d’avertir le public que leurs savons portent tous la signature « Vaillant et Lesage. »

— Ah ! quel incomparable comédien vous faites ! c’est à s’y méprendre ! on jurerait le conseiller Pouff en personne. Il faut absolument que je vous présente un de ces jours à mon amie lady Battersby, vous la ferez mourir de rire, et elle ne pourra s’empêcher de vous adorer. Allons ! encore, monsieur Frédéric, ne vous lassez pas. Pour moi, je passerais ma vie à vous entendre et à vous regarder. »

Enflammé par ces adulations et ces applaudissements, Frédéric montra tout son savoir. Il commença par contrefaire le colonel Épinette, se mouchant dans un mouchoir de baptiste, saluant Mme de Pervincle et admirent son ouvrage : « Ce n’est pas le travail d’une femme ; on reconnaît les doigts d’une fée ! »

Après le colonel, Frédéric, pour satisfaire au désir tout particulier de Marianne, fit une entrée dans le salon à la manière de sir Charles Hang.

— Parfait ! mon frère ; une main au fond de la poche, l’autre à la hauteur de l’oreille. C’est cela. Un peu plus droit. Marche comme un bonhomme de bois. Très-bien ! regardez donc mademoiselle Tattle, ses yeux fixes qui n’ont pas l’air d’y voir.

— C’est délicieux ! admirable ! monsieur Frédéric, vous êtes sans contredit le plus admirable mime que j’ai jamais vu, et je suis sûres que lady Battersby pensera comme moi. C’est sir Charles au naturel ! En bien ! avec tout cela, c’est un homme charmant, de beaucoup d’esprit, appartenant à une honorable famille. Sir Charles Hang sera même très-riche un jour ; mais il a un malheureux défaut : il joue, le pauvre jeune homme, et il pourra bien manger tout… Pardon, monsieur Fredéric, je vous ai interrompu.

— Maintenant, mon frère…

— Assez Marianne, assez. Je suis tout à fait las, je n’en puis plus, » dit Frédéric qui se jeta tout de son long sur un sofa ?

— L’ennui commençait à le gagner ; et, malgré les éloges de Mlle Thérèse, Frédéric se sentait mal à l’aise. Il soupira.

« Quoi ! nous qui amusez si bien vos amis, vous soupirez !…

— Marianne, te rappelles-tu l’histoire de l’homme au masque ?

— Quel homme, mon frère !

— L’homme… l’acteur… le bouffon, dont papa nous a raconté l’histoire. Tu ne te souviens pas de ce comédien qui pleurait sous son masque et qui faisait rire tout le monde !

— Pleurer sous le masque ! en vérité, c’est plaisant ; cela ne m’étonne pas, cependant, de ces gens qui font métier de bouffonneries… Mais qu’avez-vous donc, monsieur Frédéric ! vous êtes tout pâle… Voulez-vous prendre un verre de vin sucré ?

— Oh ! non, je vous remercie, mademoiselle.

— Si ! si ! vous prendrez quelque chose ; et miss Marianne va manger des macarons. Il n’est pas tard, ajouta-t-elle en prenant la sonnette, et Christophe va monter le vin et le sucre en un instant.

— Mais Sophie, qui est restée toute seule ! et papa et maman, qui sont peut-être rentrés maintenant ! dit

— Oh ! Mlle Sophie est toute à ses livres et à ses dessins. Vous savez qu’elle ne craint pas de rester seule. Il paraît que ce soir cela l’arrangeait. Quant à vos parents, je suis sûre qu’ils ne sont pas encore rentrés. Je sais ou ils sont allés, et c’est beaucoup plus loin qu’ils ne le croient. Mais ils ne m’ont pas consultée, et j’imagine qu’ils seront obligés de coucher à la campagne. Ainsi ne vous inquiétez pas… nous allons avoir de la lumière. »

La porte s’ouvrit au moment où Mlle Tattle allait sonner pour demander de la lumière et le vin sucré. Assise devant le feu, elle ne pouvait voir la porte, qui se trouvait derrière elle, « Christophe ! Christophe ! montez, je vous prie… Mais entendez-vous ! » Le domestique ne répondait pas. Mlle Tattle se retourna vivement, et, au lieu de Christophe, elle aperçut deux petites figures noires et silencieuses dans l’embrasure de la porte. Il faisait si sombre qu’on ne pouvait distinguer leurs traits.

« Au nom du ciel, qu’est-ce que cela ? qui êtes-vous ? parlez… Mais parlez donc, qui êtes-vous ?

— Les petits ramoneurs, madame, pour vous servir.

— Les ramoneurs, répétèrent Marianne et Frédéric en riant aux éclats.

— Ah ! les ramoneurs, reprit Mlle Thérèse, qui se souvint qu’en effet elle les avait fait demander, vous venez bien tard, ce me semble ? Pourquoi êtes-vous montés à une heure aussi avancée ?

— Nous avons entendu sonner, madame.

— J’ai sonné, il est vrai, mais pour Christophe, et ce vilain ivrogne ne m’a pas répondu.

— Madame, dit alors celui des deux petits ramoneurs qui n’avait pas encore pris la parole, monsieur votre frère nous avait pourtant dit de monter lorsque nous entendrions la sonnette.

— Mon frère ? Eh ! je n’ai pas de frère, nigaud !

— M. Éden, madame…

— Ah ! bien, bien, reprit Mlle Tattle d’un ton adouci ; le petit garçon me prend pour miss Berthe Éden !… » Flattée d’être prise dans l’obscurité pour une jeune et jolie femme par le ramoneur, Mlle Thérèse lui indiqua avec empressement qu’il fallait monter un étage au-dessus et tourner à gauche.

Le premier ramoneur la remercia d’un ton criard et monta l’escalier avec son camarade.

« Mais qu’est-ce que ces ramoneurs peuvent avoir à faire là-haut à cette heure ? Avez-vous entendu parler de cela, Christophe ? demanda-t-elle à son domestique qui venait d’apporter la lumière.

— Ma foi, madame, je l’ignore. Si vous le désirez, je puis descendre m’en informer. J’ai bien entendu quelque chose à la cuisine ; mais vous avez sonné, et, pensant que c’était pour de la lumière, je me suis mis à chercher l’huile, que je n’avais pas sous la main.

— Eh bien ! descendez, Christophe, et apportez-moi du vin sucré et des macarons pour ma petite Marianne. »

Le laquais fut assez longtemps avant de remonter.

« Quelles nouvelles avez-vous ? lui dit Mlle Thérèse lorsqu’il revint.

— Madame, le petit camarade à la voix criarde a raconté en bas toute l’histoire. Il paraît que ces jours derniers les deux ramoneurs avaient été demandés dans une maison à l’entrée de la ville. Le plus grand était monté dans une cheminée, et, arrivé à la moitie de sa hauteur, comme elle était fort étroite, il se trouva pris dans le tuyau sans pouvoir avancer. Son petit compagnon essaya de le tirer de là, mais il n’en put venir à bout. Il perdit la tête et se mit à appeler au secours. Sur ces entrefaites, M. Éden, qui était sorti de grand matin pour aller prendre l’air de la campagne, vint à passer et entendit ces cris de détresse. Il comprit de quoi il s’agissait.

— Oh ! je suis sûre qu’il y a mis le temps, interrompit Mlle Thérèse. Car c’est bien l’homme le plus épais de corps et d’esprit qui se puisse rencontrer. Allons ! Christophe, continuez, je vous écoute.

— Je vous disais donc, madame, que ce vieux quaker comprit ce dont il s’agissait. Il monta dans l’appartement et retira non sans peine le petit ramoneur de la cheminée.

— Ah ! ah ! ah ! le vieux Éden est donc entré dans la cheminée après le petit garçon, perruque et tout ?

— Oui ! madame, perruque et tout ! c’est du moins ce que j’ai demandé à l’enfant, qui m’a répondu en me voyant rire : « Il m’a sauvé la vie ; c’est tout ce que je sais. » J’ai insisté, mais ces garçons-là sont si mal élevés, qu’on ne peut rien en tirer. J’ai eu beau le questionner au sujet de la perruque, car c’était le plus plaisant de l’histoire, je n’ai pu savoir si M. Éden avait sauvé sa perruque. Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est revenu avec un bras ensanglanté.

— Ah ! le pauvre M. Éden, s’écria Marianne.

— Oh ! mademoiselle ! le ramoneur, lui aussi, a été meurtri, et aurait fort bien pu être tué.

— Bien ! bien ! mais il est hors de danger, maintenant. Allez-vous-en avec votre histoire, Christophe. Il arrive tous les jours que les ramoneurs sont étouffés dans les cheminées. Cela fait partie de leur métier, et ils sont très-heureux d’en être quittes pour quelques meurtrissures. »

Mlle Thérèse s’aperçut que ce ton léger produisait un mauvais effet sur l’esprit de Marianne et de Frédéric. « Certainement, ajouta-t-elle. Si cette histoire est véritable, il y avait un danger réel.

— Je crois bien, dit Marianne, et M. Éden a fait là une belle action.

— C’est un coup de la Providence. Je ne manquerai pas de le faire remarquer en racontant cette histoire. »

Christophe rentrait, apportant la nappe pour le souper. Mlle Thérèse reprit avec lui la conversation.

« Dans quelle maison cela est-il arrivé ?

— Chez lady Battersby !

— Ah ! ah ! je commence à voir clair là dedans. C’est parfait ! Quelle bonne histoire pour lady Battersby, quand je la verrai ! Comme ces quakers sont rusés ! Le vieux Éden, je le sais, a depuis longtemps le désir d’être présenté dans cette maison, et il a saisi le plus charitable prétexte ! Ah ! lady Battersby va bien rire quand je lui conterai l’affaire… Maintenant, continua Mlle Thérèse en se retournant vers Frédéric aussitôt quel le domestique fut sorti de l’appartement, maintenant monsieur Frédéric Montagne, j’ai une faveur toute particulière à vous demander. Lady Battersby me fait l’honneur de venir passer demain la matinée avec moi ; je désire, vivement vous présenter à elle et la mettre à même d’apprécier vos talents. Je suis sûre que vous lui plairez beaucoup et qu’elle vous adorera. M. et Mme Montagne seront obligés très certainement de rester ici encore un jour, et vous pourrez, avant de quitter la maison, répéter devant lady Battersby la scène du conseiller Pouff, celle du docteur Carbuncle, de miss Croker… Puis-je compter sur vous pour demain matin ?

— Oh ! madame, dit Frédéric, je ne puis vous promettre cela. Je vous remercie beaucoup de votre bonté ; mais je ne puis pas venir demain.

— Et pourquoi non, mon cher monsieur Frédéric ? Pourquoi non ? si votre papa et votre maman sont de retour. Je n’exige certes pas que vous me promettiez rien.

— S’ils reviennent demain, je leur demanderai la permission, dit Frédéric en hésitant, parce qu’il n’osait dire non résolument.

— Demandez-leur la permission : à votre âge, il ne faut jamais rien faire sans l’assentiment de ses parents.

— Mais… je n’y suis point obligé : ordinairement on me laisse libre de faire ce que je crois convenable.

— C’est pour cela que je suis sûre de vous avoir. Vous ne voudriez pas me causer ce déplaisir, et d’ailleurs vous avez trop de savoir-vivre pour vous refuser au désir d’une femme. Je connais assez votre galanterie pour ne pas en douter.

Frédéric se trouva embarrassé. Ce jargon de politesse et de galanterie trouble le jugement des jeunes gens, les pousse à confondre le devoir d’honnête homme, dicté par la conscience, avec de prétendus devoirs qui ne sont que l’attestation et souvent l’égarement de la mode. De peur de se montrer ignorants, ils deviennent affectés, et, pour ne pas être considérés comme des enfants, ils agissent comme des sots. Mais ils comprennent cela facilement lorsqu’ils se trouvent avec des gens comme Mlle Tattle.

« Madame, reprit Frédéric, je ne voudrais pas être impoli. Mais… j’espère que vous m’excuserez si je ne viens pas prendre le thé avec vous demain matin. Mes parents ne connaissent pas lady Battersby, et peut-être que…

— Prenez garde, prenez garde ; dit Mlle Thérèse en riant de son embarras. Vous avez envie de me refuser et vous ne savez comment faire. Peu s’en est fallu que vous n’eussiez tout mis sur cette pauvre lady Battersby ; et pourtant, vous voyez bien qu’il est impossible à M. et Mme Montagne de trouver la moindre objection à ce que je vous fasse faire, chez moi, la connaissance d’une femme telle que lady Battersby. C’est une personne du premier mérite alliée aux Trotten du Lancashire, que madame votre mère connaît beaucoup. D’ailleurs, il n’y a personne aux eaux qui puisse procurer à votre sœur Sophie de meilleures connaissances lorsqu’elle ira au bal, ce qui arrivera un jour ou l’autre. Vous êtes trop bon frère pour que cela vous soit indifférent. Et puis, à vous parler franchement, vous lui tournez la tête.

— Mais je ne prétends tourner la tête à personne, répondit Frédéric avec vivacité ; puis il ajouta en se retournant : Du moins avec des singeries.

— Pourquoi non ? mon cher Frédéric. On ne doit pas cacher à ses amis des talents tels que les vôtres. D’ailleurs, on vous gardera le secret, je vous en réponds. Quant à la critique, ne vous préoccupez pas de celle de lady Battersby. Entre nous, je vous dirai qu’elle n’a jamais passé pour un juge fort compétent… C’est donc entendu, et je vous remercie. Comme vous vous êtes fait prier ! Oh ! vous n’ignorez pas votre propre valeur… Je vais vous demander maintenant une faveur. »

Frédéric la regarda avec surprise. Il croyait que Mlle Thérèse voulait seulement l’avoir le lendemain avec lady Battersby. Mais ce n’était pas tout.

« Vous connaissez le vieux quaker qui demeure au-dessus. Quel original ! lady Battersby et moi, nous nous amusons beaucoup de ses façons singulières. Il a, du reste, le meilleur caractère du monde. Si vous l’aviez vu seulement entrer au salon avec son air empressé, son éternelle sœur Berthe à un bras et sous l’autre son vaste chapeau à trois cornes, le bon type que vous auriez à contrefaire ! Non, vous ne nous avez rien fait d’aussi plaisant ce soir. Il faudrait le placer dans une bonne scène. Mais le difficile, ce serait d’imiter, sa voix. On n’entend jamais parler ce vieux Éphraïm. Voyons, cherchez un moyen de le voir et de l’entendre. Je n’ai pas l’esprit inventif, moi. Il ne vous faudrait qu’une minute pour le copier.

— C’est facile, dit Frédéric. Je sais un admirable moyen pour le voir et pour l’entendre sans qu’il s’en doute ; mais je ne veux pas l’employer.

— Dites-le-moi, mon cher ami ; dites-le-moi, je vous en prie.

— Je veux bien. Seulement, il est entendu que je ne le mettrai pas à exécution.

— Bien bien ; voyons ce que c’est, et vous ferez comme il vous plaira. »

À ces mots, Frédéric imita la voix du petit ramoneur : c’était à s’y méprendre.

« Maintenant, ajouta-t-il, vous savez que le ramoneur est juste de ma taille. Le vieux quaker, si j’avais le visage noirci et si je changeais mes habits, ne pourrait certes pas me reconnaître.

— Quelle admirable invention ! C’est charmant, en vérité ; et il faut que cela se fasse. Je vous donne carte blanche. Je vais sonner et demander le petit ramoneur tout de suite.

— Non, non, madame, ne sonnez pas. Rappelez-vous nos conventions ; Je vous dis mon moyen, mais je ne l’exécute pas.

— N’importe, laissez-moi sonner et demander si les ramoneurs sont partis. Vous ferez ensuite comme il vous plaira. »

Mlle Thérèse sonna et demanda à Christophe si les petits ramoneurs étaient partis.

— Non, madame.

— Mais ont-ils été déjà chez le vieux Éden ?

— Oh ! non, madame, ils ne monteront pas avant d’être appelés. Mlle Berthe repose en ce moment, et pour rien au monde son frère ne la dérangerait quand elle dort. Ainsi, comme c’est elle qui a manifesté le désir de voir le petit bonhomme que son frère a sauvé, ils attendront en bas jusqu’à ce qu’elle se réveille. Il est probable qu’elle compte leur faire quelque charité.

— Je n’ai pas besoin de vos suppositions. Descendez et faîtes venir ici l’un des ramoneurs ; un seul, entendez-vous, d’abord ; l’autre montera plus tard. »

Christophe, qui n’était pas moins curieux que sa maîtresse voulait savoir ce qu’elle avait à dire au ramoneur. Quand il eut ramené le petit garçon, il attisa le feu et chercha quelque chose sur la cheminée afin de rester dans le salon. Mlle Thérèse s’aperçut de ce manège.

« C’est bien, Christophe, c’est bien. Allez-vous-en… Maintenant, Frédéric, entrez avec le petit dans ce cabinet et prenez ses habits. Je suis sûre que vous ferez un charmant ramoneur. Cela ne vous engage à rien.

— Je veux bien changer d’habits avec lui, mais juste le temps de vous montrer cette mascarade. »

Pendant que Frédéric changeait ses habits, Marianne disait à Mlle Thérèse :

« Je crois que Frédéric a raison de…

— De quoi, mon amour ?

— De ne pas vouloir aller chez ce monsieur pour l’étudier et se moquer ensuite de lui. Et puis je ne crois pas que ce soit bien de rire à ses dépens.

— Pourquoi cela, ma toute belle ?

— Parce qu’il aime beaucoup sa sœur, et qu’il est aux petits soins auprès d’elle. Vous avez vu, il ne veut pas qu’on trouble son sommeil.

— Ma chère amie, il n’est pas difficile d’être bon dans les petites choses. D’ailleurs, il n’a pas longtemps à lui donner des soins, et je ne crois pas qu’elle lui cause beaucoup de peine désormais.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle se meurt, mon enfant.

— Elle se meurt ! Elle se meurt avec ses belles couleurs si fraîches ! Ah ! Quel malheur pour son pauvre frère ! Mais elle ne mourra pas, j’en suis sûre ; car elle est leste et alerte quand elle descend les escaliers…

— Oh ! vous vous trompez.

— Si je me trompe, le docteur Panado Cardamum se trompe également, et cela me console. Il a dit qu’à moins d’un miracle des eaux elle n’avait aucune chance de salut. Du reste, elle n’a jamais voulu suivre mes avis et consulter le docteur.

— Il la ferait peut-être mourir de peur, dit Marianne. J’espère bien que Frédéric n’ira pas la déranger.

— Ah ça, mon enfant, vous êtes devenue bien naïve tout d’un coup… En quoi votre frère la dérangera-t-il plus que le ramoneur ?

— Cela ne fait rien ; je trouve qu’il a tort et je le lui dirai.

— Ah ! miss Marianne, je ne saurais vous approuver en ce moment. Les petites demoiselles ne doivent pas être si empressées à donner des conseils à leurs frères aînés. Il me semble que M. Frédéric et moi, nous devons savoir aussi bien que vous ce qui est bien ou mal… Mais taisons-nous ! le voilà qui fait son entrée. »

Frédéric entrait en effet ; il avait pris les habits du ramoneur.

« Pardon, madame ; j’ai bien peur de salir votre parquet avec mes pieds crottés.

Mlle Thérèse partit d’un grand éclat de rire. Elle l’appela « mon charmant petit ramoneur, » puis, sans le consulter davantage, elle sonna Christophe et lui ordonna de faire monter le second ramoneur. Elle triomphait de voir que le laquais ne s’apercevait pas du déguisement, et offrait de parier que le second prendrait Frédéric pour son camarade. Ce fut en effet ce qui arriva. Il imita si bien la voix, le geste, la démarche que l’enfant ne se douta de rien.

Cette scène divertissait beaucoup Marianne ; mais elle tressaillit lorsqu’elle entendit la sonnette.

« C’est le sonnette de la dame d’en haut qui nous appelle, dit le petit ramoneur. Il faut monter tout de suite.

— Allez donc à vos affaires ; reprit Mlle Thérèse ; voici un schelling pour vous, mes petits. Je ne vous savais pas si pressés. Je ne veux pas vous retenir. Allez, allez vite. »

En disant ces mots, elle poussa Fréderic vers la porte. Celui-ci, surpris, se trouva dehors sans savoir comment, et la porte se referma sur lui.

Mlle Thérèse et Marianne attendaient son retour avec impatience.

« Je les entends, disait Marianne ; les voici qui descendent l’escalier. »

Elle écouta encore ; mais tout était silencieux.

Tout à coup il se fit un grand bruit de voix et de pas précipités dans l’hôtel.

« Miséricorde ! s’écria Mlle Thérèse, voilà, j’en suis sûre, nos parents qui reviennent de la campagne. »

Marianne ne fit qu’un saut vers la porte. Mlle


Thérèse la suivit. Le corridor était très sombre, mais sous la lampe tous les domestiques se trouvaient réunis. Ils se turent à l’approche Christophe soutenant la tête de Frédéric, et auprès de lui le petit ramoneur, qui lui présentait un bassin dans lequel le sang coulait.

« Miséricorde ! que vais-je devenir ?… Il saigne ; le sang ne s’arrête pas. Quelqu’un connaît-il un moyen de l’empêcher de couler ?… Ah ! une clef, une grosse clef dans le dos… Personne n’a de clef ?… M. et Mme Montagne seront peut-être ici avant que nous ayons arrêté l’hémorragie… Une clef… Une toile d’araignée… pour l’amour du ciel ! Voyons, croyez-vous que le sang va bientôt s’arrêter ?… Ah ! mon Dieu ! cet enfant va tomber en défaillance… C’est fait de lui !

— Mon frère ! mon frère va mourir ! s’écria Marianne, terrifiée à ces mots. Et perdant la tête, elle descendit les escaliers en appelant : « Sophie, Sophie ; monte, ma sœur ; il va mourir !

— Donnez-moi le bassin, toi, dit Christophe au petit ramoneur. Tu n’es pas fait pour servir un jeune homme de qualité.

— Non ! non ! laissez-le-lui. Il n’a pas eu l’intention de me blesser.

— Je ne savais pas, moi. Je croyais que c’était mon camarade.

— C’est vrai, il ne pouvait pas deviner. Laissez-lui tenir le bassin.

— Dieu soit loué ! C’est lui-même que j’entends ; s’écria Mlle Thérèse. Ah ! voici miss Sophie !

— Sophie ! ma chère Sophie ! c’est toi… N’approche pas de moi. Ne me regarde pas. Tu aurais honte de ton frère.

— Mon frère, où est-il ? fit Sophie considérant avec surprise les deux ramoneurs.

— Mais le voilà. C’est Frédéric, dit Marianne.

— Miss Sophie, ne vous alarmez pas, reprit alors Mlle Thérèse. Mais bonté du ciel ! n’est-ce pas Mlle Berthe ? »

À cet instant une femme parut dans le rayon lumineux qui éclairait l’escalier. Elle s’avança rapidement vers le groupe.

« Ah ! miss Berthe ! prenez garde à votre robe de mousseline blanche. N’approchez pas trop près de cet enfant, vous allez vous couvrir de suie.

— C’est mon frère, miss Éden, mon frère, qui va mourir ; s’écria Marianne en se jetant au-devant de Mlle Berthe et l’entourant de ses bras.

— Non, ma chère petite, répondit une voix douce, ne vous effrayez pas.

— Ce n’est rien, en effet. Figurez-vous, ma chère demoiselle, que ces enfants ont voulu faire une petite mascarade. Il n’y a rien de plus plaisant au monde… Mais voilà le sang qui cesse de couler… Moi aussi, j’ai perdu la tête au premier moment. Mais tout est bien qui finit bien. C’est une folie, ne nous faites pas de questions à ce sujet, mademoiselle… Allons, monsieur Frédéric, venez chez moi, que je vous donne de l’eau, et quittez au plus vite ces habits de malheur. Dépêchez-vous, de peur que vos parents ne rentrent subitement et ne vous trouvent en cet état.

— Ne crains pas ton père ni ta mère ; ce sont tes meilleurs amis, dit soudain une voix calme et grave.

— C’était le vieux quaker.

— Oh ! monsieur, monsieur Éden…

— Ne me trahissez pas ; dit tout bas Mlle Thérèse à Frédéric.

— Je ne songe pas seulement à vous… Laissez-moi parler… Je n’ai rien à dire sur votre compte.

— Ah ! mon Dieu ! j’entends la voiture de M. et Mme Montagne !

— Madame, reprit Sophie, mon frère ne redoute nullement la présence de papa et de maman. Laissez-le parler… Il va dire la vérité.

— Assurément, mademoiselle Sophie, je ne veux pas empêcher votre frère de dire la vérité. Mais je crois seulement que ce n’est pas ici le lieu et le moment, en présence de tous les domestiques de la maison. Il me semble qu’un corridor rempli de monde n’est pas un endroit convenable pour une explication.

— Tiens ! dit alors M. Éden, qui ouvrit la porte de sa chambre, voici un endroit où tu peux dire la vérité en tout temps et devant qui que ce soit.

— Du tout ; mon salon est à la disposition de M. Frédéric… Venez, mon ami. »

Frédéric ne l’écouta pas et suivit M. Éden.

— Ô monsieur, je vous en prie, pardonnez-moi.

— Te pardonner, mon garçon ! que m’as-tu donc fait ?

— Pardonnez-lui, mon frère, dit Mlle Berthe en souriant, sans demander quoi.

— Monsieur saura tout… tout ce qui me concerne, du moins. Oui, monsieur, je me suis déguisé dans ces habits. Je suis monté chez vous, pour vous, voir, sans être connu, et afin de pouvoir vous contrefaire. Quant au ramoneur, c’est un brave petit garçon, allez… Après vous avoir quitté, nous sommes descendus à la cuisine et j’ai voulu me mettre à singer vos manières pour faire rire M. Christophe et les autres domestiques. Alors le ramoneur s’est fâché ; il m’a dit que je devrais avoir honte de me moquer ainsi d’un homme qui m’avait sauvé la vie et qui venait encore de me donner de l’argent. Je lui répondis que s’il disait un mot de plus, je lui donnerais un soufflet. Il continua. Je lui portai le premier coup ; alors nous nous sommes battus. Je suis tombé, les domestiques m’ont relevé sans savoir que je n’étais pas un ramoneur. Et vous avez vu le reste… Maintenant, pardonnez-moi, monsieur. »

Et il saisit la main de M. Éden.

« Ami ! pas celle-ci, mais l’autre, dit le quaker en retirant sa main droite qui était très-enflée.

— Ah ! c’est vrai. Vous êtes blessé et cela me rend plus coupable encore ; c’est une leçon que je n’oublierai de ma vie. À l’avenir je me conduirai toujours en homme comme il faut.

— Et en honnête homme, ou cette mine barbouillée est bien trompeuse.

— Oh ! je réponds de mon frère, dit Marianne… Mais il faut te rapproprier, Frédéric. »

Il se mit à laver son visage, et il avait déjà enlevé la moitié du noir qui le barbouillait, lorsqu’on entendit du bruit à la porte. C’était M. et Mme Montagne ; ils s’écrièrent en entrant :

— Ah ! un petit ramoneur couvert de sang !

— Mon père ! c’est moi, dit Frédéric.

— Frédéric !… mon fils !…

— Oui, ma mère, et je n’ai que ce que je mérite. Je vais tout vous dire…

— Non pas, interrompit Mlle Berthe, c’est à mon frère de raconter cette histoire. Il la dira cette fois beaucoup mieux que vous. »

Mlle Thérèse chercha à placer son mot ; mais, sans faire attention à elle, M. Éden raconta tout ce qu’il savait, et termina en disant à M. Montagne :

« Ton fils a commis une faute ; mais, sous ce vêtement sale, son âme est pure. Quand il a senti son tort il n’a pas hésité à en faire l’aveu. Il n’a pas cherché à se cacher à son père, et cela m’a donné bonne opinion du père et du fils. Je te parle avec franchise ; ami… Mais qu’avez-vous fait de l’autre ramoneur, Mademoiselle Thérèse ? »

Celle-ci courut à son appartement et revint tout aussitôt avec un air de consternation.

« Ah ! ciel, quel malheur ! vos parents vont bien avoir raison de se plaindre. Des habits tout neufs !… Ah ! le méchant vaurien !… Parti… Plus rien dans le cabinet ; nulle part… la porte était pourtant fermée !… Il sera monté dans la cheminée, et se sera échappé par les toits. J’ai mis Christophe à sa piste ; Mme Montagne peut être tranquille, on le rattrapera. Un vêtement tout neuf, d’un bleu magnifique… Mais en vérité je ne comprends pas que vous ne vous mettiez pas en colère.

— Mademoiselle, répondit M. Montagne, vous serez peut-être bien aise d’apprendre que je considère ce petit accident comme une des circonstances les plus heureuses et les plus profitables à l’éducation de mon fils. À l’avenir, j’en suis convaincu, il se conduira avec plus de discernement. Il n’oubliera jamais ce qu’il doit à la vertu et cherchera désormais à mériter des titres plus honorables que celui de passer pour le meilleur bouffon de la terre. »