Le Bouif errant/1/5

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J. Ferenczi & fils (p. 68-77).

Chapitre V

Le cercueil de verre

— Ugénie, ça remue.

— Ugénie le lit a bougé.

— Ugénie, la maison tourne.

— Ugénie, allume qu’on se rende compte.

Somnolent, la tête lourde, tourmenté par un vague mal de cœur, Bicard, roi d’Assyrie, rêvait qu’il était couché près de sa femme, dans la loge de la rue de la Boëtie, à l’époque où Mme Bicard présidait encore aux destinées de cet immeuble.

— Je t’assure que cela tourne, Ugénie, reprit-il après quelques secondes de réflexion. On se croirait dans un tournedos ou dans le centre d’un cyclope.

Les expressions scientifiques de Bicard étaient assez imprévues. Mais comme la tornado et le cyclone accentuaient leur mouvement giratoire il étendit le bras pour se retenir.

— On a placé le plumard sur un pivot. C’est un perfectionnement que tu as inventé pour distribuer le courrier aux locataires sans être obligée de te lever ? C’est stupide de se balancer de cette façon ! Arrête le truc, Ugénie !

Il fit un geste impératif, essaya de se redresser et n’obtint qu’une oscillation plus grande.

Cette fois, au lieu d’être giratoire, le mouvement se manifesta d’avant en arrière et d’arrière en avant. Le roulis avait été remplacé par le tangage.

— C’est un cauchemar, murmura le Bouif. Je dois sûrement rêver que je suis noir. C’est identiquement les mêmes symptômes. Seulement j’ai dans la bouche un goût pharmaceutique inconnu qui me semble une anormalie. La tête me tourne…

Et les pieds aussi ! hurla-t-il avec une surprise mêlée d’effroi. Ugénie !

Sa voix lui parut lointaine et singulièrement affaiblie. Il avait de la difficulté à respirer. Il étouffait.

— De l’air ! fit-il en étendant les bras par un reflexe instinctif. De l’air ! Oh ! qu’est-ce que c’est que cela ?

Il venait de heurter de la main une paroi lisse et fort rapprochée de son corps.

Tout autour de lui une sorte d’enveloppe étroite et formant étui, empêchait toute communication avec le monde extérieur.

Alors une horrible hypothèse fit frémir le Bouif. Et, comme la mémoire des événements de la veille se précisait, peu à peu, dans son cerveau engourdi, il poussa un gémissement désespéré.

— Je suis enterré vivant. Le tramway, au lieu de m’écraser, m’a plongé dans une lithurgie espontanée. On m’a cru décédé légitimement et je suis inhumé dans un cercueil comme un macchabée réglementaire. C’est affreux.

Instinctivement il se débattit, s’arc-bouta et recommença son mouvement de pendule.

C’était une nouveauté tellement imprévue que Bicard ouvrit très grands les yeux afin de s’efforcer de se rendre compte.

Ce qu’il vit le plongea dans un ahurissement profond.

— Je suis dans un bocal ! cria-t-il.

Il était enfermé dans une sorte de cylindre transparent en mica et qui tournait, suspendu à une voûte en forme d’ogive.

Autour de lui, une atmosphère épaisse emplissait la pièce d’une lourde fumée jaunâtre. C’était ce mélange gazeux qui lui causait à chaque inspiration un moment de suffocation pénible.

Un manomètre, adapté au générateur et aux tuyaux du cylindre, indiquait la pression du mélange.

Tout l’appareil allait, venait, tournoyait dans une pièce basse, dallée et voûtée et munie d’étranges accessoires, de tuyaux, de cornues, d’électrodes ; tout un mobilier de sorcellerie moderne.

Il y avait aussi, toute droite et accrochée à la muraille, la momie desséchée du roi Sémoikalphalzar, qui avait l’air d’une sentinelle placée tout exprès pour empêcher sa réincarnation vivante de s’évader de sa prison de verre.

Jaune comme un vilain bonhomme de pain d’épices, le roi d’Assyrie contemplait Bicard avec un ricanement ironique.

Mais cette vue fut une révélation pour le Bouif qui se rendit exactement compte.

L’expérience du docteur Cagliari était en train de s’accomplir.

Il était enfermé, comme un cornichon, dans un bocal, dans un tube où il subissait une préparation destinée au desséchement de son épiderme. Déjà une sorte de teinture équivoque s’étendait sur sa peau et lui causait des brûlures et des picotements qui avaient dû le tirer de sa torpeur. Cagliari avait dû se tromper de dose en administrant son anesthésique. Bicard s’était réveillé et allait être momifié tout vif.

Un frisson d’épouvante parcourut le corps du futur Semoikalphalzar qui s’agita dans son étui.

Le cornichon refusait de se laisser mettre en conserve.

— Il y a erreur, fit-il d’une voix rageuse. Je ne suis ni chloroformé, ni anasthasié… Je suis asphyxié simplement. C’est contraire aux conventions du sous-seing privé. Et puis j’ai froid. Je grelotte. Je vais m’enrhumer.

Alors Bicard s’aperçut qu’il était nu.

On l’avait soigneusement déshabillé avant de l’introduire dans son récipient de verre.

Il avait l’air d’un fœtus conservé dans de l’alcool. Seulement l’alcool était remplacé par un mélange gazeux.

Cela contraria un peu Bicard, qui se sentait une soif ardente.

— C’est humiliant, pensa-t-il tout haut. Je suis dans une situation ridicule. Ne balancez pas, s. v. p. Si ce mouvement-là continue, j’aurai sûrement le mal de mer. Holà ! Arrêtez ! Je suis malade… Je suis malade ! Arrêtez ! Assez !

Mais personne ne s’occupait de lui.

En colère, Bicard s’agita, se retourna, tapant des pieds et des mains contre la paroi transparente. Le résultat fut déplorable.

Car le cylindre de mica se mit à décrire des courbes de plus en plus tumultueuses, projetant son contenu contre les cloisons et le meurtrissant beaucoup.

— Idiots ! hurlait Bicard. On ne traite pas ainsi les gens ! C’est contraire à l’humanité ! Au secours ! Au secours !

Il se démenait dans sa gangue avec une telle frénésie qu’une catastrophe se produisit.

Car le docteur Cagliari n’avait pas prévu que le patient se livrerait à de tels soubresauts. L’appareil était fait pour contenir un corps inerte. Or Bicard se tortillait dans son enveloppe comme un diable dans un bénitier. Si bien qu’une des extrémités du cylindre céda brusquement et le projeta sur le sol, où il tomba avec fracas au milieu des morceaux du bocal.

Heureusement, le ronflement du moteur, qui produisait le mélange gazeux destiné au desséchement de la momie vivante, empêcha le bruit de la chute d’être entendu. Bicard put donc se relever et s’orienter à son aise.

La pièce où il se trouvait était étroite comme un cul de basse-fosse. On n’y trouvait ni fenêtres, ni meubles.

Une lourde porte massive, en acier, encastrée dans la muraille, semblait fermer toute issue.

— Je suis bon, maugréa Bicard. Ces bandits m’ont séquestré. Je suis incarcéré comme Latude avant la prise de la Bastille. Si seulement j’avais un pantalon ?

Car, par une ironique coïncidence, le futur Sémoikalphalzar ne possédait même pas sur lui le vêtement indispensable qui constitue la suprématie du genre masculin, au dire des femmes.

— C’est indécent ! À quoi que je ressemble et de quoi que j’aurais l’air s’il venait des poules dans la pièce ? Je ne sais même pas où mettre mes mains ?

Machinalement, il s’examina et aperçut la couleur de son épiderme.

La teinture avait commencé son effet. Bicard était devenu d’un beau jaune canari, qui commençait par endroits à tourner au pain d’épices.

— Bon Dieu ! fit-il avec une fureur concentrée. Voilà que je ressemble à une citronnade ! Je suis jaune !

Heureusement, quelques vigoureuses frictions atténuèrent ce coloris trop voyant.

— Il était temps de me réveiller, maugréa Bicard. Heureusement que Falzar Ier n’était pas un nègre. Repérons-nous ! Je n’ai pas envie de rester dans cette asmosphère méphistique.

Doucement, avec des allures de reptile, il se tassa contre les murs épais et opéra avec les épaules une poussée vigoureuse sur la porte.

À son extrême stupéfaction, cette porte, bien huilée, tourna sur elle-même sans bruit, démasquant un corridor étroit dans lequel le Bouif s’engagea avec prudence.

Il y avait un épais tapis sur le sol. Les pieds nus de Bicard ne produisaient aucun bruit. Il put ainsi parvenir jusqu’au laboratoire du docteur, dont la porte était entr’ouverte.

Cagliari, Baal et Moloch y discutaient avec animation.

Une teinte rougeâtre emplissait la pièce. Des fourneaux allumés sous des cornues produisaient cette coloration infernale.

Subtilement, Bicard s’effondra sur le sol. Sa teinte jaune se confondit avec la couleur du tapis. Ce mimétisme lui permit de se faufiler, comme un lézard, devant la porte de l’officine.

— Ouf ! murmura-t-il, en se redressant après quelques minutes de reptation. Y s’occupent. Y ne m’ont pas vu. Y a du bon !

Mais il crut entendre derrière lui un bruit de pas et il s’effraya.

— Les voilà. Barrons-nous ! Gagnons du temps !

Il se jeta, à corps perdu, dans un autre couloir et arriva sans être remarqué dans le cabinet assyrien du docteur.

— Je connais le local, fit Bicard. C’est l’endroit où j’ai causé avec le vieux pharmacien qui m’a si bien mis en boîte.

Soudain, il aperçut sur un meuble le pyjama aux couleurs vives qu’il portait quelques heures auparavant.

— Mes frusques de Falzar Ier, dit-il. C’est pas tout à fait un complet, mais cela garantit des courants d’air. Il se vêtit rapidement et, tout à coup, il songea qu’il avait laissé dans une poche de son veston personnel son testament olographe : « Qu’on accuse personne de ma mort, etc., etc. »

Cette pensée le fit frissonner.

— C’est donc cela que le vieux birbe me connaissait si bien ! Il a dû chiper cette pièce à conviction pour se garantir des poursuites. Il peut me disséquer à son aise, grâce à mon testament qui lui constitue un alibi et une circonstance atténuante. On devrait jamais écrire.

Il errait dans le cabinet comme une bête traquée. Un placard était ouvert dans la muraille. Il s’efforça de s’y introduire.

Mais il s’entortilla dans le vêtement et jura de peur en entendant des voix dans le corridor.

Le docteur et les deux aides sortaient du laboratoire et se dirigeaient vers la crypte où était le cercueil de verre.

— C’est le vieux birbe et ses deux alcooliques, murmura Bicard éperdu. Ils vont s’apercevoir de mon évasion.

Follement, il s’agita dans la pièce, cherchant une issue. Tout à coup, une idée géniale lui fit pousser devant la porte le lourd sarcophage de Sémoikalphalzar. Il entassa dessus des fauteuils, des bibelots, toute une barricade improvisée et s’orienta pour prendre le large.

Alors il aperçut, gisant sur le sol, parmi les vêtement du placard saccagé, un immense macfarlane noir. Le manteau du docteur Cagliari.

— Ça tombe à pic, pensa Bicard. Voilà un pardessus providentiel

En un clin d’œil, il s’introduisit dans le macfarlane, puis, ayant trouvé sur un meuble le gibus du docteur, il s’en coiffa et s’examina dans une glace.

— Je suis bien camouflé. J’ai l’air funéraire et mondain. Je ressemble à un vieux noceur qui fait la nouba en peinard. Si au moins j’avais sur moi de quoi y ressembler tout à fait, avec de l’argent en papier.

Machinalement, il fit le geste de glisser la main dans sa poche pour chercher un portefeuille imaginaire et retira le billet de mille francs que le docteur Cagliari lui avait remis en acompte.

— Un filon ! hurla Bicard. Mais ne restons pas ici. Ouste !

Il avait remarqué une fenêtre dissimulée entre deux panneaux assyriens.

Il se précipita et regarda. La fenêtre donnait sur le parc. Elle s’ouvrait sur la façade toute garnie de lierre de la villa de Cagliari.

La situation désespérée dans laquelle se trouvait Bicard lui fit retrouver son agilité d’autrefois.

Sans hésiter, il s’accrocha au lierre et se laissa glisser dans le jardin.

Sa silhouette, sous les reflets de la lune, ressemblait tellement à celle du docteur que le concierge ouvrit la grille sans rien demander. Bicard passa d’un air dégagé.

Mais, à peine sorti de la villa, il prit ses jambes à son cou et courut à perdre haleine jusqu’à la porte de Neuilly.

Alors seulement il remarqua que son pyjama multicolore formait avec le macfarlane un ensemble un peu surprenant. Heureusement, le long pardessus du docteur se boutonnait hermétiquement.

— Ça pourra gazer, pensa le Bouif. Seulement toutes ces émotions m’ont creusé et j’ai une soif.

Il se mit donc à la recherche d’un café encore ouvert à cette heure tardive de la nuit.

Pendant ce temps, le docteur Cagliari et ses deux aides avaient fini par démolir la barricade des meubles entassés par Bicard et s’étaient précipités dans le cabinet assyrien.

Ils s’aperçurent vite des traces de l’évasion de Sémoikalphalzar. Le lierre de la façade, en partie arraché, indiquait suffisamment la route prise par le fugitif.

— Malédiction ! jura Cagliari avec fureur. Il nous faut à tout prix retrouver cet imbécile.

— Il ne peut être loin, dit Moloch.

— On suivra sa trace facilement, reprit Baal. Son accoutrement le désignera partout à l’attention des passants.

— Cherchons donc, commanda Cagliari, et malheur à lui s’il retombe entre mes mains !