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Le Bouif errant/1/6

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi & fils (p. 78-94).

Chapitre VI

Les nuits du Bahr-el-Gazal

Le Bahr-el-Gazal (mare aux gazelles, — parc aux volailles) n’est pas un affluent du Nil exploré par des missions militaires. C’est un point stratégique de Paris que le Guide des Étrangers décrit de cette façon pittoresque :

Restaurant de nuit. — Dancing. — Centre d’attractions suggestives et de vision artistiques, le Cabaret du Bahr-el-Gazal est un des lieux de plaisir les plus appréciés et les plus sélects de la Butte.

Les visiteurs y rencontrent, en compagnie des plus jolies femmes de Paris, les hommes politiques les plus en vogue, les artistes les plus appréciés et les champions sportifs des plus grandes marques.

Le Bahr-el-Gazal se flatte de compter dans sa clientèle les plus illustres descendants des familles régnantes de l’Europe, ainsi que les plus sensationnels représentants des Démocrates et des Ploutocraties nouvelles.

Attractions de premier ordre.
Privated-Rooms. — Water-Palaces.
Lavatorys.
Salons réservés pour jeunes filles.
etc., etc.

L’extérieur du Bahr-el-Gazal était aussi prestigieux que sa réclame dans les journaux.

La façade brillait de mille feux, diversement colorés, qui se succédaient toutes les dix secondes et lançaient des projections impérieuses dans les yeux des passants afin de les obliger à s’arrêter devant la porte tournante, gardée à vue par un chasseur minuscule et un portier gigantesque.

Ces deux sentinelles empêchaient les gens mal vêtus de s’introduire dans l’établissement et dévisageaient sans bienveillance les clients qui n’arrivaient point en auto.

C’est pourquoi Bicard, empêtré dans son macfarlane et coiffé du phénoménal gibus du docteur Cagliari, fut accueilli ironiquement.

— Sans blague ! pensa très haut le jeune groom décoratif. D’où sort ce numéro-là ?

— De l’Élysée, ricana le portier géant. Il est ficelé comme une andouille.

— J’allais le dire intérieurement en pensant à vous, riposta Bicard, en toisant le grand ange gardien de bas en haut. Je me faisais la même réflexion à l’aspect de vot’ uniforme et du parapluie sous votre bras. Seulement je gardais mon appréciation, parce que je suis un homme réservé, concentré et poli, comme tous les membres du hige-life.

— Ça se voit de suite ! ricana le chasseur. Tout de même, prenez garde à votre chapeau et aux ailes de votre pardessus. Si vous vous gonflez de cette façon, vous n’entrerez pas dans la salle.

Un combat se livrait, en effet, entre Bicard et la porte pivotante du bar de nuit.

Car, préoccupé par le coloris trop violent des manches de son pyjama, que son macfarlane révélait dès qu’il esquissait le moindre geste, Bicard s’était efforcé de pousser la porte avec un de ses pieds. Il n’avait réussi qu’à trébucher, tandis que le battant le repoussait et envoyait le gibus de Cagliari rouler sur le trottoir de la rue.

— Ôtez votre soutane, conseilla doucement le chasseur. Elle est trop large et cela vous gêne.

— Il fait très chaud dans la salle, fit le portier.

Le Bouif n’entendit pas ces plaisanteries. Il s’était rué sur la porte. Mais, ayant mal calculé son élan, il embarrassa les pans de son large vêtement entre les battants et la cloison cylindrique de verre et coinça tout l’appareil, en faisant frein.

Pendant deux ou trois minutes, les soupeurs eurent la réjouissante vision d’un écureuil humain se débattant dans sa cage. Il fallut les efforts associés du porter et du chasseur pour remettre l’appareil tournant en état.

Projeté dans la salle par les deux larbins, Bicard fit une entrée un peu rapide.

Mais l’aspect des jolies filles du Bahr-el-Gazal avait instantanément effacé de la mémoire du Bouif les aventures de la nuit. Les éclats de rire de ces dames ne lui causaient aucune gêne. Cet homme étonnant s’adaptait de suite à l’ambiance de toutes les sociétés.

— Volailles de palaces ! confia-t-il très haut au gérant de l’établissement. C’est pas le linge qu’elles ont sur le corps qui doit les ruiner en blanchissage. On se croirait dans une piscine, tellement qu’on voit de visions d’art. Je suis satisfait d’être venu ici.

Il tournait sur lui-même et détaillait avec complaisance les soupeuses qui ornaient toutes les tables.

— Y a du monde, reprit-il en souriant. C’est difficile de se caser. Vous devriez mettre des guéridons dans le milieu de la salle, qui reste vide. C’est vraiment du terrain perdu.

— Et les attractions ? Où iraient-elles ? fit le gérant en haussant les épaules.

Il examinait le nouveau venu avec une certaine Inquiétude. Le pyjama, que Bicard découvrait, par instants, sous son macfarlane, lui paraissait une fantaisie déplacée.

Tout à coup, son regard, s’abaissant jusqu’aux pieds du client, découvrit avec effarement les chaussures.

Bicard avait trouvé, en effet, dans le cabinet de Cagliari, des pantoufles dépareillées qui complétaient curieusement sa tenue de luxe. L’une était en tapisserie, avec des pensées jaunes sur fond vert ; l’autre, en feutre d’un rouge violent. Ces deux couleurs attirèrent de suite l’attention des deux poules de joie qui soupaient avec Michaël Bossouzof.

— Quel type ! pouffa la plus jeune. Tu parles d’un numéro louftingue ? Où a-t-il chipé les deux godasses ? C’est un piqué !

Mais l’aînée des deux femmes était plus documentée sur les variétés de phénomènes de la brousse montmartroise.

— Ne fais pas la gourde, Gaby, dit-elle, avec une pointe d’impatience. On n’a jamais tort de fermer ça. Des fois on s’offre la tête d’un type et puis on tombe sur un bec. Moi. j’ai connu un milliardaire qui ne pouvait pas venir au dancing autement qu’avec les pieds nus. C’était une habitude de sa jeunesse, dont il pouvait plus se séparer. Avec les Américains, on ne sait jamais de quoi y retourne. Celui-ci est peut-être un type tout ce qu’il y a d’épatant qu’est en train de gagner un pari.

— Sans blague ? murmura la jeune volaille impressionnée..

Sournoisement, elle lança à Bicard un regard que ce dernier ne vit point.

Car une théorie de girls venait d’envahir la salle pour y évoluer frénétiquement. Entraîné dans leur sillage, le Bouif disparut un instant dans un tourbillon de jupes et de jambes gracieuses. Empêtré dans sa lévite, il se débattait comme un coléoptère fourvoyé dans un nuage de papillons.

Puis une formidable vague d’hilarité secoua une fois encore l’inertie des noceurs que la fatigue commençait à engourdir.

Le coléoptère s’était ressaisi, et c’était lui qui menait le train.

Devant l’escadron des ballerines, Bicard et son macfarlane chahutaient en dépit des efforts du gérant.

— Bravo ! cria Ladislas. Bravo pour le danseur. Mais où diable ai-je vu cette tête-là. Je le connais, ce bonhomme.

Il fit un geste de la main pour attirer l’attention de Bicard. Malheureusement, ce dernier était trop occupé à imiter les attitudes des Sisters-girls pour s’occuper d’autre chose.

Dans son enthousiasme, il oublia même que les pantoufles de Cagliari étaient un peu larges pour sa pointure.

Si bien que lancée dans l’air, comme par une catapulte, dans un mouvement de chorégraphie, l’une d’elles échappa du pied de Bicard, décrivit une parabole et vint se plaquer vigoureusement sur la face congestionnée de Michaël Bossouzof, qui hurla avec rage :

— Tripes de cosaques ! Cet incommensurable voyou vient de m’adresser un soufflet !

— Non, assura Gaby, c’est une pantoufle. Ne t’en fais pas ! Ça lui a échappé sans intention. T’as étrenné parce que tu étais en face. Reste calme. Ne fais pas l’idiot. Sois correct.

L’incident avait prodigieusement diverti le prince Ça-Va et ses amis.

Par contre, le gérant commençait à s’impatienter.

— Vous feriez mieux de rentrer chez vous, monsieur. Il n’y a plus une place de libre.

— Quelle blague ! fit Bicard. Je vois là une chaise.

— La mienne ! s’empressa de répondre, d’un ton revêche, une redoutable hétaïre, dont les perles et les bijoux ressemblaient à des lanternes placées sur des démolitions.

— On peut se tromper, ma poupée, riposta le Bouif en se levant avec un empressement affecté. Je m’en voudrais toute ma vie de vous gêner dans vos révolutions. Sûr que vous devez être entraînée à la solitude et que ce serait vraiment dommage de vous priver des courants d’air que votre physionomie agréable doit entretenir autour d’elle.

La réplique était sévère et polie. Le Bouif, pendant son séjour à la Chambre, avait assez souvent fréquenté les Bistros du faubourg Saint-Germain pour y puiser les manières du grand monde.

Cela fit impression sur le gérant du Bahr-el-Gazal.

— Il reste une petite table tout près du jazz, murmura-t-il.

— Elle suffira. Je serai très bien. J’y vais. Rapportez-moi ma godasse.

Drapé dans son macfarlane, il traversa toute la salle, souriant aux femmes, saluant les hommes, et objet de l’effarement général.

Les nègres de l’orchestre exécutaient un charleston épileptique.

— Vous dérangez pas, fit Bicard. Le charivari ne m’inquiète pas. J’ai entendu plus fort que ça à la Chambre. Si les députés avaient des saxophones, ce serait le meilleur jazz de Paname.

Il battit la mesure avec la pantoufle que le gérant venait de lui rapporter et feignit de s’absorber dans la contemplation de la carte des vins, qu’il tenait d’ailleurs à l’envers.

Le gérant l’observait avec méfiance.

Avait-il affaire à un client ou à un fumiste de mauvais goût ? Il ne savait quelle contenance tenir. À tout hasard, il risqua une phrase rituelle :

— Le champagne est obligatoire…

— Toujours, riposta aimablement le Bouif. Moi je ne bois jamais autre chose quand j’ai soif.

— Je dois prévenir monsieur que c’est deux cents francs la bouteille.

— Ça, c’est abusif ! dit Bicard. C’est un vol conscient et organisé. C’est de l’empilage. Je connais les prix. J’ai été un confrère dans le rayon. Combien que vous devez gagner là-dessus ? Cent cinquante pour cent ? Je parie vingt ?

Il avait élevé la voix. Le gérant eut peur d’un scandale.

— Monsieur, fit-il d’un ton cassant, je n’ai pas le loisir de faire de l’économie politique. Les personnes qui viennent au Bahr-el-Gazal ont généralement de l’argent.

— De l’argent ! clama Bicard, froissé par le doute du gérant. J’en ai plus que toi… larbin !

Son geste eut pour effet de découvrir son pyjama jusqu’à l’épaule et, comme plusieurs boutons avaient cédé, pendant la dance qu’il avait exécutée avec les girls, on aperçut, distinctement, un coin de sa poitrine nue, garnie d’un système pileux abondant.

Cette révélation imprévue amusa beaucoup les musiciens nègres. Dans leur joie, ils laissèrent même échapper quelques couacs. Mais Bicard ne s’en émut point. Il était trop occupé à réparer le désordre de sa tenue avec les pinces de la nappe qu’il employait comme épingles.

Puis, se renversant sur sa chaise et croisant son pied nu sur sa jambe gauche avec autant d’élégance qu’un artiste de la Comédie-Française, il toisa le gérant et prononça :

— Me prenez-vous pour un miteux ?

Le gérant demeura stupéfait. Le Bouif lui tendait un billet de mille francs : le billet du docteur Cagliari.

— Veuillez m’excuser, fit-il en s’inclinant obséquieusement. J’ai eu tort.

Et il bouscula un garçon afin de dissimuler sa confusion.

— T’as vu ? murmura à l’oreille de la jeune Gaby la poule prudente qui avait remarqué l’incident. Il a mis cinquante louis dans la soucoupe. C’est pas un fauché qui eût fait cela. Il est riche et joliment plus rigolo que l’idiot qu’on a levé ce soir.

— Tu peux dire ! opina Gaby. Moi, j’aime les gens qui font des blagues.

Alors, comme Bossouzof, plongé dans une rêverie diplomatique, fermait les yeux sous ses bésicles quadrangulaires, elle prit une banane sur la table et la lança à Bicard. Ce dernier l’attrapa au vol, salua, sourit à la poule et, pour ne point laisser sans réponse cette marque d’amabilité commerciale, riposta avec une mandarine.

Or le hasard, qui se sert des moindres causes pour bouleverser les Empires, permit qu’à ce moment précis le plénipotentiaire du Conseil de la Couronne de Carinthie se réveillât en bâillant (comme savent bâiller les diplomates) de toute sa mâchoire de bouledogue.

La mandarine de Bicard s’y engouffra ainsi qu’un projectile dans un passe-boules.

Surpris, furieux et suffoqué, le comte Michaël Bossouzof devint tellement cramoisi que ses deux compagnes s’effrayèrent.

— Tapez-lui dans le dos, clama le Bouif, ou versez-lui un siphon sur la tête. Un siphon, c’est un effet sûr. C’est le meilleur des tropiques estimulant pour les gens qui ont le cou rétréci comme les perroquets et les tortues. Quand je fréquentais les réunions des Lipodromes j’ai connu un receveur du Mutuel qui a failli clampser de la même façon pour avoir avalé un stylo…

La phrase fit impression sur Ladislas :

— Mais c’est le Bouif, fit-il tout à coup à son compagnon. Le Bouif ! Un original individu qui m’a souvent communiqué aux Courses des tuyaux sûrs. Je le reconnais parfaitement. C’est un ami. Émile, voulez-vous prier ce monsieur de venir prendre un cocktail avec nous.

Le gérant s’empressa d’obéir.

Deux minutes plus tard, Bicard, présenté aux amis de Ladislas et aux dames, jetait du sommet de son tabouret cette affirmation fantaisiste :

— Je faisais la grande nouba avec des copains. À preuve qu’on était allés dans une fumisterie de stupéfiants et qu’on venait de se mettre en tenue pour fumer la coco dans des pipes…

— Dans des pipes ? fit une petite femme étonnée. C’est pas possible !

Bicard n’était pas très documenté, mais il avait pour habitude de ne jamais avouer son ignorance.

— Vrai comme je vous cause, ma chérie, dit-il. Le pyjama sous mon pardessus pourra vous prouver que je ne mens pas. Seulement, comme on allait rigoler, la police est intervenue et j’ai dû filer en peinard.

Il négligeait de faire connaître son étrange aventure avec le docteur et son évasion précipitée de la villa de Neuilly. Bicard était un homme prudent.

Pour mettre un terme aux questions, il annonça :

— C’est ma tournée ! Que vous offre-t-on, messieurs et dames ?

— Par exemple ! objecta le prince en tirant un élégant portefeuille. Je ne souffrirai point cela. Tu es mon invité, Bicard.

Car le jeune « Ça-Va » et le Bouif avaient éprouvé l’un pour l’autre une si profonde sympathie qu’ils s’étaient tutoyés tout de suite.

— Jamais ! décida Bicard. Ladislas, rappelle-toi que, la dernière fois que l’on s’est vu, tu m’as offert un cinzano après le handicap des pouliches de trois ans ; où tu avais gagné un beau paquet en jouant Célimène, mon pronostic. C’est à mon tour de remettre ça. Une politesse en vaut une autre.

Il s’indignait, refermait d’autorité le portefeuille du jeune prince, avec des protestations polies, prenait à témoin le gérant et les soupeurs des tables voisines. Dans cette lutte de courtoisie, une carte de visite s’échappa du portefeuille de Ladislas et tomba aux pieds de Bicard. Machinalement, il la ramassa et la glissa dans sa poche.

Ce petit fait, qui devait par la suite provoquer de graves événements, passa complètement inaperçu.

Car une nouvelle attraction venait d’entrer dans le Bahr-el-Gazal. C’était le célèbre prestidigitateur illusionniste Bussolini, de l’Académie de Milan.

Le maestro Bussolini était justement célèbre par la dextérité avec laquelle il faisait disparaître les objets qu’on lui confiait et les transformait en omelettes, en pigeons vivants, en poissons rouges, en canaris dans une cage ou en lapins domestiques.

On l’ovationnait dans tous les bars de nuit. Il avait une popularité grandiose, soigneusement entretenue par ses compatriotes, qui assuraient que Bussolini surclassait tous les escamoteurs présents, passés et à venir. Sa prestance et sa manière de saluer les poules de joie enthousiasmaient les belles clientes des crémeries luxueuses, très flattées des hommages d’un homme qui procurait à ses contemporains presque autant d’illusions qu’elles-mêmes.

Bicard, en sa qualité d’ancien limonadier parlementaire, s’intéressait prodigieusement à tous les bonimenteurs. L’arrivée de Bussolini le rendit donc fort attentif. Car le Bouif possédait en matière de tours de passe-passe, de fort jolies compétences.

Lorsqu’il avait remplacé, pendant deux jours, le Ministre des Relations Commerciales Extérieures, il avait embarqué avec lui, à l’occasion d’un voyage ministériel, le président Milénine, délégué des Soviets de Courlande, qui lui avait enseigné la technique de la Prestidigitation révolutionnaire[1].

Il se souvenait également de l’illusionniste Caroli, qui avait si joliment mystifié le député Compote, lors de la réception maçonnique à Luna-Park. Et Bicard avait tant de fois assisté, à la buvette de la Chambre, à l’escamotage des consciences et des votes parlementaires que la renommée d’un professionnel du prodige le laissait un peu sceptique.

Il observa donc Bussolini avec une attention profonde.

— Peuh ! confia-t-il à Ladislas, lorsque l’Italien vint saluer le public après deux ou trois expériences, c’est le boniment qui fait tout. Tous ces ballots, qui écoutent la bouche ouverte, ne voient point que cet entôleur les met en boîte en leur racontant des bobards. J’en ferai autant que lui. Et sans battage.

— En vérité ! miaula Bussolini. Voici oune amatore qu’il prétend fara de se textouellement cé qué j’ezécute. Ah povero ! Mira ! Mira ! Regarde !

Tout en désignant Bicard à l’attention générale, il s’était approché d’une table, garnie de plats, de carafes, de bouteilles pleines, de verreries fragiles et de soupeurs assortis à cette vaisselle élégante.

Le sourire aux lèvres, il saisit la nappe, puis, brusquement, d’un coup sec du poignet, il tira et enleva la lingerie, sans même déplacer une carafe, sans faire tomber une goutte de champagne des coupes pleines.

Les spectateurs applaudirent le tour d’adresse.

— Comme c’est malin ! clama Bicard. C’est un truc que tout le monde connaît. À la buvette de la Chambre, il y avait un député qui le faisait à tout bout de champ, pour épater ses copains. Seulement, comme il ne rendait jamais la nappe, j’ai été forcé de lui interdire. Ça n’est pas de la prestigitation. C’est un tour de main. Voilà tout !

Il se levait, dans l’intention bien arrêtée d’imiter Bussolini, quand Ladislas s’interposa.

— Pas de sottises ! Changeons de crémerie. Allons-nous-en. Viens avec nous.

— Je vous suis, assura Bicard, mais je voudrais montrer à c’t’épateur qu’il ne m’en a pas mis plein la lampe.

— Mais non, mais non. L’auto est là. Ces dames y sont installées. Elles s’impatientent. Allons finir la fête ailleurs.

Bousculé, pressé par Ladislas, Bicard se laissait entraîner, lorsqu’en passant devant la table de Michaël Bossouzof, il remarqua la jeune Gaby qui lui adressa un sourire.

Par contre, le plénipotentiaire le toisa avec un regard de défi et se mit à rire d’une façon qui agaça beaucoup le Bouif.

— Pourquoi ce gros colis rigole-t-il ? fit-il en s’arrêtant net. Il croit que j’ai parlé pour crâner. Tiens ! Regarde ça… paquet !

Et, avant que Ladislas ait pu s’opposer à son dessein, Bicard tira la nappe de Bossouzof d’un geste brusque.

Le désastre fut immédiat et complet.

Projetés à travers la salle, les assiettes, la salade russe et le poulet cocotte, qu’un garçon venait de servir sur la table du diplomate, se dispersèrent, au hasard, sur les toilettes des soupeuses et les habits des clients, au milieu de l’indignation générale. Toutes les bouteilles et les verres dégringolèrent et se brisèrent sur le plancher, tandis que le seau à glace, lancé en l’air, inondait Michaël Bossouzof qui se mit à hurler au contact d’un glaçon fourvoyé dans son faux-col.

— C’est rien, assura tranquillement Bicard, tandis que Ladislas calmait le gérant et payait la casse. Je vais remettre ça. Vous allez voir.

Mais le ministre plénipotentiaire le secouait avec fureur.

— Forcené idiot ! Dourak ! Paltoquet ! Dégoûtant voyou !

— N’en jetez plus ! prononça Bicard. Je ne me rappellerai jamais tous vos noms. Moi, c’est Alfred que je m’intitule.

La colère suffoquait tellement le diplomate qu’il n’entendit point la réponse. Congestionné, gonflé à éclater, il bégayait avec rage :

— Vous avez insulté la Carinthie ! Vos témoins ! Par Sainte Etelred la Concubine, je vous donnerai demain un grand coup de sabre, monsieur.

— Sans blague ? fit doucement le Bouif. Ne vous secouez donc pas comme ça. Vous avez perdu votre binocle et vous finirez par marcher dessus. C’est vot’ bide qu’est la cause de tout ça. Si vous n’aviez pas serré la nappe contre la table avec vot’ bide, j’aurais pas raté l’truc du machin. C’est vot’ bide qu’est responsable.

Contrarié par cet incident grotesque, Ladislas s’efforçait de calmer les soupeuses et les fêtards éclaboussés. Les femmes péroraient, s’agitaient, prenaient parti. Un moment, une bataille générale sembla prête à s’engager. Seul le Bouif paraissait avoir conservé tout son sang-froid.

— Votre carte ? hurla tout à coup Bossouzof. Vous me rendrez raison, monsieur !

Le Bouif haussa les épaules :

— Rendre raison à un pareil idiot. Vous parlez d’un boulot pépère !

— Votre carte ! vociféra le diplomate.

— Attendez un peu, ne soyez pas impatient. Laissez-moi sercher dans ma poche. Ah ! je la tiens. La voici.

Avec une grande dignité, il tendit à son adversaire la carte échappée au portefeuille de « Ça-Va » et qu’il avait ramassée sans la lire.

Raide et gourmé, comme il convenait dans une circonstance aussi dramatique, Michaël Bossouzof fit le salut militaire.

— Vous recevrez de mes nouvelles incessamment, monsieur.

— J’y compte bien, fit aimablement le Bouif. Je serai sensible à cette attention. Envoyez-moi des cartes postales avec un timbre pour la réponse. Je vous écrirai. Adieu !

Puis, sans attendre la réplique, il courut retrouver Ladislas et ses amis.

— Tout est arrangé, fit-il. L’incident est close. Caletons ! Mais si le gros tas n’avait pas retenu la nappe avec son bide, je n’aurais pas raté mon espérience. Je vais vous expliquer le procédé… C’est très simple…

Il était si pressé de justifier sa maladresse, qu’il oublia d’informer « Ça-Va ! » de l’histoire de la carte remise au comte Bossouzof.

Ce dernier avait repris sa place entre ses deux compagnes de fête. Il avait replacé sur son nez de Kalmouck ses bésicles quadrangulaires et repris toute sa clairvoyance et sa présence d’esprit.

Le Bahr-el-Gazal était redevenu tranquille.

— Du champagne ! claironna Bossouzof.

— Oh ! fit Gaby, écœurée. Tu ferais mieux d’aller te coucher. C’est pas sérieux de boire comme ça, quand on a un duel à préparer.

— Penses-tu ! ricana sa compagne. Ce duel-là, c’est du battage !

Bossouzof roula des yeux féroces :

C’est très sérieux. Cet homme ridicule m’a insulté. Je le tuerai demain matin.

— Chez qui ? gouailla Gaby. Tu ne sais même pas où il demeure.

— Pardon, fit Bossouzof. J’ai son adresse.

Il prit la carte de Bicard et l’approcha de ses yeux de myope.

Et, tout à coup, les deux femmes le virent rougir, puis pâlir, puis porter la main à sa cravate, puis se lever, puis retomber sur sa chaise ainsi qu’un homme frappé d’apoplexie.

— Encore des blagues qui recommencent, ronchonna Gaby. On ne s’embête jamais avec toi. Qu’est-ce qui te prend ? T’as des visions ?

— Que Dieu daigne me pardonner, murmura lentement le diplomate. Je suis coupable de lèse-majesté. J’ai porté la main sur mon souverain légitime !

  1. Voir : Son Excellence le Bouif (Ferenczi, éditeurs).