Le Bouif errant/2/4

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J. Ferenczi & fils (p. 186-206).

Chapitre IV

Une évasion mouvementée

Messieurs, les recherches de la police, poursuivies avec toute l’activité nécessaire, font espérer que Sa Majesté sera retrouvée incessamment. Tout porte à croire, également, que le concours de notre fidèle Armée nationale saura conjurer l’essor de la Révolution menaçante.

De frénétiques applaudissements accueillirent la péroraison du discours du maréchal Bossouzof.

Tous les conseillers de la Couronne, réunis en permanence dans la salle des délibérations, attendaient, avec anxiété, les nouvelles. Les minutes semblaient des heures. Les Soutiens du Trône et de l’Autel, tous mobilisés par suite de la gravité des Événements, commençaient à perdre la tête. La disparition mystérieuse du Roi mettait en émoi toute la ville de Sélakçastyr.

Au dehors, les éditions des journaux étaient enlevées en un clin d’œil. Une foule de citoyens stationnait sous les murailles du Palais et commentait les événements. Quelques cris s’élevaient. On jugeait sévèrement la conduite des Ministres et du Chef de la Police. On conspuait aussi Bossouzof.

Et quelques figures inquiétantes semaient déjà la panique en colportant de fausses nouvelles : « La Main-Noire guettait une occasion… » Des armes cachées lui permettraient d’intervenir à son heure… » « Kolofaneski était habile », etc. etc.

Tous ces bruits, murmurés de bouche en bouche, accroissaient l’énervement du public.

Le mécontentement général augmentait. On souhaitait un Gouvernement susceptible de Gouverner. Une Main de fer pour tenir les rênes du Char de l’État.

Une foule, qui tient de pareils propos, est bien préparée à accueillir le premier venu, comme un sauveur. Mais le Chef de la Main-Noire attendait encore le moment d’agir.

Kolofaneski avait, en effet, combiné un deuxième coup de théâtre. La nuit prochaine devait avoir lieu l’enlèvement de la Princesse de Kummelsdorf, qui devait disparaître, comme le Roi.

Et ce serait la débandade des énergies, la résistance paralysée, le découragement et la méfiance introduits parmi les défenseurs de l’ordre. Kolofaneski interviendrait alors ouvertement ; il feindrait de s’associer à l’indignation générale, jouerait le rôle du Chevalier sauveur et délivrerait Mitzi, après un combat fictif et une mise en scène photogénique, qui le rendrait sympathique, à la fois, à la jeune Princesse et au Peuple.

Malheureusement, la combine de Kolofaneski était un peu gênée par Sava. Le jeune Prince ne perdait pas de vue Mitzi, et Mitzi demeurait obstinément au château. Les espions du Chef de la Main-Noire lui conseillèrent donc d’attendre encore.

Sava, d’autre part, se méfiait. Il devinait qu’il était observé et épié. La disparition de Bicard était le premier acte du drame. Sava connaissait la psychologie des foules balkaniques. En Carinthie, la Tragédie s’achève souvent en Opéra bouffe, mais l’Opérette finit quelquefois tragiquement. Il était impossible de faire des conjectures dans un pays aussi singulier.

À tout hasard Bossouzof avait pris quelques précautions militaires.

Les Skipetars, en tenue de campagne, étaient consignés dans les casernes. Dans la cour du Palais, des autos attendaient les ordres.

Mitzi attendait le retour de son chien.

— Je suis convaincue que Flic réussira à nous mettre sur la piste du Roi. Mais nous aurions mieux fait de rester chez moi. Le chien viendra m’y retrouver, d’abord. Il me cherchera, ce sera du temps perdu.

— Je suis plus rassuré de vous savoir ici, petite cousine.

— Êtes-vous donc pessimiste à ce point ?

— Mitzi, expliqua le Prince, dans les souvenirs de ma toute petite enfance, je revois quelquefois un palais, entouré d’une multitude hurlante. Des soldats repoussent des gens déguenillés et farouches, qui crient des injures. Je vois une foule sur la place qui lance des pierres et tire des coups de feu… Ah !… tenez !

Une détonation venait de mettre en émoi toutes les patrouilles de la Garde.

Rapidement Sava se plaça devant la jeune fille et l’éloigna du balcon.

— Mais ce n’est rien du tout, mon cousin. Une automobile, avec des voyageurs, a passé sans répondre à la sommation de la sentinelle. Le soldat a tiré pour donner l’alarme. Le poste de garde interroge actuellement les contrevenants.

À ce moment, un officier de service vint prévenir le Secrétaire particulier. On le demandait au téléphone.

— Des nouvelles, s’écria Sava.

Il resta un moment à écouter. Son visage soucieux s’éclaira.

— C’est Bicard ! fit-il. Il est sauvé ! Il s’est évadé de sa prison. Il nous attend dans une auberge, sur la route de la frontière… Quoi ?… Que dit-il donc ? Il a escamoté cinq millions à la Main-Noire ?

— Quel conte ? s’écria Mizti, en écoutant de son côté.

— Barrons-nous, Ladislas ! hurlait Bicard. J’ai sur moi un truc épatant. On me prend pour un rouage de la Révolution. J’ai rencontré un agent cycliste, qui m’a prêté sa bécane et un chien policier sur qui j’ai produit une impression grandiose.

— Flic, murmura la Princesse.

— Pourquoi que tu m’appelles Flic ? continuait Bicard, un peu vexé. Le temps presse. J’ai des choses marrantes à te raconter, mais le climat devient insalubre, et il est temps de se débiner. Grouille-toi, Ladislas !… ça urge !

— Oui, Alfred, clama le jeune homme. J’arrive ; cramponne-toi !

— Amène la poule ! termina la voix de Bicard.

Cette fois Mitzi éclata de rire. Elle était amusée et touchée de cette recommandation. Le Roi ne l’avait pas oubliée au milieu des dangers qu’il avait courus.

— Il n’y a pas une minute à perdre. Partons retrouver votre ami.

Sans répondre aux questions des conseillers, ils se précipitèrent dans la cour du palais, s’élancèrent dans l’auto de Mitzi et partirent à toute allure.

Ils n’étaient pas à cinq kilomètres de Selakçastyr lorsqu’ils entendirent un coup de canon.

— Le signal d’alerte de la garnison, fit Mitzi. Que se passe-t-il ?

— Bicard nous renseignera peut-être ; n’arrêtons pas.

Quelques instants plus tard, ils trouvaient, dans la petite auberge, le Roi fugitif, toujours revêtu de son uniforme révolutionnaire.

Bicard les accueillit avec transports.

— Quel filon ! confia-t-il à Sava, en lui montrant la sacoche. Cinq millions que me rapporte mon accident. Tu parles d’un fait divers bien payé. Malheureusement j’ai pas pu régler le bistro. Il n’avait pas de monnaie de mille francs.

Sava s’empressa d’aller payer la dépense pendant que le Roi de Carinthie allait saluer la Princesse.

— Bonjour, monsieur Bicard, dit Mitzi.

— Ah, fit le Bouif, vous savez donc ?

— Tout, monsieur Bicard. Et je sais aussi que vous êtes un brave homme, fit Mitzi en lui tendant la main.

— J’aime mieux cela affirma l’ex-souverain. Je suis dégonflé ; ça me soulage. N’empêche que ce n’est pas sain de rester ici. Des fois qu’on s’apercevrait que les millions sont une erreur financière ?

Sava arrivait en courant. Il sauta dans l’auto auprès de Mitzi ; Bicard s’installa dans le tonneau.

va-t-on ? demanda la jeune fille ?

— À Paname ! cria Bicard.

Les événements lui avaient fait oublier tout à fait le docteur Cagliari.

Par malheur l’orientaliste n’avait pas les mêmes raisons d’oublier que l’ex-Roi de Carinthie et se rappelait toujours son client.

Car c’étaient Cagliari et ses deux aides qui avaient motivé le coup de feu de la sentinelle.

Le chapeau de Cagliari avait même été traversé par la balle du soldat. Le docteur n’avait eu aucun mal.

— La Providence m’a préservé, expliqua-t-il à l’officier du Poste. Mais sans mon chapeau, j’étais mort.

— Et ce miracle prouve que le Ciel m’envoie ici pour venger le Droit divin outragé. Conduisez-moi au Conseil de la Couronne.

Aussitôt mis au courant de l’incident, le Maréchal du Palais et le grand Chambellan reçurent Cagliari, Moloch et Baal.

En apprenant la véritable identité du Roi de Carinthie, Bossouzof devint violet. L’indignation l’étouffait.

— Déshonoré !… Je suis déshonoré. Si l’on apprend que j’ai ramené un pareil fantoche, au lieu du Souverain légitime, je vais sombrer dans un océan de ridicule.

— Pas du tout, assura le Docteur ; tâchez seulement de retrouver le nommé Bicard : ménagez-lui un petit tête-à-tête avec moi et ces messieurs, Je vous jure que le nommé Bicard ne compromettra point Votre Excellence.

— Mais le Secrétaire ? demanda le Grand Chambellan ?

Renseignements pris, le Secrétaire venait de partir, en auto, avec la Princesse de Kummelsdorf.

— Ils vont retrouver l’Imposteur, glapit le petit homme avec rage. Si l’opposition vient à savoir cette histoire ridicule, nous devrons quitter le pays.

— Jamais ! hurla Bossouzof. Faites sonner le boute-selle aux casernes des Skipetars, Nous allons nous mettre à leur poursuite.

Il suait, soufflait, s’épongeait, pris d’une activité fiévreuse. En un instant la Police montée fut avertie. Les Gardes à cheval partirent dans toutes les directions. On tira le canon ; on téléphona à tous les postes de la frontière ; ordre fut donné d’arrêter toutes les automobiles et les voyageurs. En même temps, à la gare de Sélakçastyr, on empêchait l’Orient-Express de continuer sa route. Toute la Diplomatie Européenne en fut bouleversée pendant huit jours.

Dans leur auto, Mitzi Sava et Bicard dévoraient les kilomètres sans retourner la tête.

La frontière n’était plus qu’à dix lieues. Les fugitifs commençaient à respirer, quand dans un virage dangereux ils aperçurent des soldats.

Un poste de skipetars barrait la route et leur faisait signe de s’arrêter.

Les chevaux des cavaliers formaient un obstacle impossible à franchir. Sava stoppa afin de parlementer.

— Gagnons du temps, dit la Princesse.

— Je vous laisse causer au sous-off, fit Bicard. Moi je disparais en peinard, dans le tonneau, avec les millions. Dites que vous êtes un gigolo et une poule et que la Politique vous laisse froids.

— Y songez-vous, balbutia Mitzi un peu confuse.

Sava ne demandait pas mieux. Cette promenade d’amoureux lui semblait fort naturelle. Un sous-officier de cavalerie ne trouverait pas singulier cette partie fine en pleine forêt. Les Skipetars étaient habitués aux aventures de ce genre avec les demoiselles de Sélakçastyr, qui adoraient l’uniforme.

Les soldats n’avaient pas d’opinion. Leur profession était l’Obéissance. Ils n’étaient pas forcés d’être intelligents et l’esprit d’initiative leur était interdit tant qu’ils ne possédaient pas de galons.

Au premier coup d’œil, Mitzi s’aperçut que le maréchal des logis, qui la saluait, était prétentieux et galant.

La fine mouche lui adressa un sourire tellement aimable que le jeune militaire se rengorgea.

En Carinthie, comme partout, l’homme à cheval est un séducteur. Le fantassin n’est qu’un bipède. Le cavalier est un gigolo doublé d’une bête. C’est une supériorité et un mérite aux yeux des femmes. Si le militaire est la plus belle conquête du Cheval, la Poule de Luxe est la plus belle espérance du sous-officier de cavalerie.

C’est pourquoi le chef du détachement se mit à paonner devant la Princesse de Kummelsdorf.

L’histoire des États balkaniques est fertile en passions soudaines, inspirées par un bellâtre galonné à une jeune souveraine romanesque. Le sous-officier était fort infatué de ses brandebourgs et se croyait beaucoup plus joli garçon que Sava, qu’il prenait pour le chauffeur de la Princesse.

Fort habilement Mitzi feignit de s’intéresser aux exercices équestres du joli soldat et le complimenta sur sa maîtrise, tandis que, frisant sa moustache et le poing sur la hanche, comme un ténor, le gigolo lui demandait le but de son voyage ?

— Est-il défendu de se promener dans la forêt avec mon secrétaire. Je suis la Princesse de Kummelsdorf.

J’ai parfaitement reconnu Votre Altesse, mais les ordres sont formels. Je suis obligé d’arrêter tous les autos qui viennent de Selakçastyr, et de demander des instructions au maréchal Bossouzof avant de les laisser reprendre la route.

— Monsieur, déclara Mitzi, cette mesure ne saurait concerner une personne de mon rang.

— Que Votre Altesse me pardonne, mais la consigne donnée ne comporte point d’exception.

— C’est de l’arbitraire, fit Sava. Il y a des nuages au ciel. Un orage va éclater. Son Altesse ne peut demeurer ici ?

— Entrez dans la ferme, près de la route. Son Altesse sera à l’abri. Je vais, de mon côté, me rendre immédiatement à Sélakçastyr pour demander des instructions. Son Altesse peut compter sur ma diligence.

— Monsieur le sous-officier, dit Mitzi, je signalerai au Roi, mon cousin, le zèle avec lequel vous accomplissez votre service.

Elle accompagna son éloge d’un tel coup d’œil, que le chef du détachement, entièrement subjugué, partit ventre à terre, dans la direction de la ville, laissant ses hommes garder l’auto.

— Nous voici débarrassés momentanément d’un compromettant imbécile, murmura Mitzi. Fort heureusement ce bellâtre n’a pas découvert Bicard.

Le bruit d’une altercation violente vint la contredire aussitôt.

Le Bouif, n’entendant plus rien, avait soulevé un peu le couvercle de sa cachette.

Il s’était trouvé nez à nez avec le fond de culotte, doublé de cuir, du soldat assis, en sentinelle, sur une des banquettes du véhicule.

Cette vision avait étonné Bicard.

Pour se rendre compte, il avait ouvert davantage le tonneau. Mais comme son geste avait coïncidé avec un mouvement de recul de la sentinelle, cellé-ci était venue s’asseoir dans le vide, précisément sur le visage du fugitif. Ce qui avait fait tout découvrir.

Un homme qui se cache est toujours suspect. Le brigadier des Skipetars, malgré l’absence de son chef, vint personnellement interroger Bicard. Ce dernier répondit en français. Le Brigadier ne comprit rien. Alors Bicard voulut recourir à son fétiche et exhiba le signe de la Main-Noire.

Ce fut une fort mauvaise Idée. Les Skipetars étaient dressés à arrêter tous les citoyens qui portaient cet emblème séditieux. Le Bouif fut donc extrait, sans ménagements, de sa cachette et amené devant Mitzi et Sava.

— C’est un conspirateur dangereux, déclara le brigadier à la Princesse.

Sava essaya de détromper le soldat ; Mitzi joignit ses instances aux siennes, Le brigadier s’entêta.

— C’est une gourde ! conclut Bicard. Chaque fois qu’un militaire veut faire du zèle, c’est rare s’il ne commet pas une gaffe. Tout de même, il faudrait sortir d’ici.

— Comment faire ? dit Mitzi, un peu découragée. Toute cette soldatesque nous surveille.

Les Skipetars avaient attaché leurs chevaux au dehors. Tous les cavaliers étaient installés sur un banc. Ils avaient bourré leurs longues pipes et écoutaient un de leurs camarades qui chantait en s’accompagnant sur la balaïka.

— Un concert, ricana le Bouif. C’est l’harmonie des sergots ou la musique de la garde.

Sava le fit taire d’un geste. Il examinait les alentours. La ferme était isolée au milieu de la forêt. Une porte donnait sur un champ. C’était dans ce champ que les cavaliers avaient laissé les chevaux, attachés à une clôture, sous la surveillance d’un soldat.

L’homme, qui s’ennuyait visiblement, se rapprochait peu à peu de la ferme pour écouter le chanteur.

Au loin des éclairs commençaient déjà à sillonner le ciel, un orage était imminent.

Prétextant le temps menaçant, Sava referma la fenêtre doucement.

— Il faut occuper les soldats, dit-il à mi-voix à Mitzi.

La Princesse fit un signe imperceptible au jeune homme. Ce dernier, négligemment, avait ramassé une corde qui servait à étendre le linge.

Alors Mitzi, prenant la balaïka des mains du chanteur, pinça deux ou trois fois les cordes et commença une ritournelle.

Ravis, les Skipetars applaudirent.

La Princesse avait une voix admirable. Un contralto magnifique dont les notes chaudes impressionnaient les auditeurs.

Elle attaqua la romance populaire carinthienne :

Feuille verte, trois brins de tige ;
Mes parents, mes pauvres parents…

Ses accents sanglotaient comme ceux de le Bohémienne dont elle racontait l’histoire. La feuille morte allant au gré du vent, ou le destin qui la pousse.

Les soldats reprirent le refrain.

Ils chantaient tous à l’unisson, sans bouger. Leurs bottes, repliées sous le banc, montraient la rangée de leurs éperons énormes.

Sava fit à Bicard une grimace, qui voulait dire « Attention ».

Le Bouif riposta en fermant un œil. Ça voulait dire qu’il ouvrait l’autre.

Mitzi avait entamé une Marche héroïque moldo-valaque.

Elle dansait, scandant les mesures par des coups de talons et secouait un tambourin imaginaire. Elle frisait une moustache absente, se cambrait avec des attitudes de sabreur, et chantait en excitant les soldats à l’accompagner.

Il chevauche l’Istriztza
Le capitaine Georgitza…

Puis elle changea de ton brusquement et passa, sans transition, à la ronde tzigane :

Giroflée, dans le pré,
Tu m’as donné ta foi…
Ô petite pomme mignonne…

Elle mimait les paroles de la chanson, souriait, aguichait, tournant sur elle-même et laissant entrevoir par des envolées de jupe imprévues des aperçus captivants.

Les Skipetars roulaient les yeux extasiés. Ils avaient oublié leur consigne et leurs prisonniers. Ils demeuraient médusés et ouvraient des bouches rondes de gendarmes, regardant un feu d’artifice.

Sava profita de cette anesthésie pour lier les éperons des cavaliers les uns aux autres avec sa corde.

— C’est fait ! confia-t-il à Bicard.

— À mon tour ! hurla le Bouif en saisissant la guitare de Mitzi. Messieurs et dames et militaires, je vais avoir l’honneur de compléter cette petite soirée musicale en vous montrant de quelle façon j’en joue un air, sur les motifs « Débine-toi », « Phoque-trotte » et « Manque pas l’Taxi » !

Alors, avec des gestes et des contorsions impayables, il commença à chanter une série de chansons à succès, depuis « la Madelon de la Victoire », jusqu’à « Valentine » et « la Java ». Il cabriolait, tapant des mains sur l’instrument sonore et faisant sauter en l’air son bonnet.

Puis il se mit à imiter les danseurs russes. Il lançait les jambes, par saccades, bondissait en avant, par des détentes imprévues et jetait à terre les bancs et les chaises, au milieu des rires énormes des soldats, qui frappaient dans leurs mains en hurlant.

À la fenêtre, la figure hilare de la sentinelle, préposée à la garde des chevaux, s’écrasait sur les vitres du dehors.

Sava avait disparu. Il s’était glissé dans le pré et, rapidement, il nouait ensemble les rênes des montures ; les embrouillait en écheveau inextricable.

Le jour baissait. L’orage s’avançait de plus en plus. Tout à coup, un roulement de tonnerre ébranla les couches atmosphériques.

— Hep !… fit Sava, au dehors.

— Barrons ! clama Bicard. À la revoyure, messieurs les cognes !

D’un coup de pied il jeta la table par terre et se précipita vers la porte.

Mitzi était loin depuis longtemps.

Les cavaliers se levèrent d’un bond et roulèrent tous ensemble sur le plancher.

Leurs éperons, enchevêtrés par la corde de Sava, venaient de leur jouer ce mauvais tour.

Ce fut un tumulte de cris, des jurons, une confusion de jambes, de bottes et de sabres, une Cacophonie de gendarmes, coagulés tous en tas.

Pendant ce temps, Bicard, sautant sur la sentinelle de l’auto, la faisalt rouler à terre, sous les roues de la voiture, où Sava et Mitzi étaient déjà installés.

Puis bondissant, à son tour, dans son tonneau :

— Mettons-en ! fit-il, allumons !

À ce moment, au tournant de la route, un escadron de Skipetars apparut, escortant une seconde automobile.

— Cagliari !… hurla Bicard. C’est lui, avec Bossouzof et Loin du Ciel. Je suis dans le lac s’il m’a reconnu.

Sava pressa sur l’accélérateur et lança sa voiture, à toute vitesse, sur la route de la frontière.

— Arrêtez… Arrêtez, cria Bossouzof. Ils nous échappent. Au galop, tas d’imbéciles.

Les cavaliers se lancèrent comme un tourbillon à la poursuite de l’auto.

Celle-ci avait pris de l’avance. Cramponné au volant, Sava conduisait comme un as de course. Mitzi, un peu émue, se taisait. Bicard regardait la route.

— Ils arrivent… Ils arrivent ! Le Docteur lève son parapluie. Il m’a vu. Ah le bandit ! Si j’avais sur moi un pétard.

Mais si Bicard n’avait pas de revolver, les cavaliers avaient des carabines.

Des coups de feu isolés se firent entendre.

— Bon Dieu ! cria le Bouif. Tassez-vous, Princesse ! Tassez-vous ! Je crois que ces brutes nous canardent.

À ce moment, l’auto fit une embardée violente. Il fallut tout le sang-froid de Sava pour l’empêcher de se retourner. Un des pneus, frappé d’une balle, venait d’éclater.

On entendit distinctement les hurrahs des Skipetars.

— Nous sommes fumés, déclara Bicard. Ladislas, mon vieux, débine-toi avec la gosse et les millions de la C. G. T. Moi, j’attendrai ici le Docteur et je me laisserai empailler pour gagner du temps. Ça arrêtera la poursuite.

— Jamais de la vie, dit Sava. Nous ne t’abandonnerons pas, Alfred.

— Ce serait une lâcheté, fit Mitzi.

Sava avait poussé l’auto dans un fossé. Des fourrés touffus s’élevaient de chaque côté de la route. Les fugitifs s’y réfugièrent.

Les cavaliers et Bossouzof durent également mettre pied à terre pour continuer leur chasse.

Mitzi connaissait, heureusement, les moindres sentiers de la forêt. Elle s’y était promenée tant de fois avec son chien Flic, qu’elle put guider ses compagnons.

Cinglés par les branches, trébuchant dans les racines, les deux hommes suivaient la jeune fille avec peine.

Tout à coup, l’orage, qui grondait au loin, s’a battit sur eux. Les rafales courbèrent la cime des arbres. Des éclairs les aveuglèrent. Bicard poussa une exclamation. Il venait de heurter du front les planches d’une palissade qui barrait une partie de la forêt. Mitzi s’orienta vite.

— Le Parc d’Aérostation militaire.

— Une saucisse, cria le Bouif.

C’était un ballon captif. Le seul ballon de l’armée carinthienne. On l’employait à la surveillance de la frontière, très proche. Il s’était élevé pour rechercher les fugitifs. L’orage l’avait surpris. Toute l’équipe des aérostiers s’efforçait de le remiser dans son hangar. On le voyait, sur le fond du ciel orageux, descendre, peu à peu, suivant le câble, qui s’enroulait autour de son treuil.

D’un coup d’œil, le prince Ladislas envisagea la situation.

— Il faut nous emparer de ce ballon.

— C’est une idée, dit Bicard… Seulement il y la palissade.

Sava souleva Mitzi comme une plume et la hissa jusqu’au faîte de la clôture. La souple jeune fille s’enleva, à la force des poignets, et sauta à terre de l’autre côté du mur.

— À ton tour, Alfred !… Hop ! du nerf, mon vieux. Qu’est-ce que tu attends pour nous suivre ?

— Une échelle. Ma sacoche me gêne et j’ai peur de perdre mes millions. Je ne suis pas entraîné à faire le zouave comme les jeunes personnes du grand monde.

Le jeune homme avait déjà franchi la crête de la palissade. Il se pencha, attrapa l’ex-Roi de Carinthie par le collet de son manteau et le hissa, bon gré mal gré.

— Ouf ! il était temps, fit le Bouif. Les gendarmes ne sont pas loin.

Étonnés de cette invasion subite, les aérostiers étaient restés interdits.

Il y avait quatre soldats et un officier. Sava n’hésita pas une minute.

— Nous voulons partir dans ce ballon, fit-il.

— C’est impossible.

— Non, capitaine, dit Sava, en sortant de la sacoche de Bicard deux ou trois liasses de billets bleus.

Le chef des aérostiers tiqua un peu :

— C’est un ballon militaire.

— Cela nous est égal. Voulez-vous cinquante mille francs ?

— Monsieur.

— Cent mille ? en billets français ?

— Et ma conscience ?

— Je vous l’achète.

— Elle n’est pas à vendre.

— Deux cents billets.

— Elle est à vous. Montez, Je fermerai les yeux. Je dirai que l’orage est cause de tout.

Les hommes regardaient, sans comprendre.

— Camarades, cria Sava. Cent francs pour vous si vous nous aidez à couper le câble.

Les soldats se précipitèrent.

L’officier aida lui-même Mitzi à s’installer dans la nacelle.

— Le vent va souffler en tempête. Bon voyage, messieurs et dame.

— Pardon, fit tout à coup Bicard, indiquez-nous donc la manœuvre.

— Je l’ignore, fit l’officier. Ça monte, ou ça descend, avec les hommes dans le panier. Moi je reste à terre, pour commander… Oh ! prenez garde, la bourrasque…

— Lâchez tout ! commanda Sava.

— Arrêtez !… clama, au loin, la voix furieuse de Bossouzof.

— Trop tard, gouailla Bicard. Tu peux rester sur l’gazon, nous, nous avons pris l’ascenseur.

Les cavaliers, le Grand Chambellan, Bossouzof, Cagliari et ses deux aides arrivaient, furieux et essoufflés.

Ils avaient perdu beaucoup de temps à contourner la clôture du parc.

— Les voici… Tirez sur le ballon. Ils s’évadent, hurla Cagliari en fureur.

— Les fugitifs, dit l’officier, je suis volé j’aurais dû demander un million, et je les prenais pour des touristes.

Il montra le poing au ballon et déchargea son revolver sur lui.

Heureusement, les oscillations de la nacelle l’empêchèrent de tirer juste.

— Ils ne sont pas encore sortis du pays. Il faut les poursuivre, hurlait Cagliari. On les aura ! On les a !

— Ta gueule ! laissa poliment tomber le Roi de Carinthie, montant au ciel.

l’aérostat, saisi par l’orage, tourbillonnait sans s’élever. Les Coups de vent le rabattaient sur les cimes de la forêt.

— Il faut monter, monter, toujours monter, dit Sava. Jetons du lest. Les sacs de terre sont sur le plancher de la nacelle.

Machinalement, Bicard saisit le premier sac venu et se précipita vers le bord.

— Prenez garde, cria Mitzi.

— Tu parles, murmura Bicard effaré. J’allais faire un beau coup. J’allais jeter par-dessus le bord les millions et la sacoche.

Il resta un moment à se remettre de cette émotion. Le ballon descendit encore.

— Ils tombent, vociféra Bossouzof.

— Ils se dégonflent, ajouta le Docteur.

Le Grand Chambellan suivait avec une jumelle les bonds de l’aérostat.

— Trio de fripouilles ! gueula Bicard, en soulevant un gros sac de lest. Je vous vomis, et je laisse tomber. Gare en bas !… Voilà un colis…

Heureusement pour Cagliari et Bossouzof, le sac n’était pas fermé. Il n’arriva donc point comme un bloc plein et se vida avant de toucher la terre. Cependant, l’enveloppe renversa le chapeau de Cagliari, calotta d’une belle gifle le Maréchal du Palais, pendant que l’avalanche de terre créait, au milieu du gazon, une taupinière instantanée, dans laquelle le Grand Chambellan fut englouti, comme une rave.

Un éclair permit encore aux Skipetars d’apercevoir le ballon qui disparaissait au-dessus des nuages orageux.

Sava avait pris dans ses bras Mitzi, épouvantée par les bonds de l’aérostat.

Au milieu de la fureur des éléments, Bicard, cramponné à la nacelle, semblait l’image de la Jubilation.

— Tu as le sourire, avec un temps pareil ? fit Sava.

— Tu penses, dit l’ex-Roi de Carinthie. J’ai raté Cagliari, mais j’ai pas perdu ma journée ; en lâchant la Monarchie, j’ai enterré le Protocole.