Le Bouif errant/2/3

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J. Ferenczi & fils (p. 162-185).

Chapitre III

Le cachot de la mort lente

— Enfin, nous le tenons. Il est à nous. Moloch et Baal, le Fugitif est retrouvé. Hurrah !… Hurrah !…

Moloch et Baal, qui n’avaient jamais entendu le docteur Cagliari pousser de pareils cris d’enthousiasme, accoururent dans le cabinet de l’alchimiste.

Un journal à la main, le docteur dansait un charleston frénétique.

Les deux hommes s’imaginèrent que le patron était devenu fou.

— Ça devait arriver, murmura Baal, en se frappant le front avec le bout de son doigt.

— Imbécile !… déclara le docteur. Regardez donc ceci, sur le Journal.

C’était une reproduction photographique. Un portrait du nouveau roi Ladislas de Carinthie, en grand uniforme ; Bicard dans toute sa splendeur, campé, dans une pose photogénique, appuyé sur sa main de justice.

— Le reconnaissez-vous ? fit Cagliari. Cet imposteur s’imagine sans doute que la Carinthie est trop loin pour que j’entreprenne le voyage. Je vais démasquer ce Sycophante… Partons !

Les deux aides du docteur se regardèrent sans répondre.

— M’entendez-vous ? hurla Cagliari, ne restez pas inactifs. Le temps presse. Il faut être après-demain à Sélakzastyr. Allez !

Deux heures plus tard, les trois hommes arrivaient à la gare de l’Est et prenaient place dans l’Orient-Express.

Tandis que l’Orientaliste et ses compagnons filaient, à toute vapeur, à sa recherche, le Roi de Carinthie était en proie à de pénibles réflexions.

Au premier moment, la frayeur qu’il avait éprouvée, en sentant son lit s’engloutir dans un sous-sol mystérieux, avait empêché Bicard de réfléchir.

Puis il essaya de se rendre compte. Mais l’obscurité complète s’y opposait. Le lit continuait à s’enfoncer dans un gouffre profond.

— Ça ne peut pas durer sept ans, pensa Bicard, en se dressant sur son séant. Si, au moins, j’avais des allumettes. Un ascenseur qui descend est une anomalie mécanique. Il faut voir.

Mais il eut beau fouiller dans toutes ses poches, son pyjama ne contenait que sa pipe et une épingle.

— Ah çà ! Où me transporte-t-on ? grogna-t-il. Je déclare que les mystifications sont indignes d’un pays civilisé… Quel est l’idiot qui s’est permis de porter atteinte à la majesté de mon grade ?

— C’est moi, fit une voix grave, dans l’ombre.

Il y eut un petit choc brusque, puis le lit s’arrêta net.

— Auteuil ! tout le monde descend, gouailla Bicard. Pas la peine de vous cacher. Je comprends, C’est une blague qu’on fait aux nouveaux rois. On me traite comme un bleu à la chambrée. Ça suffit, j’ai assez rigolé tout seul. Où êtes-vous, Messieurs et dames ?

— Ici, reprit la voix dans l’ombre.

Bicard sauta à bas du lit et essaya de s’orienter. Il avait conservé son sceptre. Il pointa la Main de justice dans l’obscurité. Une main invisible la saisit.

— Qui est là ? cria Bicard.

— Regarde.

À ce moment le lit remonta brusquement. Bicard vit la trappe, qui l’avait amené, traverser la voûte du plafond, et disparaître ; puis une lampe s’alluma, dans l’ombre ; et il vit alors, immobiles contre la muraille, trois fantômes noirs, en cagoules, qui le regardaient par les trous de leurs capuchons rabattus sur leurs visages. Malgré son saisissement, le Bouif affecta de plaisanter.

— Des masques ?

— Des juges.

— Roi Ladislas, fit un des trois fantômes, vous souvenez-vous du pacte que vous aviez accepté ?

Cette fois Bicard perdit toute son assurance. Les Trois Inquisiteurs lui rappelaient Cagliari, Moloch et Baal. Il se crut retombé au pouvoir du sinistre docteur.

— Je sus bon ! murmura-t-il. Ils m’ont eu.

— Personne n’échappe à la vengeance de la Main Noire, affirma la voix autoritaire. Les cinq doigts et le pouce sont partout.

Mais, contrairement aux prévisions des trois juges, cette menace parut causer un sensible plaisir au prisonnier.

— Je saisis le truc, à présent. Tout ça, c’est de la rigolade, des épreuves sportives, clandestines et émotionnantes, comme celles qu’on institue à l’égard des apprentis francs-maçons. Je connais le business de la coterie. J’ai contribué à la réception de mon ami Compote, le député de la Guadeloupe, à la loge Corruption et Démagogie. En Carinthie, la Corruption et la Démagogie se nomment les Cinq Doigts et le Pouce. Autrement dit, la Foire d’Empoigne. Vous êtes les francs-maçons de Carinthie !

— Nous sommes des révolutionnaires, Sire !

— Parbleu ! fit le Roi. Moi aussi.

— Assez ! grogna le plus grand des trois hommes. Roi Ladislas, depuis plus de vingt ans, nous avons subvenu à toutes vos fantaisies, à condition que vous refusiez la couronne. Nous vous avons permis de mener une existence fastueuse…

— Je ne m’en suis jamais aperçu, fit le Bouif. J’ai été fastueux sans m’en douter.

Il y eut un colloque rapide entre les trois fantômes, puis l’interrogatoire recommença.

— Qui êtes-vous ?

— Je ne sais pas au juste, fit Bicard. Hier j’ai été accablé d’honneurs fatigants, inconsidérés et monarchiques ; à présent, je suis inondé d’injections autoritaires et despotiques. Je désirerais tout de même être fixé.

— Roi Ladislas, votre nom ? reprit la voix.

— Pourquoi m’appelez-vous Ladislas, si vous savez que ce n’est pas moi ?

— Nous savons tout, fit le juge. Quel est ce jeune secrétaire, arrivé de Paris, avec vous ?

— Vous devez être renseigné là-dessus, si votre police est bien faite.

— Taisez-vous !

— Oui, Fantomas…

— Prenez garde !

— À quoi ? Aux courants d’air ? À la peinture ? ou au chapeau de la gamine ?

Car Bicard était toujours persuadé qu’il subissait les épreuves fantaisistes d’une initiation mystérieuse, à laquelle les monarques de Carinthie devaient se soumettre, par tradition.

Mais deux frocards, s’approchant, lui mirent la main sur l’épaule.

— Venez !

Le Bouif aperçut alors une porte basse qui s’ouvrait dans l’épaisseur du mur et découvrait un corridor étroit. Les trois inquisiteurs y entraînèrent le Roi Ladislas.

Et il sembla à Bicard que le trajet était interminable. Il dut monter des escaliers, puis redescendre, puis tourner, dans une sorte de labyrinthe voûté, dont les murs suintaient une humidité glaciale.

— Le Danube est au-dessus de nous, fit un des guides.

— On se croirait dans le métro, remarqua simplement Bicard.

Le couloir s’élargissait. Des portes, bardées de fer, apparurent. Toutes portaient un numéro. À côté de chacune d’elles, un geôlier à moustaches énormes montait la garde.

— C’est le genre du Musée Grévin, affirma doucement Bicard. C’est des mannequins en cire, qui sont là pour illusionner les visiteurs.

La piste tournait ; un instant Bicard s’imagina revenir sur ses pas. Mais les numéros des in-pace avaient changé. Et chaque fois il apercevait un nouveau geôlier, tantôt chauve, tantôt les cheveux en broussailles. Le corridor paraissait s’allonger interminablement.

C’était à croire que la Main Noire possédait des catacombes sous tous les quartiers de Sélakzastyr.

Le Bouif commençait à perdre peu à peu sa belle assurance. Cette mystification durait en vérité trop longtemps. Il ne parlait plus, ne plaisantait plus ; il finissait par se croire le jouet d’un cauchemar.

Il se secoua, regarda par terre ; il foulait un sol humide, une terre grasse, où ses pieds nus glissaient. Il éternua violemment.

— Silence ! commanda rudement le chef. Nous arrivons.

La petite troupe venait de s’arrêter devant une petite porte bardée de fer et dont le bois disparaissait sous les verrous et les serrures. Un geôlier gigantesque veillait auprès de l’entrée de cette oubliette, qui portait un numéro énorme.

— Le cachot des rois, Majesté.

Le geôlier vint regarder Bicard, dont il éclaira le visage avec un falot de corps de garde.

L’homme avait une figure féroce si effroyable que le Bouif fut persuadé qu’il rêvait.

Pour se rendre compte, il prit son épingle et l’enfonça sournoisement dans la cuisse du geôlier.

L’homme poussa un hurlement affreux.

Au bruit les trois hommes sursautèrent. Un des capuchons tomba. La tête de Kolofaneski apparut.

— Entrez, Monseigneur, fit-il à Bicard, avec la plus grande courtoisie.

— Après vous, dit le Bouif, s’il vous plaît.

Mais le gigantesque geôlier le poussa si violemment qu’il alla presque s’écraser contre les murs du cachot.

C’était une sorte de cul de basse-fosse, avec tous les accessoires indispensables à une prison de ciné-roman. Un lit de camp, un oreiller de paille, une couverture, un escabeau grossier, une planche scellée au mur et servant de table, un encrier et un porte-plume reliés à la cloison par des chaînes de fer, afin que le détenu sente bien peser sur lui toute l’horreur de sa situation de captif.

Il y avait à terre une cruche pleine d’eau, et, sur la table, une botte de foin.

— C’est tout ce que je puis offrir à Votre Altesse, gouailla Kolofaneski. Il y a un monde fou dans ce Palace. Mais nos prisonniers n’y moisissent guère.

Bicard affecta une assurance qu’il était bien loin de ressentir.

— J’espère ne pas y moisir plus que les autres. J’ai là-haut des copains qui me chercheront. Un roi ne se perd pas comme un collier de perles. La police sera bientôt ici.

Kolofaneski, le geôlier et les deux membres de la Main Noire se mirent à rire aux éclats.

— La police, gloussait le guichetier… Il a dit la police… Quel imbécile !…

— Sire, reprit Kolofaneski, vous avez une bien piètre idée de l’organisation de la Main Noire. La moitié de la police carinthienne nous obéit et nous sommes informés, heure par heure, de tout ce que l’autre moitié peut tramer contre nous.

Il prit une sorte d’appareil téléphonique, accroché dans un coin du couloir, et écouta.

— Personne ne s’est encore aperçu de votre disparition, Sire. Les souterrains de la C. D. E. L. P. sont reliés à tous les appartements du Palais par une installation microphonique. Les moindres soupirs des rois sont entendus ici. J’ai surpris de la sorte bien des mystères et entendu de curieuses révélations.

— C’est du roman cinéma, grogna Bicard. Jusqu’à présent je croyais que les romans cinéma étaient réservés aux concierges. Je vois que les idées d’Ugénie n’étaient pas des visions. La Franc-Maçonnerie des Karpathes est vraiment bien organisée.

— Merci de cette bonne opinion, Majesté. Je regrette d’être obligé de vous laisser sans compagnie pour vous distraire. Adieu ! Lorsque vous aurez besoin de quelque chose, sonnez : un coup pour le garçon et deux coups pour la femme de chambre.

Tous sortirent. La lourde porte se referma avec un bruit de ferraille sinistre et le Roi de Carinthie resta seul dans sa souricière, écoutant le bruit des pas des conspirateurs qui s’éloignèrent longtemps.

Le Bouif était persuadé, maintenant, qu’il était bien une victime de la Révolution. Il se rappela la mort de Louis XVI. Que se passait-il, Là-haut ? On avait oublié de le fouiller. Il retrouva dans ses poches sa pipe et le portrait de la petite Princesse Mitzi. Cette trouvaille le réconforta un peu. Il se sentit moins abandonné. Il plaça le portrait dans un trou de la muraille et posa sa pipe sur la table.

Une nappe grossière attira son attention. Machinalement Bicard tira dessus. C’était plus fort que lui. L’obsession du truc de Bussolini dominait son inquiétude.

Malheureusement, la nappe était clouée. Le roi ne fit tomber que la botte de foin, qui semblait être le seul objet comestible de cet in-pace politique. Ce régime végétarien exaspéra le condamné.

Furieux, il se mit à hurler, appelant le geôlier par tous les noms de son répertoire. Le Bouif, sous ce rapport, était prodigieusement documenté. Mais personne ne fit attention à ses cris. Découragé, il bourra sa pipe avec le foin et examina la situation.

— Ces gens-là ne m’ont pas assassiné, ça prouve qu’ils tiennent à me garder vivant. C’est un filon.

Puis il se rappela tout à coup sa conversation avec Sava, la veille au soir. Peut-être la Main Noire avait-elle surpris le secret de sa substitution au prince légitime Ladislas. Kolofaneski devait tout savoir.

— Bandit, grogna Bicard entre ses dents, s’il espère me faire parler…

Il comprenait tout, à présent. L’interrogatoire du chef de la Main Noire était une façon de le mettre en défaut. Comme il n’avait rien dit, on espérait l’intimider par cette mise en scène lugubre.

Mais une pensée le fit tourner dans sa cage, comme un fauve pris au piège… Mitzi.

La jeune fille était perdue pour lui. Il éprouva de nouveau l’angoisse qui l’avait torturé après le départ de l’infidèle Kiki.

Puis il s’efforça de maîtriser ses nerfs et inspecta minutieusement son cachot. Il y avait des sabots sous la table. Il en prit un dans sa main droite. Ainsi armé, il résolut d’attendre la première personne qui entrerait, de l’assommer et de s’enfuir.

La voix de Kolofaneski résonnait encore dans son oreille : « Un coup pour le garçon, deux pour la femme de chambre. »

Le Bouif connaissait le guichetier. Un colosse qu’un coup de merlin ne suffirait pas à étourdir. Il n’y avait pas à hésiter. Serrant son sabot dans sa main droite, il frappa… Deux coups… La porte s’ouvrit et… son arme lui tomba à ses pieds.

La femme de chambre était la vieille fée, à laquelle il avait si malencontreusement fait le signe réservé à la favorite, lors de la cérémonie de l’Hommage. La duègne qu’il avait repoussée, comme indésirable, était une affiliée de la Main Noire.

Plus affreuse encore sous son uniforme de geôlière, la mégère s’avançait, en adressant au prisonnier un sourire si particulièrement lubrique que Bicard recula jusqu’au fond de sa prison.

— Votre Majesté a besoin de mes services ?

— Laissez-moi sortir, dit Bicard.

— Sortir ? ricana la vieille. Ah ! ah ! ah ! mon joli pigeon, sortir du cachot de la Mort lente ?… Il ne fallait pas y entrer, Sire.

Une sorte de joie méchante animait le masque de la sorcière. Son rire aigre comme le bruit d’une scie qui grince sur une pierre dure horripila les nerfs du prisonnier.

La vieille guenon s s’approchait de lui. Il ramassa son sabot.

— Arrière ! gronda-t-il, débinez-vous, rombière ! Ouste !

— Vous n’êtes pas aimable, beau prince. Hi ! hi ! hi ! Plus tard, quand vous aurez passé quelques jours dans le cachot de la Mort lente, vous me supplierez peut-être ; vous m’implorerez, et vous me donnerez un baiser. Ah ! ah ! Un baiser pour un morceau de pain !

Cette fois le sabot de Bicard partit comme un boulet et frôla le visage de la vieille. En même temps, Bicard avait bondi.

Mais plus rapide encore que lui, la geôlière s’était jetée hors de la prison. La porte massive fut poussée ; la clef tourna ; le Roi se retrouva prisonnier.

Et par le guichet, dans l’épaisseur du bois, il aperçut encore la sorcière, qui lui cria :

— Au revoir, Majesté. En ce moment, au château, on s’étonne, on s’agite, on commente votre disparition. Ah ! ah ! ah ! ah ! Quelle ironie ! mon cher Seigneur… Ne vous agitez pas trop. Bonsoir…

— Chameau ! hurla Bicard, furieux.

Il sentait tout espoir perdu. La vieille fée serait une surveillante implacable. Elle se vengeait. Son sort lui apparut affreux.

— La Mort lente ! La Mort lente ! Ce vieux débris a dit : La Mort lente. Me voilà bon comme la laitue.

À ce moment il lui sembla entendre une sonnerie de trompettes, très assourdie et très lointaine.

— Les Skipetars, les trompettes des Skipetars. L’alerte est donnée. On me cherche. Et du moment que l’on s’inquiète, je n’ai plus qu’à attendre que l’on me trouve… On verra bien.

Réconforté par cette idée, il s’enveloppa dans sa couverture, se coucha en chien de fusil sur le lit de camp et ne tarda pas à s’endormir.

Au Palais, le Service de la Garde-Robe avait le premier donné l’alarme.

Le Grand Chambellan, aussitôt prévenu, avait fait savoir au Maréchal du Palais que Sa Majesté avait disparu.

Aussitôt, la garnison fut mise sous les armes ; les brigades de police, mobilisées, commencèrent à fouiller la ville et les environs : Sava, mis au courant, ne pouvait donner aucun détail. Lui-même était fort inquiet. Le sort du Bouif ne lui était pas indifférent. Le jeune homme se reprochait d’avoir entraîné Bicard dans cette aventure. Le jeune prince soupçonnait la Main Noire ; mais il n’osait faire part de ses conjectures à la police officielle. Les polices sont généralement gaffeuses. Sava avait peur de tout compromettre. Il résolut donc de chercher Bicard lui-même.

On avait trouvé, dans la chambre, les vêtements de Sa Majesté. Le Roi avait été enlevé en pyjama. Sava ramassa les gants du Roi et, sans confier son idée à personne, il se rendit chez la Princesse de Kummelsdorf.

Celle-ci le reçut immédiatement.

— Le Roi ? dit-elle.

— Le Roi a été enlevé cette nuit.

— Par Kolofaneski ?

— Vous le soupçonnez donc aussi ?

— Cet homme est capable de tout, murmura Mitzi. Il a cru supprimer l’obstacle, qui empêchait ses abominables projets. Le Roi disparu, il mettra le pays à feu et à sang pour se faire nommer Dictateur et me forcer, ensuite, à devenir sa femme.

— Jamais, clama Ladislas, avec une telle énergie que Mitzi leva des yeux surpris.

— Kolofaneski ne tient pas encore le Roi de Carinthie, fit le jeune homme.

Les yeux de Mitzi brillèrent de joie.

— Que voulez-vous dire, Monsieur Sava ?

— Je me nomme Ladislas, Mademoiselle. Je ne vous l’ai point avoué plus tôt, parce que…

— Parce que vous aviez compris que j’avais deviné votre secret. Mon cousin…

— Mitzi, balbutia le jeune homme.

La Princesse lui tendit la main. Elle était visiblement fort émue. Ladislas en oublia un instant Bicard et Kolofaneski. Il s’attarda à baiser la main de la jeune fille et Mitzi lui laissa tout le temps nécessaire pour reprendre, peu à peu, son sang-froid.

— Maintenant, mon cousin, il faut retrouver votre doublure.

— J’ai pensé à vous pour m’aider, petite cousine.

— Vous avez bien fait, monsieur Sava.

— Sava existe donc encore entre nous, Mitzi ?

— Il doit toujours exister aux yeux de Kolofaneski et de tout le monde. Pour votre sûreté et pour la mienne. La police est-elle sur une piste ?

— Non.

— Tant mieux, fit la jeune fille. Flic ! Flic !… Ici… Flic !…

L’énorme chien de la Princesse bondit à la voix de sa maîtresse.

Mitzi prit les gants de Bicard et les fit flairer à l’animal.

— Flic !… Cherche, cherche… Va vite, Flic ! Cherche !…

La bonne bête regardait sa maîtresse avec des yeux brillants d’intelligence. Sava comprit immédiatement que ce Flic-là était d’une perspicacité bien supérieure à celle du Maréchal Bossouzof et de toute la police du royaume. Le chien prit dans sa gueule un des gants du Roi, le secoua deux ou trois fois, éternua, puis bondit par la fenêtre ouverte et disparut sans aucun bruit.

— Ayons confiance, fit la Princesse. Flic découvrira la bonne piste, rentrez au Palais. Attendez les événements.

— Mitzi, fit le jeune homme, tant que le danger ne sera point conjuré, je vous supplie de me permettre de rester auprès de vous. Accompagnez-moi au Palais, votre présence ne semblera point étrange et vous y serez plus en sûreté qu’ici.

— Vous êtes le Roi, fit la jeune fille en rougissant. Je vous obéis, mon cousin.

Pendant que Sava et Mitzi s’occupaient de lui, Bicard, fort de son bon droit, dormait dans sa prison.

Il s’agitait sur son lit de camp. Il rêvait qu’il était attaché à un poteau de torture, et livré à de hideuses furies qui le chatouillaient avec des plumes de paon, en lui murmurant des mots d’amour.

Le chatouillement devenait si sensible qu’il finit par se réveiller.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? grogna-t-il.

Une mouche semblait se promener sur son visage. Le Bouif s’imagina l’écraser et s’administra une formidable gifle.

— Bonjour, voisin !… fit une voix. Est-ce vous le nouveau pensionnaire ?

— Hein ! dit Bicard. Qui a causé ?

— Moi, voisin. Le titulaire du cachot 177, du couloir 122, de la 170e galerie. Je vous ai entendu ronfler et j’ai ouvert mon moellon de communication, pour vous dire un petit bonjour. Comment allez-vous, mon voisin ?

Le Bouif s’aperçut alors qu’une pierre énorme de sa prison avait glissé, découvrant une ouverture irrégulière et le visage réjoui d’un vieux monsieur, à cheveux blancs, qui lui souriait aimablement.

— Qui êtes-vous ? demanda Bicard, ahuri.

— Un prisonnier, le doyen d’âge, le président des pensionnaires de cette maison de retraite. Toutes les prisons d’État ont toujours un vieux prisonnier. Les opérettes et l’Histoire le certifient avec raison. J’habite ici depuis soixante-trois ans. C’est un bail.

— j’espère bien ne pas y demeurer si longtemps, affirma Bicard.

— Peuh !… Mon cher voisin, on ne sait jamais. Ordinairement, ceux qui entrent ici espèrent qu’on ne les oubliera point. Les pauvres ne réfléchissent pas qu’une oubliette n’est pas un endroit public. Moi aussi, j’ai cru à la liberté. Mais la liberté est qu’une femme. Elle n’aime que ceux qui la violentent. Les oseurs. fortuna juvat audentes. Savez-vous le latin, Monsieur ?

— Non, grogna le Bouif.

— Je vous l’apprendrai… Nous aurons tout le temps nécessaire. Ce sera une distraction pour vous et pour moi. Car, à part mes tapisseries, mon rat d’égout familier et mon araignée apprivoisée, j’ai peu de relations. Je m’ennuie. Au bout de soixante-trois ans de détention, une prison est un peu monotone.

L’étrange individu parlait doucement, d’une voix aimable, avec de petits gestes étriqués et comiques. Il donnait l’illusion d’un gros pingouin, dans une cage, soulignant avec ses ailerons les périodes de ses discours.

Le Bouif l’écoutait sans répondre. Enfin, il se risqua à demander :

— Qu’aviez-vous donc fait, pour être emprisonné si longtemps ?

— Rien. J’ai déplu à un gouvernement disparu. Ce qui fait que nul n’a pu savoir la cause de mon incarcération. Alors on m’a conservé. J’ai fait déjà soixante-trois ans de détention préventive. Mon nom est peut-être parvenu jusqu’à vous. Je me nomme l’abbé Farina.

— Je sais, fit vivement Bicard. Ugénie m’a raconté votre histoire. Vous êtes le curé de Monte Cristo.

— Je ne connais point Ugénie.

— C’est une femme de grande imagination. Si elle était ici avec nous, elle aurait déjà trouvé le moyen de nous faire expulser de l’immeuble.

— Il n’est pas besoin d’Ugénie pour prendre la clef des champs. Mais, dites-moi, étiez-vous vraiment le Roi de Carinthie ?

— Je le suis toujours, grogna Bicard.

— N’exagérez rien, fit le vieux. Le cachot de la Mort lente rend bien rarement ses pensionnaires. Vous êtes dans la même situation qu’un homme enterré vivant, au fond d’un caveau funéraire. De profundis !… Personne ne peut vous découvrir. Le Roi de Carinthie est mort. Vive le suivant !… Plus tard, peut-être, en trouvant votre squelette… on dira…

— Mon esquelette ?

— Dame, fit aimablement le prisonnier. C’est généralement le seul souvenir que les plus grands hommes de l’Histoire laissent à la postérité, Sire.

Le Bouif ne répondit rien. Il était tombé assis sur son escabeau. La tête dans ses mains, il songeait à l’horrible fin prédite.

— Du découragement ? fit le vieux. Je vous croyais plus d’énergie, Monsieur Bicard.

Le Bouif était tellement abattu qu’il ne remarqua point ce que le vieux prisonnier venait de dire.

— Je suis frit, murmurait-il. Je suis nettoyé.

L’abbé Farina se mit à rire.

— J’ai beaucoup de sympathie pour vous… Votre situation n’est pas brillante, mais elle n’est pas désespérée. Attendez-moi.

Il disparut dans sa prison. Bicard l’entendit remuer les pierres de taille. Tous les murs de cette construction massive semblaient être à double fond. Le prisonnier chercha un instant dans la muraille, comme on cherche dans une bibliothèque, puis il revint à sa lucarne, tenant un parchemin et une pelle.

— Plan d’évasion… Troisième dalle à gauche… Sixième clou. Dix-huitième porte. Corridor 138, etc. Tout est indiqué là-dessus en deux ou trois langues. J’ai passé quarante ans de ma vie à composer ce chef-d’œuvre. Voici une pelle à charbon, pour creuser la terre. Vous me la renverrez quand vous le pourrez, car j’y tiens. Je serai également enchanté de recevoir de vos nouvelles.

Abasourdi, Bicard prit le plan et regarda par terre.

— Trois pas à droite du lit et deux à gauche. Ne vous trompez pas. Creusez.

Le Bouif obéit passivement. Le sol du cachot était très facile à remuer. Au sixième coup de pelle, une dalle, munie de son anneau, apparut.

— Voici le chemin de la liberté, Sire. Je souhaite un heureux voyage à Votre Majesté. Tirez l’anneau. Le couloir est de l’autre côté de la dalle. Il mène à un corps de garde. Le corps de garde donne sur un corridor d’enceinte qui aboutit à un égout. L’égout a une ouverture sur la campagne. La campagne mène à la frontière et la frontière mène à Paris. Adieu, Sire. Partez vite !

Le roi de Carinthie réfléchissait. Tous les incidents de la nuit avaient rendu Bicard fort méfiant.

— Pourquoi ne profitez-vous pas vous-même de votre moyen d’évasion.

Le vieux prisonnier leva les bras.

— Impossible. J’ai engraissé… En travaillant à mon évasion j’ai acquis une telle corpulence, qu’une fois mon corridor achevé j’ai eu toutes les peines du monde à revenir sur mes pas pour réintégrer mon chez moi. Je ne me risquerai donc plus à une pareille mésaventure. À mon âge, les petites habitudes deviennent trop impératives. Ma prison m’est indispensable. Mais partez, j’entends des pas.

Cette fois Bicard n’hésita plus.

— Merci, dit-il au vieux détenu. Je me débine. Je ne vous dis pas « Adieu », mais « Au revoir ». Car si jamais je parviens à rattraper ma couronne…

— Ça m’étonnera, ricana l’abbé Farina.

À ce moment la porte du cachot s’ouvrit avec fracas. Kolofaneski entra.

— Eh bien ?

— Le tour est joué, Seigneur, regardez.

— L’imbécile a marché. All right ? fit le chef en allant replacer la dalle. Voici une opération bien conçue. Ce mystificateur avait besoin d’une mystification. Désormais cet homme ne s’avisera plus de jouer au roi. Après de telles émotions il aura hâte de s’enfuir.

— Mais le vrai roi Ladislas ?

— Le vrai roi Ladislas sera trop occupé aujourd’hui à chercher ce fantoche, pour nous créer des difficultés. Ce soir, la princesse Mitzi de Kummelsdorf sera en notre pouvoir, à son tour. Tout est prêt.

— C’est la lutte finale ! chanta le vieux prisonnier. Chef, je retiens la place de Bossouzof, et les appointements de l’emploi.

On voit que la Main-noire de Carinthie était tout à fait au courant de la substitution de Bicard à Ladislas.

Mais ce que la Main-Noire ne prévoyait pas, c’était l’arrivée de Cagliari ; et ce qui allait en résulter.

Bicard, de son côté, n’avait pas perdu de temps à réfléchir dans le souterrain.

Il s’était empressé de s’enfuir au plus vite. Le vieux prisonnier avait établi un plan parfaitement exact. Il aboutissait à un corps de garde.

Le corps de garde était rempli par des geôliers de la Main-noire, qui jouaient aux cartes et juraient de façon à faire trembler les poutres du plafond.

Ces imprécations avertirent, à temps, le fugitif.

Cauteleux comme une promesse d’homme politique, Bicard s’aplatit dans le corridor et regarda.

Les geôliers étaient entièrement occupés par leur jeu ; ils semblaient ne point se soucier d’autre chose.

Leurs manteaux, accrochés au mur, attirèrent l’attention de Bicard. L’un d’eux était tombé à terre. Le Bouif s’en revêtit doucement. Puis, apercevant une paire de bottes, il se chaussa avec mille précautions ; trouva un bonnet de peau de mouton et se coiffa.

Une providence semblait avoir déposé à portée de la main du fugitif tous ces objets en vue de faciliter son évasion.

Bicard put ainsi traverser le corps de garde sans attirer l’attention.

Pas un homme ne s’occupa de lui.

Cela rendit au Bouif une énorme confiance en lui-même. Une telle confiance qu’il en profita pour vider un fiasco de vin d’Illyrie, ce qui le réconforta beaucoup.

Muni de ce viatique, il s’engagea dans le couloir d’enceinte, trouva l’égout et sortit.

La campagne lui parut merveilleusement belle.

— Ouf ! fit-il. Ils ne m’ont pas eu. Barrons-nous.

À ce moment un gaillard solide déboucha brusquement d’un sentier.

— Est-ce toi ? camarade, fit-il à Bicard.

— On le dit, répondit le Bouif évasivement.

— Tu es le camarade chargé de la propagande de la Main-noire ?

— Oui, certifia l’ancien bistro.

— Le signe, camarade, fit l’homme en dévoilant une main noire cachée sous le revers de son veston.

À tout hasard le Bouif imita le geste.

Le manteau du geôlier portait également la Main-noire de Carinthie.

— Tu es un frère, fit le compagnon.

— Parbleu, assura le Bouif médusé par ces événements successifs.

— En ce cas, voici les cinq millions de francs en billets français que le comité m’a chargé de te remettre.

— Cinq millions, murmura Bicard, étourdi par cette tuile imprévue.

— Veux-tu compter, camarade, fit l’homme en ouvrant une sacoche.

— Du tout, fit le Bouif qui avait aperçu des billets. Je suis sûr de ton honnêteté, camarade.

— En ce cas, signe le reçu, et que la Révolution t’accompagne.

— Merci… et que le diable t’emporte, idiot ! pensa Bicard. Voilà un fier filon qui m’arrive.

Brusquement, il serra sa sacoche sous son bras et courut sans reprendre haleine pendant deux ou trois kilomètres.

Essouflé il s’arrêta enfin sous un arbre et regarda dans la sacoche.

Les millions lui semblèrent un trésor inépuisable.

Il ne s’étonna point de voir autant de billets de banque français dans un pays moldo-valaque. Il ne s’étonnait plus de rien.

— Kiki, murmurait-il… Kiki ! Tu ne diras plus que je suis fauché à présent.

Puis il pensa à Mitzi et à Sava.

— Diable, mes amis doivent me chercher ? Remettons ça, fit-il en bouclant sa sacoche.

Alors il s’aperçut qu’un énorme chien policier, assis devant lui sur son derrière, le contemplait avec insistance.

Le chien inquiéta Bicard. Il fit quelques pas en arrière. Le chien fit quelques pas en avant. Il était dressé sur ses pattes et suivait tous les mouvements du fugitif. La langue pendante, hors de sa gueule formidable, il haletait sans perdre de vue un seul des gestes du Bouif.

— Bon Dieu, maugréa ce dernier, on dirait que ce cabot sait qui je suis… Allez-vous-en !… Allez, sale bête !

La sale bête ne bougea point. Elle flairait Bicard avec des coups de nez saccadés, et paraissait comparer dans sa mémoire de chien l’odeur des vêtements, l’odeur de la sacoche, celle des billets de banque, et les miasmes personnels de Bicard à une autre odeur dont elle se souvenait olfactivement, en fermant les yeux de temps à autre, comme une personne qui repasse mentalement des souvenirs.

Le molosse avait de si belles dents que Bicard n’osait bouger ni attaquer, ni s’enfuir. Il restait cloué contre un arbre et ronchonnait :

— Chameau de klebs !… Qu’est-ce qu’il me veut ? À ta niche ! Ah si j’avais une boulette ou un broningue.

Tout à coup, une idée subite. Une de ces idées lumineuses, qui passent comme une inspiration dans la cervelle des désespérés, traversa l’esprit de Bicard.

— Attend un peu, fit-il au chien. Tiens, mon colon, connais-tu cela ?

Et sans prévenir il ouvrit le revers de son paletot et montra l’insigne de la Main-noire. Les Cinq Doigts et le Pouce menaçant.

— Tu piges ? continua le Bouif ? Sais-tu qui je suis à présent ?

le molosse ouvrit une gueule énorme, bâilla, poussa une sorte de plainte qui ressemblait aussi à un éclat de rire. Puis, tournant brusquement le dos, il partit à toute allure et disparut dans un sentier.

Le Bouif dut s’asseoir par terre de saisissement.

— Je suis verni. Je suis fadé. Je suis plein aux as. Ah, bon Dieu ! Tu parles d’un fétiche un peu là qui dégotte le poil d’éléphant et qui fiche le trac aux cabots ? Qu’est-ce que je risque à présent ? Je suis en vulnéraire… Et comment.

Le Bouif ignorait le mot « invulnérable ». Mais ce qu’il ignorait également c’était qu’il venait d’être surpris et repéré par Flic, le chien de la princesse Mitzi, qui était allé informer sa maîtresse de sa rencontre avec Bicard.