Le Bouif errant/2/7

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J. Ferenczi & fils (p. 242-253).

Chapitre VII

Les millions de la Main Noire

— Escroquerie, abus de confiance, malhonnêteté, procédés de bandit, les termes sont impuissants, monsieur le Commissaire. Je suis une victime de ma Philanthropie. L’art la passion que je professe pour mon métier sont les excuses de ma crédulité. J’ai été odieusement trompé par une bande internationale. On m’a volé cinq millions.

— Monsieur Clairvil, interrompit doucement le Commissaire de Police, vous déplacez la question. L’inculpé ne vous a-t-il pas remis, lui-même, cette somme, pour commanditer voire entreprise ?

— Monsieur le Commissaire, en effet, j’avais accepté cinq millions…

— …Que vous aviez placé dans votre caisse et que vous alliez déposer à l’actif de votre compte en banque, lorsque le caissier de la maison de crédit a refusé les billets.

— Parce qu’ils étaient faux…

— S’ils n’avaient pas été faux, la dupe eût été le bailleur de fonds. Le bailleur prétend n’avoir reçu de vous aucune reconnaissance écrite.

— Monsieur le Commissaire, en effet. Mais ce n’était que partie remise, et ma parole…

— Votre parole est fort autoritaire, mais elle ne vaut pas cinq millions, monsieur Clairvil. J’entrevois, dans le fait d’encaisser une pareille somme, sans constitution de société, sans actes authentiques, pour sauvegarder les intérêts du prêteur, une combinaison assez louche ; cette affaire est fort peu honorable et je vous conseille, monsieur, de tourner un scénario sous le titre : « Le voleur volé ». Ce sera un de vos plus beaux films d’art… Allez !

Un peu décontenancé par cette mercuriale, le négrier metteur en scène, se retira sans protester.

— À présent, fit le magistrat, en se tournant vers un personnage vêtu d’un costume militaire de haute fantaisie, avec des boîtes, un dolman, des décorations et un grand cordon en sautoir, voulez-vous me donner quelques nouvelles explications, monsieur Bicard ?

— Mon Commissaire, je dois dire, d’abord, que c’est la première fois que j’ai à faire à un flic intelligent. Il y a commencement à tout.

— Au but, monsieur Bicard, je vous prie…

— Je vous remercie. Je vais parler sans jambages. Je suis désolé que les billets de banque français, que j’ai remis à cette crapule d’honnête homme, soient une contrefaçon repréhensive et coupable. J’ai tellement cru qu’ils étaient valables que j’ai acheté, avec eux, du matériel d’état-major, vendu par un officier supérieur espécialement chargé de le garder. J’ai payé deux cent mille francs une saucisse inamovible, avec laquelle je me suis débiné hors des atteintes de la Révolution de Carinthie, avec le Prince Samovarof, mon secrétaire, et sa cousine la Princesse Mitzi. Je suis très contrarié de savoir que les biffetons étaient en simili, mais satisfait d’avoir corrompu un militaire, avec des valeurs de la sainte farce. Ce qui n’empêche pas qu’une fortune qui se volatilise est une déflation fort sensible pour un homme qui comptait là-dessus pour rétablir une situation compromise par la Politique et restaurée par le Cinéma.

Le Commissaire eut un geste qui indiquait une telle stupeur que le Bouif sourit au magistrat.

— Qui vous a procuré cette somme ?

— Les Cinq Doigts et le Pouce, monsieur le Commissaire.

— Hein ?

— À votre attitude personnelle, je vois que vous n’y comprenez que « pouic », monsieur le Comissaire. Vous n’êtes pas forcé de connaître les Mystères de la Main-Noire. La Main-Noire est une institution cryptogame supérieure à la Police. C’est une fondation morganatique, clandestine et souterraine, qui fonctionne pendant la nuit, enlève les monarques sur le trône pour les soumettre à des vexations incompatibles à la majesté de leur emploi et leur offre ensuite des indemnités fallacieuses comme les cinq millions dont il s’agit.

Le Commissaire de police se pressa le front avec un désespoir non joué. Les explications du Bouif étaient si embrouillées et si abondantes qu’il comprenait de moins en moins chaque fois que Bicard s’efforçait de s’expliquer de plus en plus.

Heureusement pour l’inculpé, le Commissaire de police était bon enfant. Il ne croyait pas le prévenu coupable, par le fait qu’il était arrêté. Il s’efforçait d’éclaircir une affaire qu’il prévoyait fort complexe.

— Enfin, conclut-il, tant qu’il ne sera pas réellement établi que vous êtes une dupe, je suis forcé de vous garder à la disposition de la Justice.

— Avec plaisir, monsieur le Commissaire, et même avec consentement mutuel. Conservez-moi dans le local le moins susceptible d’effraction, et surtout méfiez-vous des gens qui demanderont à m’interwiever. Il y a un médecin thaumaturge estra lucide qui s’appelle Cagliari…

— N’a-t-il pas sa clinique à Neuilly ?

— Justement. Et c’est pour cela que je préférerai être à la Santé ou dans n’importe quel autre établissement ou je me sentirai protégé par les vigueurs de la loi. Cagliari est un piqué dangereux qui a juré de m’embaumer de mon vivant, pour ressusciter une Momie décédée comme sarcophage, dans un caveau funéraire.

— Cet homme est un halluciné, pensa le Commissaire de police. Voilà une affaire bien obscure. Je pense que l’Instruction l’éclaircira.

Depuis trois semaines, le Bouif et ses deux compagnons étaient à Paris, à Neuilly.

Tous les trois étaient attachés au Studio de Clairvil, où l’on commençait à tourner « le Roman d’un Roi », scénario de Mirontin et production du Maître Clairvil.

Clairvil avait d’abord voulu intituler son film : « Bicard, Roi de Carinthie », mais il s’était heurté à l’opposition de son commanditaire.

Car, depuis son retour à Paname, la pensée du Docteur Cagliari hantait, de nouveau, la cervelle du Bouif.

Il avait donc insisté pour que son nom véritable ne paraisse pas sur l’affiche. On l’appelait « Le prince Boléro ». Ce nom espagnol devait dérouter les recherches de l’Orientaliste.

Sous le costume de fantaisie d’un monarque balkanique, Bicard avait commencé à tourner. Il tournait mal, aux dires de la Star, Ethel Kirby. Il tournait bien, d’après l’opinion de Clairvil, auquel il avait remis, fidèlement, les cinq millions de la L. C. D. E. L. P.

Ébloui de cette fortune, Clairvil avait eu d’abord l’idée de conserver tout cet argent dans son coffre-fort. Mais la crainte d’être volé le décida à déposer la somme à la Banque. Ce fut ainsi que le coup de théâtre éclata.

Lorsque le caissier de la Société d’éditions revint, fort déconfit, Bicard, assis sur son trône, dans un décor de féerie, recevait les hommages de la figuration revêtue de costumes de Cour.

Mitzi et Sava, qui commençaient également leur éducation artistique, se tenaient à l’écart derrière un châssis. Les deux jeunes gens étaient préoccupés. Paris ne semblait plus aussi attrayant au Prince Sava depuis son voyage en Carinthie. Il avait conçu pour la Princesse de Kummelsdorf une passion sincère et profonde. Il était retourné à sa garçconnière pour congédier son domestique et effacer tous les souvenirs de son existence de plaisir. Il n’était point revenu au Bahr-el-Ghazal, il avait abandonné son pseudonyme Sava. Il n’était plus que le Prince Ladislas.

Bicard souriait quelquefois, dans sa courte moustache, en regardant Mitzi et le jeune homme. Lui-même songeait à Kiki.

Cependant, il n’avait pas osé aller prendre des nouvelles, rue Lepic. Trop de souvenirs pénibles s’y opposaient.

Clairvil, d’ailleurs, avait installé d’autorité toute la compagnie à Neuilly, près de son studio.

Cette mesure avait inquiété Bicard. Le voisinage du Docteur Cagliari était dangereux pour lui. Il avait cependant eu l’audace de se risquer jusqu’à la Clinique. Toutes les fenêtres y étaient fermées. Le docteur et ses compagnons n’étaient pas encore de retour. Peut-être attendaient-ils à Sélakçastyr des nouvelles de l’ex-Roi de Carinthie. Le Bouif résolut de faire le mort.

Il se dédommageait de sa contrainte au studio.

Là, le tumulte des machinistes, le bruit des projecteurs, les lumières, les décors, les costumes, les mouvements de la figuration, toute cette cohue, bousculée par les assistants, commandée par les beuglements de Clairvil, plongeaient Bicard dans la jubilation.

— J’étais né pour être artiste, avouait-il parfois aux reporters. Je suis un As inconnu.

En causant avec les Afficionados, qui encombrent toujours les coulisses des studios, il avait rencontré, un jour, les Directeurs de la Maison d’engagements pour l’Amérique, dont lui avait parlé sa femme. Ces agents l’avaient fort engagé à rejoindre Ugénie à Los-Angeles. Bicard ne s’était pas décidé.

D’ailleurs, le metteur en scène Clairvil surveillait de très près son associé. Clairvil regrettait de ne pouvoir enfermer Bicard dans son coffre-fort, avec ses millions. Il songeait à faire sur le Bouif une publicité mondiale.

Il n’avait pas touché, de suite, à l’argent de son Commanditaire et avait commencé à couvrir les premiers frais avec ses fonds personnels. Il était bien loin de se douter que la garantie, en espèces, déposée entre ses mains, était un leurre.

Aussi, lorsque son caissier demanda à lui parler de suite, Clairvil manifesta une belle fureur.

— On ne me dérange pas quand je travaille…

— Cependant, fit le caissier, il y a urgence.

— Que voulez-vous ?

— Vous dire un mot à l’oreille.

— Parlez haut.

— Les billets de banque sont faux…

— Nom de Dieu ! hurla le metteur en scène, que dites-vous là ? Imbécile !

— La vérité. La banque refuse tout le paquet.

— Les cinq millions ?

— Cinq millions de billets truqués. De l’imitation.

— Bandit ! hurla Clairvil, blême de fureur Arrêtez cette fripouille de Roi… C’est un voleur. C’est un faussaire.

— Moi ? fit Bicard indigné.

— C’est impossible, s’écrièrent Mitzi et Sava.

— C’est pourtant exact, dit le caissier, ou alors, si vous n’étiez pas au courant, vous avez été volés. On s’est f… de vous, et comment !

— Et moi qui ai versé de l’argent de ma poche gémit Clairvil.

Ethel Kirby ne rata pas son rôle, ce fut une belle joute littéraire.

— Imbécile ! Imbécile ! Jobard ! Tu cries comme une brute et tu n’es qu’un ballot, de première classe. Ah ! tu peux te vanter de rouler les autres, toi…

Clairvil, exaspéré, la gifla.

Cela occasionna un duel d’où le metteur en scène sortit l’œil poché, et une crise de nerfs effrayante dans laquelle Ethel Kirby acheva de perdre ses vêtements et s’évanouit complètement nue.

C’était sa façon à elle d’embêter son amant, lorsqu’ils n’étaient pas seuls. L’impudeur était sa vengeance.

Les agents calmèrent l’effervescence générale, en emmenant toute le monde au Commissariat de Neuilly.

Et ce fut ainsi que le Roi de Carinthie connut encore l’humiliation de se voir arracher de son trône.

Le lendemain, les journaux portaient en manchettes énormes : « Une bande de faux monnayeurs étrangers. » — « Cinq millions de billets de Banque français falsifiés par l’Internationale. » — « Arrestation du Roi de Carinthie comme complice. » — « Une maison de cinéma compromise. » — « Un Prince et une Grande-Duchesse mêlés à cette affaire. » Nous tiendrons nos lecteurs au courant…

Trois jours après, le photographie de Bicard paraissait dans tous les quotidiens.

La semaine suivante, le Ministre des Affaires étrangères faisait prier le Prince Ladislas et la Princesse de Kummelsdorf de vouloir bien se rendre à son Secrétariat d’État pour une communication importante.

Dès leur arrivée, les deux jeunes gens furent introduits près du Ministre.

— Altesses, fit le haut personnage, vous êtes les deux seuls héritiers légitimes du trône de Carinthie ?

— Héritiers sans héritage, monsieur le Ministre.

— Détrompez-vous, Prince, car une note diplomatique vient de me prier de mettre tout en œuvre pour retrouver la Princesse de Kummelsdorf, à qui le Conseil de la Couronne offre la succession de son grand-oncle, le Grand-Duc Yvan.

— Vive la reine Mitzi ! cria Sava.

La jeune fille devint très pâle.

— Je ne puis accepter la couronne, monsieur. Ce serait au détriment du descendant direct de l’ancien Roi. Mon cousin Ladislas Samovarof est plus qualifié pour être…

— Attendez, attendez, Altesse, le Conseil de la Couronne a prévu cette objection. Écoutez ceci. Je lis le texte :

« Dans le cas où Son Altesse, la Grande-Duchesse de Kummelsdorf, accepterait la couronne de Carinthie, les Dignitaires du Grand Conseil seraient heureux de voir leur Gracieuse Souveraine choisir le Prince Ladislas Samovarof comme Prince consort, afin de faire refleurir la branche légitime royale, pour le bonheur de ses fidèles sujets. »

— Bravo ! clama, dans le fond du Cabinet ministériel, un organe un peu enroué. Ça finit, comme au Cinéma, par une Union Photogénique. Je pense que Ladislas ne va pas faire le serin et acceptera, sans façons, une petite main qu’il a baisée assez souvent pour se rendre compte de la qualité de sa propilliétaire.

— Ah ! c’est vous Bicard ? fit le Ministre.

— Moi-même personnellement, Excellence. Je vous reconnais aussi également, car nous nous sommes déjà vus à une époque où je n’étais pas encore entré dans la Monarchie, et où je me contentais d’être Bistro à la Chambre des Députés, dont vous étiez ainsi que moi un des principaux ornements.

— Merci, Bicard, fit en riant le Ministre des Affaires étrangères. Je vois, avec plaisir, qu’un non-lieu a été rendu en votre faveur ?

— Mon innocence a été reconnue malgré les efforts de mon associé. Je suis néanmoins une victime de la Propagande révolutionnaire, et je tiens à prier mes amis de surveiller la destruction systématique de Kolophaneski, le Chef de la Main-Noire, qui m’a si bien mis en boîte.

— Bicard, ce redoutable conspirateur est cependant un humoriste. Vous l’aviez mystifié, en usurpant la place du vrai Roi ; il vous a rendu la pareille en vous offrant une fortune chimérique, et en vous faisant passer par toutes les terreurs d’une prison truquée.

— Hein ? fit Bicard, fort vexé. Truqué le cachot de la mort lente ? Truqué l’abbé Farina ?

— Tous les journaux de Sélakçastyr ont fait sur vous des gorges chaudes le lendemain de votre départ.

— Mais Kolophaneski ? demanda Sava.

— Kolophaneski n’existe plus, Altesse.

— Mort ?

— Non, muet. Ce qui revient au même pour un homme dont la parole faisait la seule force. Kolophaneski est devenu inoffensif.

— Monsieur le Ministre, fit Mitzi, nous ignorions fous ces détails. Comment cela est-il donc arrivé ?

Le Ministre était fort au courant des événements de Carinthie.

La nuit même où les fugitifs s’étaient enfuis en ballon, le chef de la L. C. D. E. L. P. avait voulu profiter de l’orage pour tenter l’enlèvement de la princesse de Kummelsdorf. La chambre de Mitzi, truquée, depuis longtemps, à l’insu de la jeune fille, devait permettre aux conjurés de s’emparer d’elle par le même procédé que celui dont il s’était servi pour Bicard.

Mais, lorsque Kolophaneski s’était approché du lit, où il croyait trouver la princesse, un chien énorme lui avait sauté à la gorge.

— Flic… cria Mitzi. Oh ! la brave bête !

Malgré les efforts des acolytes au chef de la Main-Noire, le chien avait mis Kolophaneski en fort piteux état, Ses aboiements furieux avaient attiré le Police. On avait cueilli les principaux meneurs de la Révolution et ramassé leur chef presque étranglé. Les blessures de Flic avaient occasionné au malheureux une sorte de paralysie de la de langue. Il n’avait pas succombé, mais il avait perdu l’usage de la parole. Comme cette infirmité le rendait impropre à toute lutte électorale, le chef des conspirateurs officiels avait abdiqué tous ses droits en faveur de la Princesse Mitzi.

— Voilà un dénouement politique bien imprévu, conclut le Bouif. Si les chiens se mettent à résoudre les questions d’État, ça fera bien du tort aux diplomates.

— Rien ne viendra donc troubler le couronnement de Votre Majesté et le mariage de Vos Altesses, fit le Ministre. Dois-je télégraphier à Sélakçastyr que vous acceptez les propositions du Grand Conseil ?

Sava regarda Mitzi.

La jeune fille était très émue. Ses yeux se portèrent sur Bicard.

— Mitzi, fit le Bouif très doucement, dans l’île déserte, lorsque Ladislas vous a apporté ses fleurs, vous n’avez pas hésité…

— Qu’ai-je donc fait ? balbutia la jeune fille, Je ne sais pas ?

— Moi je sais, murmura le Bouif. J’étais là.

— Tu étais là, Alfred ?

— Oui, Ladislas, et j’ai vu tout de suite de quoi il s’agissait. La princesse Mitzi et toi vous êtes deux as de cinéma qui attendez que nous tournions le dos afin de pouvoir clôturer le film.

— Comment ?

— Vous le savez bien, fit Bicard, embrassez la Reine… Prince Consort !…