Le Bouif errant/2/8

La bibliothèque libre.
J. Ferenczi & fils (p. 254-260).

Chapitre VIII

Les cinq sous du Bouif Errant

Huit jours après ces événements, Bicard, sur le quai de la gare de l’Est, faisait ses adieux à Mitzi et à Ladislas.

L’Orient-Express rapatriait le Couple Royal. Les deux jeunes gens avaient voulu voyager incognito, comme deux amoureux. Ils avaient toute leur vie devant eux pour jouer leur rôle de Souverains.

Bicard était fort ému.

Il affectait une gaîté bruyante. C’était le signe d’une grande détresse morale. Le départ de ses deux amis l’attristait beaucoup.

Ladislas et la Princesse de Kummelsdorf se sentaient, aussi, réellement peinés. Ils considéraient Bicard comme un rouage essentiel à leur bonheur.

Mitzi avait embrassé son vieil ami, en pleurant.

— Viens avec nous, Alfred, avait supplié Ladislas. On te trouvera à Sélakçastyr une situation honorable.

— Non, Ladislas. J’ai été Roi. J’ai été Minisministre. J’ai été Bistro. Ces espériences des honneurs me suffisent. Je resterai, ce que je suis… Sur le quai. Un ballot !

— Monsieur Bicard ?

— Un ballot ne veut pas dire un imbécile, Princesse. Un ballot, c’est un colis qui subit toutes sortes de vicissitudes avant d’arriver à destination. Ma destination est cachée par les arcanes sourcilières de l’Avenir. Je suis le Bouif errant, je demeurerai le Bouif errant jusqu’à ce que je trouve une estation pour descendre et m’asseoir en espectateur de la Vie.

— Bicard, fit sérieusement Sava, n’oublie pas que tu as en nous deux amis.

— Oh oui ! certifia Mitzi avec élan.

— Je le sais, grogna le Bouif, avec une grimace attendrie. J’espère vous revoir. Envoyez-moi des cartes postales. Je voudrais aussi vos portraits, en uniforme monarchique. Ça me rappellera les vingt-quatre heures de mon Règne en Carinthie. À ce propos, si vous rencontrez, à Sélakçastyr, le nommé Cagliari…

— Nous ferons en sorte qu’il ne puisse franchir la frontière pour aller à ta recherche. Sois tranquille, mon vieux.

— Mais qu’allez-vous devenir, tout seul ? fit Mitzi.

— Ne vous en faites pas, sourit le Bouif. Il n’y a pas à craindre que je ne m’en tire pas. Je suis un type en cellulo. Je surnage où les autres s’enfoncent. Peut-être que je rentrerai dans la Politique, peut-être que je ferai du cinéma ? Le Cinéma me tente davantage.

— Bonne chance ! cria Ladislas.

— Au revoir ! au revoir ! fit Mitzi, en adressant à Bicard un sourire et un baiser.

Le train s’éloigna rapidement.

Bicard, figé sur le quai, le regarda disparaître. Il avait pris en affection les deux jeunes souverains. Les reverrait-il jamais ? Le souvenir de Mitzi lui causait une réelle souffrance. Qu’allait devenir la petite Princesse qui ressemblait tellement à la petite amie envolée ? Bicard avait vécu auprès d’elle des heures très douces. Il avait également un grand attachement pour Sava. À présent, il était tout seul.

Une minute de découragement lui fit envisager l’Avenir avec lassitude. Ses tribulations n’étaient pas terminées. Machinalement, il retourna les doublures de ses poches. Il y trouva une pièce de vingt-cinq centimes. Cinq sous.

Il avait eu cinq millions. Il se retrouvait avec Cinq Sous. C’étaient toujours les éternels cinq sous du Bouif errant. Le Viatique de la légende. Cette fortune ne le grisa point. Le Bouif était devenu philosophe.

— On verra bien, fit-il.

Il quitta la gare de l’Est. Il suivait les passants au hasard comme une épave suit un courant. Il arriva, par les boulevards extérieurs, jusqu’au coin de la rue Lepic.

L’aspect de ce quartier de Paris renouvela tout son chagrin. Il se revit, un mois auparavant, portant les fleurs à Kiki. Malgré lui, il s’engagea dans la rue jusque devant la maison de la transfuge.

Et tout à coup, il y eut deux cris :

— Monsieur Alfred ?

— Madame Soupir ?

La concierge avait reconnu Bicard.

— Ah bien ! fit-elle. Ah bien, monsieur Alfred, vous pouvez dire que je vous ai serché. Il y a chez moi une lettre pour vous.

— Pour moi ? balbutia le Bouif.

— Une lettre d’Amérique. Attendez.

Bicard dut s’asseoir sur une borne. C’était une lettre de Kiki.

— Merci, fit-il à Mme Soupir. Au revoir, je me débine.

— Comme il est sangé, ronchonna la pipelette. En voilà un sauvage, à présent.

Bicard s’était enfui, avec sa lettre, sur le boulevard des Batignolles. Il finit par tomber sur un banc. Il n’osait pas ouvrir l’enveloppe.

Il lui semblait que le papier, couvert d’une grosse écriture, exhalait un parfum, qui lui rappelait celui de la chevelure de Mlle Coqueluche. Il regarda les timbres d’Amérique et lut une inscription : « Holywood ».

Ce nom ne lui était pas inconnu. Il l’avait entendu prononcer, au studio de Clairvil, par les agents de la Firme Américaine qui lui avaient fait des propositions d’engagement. Ces messieurs lui avaient donné l’adresse de leur agence, « boulevard des Batignolles ». Le nom sonnait encore dans l’oreille de Bicard. Il regarda autour de lui et aperçut sur une maison en face, une enseigne énorme. C’était la « Firme Américaine ».

— Coïncidence ! murmura Bicard.

Prenant son courage à deux mains, il ouvrit enfin l’enveloppe.

« Coco », écrivait Kiki à Bicard.

Rien ne semblait s’être passé depuis le départ de Mlle Coqueluche.

« Coco, écrivait Kiki. J’ai un succès fou. Viens me voir. Je vais tourner, incessamment, « La Princesse de Los-Angeles ». Je pense que tu pourrais aussi jouer un rôle épatant dans la production. Ne rate pas l’occase, Coco. Ça vaut le voyage et je serai contente de t’embrasser.

« Ta Kiki : Cécile Coqueluche, Star. »

Les quatre lettres du dernier mot dansaient devant les yeux du Bouif comme un papillon : Star ! Star ! Star ! Star !

Mlle Coqueluche, la gosse de la rue Lepic, était devenue « Une Star ».

Le Bouif répétait le mot sans se lasser. Il était joyeux comme un enfant. Plus heureux que lorsque sa sacoche et ses millions n’étaient pas évanouis en fumée.

Une voix timide l’interpella. C’était celle d’une petite bouquetière ; une pauvre enfant en guenilles, jolie, sous ses haillons, mais pâle comme une fleur qui se fane. Bicard regarda la petite. Il était, peut-être, moins riche qu’elle, mais l’espérance remplaçait le numéraire. Le Bouif errant prit ses « Cinq sous » et les donna à la pauvresse.

— Merci, monsieur, fit l’enfant. Je souhaite que toutes vos affaires réussissent.

Bicard se sentit réconforté. Cette voix correspondait-elle à une intuition secrète ? Ou bien la lettre de Kiki avait-elle rendu à Bicard le goût de vivre ? L’ex-roi de Carinthie fut plein d’espoir.

Sur le boulevard, près de son banc, un camelot commençait à dresser une table et un tapis sur lesquels il disposait des verres et des gobelets pleins d’eau. Un produit à détacher, qu’il lançait.

Instantanément le tapis fit naître une idée à Bicard.

Sournoisement, il s’approcha, se mêla aux badauds, et, profitant de l’inattention du camelot, il tira l’étoffe, d’un coup sec.

— Épatant ! cria le camelot.

Pour la première fois, Bicard venait de réussir le truc de Bussolini. Rien n’avait bougé sur la table.

— Si vous êtes un manipulateur, on pourrait peut-être s’associer, fit le camelot, émerveillé.

Bicard se sentit très fier de lui, la prophétie de la pauvresse était déjà en train de s’accomplir. Tant qu’il avait raté le truc, le sort lui avait été contraire. Peut-être allait-il maintenant connaître des jours meilleurs ?

Mais tandis qu’il recevait les compliments de l’assistance, le Bouif éprouva, tout à coup, un saisissement.

Le Docteur Cagliari venait de se mêler à la foule.

C’était bien la sinistre silhouette, le chapeau, la longue lévite, le sourire perfide et cauteleux de l’Orientaliste.

Bicard ne perdit pas une seconde. Il franchit le cercle des curieux et s’échappa sans mot dire.

Sur le trottoir opposé, il s’arrêta, pour se rendre compte.

Empêtré dans sa lévite, le docteur se débattait contre les badauds.

Le Bouif leva au ciel des yeux qui imploraient une aide. Miraculeusement, son regard s’arrêta sur enseigne de la Firme Américaine.

Le Destin avait parlé. Le Bouif errant n’hésita plus.

— Adieu Paname ! fit-il.

Puis, poussant résolument la porte, il entra.

Fin