Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910/Acte I
ACTE PREMIER.
Scène I.
Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.
Et vous aussi, de ce côté.
Est-ce fait ?
Oui.
Voyons… Voilà qui est bien.
Est-ce quelque chose de nouveau ?
Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.
Peut-on voir ce que c’est ?
Vous l’allez entendre avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
Nos occupations, à vous et à moi, ne sont pas petites maintenant.
Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête, et votre danse et ma musique auroient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
Non pas entièrement ; et je voudrois, pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.
Il est vrai qu’il les connoît mal, mais il les paie bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.
Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me touchent, et je tiens que, dans tous les beaux-arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer, sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail[1]. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.
J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges toutes pures ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnoyées ; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais Je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.
Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur ; et je voudrois qu’avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses.
Je le voudrois aussi ; et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tout cas, il nous donne moyen de nous faire connoître dans le monde ; et il paiera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.
Le voilà qui vient.
Scène II.
Hé bien, messieurs ? Qu’est-ce ? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?
Comment ? Quelle petite drôlerie ?
Hé ! la… Comment appelez-vous cela ? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.
Ah ! ah !
Vous nous y voyez préparés.
Je vous ai fait un peu attendre ; mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.
Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.
Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.
Tout ce qu’il vous plaira.
Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.
Nous n’en doutons point.
Je me suis fait faire cette indienne-ci.
Elle est fort belle.
Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étoient comme cela le matin.
Cela vous sied à merveille.
Laquais ! holà, mes deux laquais !
Que voulez-vous, monsieur ?
Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. (Au maître de musique et au maître à danser.) Que dites-vous de mes livrées ?
Elles sont magnifiques.
Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
Il est galant.
Laquais !
Monsieur.
L’autre laquais !
Monsieur.
Tenez ma robe. (Au maître de musique et au maître à danser.) Me trouvez-vous bien comme cela ?
Fort bien. On ne peut pas mieux.
Voyons un peu votre affaire.
Je voudrois bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.
Oui, mais il ne falloit pas faire faire cela par un écolier ; et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.
Il ne faut pas, monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres ; et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Écoutez seulement.
Donnez-moi ma robe, pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi ; cela ira mieux.
Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême
Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis.
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ?
Cette chanson me semble un peu lugubre ; elle endort, et je voudrois que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci par-là.
Il faut, monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.
On m’en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez… la… Comment est-ce qu’il dit ?
Par ma foi, je ne sais.
Il y a du mouton dedans.
Du mouton ?
Oui. Ah !
(Il chante.)
Je croyois Jeanneton
Aussi douce que belle ;
Je croyois Jeanneton
Plus douce qu’un mouton.
Hélas ! hélas !
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle
Que n’est le tigre aux bois.
N’est-il pas joli ?
Le plus joli du monde.
Et vous le chantez bien.
C’est sans avoir appris la musique.
Vous devriez l’apprendre, monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.
Et qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.
Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?
Oui, monsieur.
Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.
La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique…
La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.
Il n’y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.
Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
Sans la musique, un État ne peut subsister,
Sans la danse, un homme ne sauroit rien faire.
Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.
Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.
Comment cela ?
La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entre les hommes ?
Cela est vrai.
Et si tous les hommes apprenoient la musique, ne seroit-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?
Vous avez raison.
Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un État, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : Un tel a fait un mauvais pas dans telle affaire[2] ?
Oui, on dit cela.
Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?
Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.
C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique[3].
Je comprends cela à cette heure.
Voulez-vous voir nos deux affaires ?
Oui.
Je vous l’ai déjà dit, c’est un petit essai que j’ai fait autrefois des diverses passions que peut exprimer la musique.
Fort bien.
Allons, avancez, (À monsieur Jourdain.) Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.
Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout.
Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions[4].
Passe, passe. Voyons.
Un cœur, dans l’amoureux empire,
De mille soins est toujours agité.
On dit qu’avec plaisir on languit, on soupire,
Mais quoi qu’on puisse dire,
Il n’est rien de si doux que notre liberté.
Il n’est rien de si doux que les tendres ardeurs
Qui font vivre deux cœurs
Dans une même envie ;
On ne peut être heureux sans amoureux désirs.
Ôtez l’amour de la vie,
Vous en ôtez les plaisirs.
Il seroit doux d’entrer sous l’amoureuse loi,
Si l’on trouvoit en amour de la foi ;
Mais, hélas ! ô rigueur cruelle !
On ne voit point de bergère fidèle ;
Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
Doit faire pour jamais renoncer à l’amour.
Aimable ardeur !
Franchise heureuse !
Sexe trompeur !
Que tu m’es précieuse !
Que tu plais à mon cœur !
Que tu me fais d’horreur !
Ah ! quitte, pour aimer cette haine mortelle !
On peut, on peut te montrer
Une bergère fidèle.
Hélas ! où la rencontrer ?
Pour défendre notre gloire,
Je te veux offrir mon cœur.
Mais, bergère, puis-je croire
Qu’il ne sera point trompeur ?
Voyons, par expérience,
Qui des deux aimera mieux.
Qui manquera de constance,
Le puissent perdre les dieux !
À des ardeurs si belles
Laissons-nous enflammer ;
Ah ! qu’il est doux d’aimer
Quand deux cœurs sont fidèles ?
Est-ce tout ?
Oui.
Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons assez jolis.
Voici, pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements et des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.
Sont-ce encore des bergers ?
C’est ce qu’il vous plaira, (aux danseurs.) Allons.
- ↑ Régaler, récompenser, dédommager.
- ↑ Var. Dans une telle affaire.
- ↑ L’importance exagérée que les artistes attachent souvent à l’exercice de leurs talents, et ce que dit Molière de leur vanité, se trouve pleinement confirmé par deux de nos plus célèbres danseurs, Marcel et Vestris. Marcel avait la prétention de reconnaître un homme d’État à sa manière de danser, et Vestris disait, en parlant de lui-même, et cela sérieusement : « Il n’y a que trois grands hommes en Europe : le roi de Prusse, Vollaire et moi ! »
- ↑ Ce trait est dirigé contre le grand opéra italien, que Mazarin avait introduit à la cour de 1646, et qui donna naissance à notre Académie royale de musique. Cette dernière venait d’être instituée en 1669, un an avant la représentation du Bourgeois gentilhomme. (Aimé Martin.)