Le Bourgeon/Acte I

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Librairie théâtrale (p. 3-123).

ACTE I


Au château de Plounidec, en Bretagne.

Le grand salon du château. — Au premier plan à droite, une porte donnant sur une pièce du château. — Immédiatement près de la porte, un bouton de sonnerie électrique. — Au-dessus de la porte, au deuxième plan, adossé au mur, un meuble-secrétaire, avec une chaise devant. — À gauche, premier plan, une cheminée surmontée d’un portrait enchassé dans la boiserie. — Au deuxième plan, grand pan coupé au centre duquel s’ouvre une vaste baie donnant de plain-pied sur une terrasse avec vue sur la mer. — Au fond, à gauche, une grande porte vitrée à quatre vantaux donnant sur le hall du château. — À droite de cette porte, séparée par un pan de mur, une porte assez grande, mais à un seul vantail ; donnant sur la chambre de Maurice. — Tout le fond du hall est vitré, permettant de voir le parc dont il est séparé par la balustrade du perron. Face à la porte vitrée du salon, porte vitrée au fond du hall permettant d’accéder dans le parc. — Dans le salon, près et à gauche de la cheminée, un petit fauteuil tourné presque dos au public. — Au-dessus, près et à droite de la cheminée, une chaise-longue en osier, avec des coussins. — Un peu au-dessus ; à droite de la chaise-longue une grande table ronde sur laquelle sont des journaux, des jeux, des ouvrages de dames. — Au milieu, une vasque avec des fleurs. — Devant la table un tabouret carré pour s’asseoir. — À droite de la table, un fauteuil ; à gauche, entre la chaise-longue et la table, et un peu au-dessus, une chaise dite « fumeuse » avec accoudoir, le siège face au public. — À droite, presque au milieu de la scène, un petit meuble « tricoteuse », avec, à sa gauche, un petit fauteuil ; à sa droite, une bergère. — Dans la tricoteuse, les trois journaux catholiques dont il sera question ; des pelotes de laine, un ouvrage au tricot. — Au fond, de chaque côté de la porte vitrée, adossée au mur, une chaise à haut dossier. — Lustre en cristal au plafond. — Sur la terrasse, un ou deux fauteuils d’osier ; un télescope sur son trépied. — La banne de la baie est à moitié descendue. — Dans le hall, à gauche, grande table d’antichambre recouverte d’un tapis. — Il fait grand soleil dehors. — Toutes les entrées des gens venant de l’intérieur du château se feront par la droite du hall. — Les entrées venant de l’extérieur se feront naturellement par la porte du fond du hall.


NOTA — Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur placé censément au centre de la salle, « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signifiera donc qu’un tel sera à droite, qu’un tel sera à gauche du spectateur. Même l’expression « un tel est à gauche d’un tel » indiquera qu’un tel est à gauche de un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu’en réalité et par rapport à lui il sera à sa droite. Cependant quand les indications, au lieu de : « à droite de, à gauche de… », porteront : « à la droite de… à la gauche de… », il est évident qu’il s’agira alors de la gauche et de la droite réelles du personnage désigné.

Scène première

LA COMTESSE, puis EUGÉNIE, puis LA CLAUDIE, puis LE MARQUIS. Dans le hall, LUC, Deux Valets de Pied.
Au lever du rideau, la scène est un instant vide. Dans le hall, on voit passer un valet en livrée qui vient vite dire deux mots à Luc, le maître d’hôtel et repart aussitôt. Au même instant, toujours dans le hall, paraît Eugénie Heurteloup portant un flacon de sels et une burette de vinaigre ; elle arrive d’un pas rapide, comme une personne pressée d’apporter une chose qu’on attend.
La Comtesse, sortant à moitié de la chambre de droite, premier plan. – À Eugénie qui a déjà pénétré dans le salon.

De l’éther !… vite, apporte de l’éther !

Elle rentre dans la chambre, dont la porte reste ouverte.

Eugénie, rebroussant chemin.

Bon !… (Se cognant presque dans la Claudie qui accourt, une boule d’eau chaude à la main.) La Claudie !…

La Claudie.

Madame ?…

Eugénie.

Vite ! dans la pharmacie de Madame… de l’éther !

La Claudie.
Oui, madame.
Eugénie, à la Claudie qui déjà rebroussait chemin.

Allez, donnez-moi ça ! (Elle prend la boule des mains de la Claudie.) Courez !

La Claudie.

Oui, madame.

Elle sort en courant.
Le Marquis, sortant de la chambre et appelant.

Luc ! Luc ! (Il appuie sur le bouton électrique qui est près de la porte ; voyant Eugénie qui se dirige vers la chambre.) Ah ! c’est le vinaigre ?… entrez, on l’attend.

Eugénie entre dans la chambre. À l’extérieur, pendant ces dernières répliques, on a vu un deuxième valet remonter du perron, tenant deux bouteilles enveloppées qu’il a remises à Luc. À ce moment, sur le coup de sonnette, Luc paraît.
Luc.

C’est monsieur le marquis qui a sonné ?

Le Marquis, qui a traversé la scène avant l’entrée de Luc.

Oui. Avez-vous fait le nécessaire pour qu’on aille chercher le docteur au train de dix heures quarante ?

Luc.

Oui, monsieur ! j’ai fait prévenir le cocher.

Le Marquis.
Bon. (Indiquant les bouteilles.) Qu’est-ce que c’est que ça !
Luc.

C’est l’alcool à frictions pour M. Maurice.

Le Marquis.

Ah ! bon ! Allez les porter !

Luc.

Oui, monsieur le marquis.

Il entre dans la pièce de droite.
Le Marquis, comme un homme qui en a par-dessus la tête.

Oh ! la-la ! la-la ! (Il se laisse tomber sur le fauteuil à droite de la table et pousse un soupir d’épuisement.) Fffue !

Après quoi, tranquillement, il tire de sa poche un exemplaire du « Rire » et se met à regarder les images.

Voix de Luc.

C’est l’alcool à frictions, madame la comtesse.

Voix de la Comtesse.

Ah ! posez ça là.

Voix de Luc.

Oui, madame.

Luc ressort.
Le Marquis.

Dites donc, Luc ?

Luc.

Monsieur le marquis ?

Le Marquis.
C’est toujours comme ça ici ?
Luc.

Dame ! depuis quelque temps !… M. Maurice a, à propos de rien, des vapeurs : il s’en va et puis y revient… C’est l’âge qui veut ça !

Le Marquis.

C’est pas amusant, vous savez.

Luc.

Eh ! non, monsieur le marquis, mais… on ne le fait pas pour s’amuser.

Le Marquis, hochant la tête.

Évidemment !

Luc.

Oui, monsieur le marquis. (Il remonte pendant que le marquis se replonge dans son journal. Brusquement une réflexion lui traverse le cerveau, il redescend.) Ah !

DLe Marquis

Quoi ?

Luc.

Ah ! Non, rien !… je vois que monsieur le marquis a de quoi lire !… c’est parce que les journaux sont arrivés ! (Prenant les journaux en question dans la tricoteuse.) Si monsieur le marquis désirait… il y a la Croix du Finistère, le Réveil Catholique, la Renaissance de la Foi.

Le Marquis, sur un ton plaisant.

Non, merci… j’ai le Rire.

Luc.

Enfin, ils sont là !… si monsieur le marquis voulait se distraire…

Le Marquis.

C’est ça, Luc ! merci.

Luc.

Oui, monsieur le marquis.

Il sort.

Voix de la Comtesse - Eh bien, mon enfant chéri, c’est moi, ta maman.

Voix de Maurice.

Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?

Voix de la Comtesse.

Rien, rien ! Ne parle pas ! Ne te fatigue pas.

Le Marquis, se levant et à lui-même, tout en se dirigeant vers la porte qui est restée entr’ouverte.

Ah ! ah ! Je vois qu’il y a du mieux.

En passant devant la tricoteuse, il se débarrasse de l’exemplaire du Rire préalablement plié en deux dans le sens de la longueur, en le déposant sur le tas des autres journaux.

Au moment d’arriver à la porte de la chambre, il s’arrête en voyant paraître la comtesse.

La comtesse, pénétrant dans le salon, et parlant à son fils du pas de la porte, tandis que le marquis regagne un peu à gauche.

Là, tu vas être bien raisonnable et te reposer un peu. (A Eugénie qui paraît à la porte.) Va ! passe, toi ! (Elle la fait passer devant elle ; puis à Maurice, toujours invisible au spectateur :) Je ferme la porte pour que tu n’entendes pas de bruit.

Elle ferme la porte.

Le marquis, qui est arrivé au tabouret devant la table.

Eh ! bien ? Ça va mieux ?

La Comtesse, gagnant le fauteuil à droite de la table.

Oui, pour le moment ; mais c’est égal, tout cela m’inquiète bien.

Eugénie, allant s’asseoir sur la bergère.

Heureusement encore que cette indisposition l’a pris à cette heure-ci : il a pu au moins assister à l’office.

Le Marquis, assis sur le tabouret.
Ironique.

Ah ! oui !… ça c’est de la veine !

La Comtesse.
Enfin, qu’est-ce qu’il peut avoir ? C’est un solide gaillard, cependant ! Pourquoi, depuis quelque temps, ces faiblesses à propos de rien ? Ces syncopes ? Et puis cette nervosité, cette tristesse que rien ne justifie ?
Le Marquis.

Eh ! tu ne veux pas le croire ! Je te dis que cet enfant est trop confit en dévotion.

La Comtesse et Eugénie, se récriant.

Oh !

Le Marquis.

Mais oui ! mais oui ! tout ça l’exalte, lui tape sur le système nerveux.

Eugénie, tout en tricotant.

Non, tu entends ton frère ? Il voudrait faire croire que c’est le zèle religieux de Maurice qui est cause…

La Comtesse, faisant du crochet.

Quelle hérésie !

Le Marquis.

Je dis… je dis qu’à un âge où un jeune homme a besoin de développer son corps par l’hygiène, par l’exercice, par la gymnastique et par… tout ce que vous voudrez, ça n’est vraiment pas le moment pour lui de s’étioler dans les méditations, les claustrations, les mortifications et autres choses déprimantes en « tion ». Ah ! la ! la ! lorsque j’avais son âge, moi, je ne pensais pas à toutes ces choses-là !… Quand je voyais une jolie fille !…

Il esquisse un geste significatif.
La Comtesse, le rappelant à l’ordre.

Onfroy !

Le Marquis.

C’est possible ! Mais au moins je me portais bien.

Il se lève et va à la cheminée.

Eugénie.

Ah ! tiens ! laisse cet hérétique de côté, ma chère ; et pour ce qui est de ton fils, tranquillise-toi : j’ai brûlé ce matin à son intention un cierge sur l’autel Saint Antoine de Padoue, ainsi !…

La Comtesse, touchée.

Oui ?

Le Marquis, gagnant un peu vers elles.

Quoi ? quoi, "Saint Antoine de Padoue" ? C’est pas sa partie, ça : il est pour les objets perdus.

Eugénie.

Eh bien ?

Le Marquis.

Eh bien ! Maurice n’a rien perdu que je sache… (Entre chair et cuir.) si même on devait lui reprocher quelque chose…

Il remonte par la gauche de la table à hauteur de la baie.

Eugénie.

Rien perdu ! et sa santé ?

Le Marquis, ironique.

Ah ! pardon ! C’est juste ! Saint Antoine la lui retrouvera.

Eugénie, de toute sa foi.

Absolument.

Le Marquis.

Oui ! eh ! bien, si vous voulez bien, en attendant, moi, je vais vous amener un ami, qui, sans contrarier en rien l’action de Saint Antoine de Padoue, s’efforcera de concourir parallèlement au rétablissement de notre cher Maurice : c’est le docteur Vétillé, médecin principal dans l’armée, actuellement à Concarneau. J’ai reçu une dépêche il y a une heure m’annonçant son arrivée par le train de dix heures quarante.

La Comtesse, vivement.

Vraiment ? (Se levant.) Oh ! Mais as-tu dit qu’on envoie une voiture le prendre à la gare ?

Le Marquis, avec une courbette gamine.

Je me suis permis !… et il sera ici dans une demi-heure.

LaComtesse, touchée.

C’est gentil, Onfroy, ce que tu as fait là.

Pendant ce qui suit, la comtesse va par le fond, jusqu’à la porte de droite qu’elle ouvre doucement pour voir ce que fait son fils.

Eugénie.

Evidemment, comme frère, vous valez mieux que comme chrétien.

Le Marquis.

N’est-ce pas ? Pour un démon, je ne suis pas un trop mauvais diable.

Il s’assied dos au public sur le tabouret, devant la table, et crayonne pour passer le temps, sur des papiers qu’il trouve devant lui.

La Comtesse, refermant la porte sans bruit.

Il dort !

Le Marquis, tout en crayonnant.

Ah ! bien, c’est bon ça !


Scène II


Les Mêmes, la Claudie

La Claudie paraît, l’air dépité, un litre à la main.

La Claudie.

Madame la comtesse…

La Comtesse, au-dessus et à gauche de la bergère dans laquelle est assise Eugénie.

Te voilà, toi ! D’où arrives-tu ?

La Claudie - Je ne trouve pas l’éther.

La Comtesse, railleuse.

Allons donc ? Il est bien temps !

La Claudie.

J’ai bien trouvé cette bouteille.

La Comtesse - Qu’est-ce que c’est ?

La Claudie - Je ne sais pas ! Ça ne peut pas remplacer !

La Comtesse, lisant l’étiquette de la bouteille.

Du sirop antiscorbutique. Ah, çà ! tu es folle ? Non, non, ça ne peut pas remplacer.

Elle passe au 2.

La Claudie. C’est tout de même du médicament.

La Comtesse, s’asseyant et reprenant son crochet.

Ah ! tu es bien restée paysanne ! Allons, va-t’en !

La Claudie, elle remonte.

Oui, madame la comtesse.

La Comtesse.

Ah ! (La Claudie se sentant rappelée, s’arrête aussitôt.) Et puis je voulais t’avertir : demain tu entreras à mon orphelinat de Kenogan.

La Claudie, descendant d’un pas vers la comtesse.

Moi ?

La Comtesse.

Oui, toi !… tu seras attachée à la lingerie.

La Claudie, navrée.

Oh !… madame me renvoie ?

La Comtesse.

Je ne te renvoie pas ! je te change d’emploi, voilà tout.

La Claudie, les larmes dans les yeux.

Oh ! mais pourquoi ?

La Comtesse, avec un peu d’impatience.

Ah !… Parce que j’en ai décidé ainsi ; je n’ai pas d’explication à te donner.

La Claudie, pleurant presque.

Oh ! je vois bien que madame la comtesse ne m’a pas encore pardonné le bal forain du 15 août.

La Comtesse - Eh ! il ne s’agit pas de ça !

La Claudie.

Oh ! si ; tout ça, parce qu’on a dit à madame que j’avais dansé avec un cuirassier… qui était dans les dragons.

Eugénie, scandalisée.

Vous avez dansé avec un dragon !

La Claudie - Qui était dans les cuirassiers ! Oui, madame ! pour ça !

Eugénie, scandalisée.

Oh !… un dragon !… et à cheval ! oh !

Le Marquis, toujours dessinant.

Bah ! tant qu’il ne l’a pas dragonnée.

La Comtesse, sévérement, au marquis.

Je t’en prie, toi, ne te mêle pas !… (A la Claudie.) Je te répète, mon enfant, qu’il n’y a pas l’ombre de disgrâce dans la mesure que je prends. Mais je ne dois pas oublier que j’ai charge d’âmes ! tu es orpheline ; c’est moi qui t’ai élevée ; j’ai donc pour devoir de veiller sur toi. Or, ce penchant que tu sembles manifester pour le plaisir m’est un avertissement ; tu arrives à un âge où la vie est pleine d’embûches pour une jeune fille ; et si elle n’a pas en elle une rigidité de principes suffisante pour y parer, elle y tombe fatalement un jour ou l’autre. Eh ! bien, je ne l’entends pas ainsi ; et pour commencer, il est urgent que je te retire à la promiscuité de l’office. Tu me comprends, n’est-ce pas ?

La Claudie qui écoute tout ce discours avec de grands yeux ahuris, fait un signe affirmatif de la tête que dément l’expression de sa physionomie.

Le Marquis, levant les bras au plafond.

Mais pas un mot ! Tu lui parles chinois !

La Comtesse - N’importe ! Qu’il lui suffise de savoir qu’où je l’envoie, elle sera parfaitement heureuse… dans une atmosphère d’honnêteté, de sainteté, à l’abri du mal et de la tentation, au milieu de bonnes sœurs…

Le Marquis, avec une envolée de la main au-dessus de sa tête.

Ohé ! Ohé !

La Comtesse.

Et elle y restera jusqu’à son mariage, où de ce fait ma responsabilité se trouvera dégagée.

Eugénie.

Vous voyez, mon enfant, que c’est au contraire de la reconnaissance que vous devez à madame la comtesse pour la sollicitude qu’elle a pour vous.

La Claudie approuve de la tête, sans conviction.

Le Marquis, à part, tout en se levant.

Tu parles !

Il gagne la cheminée.

Eugénie.

Remerciez donc votre maîtresse. !

La Claudie, sans conviction.

Merci, madame.

Eugénie.

A la bonne heure.

La Comtesse - J’ajoute que s’il te plaît de te marier tout de suite, il y a Jeannick qui ne demande qu’à t’épouser ; c’est un honnête homme, un bon cocher, et un excellent chrétien : j’approuverai cette union.

La Claudie, de toute l’impulsion de son cœur.

Mais… il est vieux !

La Comtesse - Vieux !

Eugénie.

Ah ; ça ! ma pauvre enfant ! Que demandez-vous donc au mariage ?

La Claudie, bien naïvement.

Mais… un jeune !

La Comtesse.

Voilà !… Voilà ce penchant pour les futilités que je redoute.

La Claudie.

Ben, tiens !

La Comtesse - C’est bien, ma fille ! ne perdons pas de temps à discuter ; tu peux te retirer ; je n’ai plus besoin de toi.

La Claudie sort avec humeur.


Scène III


Les Mêmes, moins la Claudie, puis Huguette

La Comtesse.

Non ! vous l’avez entendue ? Cette paysanne ! Il lui faut un jeune.

Eugénie.

C’est extraordinaire !

Le Marquis, appuyant ironiquement sur le mot.

Extraordinaire !

Il remonte à gauche de la table.

La Comtesse.

Enfin, qu’est-ce que tu en dis ?

Le Maquis, paillard.

Ce que j’en dis ?… hé !… je dis que c’est un beau brin de fille.

La Comtesse.

Oui ! Eh bien, justement c’est une des raisons pour lesquelles je l’éloigne. Je trouve qu’il n’est pas convenable que dans une maison où il y a un jeune homme de vingt ans, on ait des tendrons à son service.

Le Marquis, ironique.

Tu as peur que ton fils la détourne ?

La Comtesse.

Oh ! Dieu non !… Mais si bien armé que ce soit un être contre le démon, qui peut répondre que dans une heure de défaillance ?… Exposer une enfant à un contact journalier !…

Eugénie, sur un ton péremptoire.

C’est très juste.

Le marquis hausse les épaules et gagne le fond.

La Comtesse.

Sans compter que j’ai remarqué que la petite tournait beaucoup trop autour de Maurice. Elle mettait une complaisance a être toujours fourrée dans sa chambre !… et l’enfant, lui, ça l’énerve.

Le Marquis, redescendant entre elles deux.

Mais ce qui l’énerve, c’est le combat entre sa chair qu’il n’entend pas et ses convictions qui l’assourdissent. S’il voulait seulement écouter un peu sa chair et s’il faisait comme elle lui dit, ah ! bien !… je te promets que ça ne l’énerverait pas longtemps.

Eugénie.

Quelle horreur !

La Comtesse.

Tu as une de ces moralités !…

Eugénie.

C’est dégoûtant.

La Comtesse.

J’élève mon fils comme je l’entends, libre à toi d’élever ta fille comme il te plaît… du moment que tu es satisfait de l’éducation que tu lui donnes !…

Le Marquis.

Tu la trouves mal élevée ?

La Comtesse.

Je ne la trouve pas élevée du tout. Tu en as fait une espèce de sauvageon, de garçon manqué, toujours par monts et par vaux, tantôt à cheval, tantôt à bicyclette.

Eugénie, avec dégoût.

Des choses qui s’enfourchent.

Le Marquis.

Eh ? ben ?

Eugénie.

Ça donne des idées.

Le Marquis.

Pas à elle.

La Comtesse. — Une enfant qui entend la messe tous les trente-six du mois ! — Elle devait nous rejoindre à l’église ce matin ; tu crois qu’elle est venue ? Ah ! bien oui ! — Une enfant qui n’a reçu aucune direction religieuse, qui a fait tout juste sa première communion… pour ne pas se faire remarquer, mais à part ça !… Mon pauvre Maurice a essayé plusieurs fois, lui, de la moraliser, de lui faire entrevoir les beautés de la doctrine chrétienne. Ah ! elle l’a bien reçu !… C’est tout juste si elle a été polie.

Le Marquis.

Si elle n’a pas été polie, elle a eu tort ; mais Maurice aurait peut-être mieux fait de garder pour lui ses tentatives de prosélytisme. Je ne tiens pas à faire de ma fille une dévote. Elle aura de la religion ce qu’il en faut… pour une femme du monde ; en tous cas ce sera une honnête femme, au tempérament solide, au caractère droit, avec tout ce qu’il faut pour rendre son mari heureux ; c’est tout ce que je lui demande. Je ne sais pas qui elle épousera, mais certainement ce ne sera pas le Christ ! Nous ne sommes pas ambitieux.

En ce disant il passe devant la comtesse et va vers la cheminée.

Huguette, qui est entrée sans bruit pendant que son père parlait et a entendu ces derniers propos.

Bravo, papa !

Elle va déposer sur la tricoteuse son chapeau qu’elle tenait à la main en entrant.

Elle a une très élégante toilette, mais toute déchirée, couverte de boue et trempée d’eau, surtout aux genoux.

Le Marquis, se retournant à la voix de sa fille.

Toi !

La Comtesse, voyant l’état de la robe d’Huguette.

D’où viens-tu, malheureuse enfant ? Dans quel état !

Huguette, indiquant à mesure les parties de sa toilette dont elle parle.

Ah ! ça, ma tante, la déchirure : c’est les ronces ! le mouillé : c’est de l’eau !

La Comtesse.

Oh !

Le Marquis.

Eh bien ! tu t’es bien arrangée !

Eugénie, sur un ton de blâme dédaigneux.

Une toilette neuve !

Huguette, elle passe devant la Comtesse et va vers son père pour l’embrasser.

Oui ! c’est embêtant.

La Comtesse, corrigeant.

C’est ennuyeux, tu veux dire.

Huguette, dans les bras de son père et par-dessus l’épaule.

Non ! C’est pas assez !

Le Marquis.

Elle a raison : "embêtant", c’est encore faible.

Il embrasse sa fille.

La Comtesse, s’inclinant ironiquement.

Ah ? bien, bien !… (Changeant de ton.) Mais avec tout ça, je croyais que tu devais venir nous rejoindre à la messe ?

Huguette, allant vers la comtesse.

Mais oui, ma tante. (Montrant sa robe.) Vous voyez : j’étais prête ; j’avais même fait toilette. (S’asseyant sur le bord de la table, près de la Comtesse.) Seulement, voilà, au moment de partir, dans la cour des écuries, j’ai vu le nouveau cheval arrivé hier ! Vous ne pensez pas vous en servir, ma tante ? il est vicieux ! Les hommes n’en venaient pas à bout ! (Redescendant un peu.) Voilà t’il pas que tout à coup, la bête fait un tête-à-queue, et v’lan ! son cavalier par terre ! Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, une sorte de vertige, d’envie irrésistible !… avant même qu’on ait eu le temps de faire "ouf", une, deux ! mon paroissien était dans les mains du palefrenier et j’avais, moi, enfourché le cheval !

En ce disant, elle a rassemblé ses jupes et s’est mise à cheval sur l’extrémité du tabouret qui est devant la table.

Eugénie, avec un sursaut scandalisé.

Enfourché !

Huguette, bien naturellement.

Il était sellé pour homme !

Eugénie, les yeux au ciel.

Enfourché ! Et en grande toilette !

Huguette.

Ça prouve qu’il n’y avait pas préméditation ! (Reprenant son récit.) Et alors (Imitant le galop sur son tabouret.) ç’a été une galopade à travers champs ! tantôt je conduisais le cheval ; tantôt… (Moins fièrement) il me conduisait ; et on dévorait l’espace, c’était amusant ! Mais c’est égal, il ne m’a pas désarçonnée… Alors, je me suis dit, je vais un peu lui faire du kilomètre sur la plage, (Imitant de nouveau le galop, les mains tenant des rênes imaginaires.) et patatam ! patapam ! nous voilà sur le sable ; on allait un train ! Quand tout à coup, (Se levant et gagnant la baie à la gauche de la table.) là, de l’autre côté de la pointe, où vous voyez la cabine du douanier, j’aperçois un rassemblement ; (Au-dessus de la table, s’adressant à son père.) tu connais ma curiosité ; je ne suis pas femme pour rien ! Je cingle mon cheval, un temps de galop et j’y suis. (S’appuyant des deux poings sur la table.) Qu’est-ce que je trouve ? Un groupe de marins qui entourait un pauvre petit jeune homme qui avait été entraîné par notre maudit raz de marée et qu’on venait de repêcher sans connaissance.

La Comtesse et Eugénie.

Quelle horreur !

Huguette, à son père, en descendant vers lui par la gauche de la table.

C’est intéressant, n’est-ce pas ? Etait-il vivant ? Etait-il mort ? On ne savait pas. Les pêcheurs discutaient gravement ! (Allant vers la Comtesse.) On parlait déjà de le pendre par les pieds… pour lui faire rendre son eau.

Le Marquis, à la cheminée.

Les crétins ! Sainte routine !

Huguette.

Je me dis : ma bonne Huguette, si tu n’interviens pas, on va faire des boulettes. (Se tournant vers son père et gaîment.) Tiens ! c’est des vers ! Je ne l’ai pas fait exprès ! Alors, ma foi, je ne fais ni une ni deux, je saute à bas de ma bête et je viens mêler ma voix au chapitre. Naturellement, aucun médecin ! (Un genou sur le tabouret.) Par bonheur, j’avais déjà vu un cas pareil, une année à Biarritz ; je me suis rappelée comment avaient fait les hommes de l’art et, ma foi, je me suis mise à faire mon petit docteur. (A son père.) Exercice illégal, oui, monsieur ! J’ai écarté le groupe et j’ai pris le commandement ; j’ai commencé par faire enlever le costume de bain du petit bonhomme.

Eugénie.

Comment, "enlever" ? Mais alors… il était tout nu ?

Huguette.

Naturellement.

Eugénie, scandalisée.

Devant toi ! Oh !… Ça ne te faisait rien ?

Huguette, bien simplement.

Non !

Eugénie.

Oh !

Le Marquis, de la cheminée.

Mais c’est si ça lui avait fait quelque chose que c’eût été répréhensible. Je vous en prie. Eugénie, ne montez donc pas la tête à ma fille, n’est-ce pas ?

Il remonte par la gauche de la table.

Eugénie.

Moi ? C’est moi qui… ? Oh !

Huguette.

Une fois le petit en tenue, allez-y ! Je me dis : adieu, ma belle toilette ! D’ailleurs, il n’y avait pas grand mal, elle avait déjà eu affaire aux ronces. Je me plante par terre, les deux genoux dans la vase, à cheval sur le petit.

Eugénie.

A cheval ! Encore !

La Comtesse.

En amazone, au moins ?

Le Marquis, derrière le fauteuil de la comtesse.
Avec un sourire d’affectueuse commisération.

En amazone !

Huguette.

Oh ! Vous me voyez faisant de la respiration artificielle en amazone ! (Passant devant la comtesse pour gagner le milieu de la scène.) Mais non, ma tante ! là, corps à corps, face à lui, comme pour lutter… et c’était une lutte, en effet, contre la mort, là, qui guettait ! Aussi, à nous deux ! Je charge un marinier de la manœuvre des bras, tandis que moi, je m’occupais à rétablir les fonctions respiratoires par des pressions régulières au bas du sternum ; pendant ce temps-là, les autres me cherchaient des serviettes chaudes, des briques chaudes, des fers chauds, tout ce qu’on pouvait imaginer de chaud pour ramener la circulation !… Et nous avons respiré artificiellement comme ça pendant une heure et quart ! Ah ! je n’en pouvais plus ! Voilà que tout à coup nous avons vu la poitrine se soulever faiblement. Oh ! quelle émotion ! Nous n’en croyions pas nos yeux. Nous étions haletants ! Puis, soudain, un paquet d’eau de mer rejeté ! et un cri, un cri rauque, terrible, déchirant ! un cri, qu’on n’oublie pas ! Ah ! ce cri, il m’a résonné jusqu’au cœur… Quelle joie ! C’était la résurrection ! Je vainquais la mort ! Je refaisais une vie ! Ah ! papa ! papa ! il me semblait que je faisais un enfant !

Elle se jette radieuse dans les bras de son père.

La Comtesse et Eugénie, choquées.

Oh !

La comtesse, en poussant ce "oh", s’est levée et reste ainsi légèrement dos au public devant son fauteuil.

Le Marquis - Ma chère petite Huguette, je suis fière de toi.

Huguette.

N’est-ce pas que j’ai été chic ?… (Descendant légèrement vers Eugénie.) Ah ! par exemple, ma messe était dans l’eau… comme ma robe ! (A son père qui est descendu à sa suite.) Mais bah ! je me disais : le bon Dieu, il est éternel, il peut attendre, tandis que mon moribond, lui, il ne peut pas… et ma foi, si j’ai fait tort au bon Dieu de sa messe, je suis sûre qu’il ne m’en voudra pas.

Eugénie, pincée.

C’est commode !

La Comtesse.

Evidemment, ce que tu as fait est louable… quoique bien inconvenant pour une jeune fille.

Le Marquis, s’interposant.

Permets !

La Comtesse, sur un ton péremptoire au Marquis.

Quoique bien inconvenant ! (A Huguette.) Je veux bien que cela t’absolve, mais cela ne t’excuse pas d’avoir manqué à l’office.

Elle gagne par le fond jusqu’à la tricoteuse où elle dépose son ouvrage.

Huguette.

En tout cas, je n’ai pas de regrets.

Eugénie, se levant.

C’est un tort, car rien n’excuse de manquer à la messe ! J’ai un mari, moi ; c’est un homme…

Le Marquis, passant devant Huguette pour s’approcher d’Eugénie et sur un ton ironique.

Allons donc ?

Eugénie, hausse les épaules avec dédain, puis continue.

Eh ! bien, il se ferait plutôt hacher que de ne pas accomplir ses devoirs religieux. Tous les jours, il va jusqu’à Concarneau pour assister à l’office. Vingt-deux kilomètres à bicyclette ! dix pour aller, douze pour revenir.

Le Marquis.

Tiens ! Pourquoi deux de plus pour revenir ?

Eugénie, avec un haussement d’épaules de pitié.

Parce que ça monte.

Le Marquis, s’inclinant.

Ah ! je n’y avais pas pensé.

Il gagne vers la cheminée. Huguette remonte au fond.


Scène IV


Les Mêmes, Maurice

La porte de Maurice s’ouvre à ce moment et l’on voit paraître le jeune homme, les yeux encore lourds de sommeil, les cheveux décoiffés par le contact de l’oreiller. Il est revêtu d’un pyjama de molleton violet foncé qui laisse apercevoir sa chemise de nuit ; aux pieds, des pantouffles. Sur le pas de la porte, il s’arrête et s’étire discrètement.

Tous, à son entrée, lui faisant accueil.

Ah !

La Comtesse, qui depuis la fin de la scène est debout derrière la bergère de droite, accourant vers son fils.

Oh ! Tu t’es levé !

Maurice, gagnant la gauche, accompagné par sa mère qui le couve.
Gaîment et gentiment.

Oui, maman, ça va mieux ! Ce peu de repos m’a fait du bien.

Eugénie, empressée.

Tu ne veux pas t’asseoir ?

Maurice, avec insouciance.

Oh !

La Comtesse.

Si, si. (Au marquis.) Onfroy ! le rocking ! le rocking !

Le Marquis, tirant le rocking à lui, de façon à amener le pied de ce meuble entre le fauteuil gauche de la cheminée et le tabouret.

Voilà ! voilà !

Maurice.

Oh ! mon oncle, je vous en prie !

Le Marquis.

Laisse donc ! laisse donc ! Tiens, étends-toi.

Maurice.

Oh ! Je suis confus !

Il s’assied sur le rocking.

La Comtesse, le calant avec des coussins.

Et tiens ! sous ta tête ! sous tes reins !

Maurice, gentiment.

Mais, maman, je vous assure ! Vous allez me faire prendre pour plus malade que je ne suis.

Il s’étend.

La Comtesse, s’asseyant sur le tabouret près de son fils.

Allons, allons, veux-tu te laisser soigner !

Le marquis s’assied sur le fauteuil près de la cheminée, Eugénie est debout devant le fauteuil, à droite de la table.

Maurice.

Et puis il va être l’heure de mon bain de mer.

La Comtesse.

Tu vas prendre un bain après avoir été souffrant ?

Maurice.

Mais je crois bien, maman. Cela me fait tant de bien ! Qu’est-ce que j’ai ? De la faiblesse. Eh ! bien, rien ne me remonte comme cela ! Regardez, hier je n’ai pas pris de bain à cause du temps et aujourd’hui le ressort m’a manqué.

La Comtesse.

En tout cas, tout à l’heure, doit venir un médecin que ton oncle a eu la gentillesse de mander ; je te prie d’attendre qu’il t’ait vu avant de te baigner.

Maurice, soumis et indifférent.

Bien, maman. (Avec intérêt.) Monsieur le curé n’est pas venu ?

La Comtesse.

Il a fait dire qu’il passerait te voir dans la matinée. Il ne tardera pas.

Maurice.

Oh ! oui ; sa visite me fera du bien. J’ai tant, tant à lui dire !

La Comtesse.

Eh ! mon Dieu, toi !…

Le Marquis.

Ah ! bien !… qu’est-ce que je dirais, moi !

La Comtesse.

Toi, mon pauvre enfant !

Maurice.

Oh ! maman, on a beau faire !… on est des pécheurs tout de même.

Eugénie, avec un soupir profond.

Hélas !

Elle gagne la droite et va s’asseoir dans la bergère.

Le Marquis, avec le même soupir, mais ironique.

Eh ! oui !

Maurice, apercevant Huguette, qui, un peu au-dessus de la table, avait été masquée jusque-là à son cousin par la présence d’Eugénie.

Ah ! Huguette. Je ne te voyais pas. (Huguette descend entre le fauteuil de la table et la table.) Eh ! qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Eugénie, tricotant.

Ah ! oui, gronde-la ! Elle a encore fait de ses folies.

Maurice, sur un ton de reproche affectueux.

Oh !

Huguette, à Eugénie.

Oh ! Vous n’avez pas besoin d’inciter Maurice à me gronder ; il est déjà assez porté à voir tous mes défauts !

Maurice, avec douceur.

Tu m’en veux encore de ce que, hier, je me suis cru autorisé par l’affection que je te porte…

Huguette, sur un ton où perce un peu de dépit.

Mais pas du tout !… seulement je sens que je suis tellement indigne !…

Maurice.

Comme tu me parles durement ! Jadis nous étions si bons camarades !

Huguette, même ton.

C’est que, jadis, tu étais un garçon comme tout le monde. Maintenant tu es un saint !

Maurice, se défendant en souriant.

Oh !

Huguette.

Mais si ! Tout le monde est d’accord là-dessus. Eh ! bien, moi, je ne suis pas une sainte ; alors, n’est-ce pas, je sens tellement la distance !…

Maurice pousse un soupir.

La Comtesse, sur un ton de reproche.

Huguette ! mon enfant !

Le Marquis, se levant et affectueusement grogneur.

Voyons, Huguette !

Huguette, allant à la tricoteuse prendre son chapeau.

Qu’est-ce que vous voulez, ma tante ? On est ce qu’on est ! Je ne peux pas me refaire. (Brisant la discussion) Allons, je vais me changer ! Comme cela on ne verra plus les traces de mes folies ! A tout à l’heure.

Le Marquis, avec un geste amical de la main.

A tout à l’heure.

Il remonte par la gauche de la table.

Huguette, sort dans le hall ; à peine sortie, elle repasse la tête.

Tenez ! voici mon cousin Hector qui rentre ! Je vous le passe !

Elle disparaît à droite. Pendant les répliques suivantes on voit Heurteloup arriver dans le hall.

Le Marquis, au-dessus et à droite de la table.

Elle est drôle, cette petite !

La Comtesse, avec une moue.

Tu trouves !


Scène V


Les Mêmes, Heurteloup

Il est en veston d’alpaga noir, pantalon noir ; petite cravate noire de la largeur d’une ficelle autour du cou et dont le nœud a tourné sur le côté ; aux pieds, de grosses bottines noires. Des pinces serrent son pantalon autour de sa cheville ; il a un feutre mou sur la tête.

Heurteloup, retirant son feutre et s’épongeant le front.

Oh ! mes enfants, quelle chaleur dehors !…

Il va à la comtesse.

La Comtesse, à qui Heurteloup baise la main.

Aussi, mon cher Hector, faire de la bicyclette par une température pareille !…

Heurteloup, allant embrasser sa femme.

C’est vrai !

Eugénie.

Oh ! regarde un peu, tu es en transpiration.

Heurteloup, allant serrer la main du marquis toujours à la même place.

C’est cette montée en plein soleil. (Redescendant.) Ah ! je vous annonce la visite de Monsieur le curé ; je viens de le brûler sur la route ; il se dirigeait de ce côté.

Maurice, avec joie.

Ah

Heurteloup.

Au moment où je l’ai croisé, il m’a crié : "A tout à l’heure, je vous rejoins." (On entend très au lointain deux coups de timbre bien distincts.) Et tenez, il franchit la grille du parc ! On vient de timbrer deux fois.

La Comtesse.

En effet.

Elle se lève et remonte. Pendant ce qui suit, on voit Luc arriver de droite par le hall, et aller ouvrir la porte donnant sur le perron pour recevoir le curé à son arrivée.

Heurteloup, allant par devant, serrer la main à Maurice.

Bonjour, Maurice. Eh ! quoi ? Pas encore habillé.

Maurice.

J’ai été un peu indisposé tout à l’heure.

Heurteloup.

Allons, bon, encore !

Maurice.

Oui, mais c’est fini à présent. Et… il y avait beaucoup de monde à l’église ?

Heurteloup.

A Concarneau ! Ah ! plein ! tu penses : un sermon du Père Euchariste ! Vraiment il est admirable !

Maurice.

Ah ! oui.

Heurteloup.

Quelle fougue ! Quelle force de persuasion ! quelle éloquence ! Ah ! l’animal.

Eugénie, sévèrement.

Hector !

Heurteloup, allant à Eugénie.

Pardon : lapsus ! (Corrigeant.) Quel orateur !

Eugénie.

A la bonne heure !… (Remarquant sa cravate toute de travers.) Oh ! comme ta cravate est mise !

Heurteloup, pendant que sa femme lui arrange sa cravate.

Oh ! qu’est-ce que ça fait ? Tu penses bien que je vais me changer… et puis, si tu crois que je m’occupe de ces colifichets !

Eugénie, lui refaisant son nœud.

Ah ! tu n’es pas coquet ! (Le nœud fait.) Là, au moins !…

Heurteloup.

Tu es contente, hein ? Quand tu peux me donner l’air d’un gandin.

Le Marquis, sur le ton le plus sérieux.

Le fait est qu’on pourrait s’y tromper.

Heurteloup.

Oui ? Eh bien ! vous êtes témoin que c’est le fait de ma femme.

Il gagne l’extrême droite. A ce moment on aperçoit l’abbé dans le hall, introduit par Luc. La comtesse va au-devant de lui.


Scène VI


Les Mêmes, l’Abbé Bourset

La Comtesse, allant au-devant de l’abbé.

Ah ! monsieur le curé, que c’est gentil !

L’Abbé, descendant, accompagné de la comtesse.

Vous êtes vraiment trop bonne, madame la comtesse ! Monsieur le marquis, je vous présente mes hommages.

Il va vers Maurice.

Maurice, se levant.

Ah ! mon cher père, je vous attendais avec impatience.

L’Abbé.

Voulez-vous bien ne pas bouger, mon cher enfant.

Maurice.

Mais pourquoi donc ? Je suis solide à présent.

L’Abbé.

Non, non je vous en prie, restez assis ! (A Eugénie.) Madame, mes respects ! (A Heurteloup, sans aller à lui.) Monsieur Heurteloup, je ne vous dis pas bonjour, c’est déjà fait sur la route.

Heurteloup.

Oui, monsieur le curé.

L’Abbé, s’asseyant sur le tabouret près de Maurice qui s’est rassis sur la chaise longue, mais sans s’étendre.

Alors, quoi donc, mon cher enfant ? Vous avez encore eu un de ces vilains malaises ?

Maurice.

Mon cher père, la santé corporelle est peu de chose à côté de la santé spirituelle et c’est celle-ci qui me préoccupe. Voilà pourquoi j’ai besoin de votre direction éclairée. Si j’avais été mieux, je me serais rendu à votre confessionnal.

L’Abbé.

Je suis tout à votre dévotion, mon cher enfant.

La Comtesse.

Nous allons te laisser, mon chéri ; si tu désires t’entretenir avec M. le curé…

Maurice.

Pourquoi, ma mère ? Nous pouvons aussi bien passer dans ma chambre, M. le curé et moi.

La Comtesse.

Mais non, mais non ! d’ailleurs, j’ai des comptes à vérifier ; Eugénie viendra m’aider. Quant au marquis, il ira au-devant du docteur ; c’est bien le moins qu’on lui doive.

Le Marquis.

Mais oui ! et puis ça me dégourdira les jambes.

Heurteloup.

Et moi, ma mission est toute tracée : je suis en transpiration, je vais me changer.

Maurice.

Comme vous voudrez.

Tout le monde remonte pour laisser Maurice et l’abbé ; le marquis et la comtesse en tête, Eugénie et Heurteloup en dernier.

L’Abbé, hélant Heurteloup de sa place.

M. Heurteloup !

Tout le monde s’arrête à l’appel de l’abbé. Maurice assis sur le pied de la chaise longue, la tête dans sa main, le coude sur le genou, s’absorbe pendant ce qui suit dans ses méditations.) Vous reveniez de Concarneau quand je vous ai croisé tout à l’heure ?

Heurteloup.

Oui, monsieur le curé.

L’Abbé, sur un ton d’affectueux reproche.

Le service divin de notre humble église de village, alors, ne vous suffit pas ?

Heurteloup, descendant vers l’abbé.

Oh ! ce n’est pas cela. Mais la bicyclette m’est recommandée, et puis, la perspective d’entendre prêcher le Révérend Père Euchariste !…

L’Abbé.

Ah ! oui !… Cela a dû être un désappointement pour les fidèles d’apprendre qu’ils en seraient privés.

Heurteloup, très visiblement décontenancé.

Hein ? Comment ? Mais… pas du tout.

Tout le monde redescend un peu, excepté le marquis qui reste au-dessus du fauteuil de droite de la table, et le monocle dans l’œil, se met à observer Heurteloup d’un air narquois.

Eugénie, descendant.

En quoi privé ?… Le Père Euchariste a prêché.

La Comtesse, descendant.

Il a même été d’une éloquence, paraît-il !

L’Abbé.

Mais ce n’est pas possible !… Il a la rougeole depuis deux jours.

Heurteloup, de plus en plus gêné.

Mais voyons !… Oh ! vous faites erreur, je vous assure.

Il remonte.

L’Abbé.

Enfin, voyez plutôt les journaux catholiques. Les avez-vous là ?

Heurteloup, vivement et instinctivement se rapprochant de la tricoteuse.

Non ! non !

La Comtesse, étonnée.

Tiens !… comment ?…

Le Marquis, bien perfide, le sourire aux lèvres.

Si, si, ils sont là.

Il indique la tricoteuse d’un geste de la tête.

La Comtesse, allant à la tricoteuse.

Ah ! ça m’étonnait aussi !

Grimace d’Heurteloup. La comtesse prend les journaux de la main droite. Au moment de les passer, elle aperçoit dans le nombre le Rire posé là par le marquis. Elle détache aussitôt ce journal des autres en le prenant avec horreur du bout des doigts de sa main gauche. Avec répugnance, le tenant loin d’elle. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le Marquis, le plus naturellement du monde.

Ah ! c’est le Rire. C’est à moi.

La Comtesse passant le journal à Heurteloup qui le passe au marquis.

C’est toi qui introduis ces choses chez moi !…

L’Abbé, curieusement et avec bonne humeur.

C’est le numéro de cette semaine ? Oh ! vous permettez… ?

Il se lève.

Le Marquis, lui tendant le numéro.

Mais comment donc, monsieur le curé !

Les deux femmes échangent un regard d’étonnement.

La Comtesse.

Eh ! quoi, monsieur le curé, vous n’êtes pas scandalisé ?

Eugénie.

Le Rire, monsieur le curé ! le Rire !

L’Abbé.

Mais oui, madame, le Rire !… le rire est une belle qualité française qui n’a jamais contaminé personne, et ma foi, j’avoue que je le salue partout où je le rencontre.

Eugénie, n’en croyant pas ses oreilles.

Oh !

L’Abbé.

Vous me le prêtez, monsieur le marquis ?

Le Marquis.

Mais volontiers.

L’Abbé.

Merci.

Il plie le journal et le met dans la poche de sa soutane. — La comtesse, ahurie, a considéré cette scène bouche bée, les bras écartés. — Heurteloup qui est à côté d’elle, et qui n’a pas perdu de vue les journaux qu’elle tient toujours à la main, les lui tendant pour ainsi dire, ne manque pas une aussi bonne occasion de les subtilise ; le plus naturellement du monde et sans que la comtesse s’en aperçoive, il les lui prend et les glisse aussitôt entre son veston et son gilet. Ce jeu de scène très rapide n’échappe pas au marquis.

L’Abbé.

Là !… et maintenant les journaux !

La Comtesse, s’apercevant seulement de leur disparition.

Ah !… Eh ! bien, les journaux ? Les journaux ?

Le Marquis, indiquant malicieusement Heurteloup qui remonte à pas de loup vers le hall avec le vague espoir de passer inaperçu.

C’est Heurteloup qui les a.

La Comtesse et Eugénie.

Hector ! Hector !

La Comtesse.

Les journaux !

Heurteloup.

Hein ? ah ! oui… tiens ! (En manière d’excuse.) Inadvertance !

Le Marquis, moqueur.

Evidemment ! Evidemment !

Heurteloup, les tendant à l’abbé.

Pardon !

L’Abbé, prenant les journaux et se rasseyant sur le tabouret.

Ah ! la Croix du Finistère !… voyons. (Il déplie la feuille en question.) Eh ! tenez ! (Lisant.) Nous apprenons que le R. P. Euchariste dont la parole vibrante a si souvent touché les cœurs de nos lecteurs, est atteint d’une rougeole bénigne, ce qui le met dans l’obligation de remettre à plus tard le sermon qu’il devait prononcer aujourd’hui devant les fidèles de Concarneau. (A Heurteloup.). Vous voyez que je n’invente rien.

Eugénie, étonnée mais sans défiance.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Heurteloup, allant à sa femme.

Mais je ne sais pas ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Ou c’est un canard, ou alors il aura été remplacé et j’aurai pris un autre pour lui.

Eugénie, facile à convaincre.

Ah ! peut-être, oui, oui. La comtesse qui est un peu redescendue pendant la lecture, remonte au fond vers le marquis.

Heurteloup.

Ce que je peux dire c’est qu’il y a un dominicain qui a prêché ; maintenant, est-ce le P. Euchariste, ça ?… En tous cas, il a joliment bien prêché. Ah ! le bougre !

Eugénie, sévèrement.

Hector !

Heurteloup.

Pardon, lapsus !… Allons, je vais me changer.

La Comtesse.

C’est cela ! Laissons Maurice avec M. le curé.

Le Marquis.

A tout à l’heure.

Ils sortent.

Eugénie, tout en sortant derrière eux avec Heurteloup. Et sur quoi a-t-il prêché ?

Heurteloup.

Oh ! bien tu sais, un peu sur tout, un peu sur rien… comme on prêche.

Ils disparaissent à droite, à la suite de la comtesse. Le marquis a pris son chapeau et sort par le fond pour aller à la rencontre du docteur.


Scène VII


L’Abbé, Maurice

L’Abbé, qui s’était levé à la sortie générale, allant à Maurice et paternellement lui mettant la main sur l’épaule, ce qui le tire de sa méditation.

Eh ! bien, nous voici seuls, mon cher enfant ; qu’avez-vous donc de si grave à confesser ?

Maurice.

Oh ! mon père, mon père, je m’accuse parce que j’ai péché, monstrueusement péché.

Il se laisse tomber sur les deux genoux.

L’Abbé, le relevant et le faisant asseoir sur le pied de la chaise longue.

Mon enfant ! Mon fils, relevez-vous ! (S’asseyant en face et tout près de lui, sur le tabouret.) Ici nous ne sommes pas au confessionnal ; et confiez-vous à moi, comme à votre père spirituel. Je suis sûr que vous vous exagérez vos fautes.

Maurice.

Oh ! non, mon père ! Dieu m’est témoin pourtant que ma volonté n’y est pour rien. Comment dans mon cerveau, dont j’écarte avec tant de zèle toute idée coupable, a-t-il pu germer une horreur pareille ?… Cette nuit, j’ai fait un cauchemar : j’ai vu la Magdeleine au pied de N.S. Jésus-Christ. Elle était belle, belle ! ses cheveux étaient défaits et son corps était nu jusqu’à la taille… Elle implorait Notre Seigneur et ses yeux brûlaient d’un amour profane. (L’abbé hoche la tête.) Oh ! comment oserai-je vous dire… ?

Il ramène son bras sur son front pour dissimuler sa honte.

L’Abbé, paternellement.

Allez, mon enfant, allez !

Maurice, faisant un effort sur lui-même et reprenant sa confession.

Tout à coup, je m’aperçus que le Christ me ressemblait ; oui, mon père, le Christ c’était moi ! Quel sacrilège ! Quel péché d’orgueil !… et la Magdeleine, la Magdeleine c’était, traits pour traits, la Claudie, notre servante ! Elle me regardait, avec ces yeux que je lui ai déjà vus en réalité, ces yeux qui me gênent… et, c’est affreux à dire : moi, moi le Christ, au lieu de repousser ses avances, d’essayer de l’amener au bien, de lui dire les mots qui purifient, je n’avais pas le courage ! que dis-je ? j’éprouvais comme une joie de sa présence, son regard me troublait, sa caresse me retenait ! C’était moi, moi qui la rapprochais de moi, et avant que j’aie pu me ressaisir, oh ! mon père ! je devenais humainement et misérablement sa chose !… (Avec des sanglots.) Vous entendez, mon père, sa chose ! sa chose !

Il se laisse tomber aux pieds du prêtre et sanglote, la tête enfouie dans son bras et appuyée sur les genoux de l’Abbé.

L’Abbé, lui caressant paternellement la tête.

Mon enfant ! Mon pauvre enfant !

Maurice, relevant la tête.

Ah ! Comment expierai-je un pareil sacrilège ! (Il se lève et passe à droite.) Quand je me suis éveillé, j’ai prié ; j’ai prié jusqu’au matin, implorant mon pardon, me déchirant la poitrine, me meurtrissant les chairs mais je le sens bien : Dieu s’est retiré de moi !

L’Abbé, se levant et allant à lui.

Non, mon enfant, non ! Dieu ne s’est pas retiré de vous ! Certes votre rêve est criminel et le démon vous a visité cette nuit. Mais croyez-vous que tous, et parmi les plus saints, nous n’avons pas eu à subir des épreuves pareilles ? Est-ce que saint Antoine n’eut pas à résister à toutes les tentations qui l’hallucinaient ? Sa sainteté en a-t-elle été diminuée ?

Maurice.

Oh ! mon père, si c’était vrai !

L’Abbé, lui prenant le bras.

Dieu ne retient que les péchés que l’homme commet à l’état conscient ; (Tout en marchant de façon à gagner tous deux la droite de la scène.) Mais sa miséricorde est trop grande pour qu’il fasse un grief d’un péché qui se produit en dehors du libre arbitre. Aussi, est-ce en son nom, mon fils, que je vous absous, et que je vous dis : allez en paix, vos péchés vous sont remis.

Maurice, se précipitant dans ses bras.

Oh ! mon père, mon père, que la bonté de Dieu est infinie !

L’Abbé, le serrant dans ses bras.

Mon cher enfant ! Que j’admire l’ardeur de votre foi de néophyte !

Maurice.

Mon père, je suis heureux.

L’abbé l’embrasse.


Scène VIII


Les Mêmes, la Comtesse, puis Luc dans le hall, le Marquis et Vétillé

La Comtesse.

Dans les bras l’un de l’autre ! Voilà qui est de bon augure. (Descendant au-dessus du fauteuil de droite de la table.) Je vous demande pardon de vous interrompre. (A Maurice.) Maurice, voici le docteur.

Maurice.

Comment ! Déjà ! On n’a pas averti.

La Comtesse.

Je te demande pardon, on a timbré deux fois. Dans le feu de votre entretien vous n’aurez pas entendu.

Maurice, montrant l’abbé.

Ah ! ma mère, mon meilleur médecin, le voici.

La Comtesse.

Ah ! voici ces messieurs.

Sur ces dernières répliques, on a vu, dans le hall, paraître Luc qui est allé se planter à son poste près de la porte donnant sur le perron.

Arrivent le marquis et Vétillé que Luc introduit aussitôt.

Le Marquis, s’effaçant pour laisser passer le docteur.

Tenez, si vous voulez entrer, mon cher docteur ?

Vétillé, uniforme de médecin principal.

Pardon.

Se trouvant face à face avec la comtesse, il s’incline.

Le Marquis.

Ma chère sœur, je te présente mon ami, monsieur le médecin principal Vétillé.

Vétillé.

Madame, très honoré.

La Comtesse, descendant en scène tout en parlant.

Combien c’est aimable à vous de vous être dérangé, Docteur !… Vraiment, par cette chaleur… !

Vétillé, descendant à l’exemple de la comtesse.

Il fait chaud, en effet ! il fait chaud !

La Comtesse.

Et surtout en uniforme !

Vétillé.

Ah ! ça, madame, c’est un principe chez moi ! Je déplore la fâcheuse tendance que je vois chez les officiers de se mettre en pékins dès qu’ils peuvent. On doit avoir l’orgueil de son uniforme.

La Comtesse.

Ces sentiments vous font honneur.

Vétillé, tout en se retournant vers l’abbé qui est devant le fauteuil à gauche de la bergère.

En tout cas, c’est ma façon de voir, ça ne fait de mal à personne ; (A l’abbé sans transition.) Vous êtes ecclésiastique, monsieur, si je ne me trompe… ?

L’Abbé, souriant.

Et catholique, oui, monsieur.

La Comtesse, présentant.

M. l’abbé Bourset, curé de notre village.

Vétillé, s’inclinant.

Ah ! parfaitement ! (Poursuivant sa pensée.) Eh ! bien, il ne vous vient pas à l’idée de vous mettre en pékin ? Alors, pourquoi est-ce que je m’y mettrais ?

L’Abbé.

Parfaitement dit.

Il remonte.

La Comtesse, présentant son fils qui est derrière la bergère et redescend par l’extrême droite.

Je vous présente également mon fils.

Maurice s’incline.

Vétillé, allant à Maurice et se plantant devant lui en assujétissant son lorgnon sur son nez.

Aha ! C’est le jeune phénomène en question.

La Comtesse.

C’est lui dont la santé…

Vétillé, les deux poings sur les hanches, et dévisageant Maurice comme il le ferait d’un soldat au régiment.

Oui, oui, je suis au courant. Le marquis m’a exposé en venant. Eh ! bien, mais… je ne peux pas vous répondre comme ça, moi ! faudrait voir, faudrait voir !

La Comtesse, esquissant un mouvement dans la direction de la chambre du fond.

Si vous voulez, docteur, que nous passions dans la chambre de mon fils.

Vétillé.

Eh ! bien, mais… ça me paraît ce qu’il y a de plus pratique.

La Comtesse, à son fils, l’invitant à se rendre dans sa chambre.

Maurice !

Maurice.

Voilà, maman !

Il remonte par l’extrême droite ; Vétillé remonte à la suite de la comtesse.

A ce moment on entend deux coups de timbre au lointain.

La Comtesse.

Oh ! justement voici du monde, dépêchons-nous ! (A l’abbé et au marquis, qui sont restés en place.) Vous permettez ! (Ils s’inclinent.) Par ici docteur !

Elle entre dans la chambre de Maurice suivie du docteur et de Maurice.

On voit, comme précédemment, paraître Luc dans le hall pour attendre les nouveaux arrivants.


Scène IX


Le Marquis, l’Abbé, puis Luc, Etiennette, Guérassin

Le Marquis, de sa place, c’est-à-dire au-dessus de la table.
Après un temps.

Dites donc, monsieur le curé ! vous tenez à voir le monde ?

L’Abbé, derrière la bergère.

Pas du tout.

Le Marquis.

Moi non plus ! Eh ! bien, si nous cédions la place… ? Allons fumer une bonne pipe dans ma chambre.

L’Abbé, bien bonhomme.

C’est que… je ne fume pas.

Le Marquis.

J’ai dit : "une… bonne pipe". C’est moi qui la fumerai.

Il va à l’abbé.

L’Abbé.

Ah ! A ce compte-là, je veux bien.

Le Marquis, apercevant Etiennette suivie de Guérassin qui pénètre dans le hall.

Oh !… Venez, monsieur le curé.

Il lui tend le bras et l’entraîne. Tous deux sortent par la droite premier plan.

Pendant ce qui précède on a vu Guérassin retirer son cache-poussière que Luc a déposé sur la table du hall.

Luc, une fois la sortie de l’abbé et du marquis, introduisant.

Si monsieur et madame veulent entrer, je vais aller prévenir madame la comtesse.

Etiennette. — C’est cela ! (Luc va frapper à la porte de Maurice et entre. — A Guérassin, après la sortie de Luc.) Dis donc ! Bien, ici ! pur ! noblesse vieille roche ! Ça se sent.

Guérassin.

Archipur !

Etiennette.

Archi !

Luc, ressortant de la chambre de Maurice et sans descendre.

Madame la comtesse prie madame de l’attendre un instant.

Etiennette. — Bien ! (Luc gagne le hall dont il referme la porte sur le salon - Etiennette s’assied sur le petit fauteuil à gauche de la bergère tandis que Guérassin en fait autant sur le fauteuil à droite de la table. — Une fois assis.) Mais qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! oui… Alors, n’est-ce pas ? En bas : le salon…

Guérassin.

Oui !

Etiennette.

La salle à manger,…

Guérassin.

Oui !…

Etiennette.

Et du billard je fais ma chambre à coucher.

Guérassin.

Oui. (Changeant de ton.) Oh ! bien, tu sais, comme je n’y suis pas admis !…

Etiennette, avec un sourire narquois.

Oh ! tu ne voudrais pas !

Guérassin.

Tiens ! pourquoi donc ?

Etienne.

Mais voyons ! Il y a trop longtemps qu’on se connaît ! Ces choses-là, c’est tout de suite ou jamais.

Guérassin.

C’est consolant !

Etiennette.

Mon pauvre vieux, aujourd’hui, tu es le "sans importance" pour moi !… D’ailleurs comme pour mes amants. Regarde : quand ils s’absentent, à qui me confient-ils ? A toi ! Musignol mon actuel, au moment de partir en manœuvres, qu’est-ce qu’il t’a dit ? "Tu tiendras un peu compagnie à Etiennette ! " Pourquoi ? Parce qu’on sait que tu es de tout repos.

Guérassin, avec un sourire vexé.

C’est ça ! C’est exquis !

Etiennette, se levant et remontant tout en parlant.

Oh ! Tiens ! tu ne mérites pas ton bonheur.

Guérassin, ronchonnant.

Oui, c’est entendu.

Etiennette, avec un soupir de regret.

Et pourtant si au lieu de toi, tout de même, j’avais fait cette tournée d’auto avec un autre !…

Guérassin, idem.

Non, mais va donc !

Etiennette.

Je ne sais pas si c’est la griserie de la vitesse, si c’est la campagne, l’air de la mer, le vent chaud, le soleil ?… Ah ! Je me sens amoureuse aujourd’hui !

Guérassin.

Allons, de qui encore ? Pas de Musignol, assurément.

Etiennette.

Oh ! non, lui, c’est mon amant.

Guérassin.

Alors ?

Etiennette.

Mais de personne, malheureusement. Amoureuse, un point, c’est tout. Amoureuse en disponibilité. (Au-dessus du fauteuil sur lequel est assis Guérassin.) Il y a des moments comme cela où l’on sent que l’on aimerait aimer quelqu’un ! Mais tu penses bien que si je l’avais ce quelqu’un, je serais avec lui, je ne serais pas avec toi.

Guérassin.

Merci.

Etiennette, allant jusqu’à la baie.

Pas de quoi ! (Admirant le paysage.) Regarde-moi cette vue, cette mer verte ! cette bonne brise tiède ! Ça ne t’incite pas à l’amour ?

Guérassin, qui s’est levé sur ces paroles, allant se mettre à côté d’elle à sa droite.

Mais si, je te dis !

Il lui prend la taille.

Etiennette, se dégageant.

Oh ! là ! t’es bête ! (Changeant de ton.) Ah ! J’aimerais à prendre un bain là-dedans ! On se déshabillerait dans la cabine, là-bas…

Guérassin, d’une main lui prenant la taille, de l’autre le poignet et la faisant familièrement passer au 2.

Oui, eh bien ! on se baignera quand on sera arrivé à Roscoff ! On a emporté ses costumes et ses peignoirs pour ça ! Au moins là-bas, il y a des bains organisés.

Etiennette, sentimentale.

Justement, ce ne sera pas la même chose ! Se baigner avec un tas de gens qu’on ne connaît pas !… dans la même eau !

Guérassin.

On ne peut pourtant pas vous donner une mer par personne.

Etiennette, revenant à sa place primitive et désignant la mer.

Mais c’est ce qu’on a ici : l’Océan à soi tout seul ; la mer tout à vous, la mer toute vierge.

Guérassin, sur le ton d’un homme qui la connaît dans les coins.

Mais non ! Elle a l’air comme ça ; mais c’est la même qu’à Roscoff. Elle fait sa vierge ici, et là-bas elle s’est donnée à tout le monde !… Faut pas s’en laisser conter.

Etiennette.

Ah ! Tu n’as pas l’âme poétique pour un sou.

Guérassin.

Ah ! Toi tu l’as, l’âme poétique !

Etiennette.

Toujours

A ce moment Heurteloup, venant du hall, pénètre carrément dans le salon, comme un homme qui entre dans une pièce où il ne s’attend à trouver personne. Il a changé de vêtements et porte une longue redingote noire très sévère.


Scène X


Les Mêmes, Heurteloup, puis la Comtesse

Heurteloup, qui se dirigeait vers la table, apercevant Etiennette et Guérassin.
Avec un petit mouvement de recul.

Oh ! pardon, je ne savais pas !…

Etiennette et Guérassin, le reconnaissant.

Ah ! Totor !

Heurteloup, reculant instinctivement vers la porte de Maurice.

Nom d’un chien ! Etiennette, Guérassin !

Etiennette.

Eh ! bien, qu’est-ce que tu fais ici ?

Heurteloup, revenant à eux.

Chut ! Taisez-vous ! C’est le sein de la famille : ma femme, mes cousin, cousine, neveu, tout le tralala… et des curés ! De la religion jusqu’au cou !

Etiennette, riant.

Ah ! c’est pour ça que tu es en sacristain ?

Heurteloup.

C’est ma tenue de recueillement. Surtout, si on vient, vous ne me connaissez pas.

Etiennette.

Ah ! Mon pauvre Totor !

Guérassin, à pleine voix.

Eh ! bien, et la Choute ?

Heurteloup, sursautant.

Oh ! chut donc !

Guérassin, sans voix, articulant simplement avec les lèvres.

Eh ! bien, et la Choute ?

Heurteloup.

Elle est à Concarneau ! Pauvre petite, c’est pas drôle ! Juste deux heures par jour pour se voir ! C’est sec !… et de plus, le matin ! Assommant pour les deux ! Mais pas moyen autrement ! Faut que ça concorde avec les offices ! (Etiennette et Guérassin rient.) Choute qui n’aime pas qu’on l’éveille de bonne heure ! Comme c’est gai ! et moi, obligé d’avaler des kilomètres de bécane ! Voilà un calvaire ! Oh ! le mariage ! (Etiennette et Guérassin rient à gorge déployée.) Chut ! la cousine !

On redevient subitement sérieux avec l’aspect des gens qui ne se connaissent pas. Heurteloup s’écarte avec des petites révérences, pour se donner l’air de quelqu’un qui vient seulement d’entrer.

La Comtesse, s’avançant vers Etiennette.

Madame de Marigny ?

Etiennette, très correcte. Oui, madame.

La Comtesse.

Mon maître d’hôtel m’a remis votre carte. Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais j’étais avec mon fils qui vient d’être un peu souffrant.

Etiennette.

Mais je vous en prie, madame.

La Comtesse, indiquant Guérassin.

Monsieur de Marigny sans doute ?

Guérassin. après une seconde d’hésitation voyant que c’est lui dont il est question.

Non !… non madame, à mon grand regret, je dois le dire.

La Comtesse.

Ah ! pardon.

Etienne.

Monsieur est un de mes amis qui a bien voulu m’accompagner : monsieur Guérassin.

Guérassin s’incline. La comtesse fait un salut aimable de la tête.

La Comtesse, présentant Heurteloup un peu au-dessus.

Mon cousin, monsieur Hector Heurteloup.

Salut correct et froid de part et d’autre.

Heurteloup.

Je vous demande pardon, j’ai fait irruption dans le salon, ignorant qu’il y avait du monde, mais je puis…

Il fait signe de se retirer.

Etiennette.

Mais du tout, ce que j’ai à dire ne cache aucun mystère.

La Comtesse, indiquant le fauteuil à droite de la table.

Je vous en prie.

Heurteloup avance un peu ledit fauteuil sur lequel s’assied Etiennette, puis, en faisant le tour de la table par en dessus, va s’asseoir sur le pied de la chaise longue. Guérassin s’assied sur le tabouret, la comtesse, sur le fauteuil gauche de la bergère.

Etiennette, une fois tout le monde assis.

Voici en deux mots, madame… J’ai vu qu’il y avait, attenant au parc de ce château, un pavillon de chasse disposé en maison d’habitation, et qui est à louer.

La Comtesse.

Parfaitement.

Etiennette.

Je l’ai visité et il me plaît tout à fait. Alors, comme on m’a dit que c’était vous qui en étiez propriétaire…

La Comtesse.

En effet, madame ! mais l’on aurait dû vous dire également que c’était mon intendant qui avait charge… Mais n’importe ! je suis bien heureuse que vous vous soyez adressée à moi puisque cela me permet de recommander tout particulièrement votre requête à mon intendant.

Etiennette.

Vraiment madame, je suis confuse !

La Comtesse.

Mais du tout, madame. Croyez bien que c’est en égoïste que je parle. Vous devez le savoir mieux que personne, dans notre monde, nous avons un peu le préjugé de caste. Aussi, quand il m’arrive de pouvoir louer à quelqu’un de la noblesse…

Etiennette, un peu interloquée. Ah ?

Elle jette un regard à Guérassin qui en adresse un à Heurteloup qui, lui, ne bronche pas.

La Comtesse, cherchant dans sa mémoire.

"De Marigny" ! j’ai connu un chevalier de Marigny. Est-ce que vous auriez épousé son fils ?

Guérassin ne peut réprimer un pouffement de rire qui, dans l’effort qu’il fait pour le retenir, prend l’apparence d’un vaste éternuement qu’il étouffe aussitôt dans son mouchoir. Heurteloup et Etiennette le foudroient d’un regard.

La Comtesse, qui croit qu’il a éternué.

A vos souhaits, monsieur.

Guérassin, une seconde interloqué.

Hein ? Mille grâces, madame.

La Comtesse.

C’est le grand soleil qui enrhume.

Guérassin.

C’est le grand soleil, évidemment.

Il lance un petit coup de pied d’intelligence à Heurteloup, qui, gêné, se détourne d’un mouvement brusque. Mais comme il est tout au pied du rocking, ce jeu de scène fait basculer la chaise longue qui le dépose par terre, en repliant son dossier sur lui.

Tous.

Oh !

La Comtesse.

Eh ! bien qu’est-ce qui vous prend, Hector ?

Heurteloup, se relevant et se rasseyant.

Hein ! rien… c’est le rocking qui a basculé.

La Comtesse.

Oh ! vous nous donnez des émotions ! (A Etiennette.) Je vous demandais donc, madame ; si…

Etiennette, avec décision.

Mon Dieu, madame, j’aime mieux être franche : je ne suis pas mariée. J’ai bien connu le chevalier de Marigny, mais il fut un ami et un père pour moi ; à ce point, que quand j’ai eu la douleur de le perdre, son nom m’est resté par l’habitude ; et comme aucun héritier n’était là pour le recueillir, j’ai continué à le porter au théâtre.

La Comtesse, refroidie.

Ah ! vous ?…

Elle se lève, Etiennette se lève également.

Guérassin, à part.

Aïe donc !

Il se lève à son tour. Seul Heurteloup reste assis.

Etiennette.

Quant à moi, mon nom est beaucoup moins aristocratique : je m’appelle vulgairement Charlotte Cunard, comme mon père qui tenait un petit café rue de la Tour d’Auvergne. Vous voyez donc, madame, que je serais fort en peine pour faire croire que j’ai du sang bleu dans les veines.

La Comtesse, pincée.

Mon Dieu, madame, après ce que…

Etiennette, lui coupant la parole.

Laissez-moi achever, madame… quand ce ne serait que pour me permettre de dire moi-même ce qui me serait plus pénible à entendre de votre bouche. De la profession de foi que vous avez bien voulu me faire tout à l’heure, je dois conclure que j’ai peu de chance de retrouver les bonnes dispositions que vous sembliez avoir à mon égard, et que, par conséquent, pour ce pavillon…

La Comtesse, avec effort.

Ecoutez, madame, puisque vous avez le tact de comprendre certaines susceptibilités qui sont peut-être d’un autre âge, mais enfin qui sont.

Etiennette.

Oui, madame, oui.

La Comtesse.

Certes, je ne jette la pierre à personne ; mon cousin vous dira que nos sentiments chrétiens sont trop ancrés…

Etiennette. Ah ?

Elle se tourne d’un air moqueur vers Heurteloup ainsi que Guérassin.

Heurteloup, les lèvres pincées.

Hein ?… euh… Oui !… oui, oui, oui.

La Comtesse.

Mais enfin, dans notre entourage, très austère, un milieu artiste surgissant tout à coup !… Ce serait même une gêne de part et d’autre.

Etiennette.

Il suffit, madame ! Ne vous croyez pas obligée de me donner des explications. Soyez bien persuadée, même, que si j’avais pu prévoir…, mais l’écriteau ne portait aucune restriction… alors, je me suis cru permis… N’importe ! je suis édifiée et il ne me reste plus qu’à m’excuser.

La Comtesse.

Croyez que je suis désolée…

Etiennette, avec une pointe d’ironie.

Ne vous désolez pas, madame, il n’y a vraiment pas de quoi ! (A Guérassin sur un ton détaché.) Vous venez, mon ami ? (Saluant.) Madame ! Monsieur…

La Comtesse, s’inclinant légèrement puis, tout en remontant un peu.

Si vous voulez accompagner madame jusqu’à son automobile, Hector ?

Heurteloup.

Volontiers.

Il remonte par la gauche de la table, remet en passant le fauteuil occupé par Etiennette à sa place primitive et sort à la suite des deux visiteurs.

La Comtesse, s’inclinant une dernière fois.

Madame.

Echange de saluts. Au moment de la sortie, Eugénie paraît à la porte du salon ; elle s’efface devant Etiennette et les deux hommes. On échange des saluts froids et Eugénie reste un moment sur le pas de la porte à regarder la sortie.

La Comtesse, une fois la sortie faite, agitant son mouchoir comme pour chasser les miasmes et gagnant à gauche.

Ah ! pouah ! pouah !

Eugénie, sur le pas de la porte.

Qu’est-ce que c’est que ces gens ?

La Comtesse.

Une actrice ! Une actrice chez moi !

Eugénie, descendant au-dessus de la table.

Une actrice !

La Comtesse, gagnant le milieu de la scène.

Ah ! ces créatures ont toutes les audaces !

Eugénie.

Une actrice ! Et M. Heurteloup se commet avec elle ?

La Comtesse, se dirigeant vers la chambre de son fils.

Non, ne t’inquiète pas, c’est moi qui l’ai prié…

Eugénie.

Ah ! J’espère !

Elle descend en scène.


Scène XI


Les Mêmes, Vétillé, puis le Marquis et l’Abbé

La Comtesse, voyant le docteur qui sort de chez son fils.

Ah ! docteur !… (Redescendant en scène avec lui.) Eh ! bien, vous avez examiné mon fils ?

Vétillé.

Eh ! oui, madame. Il se dispose à aller prendre son bain.

La Comtesse.

Ah ! vous autorisez ?…

Vétillé.

Certes ! Très bon, la mer ! Ca fouette le sang !… Tout ce qui est exercice violent, j’approuve.

La Comtesse.

Et comment l’avez-vous trouvé ? Qu’est-ce qu’il a ?

Vétillé.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est un garçon qui fait de la neurasthénie.

La Comtesse, s’effarant.

Ah ! mon Dieu ! C’est grave ?

Vétillé.

En soi, non !… mais enfin, c’est toujours un mauvais terrain.

La Comtesse.

Vous m’effrayez ! Quand je pense que ce garçon doit partir en octobre pour son service militaire.

Vétillé.

Ah ? Bon, ça ! très bien, parfait !

La Comtesse.

Ah ?

Vétillé.

C’est ce qui peut lui arriver de meilleur. Il trouvera parmi ses camarades des exemples salutaires à son état, et, s’il a la bonne idée de les suivre…

La Comtesse.

Vraiment, docteur ? Ah ! Vous me tranquillisez ! Mais enfin, étant donné l’état actuel, comment peut-on enrayer ?…

Vétillé.

Comment ?

La Comtesse.

Oui.

Vétillé, embarrassé et tout en se tortillant la moustache.

Comment ! (Brusquement.) Ecoutez-moi, madame : je suis un vieux militaire, et, pour moi, un chat est un chat.

La Comtesse.

Oui, docteur, oui.

Vétillé.

Eh ! bien, ce qu’il faudrait à votre fils, dame ! il faudrait !… il faudrait !…

La Comtesse, sur les charbons.

Mais quoi ? Quoi ?

Vétillé, éclatant.

Mais qu’il marche, madame ! qu’il marche !

La Comtesse, qui ne comprend pas.

Qu’il marche ?

Vétillé.

Evidemment !

La Comtesse, très naïvement.

Mais… il marche, docteur.

Vétillé, interloqué.

Hein !… Avec qui ?

La Comtesse.

Mais avec ma cousine, avec moi, avec M. le curé.

Vétillé, ahuri.

Hein ? (Retenant une envie de rire.) Ah ! non, non ! vous n’y êtes pas du tout ! Notez que je ne trouve pas mauvais qu’il fasse du footing avec madame, ou avec M. le curé, mais ce n’est pas du tout cela que j’entends.

La Comtesse.

Mais alors, quoi ? Quoi ?

Vétillé, s’emballant.

Mais ne comprenez-vous pas, madame, que ce qui travaille cet enfant, c’est sa jeunesse, c’est son printemps ! ne comprenez-vous pas qu’il subit la loi de la nature, commune à tous les êtres, commune aux oiseaux, aux fleurs, aux arbres, à tout ce qui a une vie ? C’est le bourgeon qui crrrève de sève jusqu’à éclater. (Esquissant le mouvement de remonter pour redescendre aussitôt.) Eh ! bien, nom de D… ! (Sur ce juron qu’il n’achève pas, Eugénie et la comtesse comme deux poules effarouchées se rapprochent instinctivement l’une de l’autre. Eugénie fait un rapide signe de croix. La comtesse contracte sa figure comme lorsqu’on entend scier un bouchon.) qu’on fasse donc ce qu’il faut pour qu’il éclate.

La Comtesse, commençant à s’énerver.

Mais qu’est-ce qu’il faut, docteur ?

Vétillé, à tue-tête.

Mais une femme, madame, une femme !

La Comtesse.

Une femme ?

Eugénie.

Pourquoi faire ?

Vétillé, subitement calmé.

Ah ! ça, madame, vous m’en demandez trop.

La Comtesse.

Une femme !… mon fils !… mais… c’est un saint !

Vétillé.

Eh ! justement, madame, mais c’est un saint-vierge ! Et c’est ce qu’il ne faut pas.

La Comtesse.

Mais songez, docteur, songez que mon fils a l’intention de se consacrer à Dieu.

Eugénie.

Et Dieu impose à ses ministres, comme premier devoir, la chasteté.

Vétillé.

Ah ! ça, madame, c’est un autre point de vue, chacun son traitement ; moi, ce n’est pas le mien.

Il remonte.

La Comtesse, remontant à sa suite par un mouvement arrondi de façon à passer au 3.

Et puis, enfin, mon fils est trop jeune pour le marier.

Vétillé.

Mais qui est-ce qui vous parle de le marier ?

La Comtesse, scandalisée.

Oh ! Oh !

Elle gagne la droite jusqu’au-dessus du fauteuil.

Eugénie, gagnant la droite également.

Oh ! mais docteur, vous êtes le diable !

Vétillé, riant.

Mais non, madame, mais non.

Il gagne jusqu’à la baie.

Le Marquis, passant la tête par l’embrasure de la porte par laquelle il est sorti, et qu’il entr’ouvre avec précaution.

On est parti ?

Il entre suivi de l’abbé.

La Comtesse, s’élançant vers lui pour redescendre aussitôt par la gauche du fauteuil qui est près de la tricoteuse.

Ah ! viens, Onfroy ! Et vous, monsieur le curé, venez à notre secours. M. le docteur est en train de nous dire des choses terribles.

Eugénie, à l’abbé qui est descendu par la droite, passant devant lui, les mains jointes, dos au public, de façon à arriver à l’extrême droite.

Terribles !

Le Marquis, au-dessus de la bergère.

A ce point ?

L’Abbé.

Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?

La Comtesse.

Il a vu Maurice, n’est-ce pas, et il nous a dit qu’il faudrait… qu’il faudrait… Oh ! non, je n’oserai jamais.

Elle se laisse tomber sur le fauteuil.

Vétillé, descendant au-dessus de la table et du fauteuil de droite.

J’ai dit, j’ai dit… que ce jeune homme était arrivé à la nubilité et que la nubilité avait ses exigences.

Le Marquis, triomphant.

Là ! qu’est-ce que je disais ?

Il va au docteur. L’abbé sérieux et songeur, hoche la tête.

La Comtesse.

Ainsi, vous comprenez, M. le Curé, ce que l’on voudrait, que mon fils…

Eugénie.

Oui, l’œuvre de chair, et sans mariage encore ! Voyons, M. le Curé, parlez, dites votre indignation.

L’Abbé, entre la comtesse assise, et Eugénie.

Ah ! madame, la question est grave, et vaut qu’on y réfléchisse.

La Comtesse.

Hein ?

Eugénie.

Comment, vous ne frémissez pas ?

L’Abbé.

Je suis bien obligé de tenir compte de l’état particulier de Maurice. Il est établi que son tempérament manifeste des exigences impérieuses qui rejaillissent sur sa santé. Eh bien ! qui vous dit que ce tempérament qu’il ignore aujourd’hui ne le trahira pas quelque jour ?

Eugénie.

C’est vous, monsieur le curé, qui parlez ainsi !

L’Abbé.

Mais oui, madame, c’est moi. Le vœu de chasteté est un sacrifice dont on ne mesure souvent pas assez l’étendue. Au moins, Maurice, s’il le prononce quelque jour le fera-t-il en connaissance de cause ; et, dût-il en résulter son renoncement à une vocation dont il ne se sentirait pas la force, j’aimerais encore mieux cela, alors qu’il en est temps encore, que le voir devenir plus tard un mauvais prêtre ou un renégat.

Il gagne le milieu de la scène en passant devant la Comtesse.

Le Marquis.

Voilà !

Vétillé.

Parfaitement parlé !

La comtesse affalée, les yeux à terre, écarte les bras et les laisse retomber comme une femme désorientée.

Eugénie, pimbêche.

Vraiment, monsieur le curé, vous êtes d’un libéralisme ! Certes, votre prédécesseur était autrement intransigeant.

Elle remonte et va s’appuyer sur le dossier de la bergère.

L’Abbé.

Bien oui !… je sais : il y a les deux écoles. Moi, j’estime que l’intransigeance est incompatible avec le caractère du prêtre. La religion de Dieu est faite d’indulgence et de miséricorde. Eh bien ! je crois qu’il faut écouter les enseignements d’en haut et ne pas être plus légitimiste (Indiquant le ciel du doigt et avec un bon sourire.) que le roi.

Il gagne un peu la gauche.

Le Marquis.

Bravo !

Il remonte au fond.

Vétillé, qui est descendu par la gauche de la table.

M. le curé, je ne suis pas positivement un bondieusard ; mais, vrai, vous m’allez ! vous devriez être militaire.

L’Abbé.

Halte-là ! M. le médecin principal. En temps de guerre, nous avons notre place comme vous sur le champ de bataille ! Nous ne tuons pas, voilà tout.

Vétillé, se rebiffant.

Mais moi non plus, monsieur le curé ! moi non plus !… quoique médecin.

Il remonte par le même chemin et va rejoindre le marquis près de la baie.

L’Abbé.

Oh ! ce n’est pas cela que je voulais dire, soyez-en persuadé.

Vétillé, tout en remontant.

A la bonne heure.

L’Abbé.

Et maintenant, madame la comtesse, je vous ai dit ce que ma conscience me dictait, je ne veux pas intervenir plus longtemps dans une question qui sort vraiment trop de mes attributions. Vous avez eu la gracieuseté de m’inviter à déjeuner, j’ai encore mon bréviaire à dire, je vais, si vous le permettez, me recueillir un peu par là.

Le Comtesse, abattue.

Faites, monsieur le curé.

Il passe derrière le fauteuil de la comtesse, dans la direction de la porte de droite, il s’arrête en entendant parler Eugénie.

Eugénie, pincée.

Et moi aussi je m’en vais, parce que, vraiment, devant la tournure que prennent les choses !…

Elle remonte entre l’abbé et la bergère.

Le Marquis, moqueur.

Mais allez donc, Eugénie, allez donc !

Eugénie, sortant.

Mais certainement je vais ! Certainement je vais !… Elle sort le fond droit.

L’Abbé, sur le pas de la porte.

A tout à l’heure.

Il sort de droite.


Scène XII


Le Marquis, la Comtesse, Vétillé, puis Maurice

Vétillé, descendant vers la comtesse.

Tout le monde s’en va ?… Mais alors, moi aussi.

La Comtesse, se levant.

Quoi ? Vous aussi, docteur ?

Vétillé.

Mais, madame, ma mission est terminée ; pour la décision que vous avez à prendre, c’est affaire de famille, et je n’ai pas voix au chapitre. (A ce moment, la porte de Maurice s’ouvre et l’on voit celui-ci en costume de bain achevant de passer son peignoir que Luc lui tend.) D’ailleurs, voici votre fils qui est prêt ; si vous le permettez, en attendant l’heure de mon train, je descendrai avec lui, assister à son bain.

Le Comtesse, regardant son fils qui sort de sa chambre - avec émotion et d’une voix étranglée.

Le pauvre petit !

Maurice, sortant de sa chambre.

Je vais prendre mon bain, maman.

Le Comtesse, s’efforçant de dissimuler son trouble.

Oui, mon enfant, va !… Tiens, M. le docteur t’accompagne.

Maurice.

Ah ! c’est bien aimable ! Alors, venez docteur.

Il fait mine de gagner le hall.

Vétillé, faisant le même mouvement.

Voilà.

Le Comtesse, le voyant s’en aller, brusquement.

Maurice !

Maurice, se retournant.

Maman ?

Le Comtesse, très émue.

Embrasse-moi, mon enfant, embrasse-moi bien !

Maurice, allant à elle.

Mais avec joie, maman. (Il l’embrasse, elle le mange de baisers.) Qu’est-ce que vous avez ?

Le Comtesse, voulant cacher son émotion.

Rien, rien mon enfant ! va ! va !

Maurice, que cette réponse ne satisfait pas.

Ah ?

Il adresse au marquis un regard interrogateur.

Le Marquis, au-dessus et à gauche de la table.

Hein ?… Mais il n’y a rien. Ta mère éprouve le besoin de t’embrasser. C’est très naturel.

Maurice, peu convaincu.

Ah ?… oui… (À part.) C’est drôle (Haut à Vétillé.) Eh ! bien, docteur, si vous voulez ?…

Vétillé.

Je vous suis.

La Comtesse, le regardant partir.

Pauvre petit !

Vétillé.

A tout à l’heure, madame ! Je viendrai vous présenter mes hommages.

La Comtesse, remontant.

C’est cela, docteur, à tout à l’heure.

Le Marquis, remontant également.

Et merci.

Le Comtesse.

Ah ! oui.

Vétillé, fait un geste pour dire que cela n’en vaut pas la peine, puis : A tout à l’heure !

Il sort rejoindre Maurice.


Scène XIII


La Comtesse, le Marquis

La Comtesse, sur le pas de la porte du salon, les yeux dans la direction prise par son fils.

Et c’est cet enfant-là qu’on voudrait que moi… Oh ! non, jamais ! jamais !

Elle descend jusqu’à l’extrême gauche.

Le Marquis, descendant au-dessus du fauteuil droite de la table.

Allons ! Solange…

La Comtesse, se retournant vers le marquis.

Hein ? Tu triomphes, toi !

Le Marquis.

Moi ?

La Comtesse, s’asseyant sur le tabouret.

Mais en quoi êtes-vous donc faits, vous autres hommes, que tous, jusqu’aux plus purs, vous soyez ainsi assujettis à la tyrannie de votre chair ?

Le Marquis, allant à elle.

Prends garde, ma chère sœur, tu es en train de blasphémer ! Songe que c’est le bon Dieu qui a organisé les choses ainsi, pour la perpétuation de son œuvre. Et il a bien fait ! car c’est encore le meilleur moyen d’assurer la conservation de l’espèce.

Il gagne la droite.

La Comtesse.

Pauvre petit être si chaste, si pur… dans les bras d’une femme !…

Le Marquis.

Ah ! dame !

La Comtesse.

Alors sa mère ?… sa mère ne lui suffit plus ?

Le Marquis, avec une bonhomie narquoise.

Oh ! Tu ne voudrais pas !

Il remonte vers le fond.

La Comtesse.

Et il faudrait que j’aille démolir dans son âme le monument de candeur que j’avais si jalousement édifié. (Se dressant.) Oh ! non, ça jamais, jamais !

Le Marquis, avec un geste évasif.

Ah !

La Comtesse, passant à droite.

Tu t’en chargeras toi, si tu veux.

Le Marquis, s’inclinant.

Merci de la commission.

La Comtesse, douloureusement.

Moi, je fermerai les yeux, puisqu’il le faut.

Le Marquis, allant à elle.

Mais il m’enverra religieusement promener.

La Comtesse, s’affalant sur le fauteuil près de la tricoteuse.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !


Scène XIV


Les Mêmes, Huguette

Huguette, accourant et se dirigeant droit vers la baie.

Ma tante, ma tante ! Qu’est-ce qui se passe sur la plage ? Je vois des gens qui courent en tous sens ! et au loin, dans la mer, une personne qui a l’air d’être entraînée par le courant.

Le Marquis, se précipitant sur la terrasse.

Entraînée !

La Comtesse, courant à la baie.

Allons bon ! Qu’est-ce qui arrive encore ?

Huguette.

Quelque nouvelle victime du raz de marée.

La Comtesse, avec angoisse.

Ce n’est pas Maurice ?

Huguette.

Non, Maurice connaît sa plage et ne se risque pas de ce côté-là.

Le Marquis, qui interroge l’horizon avec la longue-vue.

On dirait une femme ! Je vois sur sa tête comme une marmotte rouge.

Huguette.

La malheureuse !

Le Marquis.

Elle lutte éperdument contre le courant.

Huguette.

Et pas une barque, pas un homme pour aller à son secours !

La Comtesse.

De tous ces marins, aucun ne sait nager.

Le Marquis.

Heureusement qu’elle a l’air de bien savoir, elle ! Ah ! voilà quelqu’un qui s’est mis à l’eau et fait force de bras dans sa direction.

La Comtesse, poussant un cri de détresse.

Mon Dieu ! mais c’est Maurice !

Le Marquis et Huguette, tressaillant.

Maurice !

La Comtesse.

Oui, oui, je reconnais son maillot.

Le Marquis, quittant la longue-vue.

Oui, c’est Maurice !

Huguette, répétant angoissée.

Maurice !

La Comtesse.

Mon Dieu ! mon Dieu ! mon enfant ! Mais il est fou ! (Courant comme une folle vers le hall.) Maurice !… Maurice !…

Le Marquis.

Voyons, Solange, un peu de sang-froid.

La Comtesse.

Mais tu ne vois pas que les flots l’entraînent ! Maurice ! Maurice ! (Elle sort, suivre du marquis. Arrivée dans le hall.) Luc ! Luc ! tout le monde ! Vite ! Venez tous, M. Maurice est en train de se noyer… Maurice ! Maurice !

Elle disparaît par le fond, suivie du marquis.
Huguette est restée affalée, sans forces contre le chambranle de la baie.

A peine le marquis et la comtesse sont-ils sortis depuis quelques secondes que l’on voit dans le hall, surgir en trombe, Luc suivi des deux valets de pied ; ils traversent, affolés, avec des "ah ! mon Dieu ! quelle catastrophe ! qu’est-ce qui se passe ?… vite d épêchons ! etc." et disparaissent par le fond - quelques secondes encore et courant à leur suite, passe Eugénie, trottinant tant qu’elle peut pour les rattraper, en levant de grands bras au ciel.

Huguette, qui est restée comme paralysée, les yeux fixés sur l’horizon.

J’ai peur ! J’ai peur ! Oh ! qu’il est déjà loin !… Il a presque rejoint la femme ! (Les yeux au ciel.) Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous ne laisserez pas se consommer une pareille catastrophe ! (Tombant à genoux contre la fumeuse dont le dossier lui tient lieu de prie-Dieu.) Mon Dieu ! je vous implore à genoux, sauvez Maurice ! Sauvez-le ! Je sais que son vœu le plus ardent est de m’amener à vous. Eh bien ! je jure de me faire votre servante ! mais sauvez-le, mon Dieu, sauvez-le !


Scène XV


Huguette, l’Abbé

L’Abbé, accourant, très inquiet.

Que se passe-t-il donc ? J’ai entendu crier ; tout le monde courait !

Huguette, courant à l’abbé.

Ah ! monsieur le curé, recevez mon serment ! Devant vous je renouvelle le vœu que je viens de faire à Dieu de renoncer au monde et d’entrer au couvent.

L’Abbé.

Qu’y a-t-il donc ? Vous m’effrayez !

Huguette.

Il y a que Maurice est en péril, qu’il va se noyer peut-être.

L’Abbé.

Se noyer, Maurice ! Et vous ne me dites pas ça tout de suite !…

Il sort rapidement.

Huguette, continuant à lui parler bien qu’il ne l’écoute plus.

Ah ! sauvez-le, mon père ! Ramenez-le ! (Après un temps d’abattement, relevant la tête.) Où est-il ? Je n’ose regarder… ! (Risquant un regard et avec un cri rauque.) Je ne le vois plus… ! Ah ! si, il a gagné à gauche… ! On dirait qu’il se rapproche de la rive… ! la femme est près de lui… ! Ah ! Seigneur, est-ce possible ? Courage, Maurice, courage !… un peu d’effort… ! Va… ! va… ! Il n’y a plus très loin… ! On dirait qu’il a pied… ! Oui… ! oui… ! Il soutient la femme qui a l’air épuisée… ! Il la prend dans ses bras ! Sauvés ! Ils sont sauvés ! Ah ! Dieu ! soyez béni ! qui avez eu pitié de ma détresse !

Sa phrase s’achève dans une sorte de rire convulsif ; en même temps elle tombe à genoux contre la fumeuse.


Scène XVI


Huguette, Luc, deux valets de pied, la Claudie, puis l’Abbé

Luc, suivi des deux valets qui portent des peignoirs, des brosses à friction, des bouteilles d’alcool.

Venez ! venez vous autres ! (Au premier valet de chambre tout en ouvrant la porte du fond.) Tenez, vous ! apprêtez tout par là, chez M. Maurice. (A l’autre ouvrant la porte de droite.) Vous, dans cette pièce pour la dame. (A La Claudie qui accourt.) Et toi, La Claudie, des serviettes dans les deux chambres. Vite !

Les deux valets de chambre sont entrés au fur et à mesure des ordres, chacun dans la chambre qu’on lui a indiquée.

Au moment où La Claudie s’apprête à rebrousser chemin, elle s’efface pour laisser entrer l’abbé, puis sort immédiatement, suivie de Luc qui regagne précipitamment le parc, tandis que la Claudie file à droite.

L’Abbé, accourant.

Ah ! mon enfant, remerciez le Très-Haut. Il a exaucé votre prière.

Huguette, qui s’est relevée à l’entrée des domestiques.

Je le sais, monsieur l’abbé ! de la fenêtre j’ai suivi tout le drame. Ah ! que Dieu soit béni ! (Après un temps, changeant de ton.) Vous avez reçu mon serment, monsieur l’abbé, je le tiendrai.

L’Abbé.

Non, mon enfant, non ! Dieu a entendu votre cri de détresse et en a eu pitié, mais jamais il ne fait de sa miséricorde le prix d’un marché. Un vœu prononcé dans de telles circonstances ne saurait être valable ! devant lui, et en son nom, je vous en relève !…

Huguette.

Cependant, monsieur l’abbé… !

L’Abbé.

Chut ! voici du monde.

Il descend un peu à droite.


Scène XVII


Les Mêmes, la Comtesse, suivie d’Eugénie

La Comtesse, radieuse et émue allant à l’abbé.

Sauvé ! Il est sauvé ! Ah ! monsieur l’abbé !

L’abbé.

Madame la comtesse, le Seigneur était avec vous.

Eugénie, accourant à la suite de la comtesse et s’arrêtant au fond.

O Jésus ! Marie ! Sainte Mère de Dieu ! Soyez bénie !

Elle se signe.

La Comtesse, à Huguette. Huguette ! Huguette ! Ton cousin est sauvé !

Huguette, sur un ton sauvage.

Oui !…

Elle sort brusquement par la terrasse.

La Comtesse, la regardant partir.

Petit cœur sec, va !

Elle descend à gauche.

L’Abbé, descendant à l’extrême droite.

Hé ! Sait-on jamais ce qui se passe au fond d’un cœur ?

Eugénie, elle descend par la gauche de la table.

Il n’y a qu’à la voir !

L’Abbe, sur un ton plein de sous-entendus.

Oui, je sais bien !


Scène XVIII


Les Mêmes, le Marquis, suivi de Maurice en peignoir, portant dans ses bras Etiennette, en costume de bain et enveloppée d’un peignoir - elle a une marmotte rouge sur la tête. A leur suite, Guérassin, Vétillé, Luc.

A ce moment, grande rumeur ; on voit arriver précédé du marquis, Maurice portant Etiennette à moitié évanouie et accompagné des personnes ci-dessus désignées - Cette entrée doit durer l’espace d’un éclair - Le Marquis s’efface à gauche, pour livrer le chemin à Maurice - Luc se précipite, en passant derrière la bergère, pour ouvrir la porte droite, premier plan ; Maurice descend avec Etiennette et passe devant la bergère pour gagner la chambre - Au-dessus du cortège, cavalcadant, tel un Auguste de cirque, Guérassin portant les vêtements d’Etiennette et ne trouvant rien d’autre que de répéter à satiété. "Quel drame, mon Dieu, quel drame ! " - Vétillé suit également - A l’entrée des personnages, la comtesse se précipite au-devant de son fils, ainsi qu’Eugénie. C’est un vrai brouhaha dans lequel on distingue ce qui suit, dit en quelque sorte ensemble - Tout le monde parle à la fois, en faisant irruption dans la pièce.

Le Marquis.

Tenez, par ici !

Maurice.

La porte, Luc, la porte !

La Comtesse.

Ah ! mon enfant ! quelle imprudence !

Maurice.

Oui, maman, tout à l’heure.

Luc ouvre la porte de droite.

Guérassin.

Quel drame, mon Dieu ! quel drame !

Etiennette, reprenant ses sens.

Qu’est-ce qu’il y a eu donc ?

Maurice.

Rien, rien ! docteur, venez !

Vétillé.

Voilà !

Guérassin.

Quel drame ! mon Dieu ! quel drame !

Il entre à la suite de tout le monde, dans la pièce, premier plan droit.


Scène XIX


La Comtesse, le Marquis, Eugénie, puis la Claudie

La Comtesse, qui a accompagné tout le monde jusqu’à la porte, se laissant tomber dans la bergère.

Ah ! Onfroy ! Onfroy, l’émotion par laquelle je viens de passer… !

Le Marquis, entre la porte et la bergère.

Voyons, ce n’est pas le moment de te laisser aller, maintenant que tout est fini.

La Comtesse, voyant La Claudie faire irruption et derrière elle, se diriger, son paquet de serviettes en mains, vers la chambre de droite, premier plan.

Qu’est-ce que c’est ?

La Claudie, faisant un crochet et venant à gauche du fauteuil voisin de la tricoteuse.

C’est les serviettes.

La Comtesse, avec humeur.

Eh ! bien, dépêchez-vous ! qu’est-ce que vous restez là à causer ?

La Claudie.

Mais c’est madame qui me parle !

La Comtesse.

Mais allez donc, voyons !

La Claudie, pirouettant à la voix de La Comtesse.

Oui, madame.

Elle refait le même crochet en sens inverse, et gagne rapidement la chambre de droite.

La Comtesse.

Dire que j’aurais pu ne jamais le revoir !

Eugénie, tout en gagnant la gauche.

Et tout ça pour cette demoiselle !

Le Marquis, au-dessus de la bergère.

Qu’est-ce que vous voulez, Eugénie ? C’est toujours vous qui faites la perte des hommes.

Eugénie, humblement, les mains croisées sur la poitrine.

Moi ?

Le Marquis, s’avançant vers le milieu de la scène.

Votre sexe !

Eugénie hausse les épaules.

Le marquis remonte.

La Comtesse.

Ah ! je t’en prie !… Ne plaisante pas. Tu as le cœur aussi sec que ta fille.

Elle se lève.

Eugénie.

Et ce n’est pas peu dire !

Le Marquis, en appuyant sur le "oui".

Oui, Eugénie ! Oui !


Scène XX


Les Mêmes, Maurice, l’Abbé

Maurice, sortant de la chambre et se dirigeant vers la sienne.

Là ! Eh bien ! maintenant qu’il n’y a plus d’inquiétude à avoir, je vais me rhabiller.

L’Abbé, qui le suit.

C’est ça ! Ne prenez pas froid !

La Comtesse, qui est remontée, vivement à son fils.

Oh ! vilain enfant ! Tu n’aimes donc pas ta mère pour lui infliger des transes pareilles ?

Maurice.

Mais maman, il fallait bien !…

La Comtesse, entre lui et la porte de sa chambre.

Promets-moi, promets-moi que plus jamais…

Maurice.

Oui, maman ! seulement… je vais prendre froid.

Le Marquis.

Mais oui, laisse-le donc aller !…

La Comtesse.

Ah ! On voit que ce n’est pas ton fils à toi !… (A Maurice.) Va, mon enfant, va !… (A l’Abbé.) Monsieur l’Abbé, accompagnez-le ! Veillez à ce qu’il ne manque de rien.

Maurice, tout en entrant dans sa chambre dont il laisse la porte ouverte.

Oh ! ce n’est pas la peine.

La Comtesse.

Si, si ! Je vous en prie M. l’abbé.

L’Abbé.

Mais comment donc, madame ! (Il entre dans la pièce, et parlant à Maurice qu’on ne voit plus, comme pour l’exhorter, et en se donnant de petites tapes d’une main dans l’autre.) Allons ! allons !

La Comtesse, au moment de refermer la porte.
Apercevant la Claudie qui sort de droite, avec une partie du linge dans les bras.

Eh bien ! voyons, le linge ! le linge de M. Maurice.

La Claudie.

Mais j’étais là avec la dame noyée.

La Comtesse, nerveuse.

Eh ! "la dame ! la dame ! ", elle pouvait attendre : tandis que M. Maurice peut attraper froid.

Le Marquis, avec logique.

Mon Dieu, la dame aussi !

La Comtesse, avec un superbe égoïsme.

Oui, oh ! mais la dame… ! (A La Claudie.) Eh ! bien courez, voyons !

La Claudie.

Oui, madame.

Elle entre chez Maurice.

Eugénie, apercevant le docteur qui sort de chez Etiennette.

Ah ! le docteur !


Scène XXI


Les Mêmes, Vétillé

Vétillé, remontant dans la direction de la comtesse.

Allons, nous en avons été quittes pour la peur !… La petite syncope de cette jeune dame n’est que le résultat de l’émotion. Tout va bien.

Eugénie, bien pimbêche.

Vraiment, ce n’était pas la peine de venir jeter le trouble dans notre milieu pour si peu de chose !

Le Marquis, railleur.

Qu’est-ce que vous voulez Eugénie ?… Cette pauvre dame, elle a fait ce qu’elle a pu.

Eugénie, haussant les épaules avec dédain. Ah !

Vétillé, qui a regardé sa montre. Oh ! mais l’heure de mon train approche ! Il serait bon de penser au départ.

La Comtesse.

Vous avez le temps docteur. (A Eugénie.) Veux-tu voir si le phaéton est attelé ?

Eugénie, remontant.

J’y vais !

Vétillé.

Oh ! madame, ne vous donnez pas la peine !

Eugénie, passant entre le marquis et Vétillé - moitié miel et moitié vinaigre.

Mais comment donc, docteur !

Elle sort.

Vétillé.

Moi, madame, pendant ce temps, je vais aller prendre congé de votre fils, et voir, ce qui est peu probable, s’il n’a pas besoin de mes services. La vérité c’est que cela me permettra de le féliciter pour son courage et son dévouement, car pour ce qui est de sa santé, je suis sans inquiétude. Je vous ai dit le seul remède qu’elle réclamait. (Voyant à la physionomie de la comtesse que ce genre de recommandation la met au supplice.) Allons, je sens que je vous fais souffrir ; je vais retrouver votre fils.

La Comtesse.

Tenez, par ici, docteur.


Scène XXII


Le Marquis, la Comtesse, puis la Claudie

La Comtesse, referme la porte et pousse un gros soupir ; puis, remarquant le marquis qui se mord les lèvres d’un air narquois.

Ah ! je t’en prie, ne prend pas cet air malin ! tu m’agaces !

Elle descend à gauche.

Le Marquis, de l’air le plus candide.

Moi ?

La Comtesse, allant s’asseoir sur le fauteuil à droite de la table.

C’est vrai ! c’est ta faute tout ça ! C’est toi qui a sermonné le docteur.

Le Marquis, descendant près d’elle.

Moi !

La Comtesse.

Oui ! Eh bien ! vous aurez beau vous liguer contre moi ! jamais, tu m’entends, jamais !

Le marquis s’incline avec un geste de soumission et va s’asseoir sur le fauteuil près de la tricoteuse. A ce moment, la Claudie sort de la chambre de Maurice.

La Comtesse, avec anxiété.

Ah ! Eh bien ? M. Maurice ?

La Claudie, qui s’apprêtait à sortir, descendant auprès de la comtesse.

Oh ! ça va bien !

La Comtesse, respirant.
Ah ! tant mieux ! (La Claudie remonte pour sortir,

la rappelant.) La Claudie !

La Claudie, redescendant.

Madame la Comtesse ?

La Comtesse, après un effort visible.

Non…, rien.

La Claudie.

Ah ?

Elle remonte.

La Comtesse, brusquement.
Si !… (La Claudie s’arrête.

La comtesse voyant le regard du marquis fixé sur elle, et le sourire moqueur qu’il a sur les lèvres.) Ah ! ne ris pas, toi ! (A la Claudie, avec embarras.) Ca… ça t’ennuie beaucoup de rentrer à l’orphelinat de Kenogan ?

La Claudie, levant de grands bras.

Oh ! madame la Comtesse… !

La Comtesse, avec des efforts qui lui coûtent.

Eh bien !… c’est bien !… pour le moment je consens… Nous… nous verrons plus tard !… tu resteras au château.

La Claudie, avec expansion.

Oh ! merci, madame la Comtesse !

La Comtesse, avec humeur, lui coupant son élan.

Ah ! C’est bien… va !… va !… ne m’agace pas.

Elle se lève et gagne la gauche.

La Claudie, interloquée.

Oui, madame la Comtesse.

Elle sort radieuse.

Le Marquis, une fois la Claudie sortie.

Allons donc ! Tu te ranges au parti de la raison !

La Comtesse, protestant.

Moi ! moi ! qu’est-ce que tu veux dire ?

Le Marquis, bien amicalement.

Allons, voyons ! Crois-tu que je ne lis pas dans ta pensée ? (Se levant et allant vers elle.) Pourquoi ce brusque revirement, si ce n’est parce que tu te dis…

La Comtesse, toute honteuse et sur un ton suppliant.

Oh ! tais-toi ! tais-toi !

Le Marquis.

Ah ! tu vois bien que j’ai deviné juste.

La Comtesse, s’affalant sur le tabouret.

Ah ! les enfants !… les enfants !

Le Marquis, derrière elle, lui prenant affectueusement les épaules entre ses deux mains.

Ne te désole donc pas, va !… C’est la loi humaine après tout !… Eh ! bien, pourquoi s’insurger contre elle ? Faisons en sorte que Maurice ne vive pas plus longtemps en marge de cette loi !… et pour cela, le mieux est de laisser parler la nature : entoure habilement Maurice, sans avoir l’air de rien, de jolies femmes, de frimousses aguichantes !… qu’il en trouve partout et tout le temps !… que diable, il n’y a pas un homme qui n’ait son heure de défaillance et, un jour où la tentation sera trop forte…

Il gagne la droite.

La Comtesse, bien simplement.

Je le connais, il se mettra à prier.

Le Marquis.

Oh ! alors, zut !

Il remonte.

La Comtesse.

Et puis, tu es bon ! "Entoure-le, entoure-le" ! Comment veux-tu, que je m’y prenne ! Je n’en connais pas, moi, des femmes ! En as-tu toi ?

Le Marquis, qui est un peu redescendu sur les paroles de sa sœur.

Moi ? Mais ma pauvre sœur du bon Dieu, il y a longtemps que je suis rangé des voitures !

La Comtesse.

Quoi ?

Le Marquis.

Expression qui veut dire qu’il y a longtemps que j’ai enrayé du jour où j’ai constaté que j’étais au-dessous de mes affaires… et que je ne faisais plus honneur à ma signature… ! Aujourd’hui, je vis dans mes terres de Touraine et ce n’est pas là que… (Allant à elle.) La dernière que j’ai connue était une nommée Clarisse Houlgate qui avait fait les beaux jours du 16 mai.

La Comtesse, avec une lueur d’espoir.

Ah ! Eh bien ! voilà ! Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Le Marquis.

Dame ! elle est devenue… vieille ; du moins je le suppose, parce que, avec les femmes, les années, ce n’est pas comme avec les hommes.

La Comtesse.

N’importe ! Tu pourrais te renseigner ! une femme d’un certain âge… ! elles ont le sentiment maternel plus développé. Cette Houlgate me conviendrait très bien.

Le Marquis.

Non, mais tu es superbe ! Ce n’est pas à toi qu’il faut qu’elle convienne ! c’est à ton fils.

Il remonte.

La Comtesse.

C’est vrai ! (Avec découragement.) Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que le rôle d’une mère est donc difficile !

Elle remonte vers la droite de la table.


Scène XXIII


Les Mêmes, Heurteloup, puis Vétillé

Heurteloup, accourant, venant du hall côté droit et descendant milieu de la scène.

Qu’est-ce qu’on vient de me dire ? Maurice entraîné par le raz de marée ?…

La Comtesse.

Non !… non !… rassurez-vous.

Le Marquis.

C’est fini !… C’est fini !…

Eugénie, qui est entrée sur les derniers mots de son mari.

Ah ! tu arrives toujours comme les carabiniers, toi. (A la Comtesse, tout en descendant par la gauche de la table.) La voiture du docteur est avancée.

Le Marquis.

Ah ? bon ! (Allant ouvrir la porte de Maurice et appelant.) Docteur !

Vétillé, paraissant.

Voilà !

Le Marquis.

La voiture vous attend.

Vétillé.

Ah ! parfait ! (A la Comtesse.) Madame, votre fils est en excellent état.

La Comtesse, l’accompagnant jusqu’au hall ainsi que le marquis.

Encore merci, docteur.

Vétillé.

Mais comment donc ! Madame la Comtesse, je vous présente mes respects.

La Comtesse.

Au revoir, docteur, et ne nous abandonnez pas !

Le Marquis.

Je vous accompagne.

Vétillé.

Parfait ! (S’inclinant devant Eugénie et Heurteloup.) Monsieur ! Madame !

Heurteloup et Eugénie.

Au revoir, docteur !

Sortie du marquis et de Vétillé.


Scène XXIV


La Comtesse, Heurteloup, Eugénie, puis Etiennette et Guérassin

La Comtesse, au-dessus de la table et tout en mettant un peu d’ordre.

Ah ! je suis tout de même plus rassurée maintenant que j’ai vu le docteur.

Heurteloup, à droite du tabouret et devant.

Ca a l’air d’un bon médecin.

Eugénie, à gauche du tabouret et devant.

Tu trouves, toi ?… un médecin qui traite par la pornographie !

Heurteloup.

Oh !

Eugénie.

Jamais il ne te soignera ! tu entends !…

Heurteloup, avec un soupir de résignation.

Bon !

Eugénie.

Ni moi non plus.

A ce moment paraît Etiennette qui entre timidement, suivie de Guérassin. Elle est entièrement rhabillée à l’exception de son manteau que Guérassin porte sur le bras.

ENSEMBLE

mais avec

des sentiments

différents

La Comtesse.

Madame de Marigny !

Eugénie.

L’actrice !

Heurteloup, à part.

Etiennette !

Etiennette, timidement.

Excusez-moi, madame la Comtesse…

La Comtesse, qui est toujours au-dessus de la table, descendant vivement entre celle-ci et le rocking, et écartant Eugénie et Heurteloup pour passer entre eux afin d’aller plus vite à Etiennette.

Vous, vous ! madame ! Mais comment donc ! Mais je vous en prie, mais asseyez-vous !… Après les émotions que vous venez de traverser… !

Tous, étonnés.

Hein ?

Etiennette, n’en croyant pas ses oreilles.

Oh ! vraiment, madame, je suis confuse !

La Comtesse, la faisant asseoir dans la bergère.

Mais, je vous en prie, ne vous excusez pas.

Eugénie, à part, scandalisée.

Oh ! (Haut et sèchement impérative.) Viens, Hector !

Heurteloup.

Moi ?

Eugénie.

Oui, toi ; viens !

La Comtesse, qui s’est assise dans le fauteuil près de la bergère, à Eugénie.

Tu t’en vas ?

Eugénie, très pincée.

Oui ! nous avons à faire par là.

Elle remonte par la gauche de la table.

La Comtesse, en prenant philosophiquement son parti.

Ah ? Bien !

Heurteloup fait signe de la tête à la comtesse que ce n’est pas vrai et suit en époux résigné ; ils sortent.

La Comtesse, une fois la sortie faite.

Ah ! madame ! A quel effroyable danger vous venez d’échapper ! j’en suis encore tout en émoi.

Etiennette.

Ah ! Madame !

Guérassin, debout, appuyé à la bergère d’Etiennette.

J’en ai mon déjeuner qui m’est resté là.

Etiennette.

Et c’est au courage de monsieur votre fils que je dois… Aussi, avant de partir…

Elle se lève.

La Comtesse, la faisant rasseoir.

Eh quoi ! vous songez déjà à nous quitter ?

Etiennette.

Mais oui, madame.

La Comtesse, avec hésitation.

Ecoutez, madame !… vous… vous auriez désiré louer ce petit pavillon… ?

Etiennette.

Oh ! madame ! ne revenons plus sur ce caprice d’un moment dont vous m’avez fait comprendre toute l’outrecuidance.

La Comtesse.

Mais du tout madame. J’ai réfléchi et après tout…, tout bien pesé…, je ne vois pas pourquoi…

Etiennette.

C’est trop aimable madame. Mais non !… d’ailleurs, ce n’eût été que pour l’année prochaine, ainsi… !

La Comtesse, bien naïvement.

Oh ! comme c’est tard !…

Etiennette, étonnée.

Tard ! pourquoi ?

La Comtesse, id.

Mon fils sera au régiment à ce moment.

Etiennette, qui n’y entend pas malice.

Ah ! monsieur votre fils sera… ?

La Comtesse.

Oui, madame ! Penser qu’on crée des êtres pour en faire de la chair à canon… !

Etiennette, pousse un soupir approbatif puis après réflexion.

Oh !… en temps de paix.

Guérassin.

C’est moins dangereux.

La Comtesse.

C’est ce qui me console.

Etiennette, se levant.

Mais madame, je ne voudrais pas abuser… et si, avant de partir, vous m’autorisiez à exprimer ma reconnaissance à monsieur votre fils…

La Comtesse.

Mais comment donc ! Il sera trop heureux !… Il doit être prêt ; je vais le chercher.

Elle remonte vers la chambre de son fils.

Etiennette, suivant la comtesse par une passade arrondie.

Comment vous remercier madame…

La Comtesse.

Mais voyons… !

Elle sort, Guérassin est passé à gauche au moment où Etiennette est remontée.


Scène XXV


Les Mêmes, moins la Comtesse

Etiennette, une fois la porte refermée, descendant vivement vers Guérassin et avec transport.

Ah ! Guérassin ! Guérassin ! Ce garçon, depuis qu’il m’a serrée dans ses bras, depuis que j’ai éprouvé son étreinte vigoureuse, tandis qu’il me disputait aux flots… ! Ah ! je ne sais pas, Guérassin !… Jamais je n’ai été serrée comme cela !

Guérassin, faisant claquer sa main sur sa cuisse.

Allons, bon !

Etiennette.

Vois-tu, en une minute, en une seconde, j’ai senti que celui-là c’était mon homme ! je lui appartenais.

Guérassin, attestant le ciel.

Elle devient folle !

Etiennette.

Guérassin ! je n’ai jamais éprouvé cela !


Scène XXVI


Les Mêmes, la Comtesse, puis Maurice, et l’Abbé

La Comtesse, sortant de la chambre et descendant au-dessus de la bergère.

Voici mon fils, Madame.

Etiennette, s’élançant à sa rencontre.

Ah ! Monsieur je… (Maurice paraît, suivi de l’abbé. Il est en tenue de séminariste. Etiennette ne peut réprimer un sursaut à cette apparition.) Ah !

Guérassin, idem.

Ah ! (Riant sous cape.) Oh !

Maurice, descendant un peu.

Que je suis heureux, madame, de vous savoir saine et sauve !

Etiennette, essayant de dissimuler sa déception et de faire bonne contenance.

Et c’est à vous que je le dois… monsieur l’abbé ! Ah ! comment reconnaîtrai-je jamais… !

Maurice.

C’est le ciel que vous devez remercier, madame ; moi, je n’ai été que le bras qui exécute.

Etiennette.

C’est égal, monsieur l’abbé, je ne vous reverrai peut-être jamais, mais je tiens à vous dire que j’emporterai d’ici le souvenir le plus reconnaissant.

Maurice, très simplement.

Adieu donc, madame, et que Dieu vous protège !

Il descend jusqu’à la gauche du fauteuil qui est près de la tricoteuse ; la comtesse est près de lui devant le fauteuil, le curé au-dessus de la tricoteuse.

Etiennette.

Adieu, monsieur l’abbé !

On s’incline de part et d’autre. Etiennette remonte lentement.

Maurice, brusquement pris d’un étourdissement.

Ah !

Il a porté le bras droit à son front, de la main gauche il s’est retenu au dossier du fauteuil.

Tous.

Ah !

La Comtesse, qui a retenu son fils sur le point de tomber.

Maurice mon enfant !

Maurice, se remettant.

Ce n’est rien : un de ces fâcheux vertiges !… C’est passé. Merci.

La Comtesse.

Ah ! que tu me donnes de tourments.

Maurice.

Ce n’est rien. (A Etienne.) Adieu, madame.

Etiennette, s’incline à nouveau, puis au moment de sortir, jette un dernier regard à Maurice ; après quoi, à part, avec un soupir.

Ah ! C’est dommage !


RIDEAU