Le Bourgeon/Acte II
ACTE II
Chez Etiennette. — Petit salon très élégant. — A gauche premier plan, une cheminée avec sa garniture. — Deuxième plan, une porte. — Au fond, plein milieu, porte donnant sur une galerie. — A droite, premier plan, une fenêtre bow-window. — Deuxième plan, une porte. — Près de la cheminée, côté le plus rapproché de la scène, un petit fauteuil, dos au public. — De l’autre côté, lui faisant vis-à-vis, une bergère. — A droite de la bergère, un canapé face au public. — Adossée au canapé, une table de même grandeur. — Sous le canapé, un coussin de pied. — Un peu à droite et devant le canapé, à un mètre environ, un siège-tabouret. — Près de la grande table et à sa droite, une chaise volante. — A droite de la scène, près du bow-window, un peu au-dessus, un sofa, entouré d’un paravent. — Devant le sofa, un peu vers la gauche un siège-tabouret. — A gauche du sofa, un fauteuil portatif. — Entre le sofa et le fauteuil, une toute petite table à tiroirs. — Au fond, de chaque côté de la porte, un meuble de style. — Au fond, dans la galerie, face à la porte, un canapé. — Dans l’embrasure du bow-window, jardinière avec des plantes vertes. — Sur la grande table un service à café, une cave à liqueurs et une boîte contenant des cigarettes. — A la dernière feuille de gauche du paravent est suspendu, amené par un fil, un bouton de sonnerie électrique. — Autre bouton électrique à droite de la cheminée. — Lustre de style au plafond.
Scène première
Etiennette, Paulette, Cléo, Guérassin, Musignol, tenue de cheval d’officier de dragons
Celui-ci, plus bas en scène un peu à droite, est entre Paulette et Guérassin. — Cléo est près d’Etiennette. — Tout le monde parle à la fois : Guérassin et Paulette essayant de calmer Musignol ; Cléo de convaincre Etiennette. On entend des "allons Etiennette… ! — Mais non, mais non ! — Musignol voyons ! — Ah ! laissez-moi… ! " etc.
Voyons, Etiennette, ça n’est pas sérieux ! Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?
Mais rien, je te répète ! tu ne m’as rien fait. J’en ai assez ! j’en ai assez ! et voilà tout.
Ah ! non, non, celle-là… !
Une tasse de café, Cléo ?
Merci. (A mi-voix.) Pourquoi es-tu dure comme ça avec ce pauvre Musignol ?
Ah ! non, je t’en prie, hein ! ne te mêle pas ! (A Guérassin.) Du café, Guérassin ?
Avec beaucoup de sucre, s’il te plaît.
Non, non, elle est raide, celle-là ! (Revenant brusquement à Guérassin qui est redescendu n° 4.) Enfin, qu’est-ce que tout cela veut dire, hein ?… Qu’est-ce que tu as fait d’Etiennette pendant mon absence ?
Moi ?…
Oui, toi ! je te l’ai confiée comme à un être de tout repos.
Ah ! bien, dis donc… !
Mais, laisse donc Guérassin tranquille, il n’a rien à voir dans tout ça.
Elle remonte.
Là ! C’est clair !
Pardon ! il me doit des comptes !… (S’asseyant sur le tabouret, à droite de la scène.) Comment ! j’accours ici, n’ayant qu’une idée : revoir mon Etiennette, lui apporter toutes les économies d’amour de cinq semaines de célibat… !
Ah ! laisse-moi donc tranquille !
Oui, de célibat ! Paulette qui était debout, un genou sur le canapé, une fois servie, s’assied sur le canapé.
Du café ?
Hein ?… Je veux bien. (Reprenant.) Et au lieu de l’accueil que j’attendais, je trouve une femme de glace, que ma tendresse excède, que mes assiduités insupportent ! Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Pourquoi ? (A Guérassin en le tirant par la manche, ce qui renverse à moitié la tasse de café qu’il tient à la main.) Pourquoi ?
Ah ! zut ! (S’essuyant avec son mouchoir.) Mais est-ce que je sais, mon ami ?
Musignol redescend un peu à droite.
Non, mais c’est extraordinaire !… Enfin est-ce que nous avons contracté un bail pour l’éternité, dis ? Je n’ai pas aliéné ma liberté, que je sache ? Eh ! bien, il me convient de la reprendre, je la reprends.
Allons donc !… dis donc qu’il y a un homme là-dessous ! il y a un homme !
Oh ! (Changeant de ton et descendant à gauche de Musignol. Tiens ! ton café.
Je n’en veux pas !…
A ton aise ; qui est-ce qui en veut ?
Musignol - Moi.
Il prend rageusement la tasse.
Ce n’était pas la peine de dire que tu n’en voulais pas.
Ecoutez, mes enfants, vous n’avez pas bientôt fini de vous chamailler ?
Mais laisse-le donc. Tout ça c’est des raffinements d’amoureux : on se dispute et puis, c’est bien meilleur après.
Etiennette - Oh ! bien, je t’assure, tu ne me connais pas.
Quand une femme subit une transformation pareille, sans raison apparente, c’est qu’il y a un homme !
Eh ! bien, oui, là, il y a un homme ! Es-tu content ?
Ah ! qu’est-ce que je disais ! hein, Guérassin ? Qu’est-ce que je disais ?
Eh ! bien, mon ami, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
Il s’assied en face de Cléo dans le fauteuil, dos au public, près de la cheminée.
Allons, voyons, voyons !
Je savais bien que si tu étais ainsi changée à mon égard, c’est que tu avais abusé de mon absence pour me tromper.
Oh ! Musignol !…
Parfaitement !
Te tromper. Ah ! non, mon ami, je ne t’ai pas trompé ! Si ce n’était que cela, tu n’aurais constaté aucun changement en moi !
C’est exquis !
Non, le sentiment qui m’étreint est autrement élevé, car il m’a entièrement transformée. Il m’a donné l’horreur de ma situation, le mépris de la vie que je mène ; qu’est-ce que je suis après tout ? Une femme entretenue, une cocotte.
Cléo - Ah ! bien, dis donc, au moins n’en dégoûte pas les autres.
Et quel est-il, l’auteur de ce miracle ? Le godelureau, le polichinelle… ?
Va, va, insulte-le ! Epanche ton dépit impuissant ; tout cela ne changera rien à ce qui est.
Etiennette… !
Quoi ?
Allons, voyons, mes enfants, ça n’est pas sérieux !
Oh ! très sérieux !
Mais non, Etiennette, tu n’en penses pas un mot.
Pourquoi parlerais-je de la sorte si mon parti n’était pas pris ? Ai-je l’air d’une femme qui cède à un caprice ou à un mouvement d’humeur ? Non, c’est posément, tranquillement, mais bien résolument que je lui dis : "C’est fini, fini nous deux."
Elle s’assied face au public sur le tabouret de gauche, tandis que Guérassin va déposer sa tasse vide sur la table, derrière le canapé.
C’est bien ! puisqu’il en est ainsi, il ne me reste plus qu’à m’en aller.
Eh ! bien, mon ami… !
Adieu !
Voyons, Musignol, tu ne vas pas faire cela !
Oh ! si, par exemple !… Oh ! si !…
Mais non ! (Allant à Etiennette.) Etiennette, dis-lui un mot aimable !
Moi ? je n’ai rien à dire
Allons, voyons, Musignol !
Non, non, inutile d’essayer de me retenir. Maintenant, moi aussi, mon parti est pris !
Ah ! non, écoutez, mes enfants, vous n’êtes pas rigolos !
Elle va déposer sa tasse sur la petite table près du paravent et redescend à droite.
Et puis, tu sais, tu pourras venir me supplier après, ce sera comme si tu flûtais !
Je ne flûterai pas.
Et quant à ton gigolo… !
Ca n’est pas un gigolo !
Ton "tout ce que tu voudras", je te réponds bien que jamais tu ne l’auras.
Je le sais ! Oh ! mais n’en tire aucune vanité, tu n’y seras pour rien !
Voilà ! Vous l’entendez ! Non, quand je pense que je lui étais fidèle ! que je repoussais des avances !… car enfin si j’avais voulu, en manœuvres, Dieu sait… ! Ah ! il y en a plus d’une… ! Oh ! mais maintenant, plus souvent que je me gênerai !
Merci de me dire cela ; car enfin une chose pouvait me faire hésiter ; c’était la peur de te faire de la peine, mais maintenant que tu as pris soin de mettre ma conscience en repos.
Hein ?… Oh ! mais c’est pas vrai, tu sais ! c’est pas vrai !
C’est pas vrai, là ! c’est pas vrai.
Trop tard, mon ami ! ce qui est dit est dit ! et puis, si ce n’est pas vrai aujourd’hui, ce le sera demain.
Oh ! non, non, jamais ! Etiennette, je t’en prie !
Etiennette !…
Non, mon ami, non. Donnons-nous la main et quittons-nous en bons camarades.
Elle lui tend la main.
Ah ! ça, non, par exemple ! adieu !
Il remonte.
A ton aise !
Elle gagne la cheminée.
Jamais, tu m’entends, jamais je ne remettrai les pieds ici !
Il remonte à nouveau.
Soit !
Oh !
Oh ! toi, tu sais, je te garde un chien de ma chienne !
Il sort précipitamment.
Ah ! mais zut, à la fin ! est-ce que j’y suis pour quelque chose ?
Il gagne la droite.
Ah ! non, maison nette ! maison nette ! maison nette !
Elle va s’asseoir sur la partie droite du canapé de gauche.
Voyons, Etiennette, ce n’est pas possible ! C’est ton séminariste qui te monte comme ça au cerveau ?
Ah ! je ne sais ce qui me monte au cerveau ; ce que je sais, c’est que je suis une autre femme et que je romps avec mon passé.
Ah !
Elle va au-dessus de la table derrière le canapé prendre et allumer une cigarette.
Mais ma pauvre Etiennette, mais c’est de l’amour !
Eh bien ! oui, je l’aime, là ! je l’aime !
Eh ! bien, mon colon !
Elle allume sa cigarette à celle de Paulette, que cette dernière lui tend également par-dessus la table.
Oh ! mais rien de commun avec l’amour tel que nous le concevons : c’est quelque chose de pur, d’idéal…
D’éthéré…
Mais oui !… (Après un temps.) Oh ! certes, d’abord, je l’ai désiré comme un autre homme : matériellement, sensuellement. J’avais comme un besoin de lui, de le voir, de lui dire mon amour. Il est venu ; je n’ai pas osé ; l’aveu a expiré sur mes lèvres ; j’ai compris que j’aimais l’inaccessible ; qu’un mot l’éloignerait à jamais. Alors j’ai refoulé cet amour, je me suis tue pour le garder, n’ayant plus qu’une terreur, c’est qu’il apprît ce que j’avais été, tant je tremblais qu’il me méprisât !… Et je l’ai revu souvent depuis ; peu à peu, j’ai subi l’ascendant de sa parole, qui a été pour moi comme une eau lustrale, comme un bain purificateur ; aussi la pensée que j’ai pu le désirer m’apparaît aujourd’hui comme une monstruosité ; si je l’aime, si je l’aime toujours, du moins c’est d’un amour noble, immatériel, quelque chose comme un amour spirituel.
Ah ! tu le trouves spirituel !
C’est idiot, on n’aime pas dans le clergé !
Elle va s’asseoir dans le fauteuil au-dessus de la cheminée.
Tu parles !… (A Etiennette.) Qu’est-ce que tu peux espérer ?
Oh ! rien ! je n’espère rien !
Eh ! bien, si tu n’espères rien, ne gâche donc pas ta situation à plaisir. Tu as en Musignol un protecteur sérieux !…
Moi, le tromper avec Musignol ! ah ! jamais !
Mais tu es superbe !… Ce n’est pas lui que tu tromperais avec Musignol, c’est Musignol que !… puisqu’il est le premier occupant.
Quand je te répète que c’est une métamorphose qui s’est opérée en moi. Je vais te paraître idiote si je te disais que je rêve de choses folles : d’entrer dans un couvent, de me consacrer au bien, d’étonner le monde par ma dévotion ; puis, de tout cela, d’aller lui faire l’offrande, à lui ! et de lui dire : "voilà votre œuvre ! "
C’est ça ! la Magdeleine au vingtième siècle ! Mais ça ne se fait plus, ma chérie !
Et tu t’imagines que tu ne l’aimes plus avec tes sens !
Mais c’est des loufoqueries de femme amoureuse.
Si c’en est ! (Se levant.) Mais aie donc le courage de t’interroger sincèrement ! ce n’est pas Dieu que tu vois en lui ; c’est lui que tu vois en Dieu ! Alors inconsciemment tu t’es dit : "la religion, voilà le terrain qui nous rapprochera."
Ah ! tais-toi, tais-toi, tu blasphèmes !
C’est possible, mais j’y vois clair !
On sonne.
Mon Dieu, on a sonné !… c’est peut-être lui !
Elle court au fond.
Lui ?
Cléo s’est levée.
Oui, monsieur l’abbé de Plounidec ; c’est l’heure où il vient généralement… Allons, bon ! qu’est-ce que j’ai fait de ?…
De quoi ?
Je ne sais pas… c’est de… Je ne sais plus ce que je voulais…
Elle gagne ainsi la cheminée.
Là, là, regarde-là !… Elle valse !
Allons voyons, toi !…
Tout en parlant, elle écarte Paulette qui est devant la cheminée, et la gêne pour se regarder dans la glace ; rapidement elle arrange sa coiffure en se mirant.
Eh ! bien, quoi donc ? Dans la glace maintenant ?… Mais oui, on est très bien ! Du moment que l’âme est belle…
Ah ! te tairas-tu, insupportable plaisant !
Elle remonte dans la direction de la porte du fond.
Scène II
Les Mêmes, Roger, Heurteloup, La Choute
Monsieur et madame Heurteloup !
Pendant ce qui suit il ramasse les tasses qui traînent et les range sur le plateau qu’il emporte aussitôt.
Bonjour, les enfants !
Vous !
Heurteloup !
La Choute !
Ah !… Ce n’est que vous !
Comment : "Ce n’est que nous" ?
Il embrasse Paulette.
C’est encore gentil !…
Elle embrasse Paulette.
Ne faites pas attention : c’est son genre d’esprit.
C’est mon genre.
Ah, ça ! vous êtes à Paris, vous autres ?
Non, non !
Comment : "non, non" ?
Je suis actuellement en retraite au monastère de Concarneau, où je prépare mon jubilé.
Non ?
Et moi aussi.
C’est du joli !
Et ta femme a donné là-dedans ?
Ma femme, tu parles !… Elle est ici avec la famille à l’occasion de l’entrée de notre neveu au régiment.
Oui, oui… le petit séminariste.
En effet, c’est demain qu’il entre au corps.
Ah ! tu sais ?
Comment, si elle sait !
Alors j’ai trouvé ce truc pour me donner campo ! et surtout, défense de m’écrire, de m’envoyer mes lettres, tout au jubilé ! Je suis retiré du monde ! Comme ça, c’est un mois de bon ! Ohé ! Ohé !
Il s’assied sur le tabouret de gauche.
Et ce qu’on jubile, ouh ! mon Totor !
Elle lui saute sur les épaules.
Allons, voyons ! Ah ! celle-là ; quand elle n’est pas sur mon dos, sur mes reins ou sur mes épaules !…
C’est que tu te retournes.
On rit.
Ah ! dis donc, toi ! si tu étais convenable !
Au fait, à propos de convenances, qu’est-ce qu’a donc Musignol ? Nous venons de le croiser dans la rue. Je lui ai dit : "Bonjour, Musignol." Il m’a répondu : "… la garde meurt et ne se rend pas."
Comment, pas du tout ! Il t’a répondu : m…
Heurteloup, vivement, lui mettant la main sur la bouche, et presque crié : Je sais ! (Sur un ton de voix plus pondéré.) Mais c’est comme ça que ça se dit dans les salons.
Oh !… comme c’est plus long !
On rit.
Ah ! il t’a dit ?… Eh bien, ça ne m’étonne pas ! ce pauvre Musignol ! campo aussi ; mais lui pas de son propre gré. Etiennette vient de rompre.
Non ?
Et en cinq sec encore !
Mais qu’est-ce que ça a d’intéressant ?
Ah ! bien, je comprends alors.
Et pourquoi, je vous le demande ?
Allons, voyons Guérassin !
Si ! si ! il faut qu’ils sachent.
Non !… non !
Guérassin, se débattant contre son étreinte et dominant la voix d’Etiennette qui, pendant cette phrase, pique autant qu’elle peut des "non !… non !… Ce n’est pas vrai ! " -
C’est parce que madame est amoureuse de ton neveu, le jeune Plounidec.
Non ?
Ce n’est pas vrai !
Si, si !… c’est vrai, c’est vrai !…
Vous êtes stupides !
Maurice ? ah ! ah ! Elle est bien bonne.
Le petit séminariste ! ah ! ah ! je me tords :
Ensemble
Hein ? N’est-ce pas qu’elle est drôle ?
Croyez-vous, hein ?
Ah ! la pauvre Etiennette !
Tous les cinq se tordent de rire.
Non, mais je vous en prie !… Voulez-vous que j’appelle les domestiques, le concierge ?
Oh ! bien, quoi ! du moment qu’il y a de l’amour au fond d’une chose, il y a pas de mal.
Je ne vous dis pas ! mais enfin ça ne regarde que moi.
C’est égal, une soutane, moi, ça me jetterait un froid.
Pourquoi ? C’est toujours un homme qui est dedans. Tiens ! moi, j’en ai connu un comme ça qui avait voulu se faire prêtre.
Ah !
C’était un juif !
Quoi ?
Oui, enfin, un prêtre juif.
Ah ! un rabbin !
C’est ça !… (Changeant de ton.) Seulement après, ça ne lui avait plus dit. Alors il était entré à la Bourse.
Oui !… monsieur voulait un temple !
Eh ! bien, vous savez, mes enfants, c’était un homme comme tout le monde, à peu de chose près.
Voyez-vous ça !…
Tout ça c’est pour dire qu’un homme n’est jamais qu’un homme.
Elle remonte au coin droit du canapé.
Ah ! non, mais c’est égal, Maurice ! Ah ! ma pauvre Etiennette, celui qui le dégourdira celui-là !
Je n’ai pas l’intention de le dégourdir.
Mais non ! c’est ce qu’il y a de superbe : foin de la chair ! l’amour psychique ! le collage blanc !… Voilà ce qu’elle rêve !
Ah ! ben !…
Heurteloup - Mon Dieu ! à ce compte-là, on peut s’entendre. Mais autrement ! ah ! la ! la ! Mais tenez, voilà Maurice soldat ; je parie qu’il sortira du régiment aussi novice qu’il y entre. Il le quittera gradé… et vierge.
Sortir vierge d’un régiment ! oh !… moi je pourrais pas !
Tiens ! l’autre !
On rit.
Heurteloup - Assez, la Choute ! je suis là.
On sonne.
On a sonné !
Vivement, elle court vers la porte. Dans son mouvement précipité, elle a été donner contre Heurteloup qui lui barre le chemin, le dos tourné ; elle le fait pivoter et gagne le fond, en proie à la même agitation que précédemment.
Tenez, là ! regardez-la ! le boston qui recommence.
Eh ! bien, quoi ? Je ne peux plus bouger ? C’est extraordinaire, ma parole !
Heurteloup va s’asseoir sur le tabouret de droite.
Scène III
Les Mêmes, Roger
Madame, c’est monsieur l’abbé de Plounidec.
Mon Dieu, c’est lui !… c’est lui !… (A Roger.) Où est-il ? Vous l’avez fait entrer par là ?
Oui, madame, dans le petit salon.
Etiennette. — Bon, tout de suite ! Je vous sonnerai ! (Sortie de Roger. — Etiennette descend en passant devant Cléo, jusqu’à la Choute - Cléo, aussitôt ce mouvement, descend à droite d’Etiennette. Pendant ce qui suit, Guérassin gagne la cheminée par le fond de la scène.) Mes enfants, vous êtes très gentils, mais vous allez en aller.
Toutes, se levant. Oh !
Comment, juste au moment ?…
Oh ! laisse-nous le voir !…
A vous ?
Oh ! oui ! oh ! oui !
Mais non, mais non, mais pas du tout ! Je ne tiens pas à le voir, moi ! merci ! et mon monastère !… Ah ! non !
Eh ! bien, tu iras faire un somme sur la chaise-longue d’Etiennette. Justement tu n’as pas fermé l’œil entre Concarneau et Paris.
A qui la faute ?
Je ne te dis pas ! Eh ! bien, voilà l’occasion de te refaire. (A Etiennette, se rapprochant du groupe et sans transition.) Oh ! montre-le nous.
Cléo et Paulette - Montre-nous le !
Montre-le nous-le !
Mais non, voyons ! En voilà une idée ! Ce n’est pas une bête curieuse !
Toutes - Oh ! pourquoi ? pourquoi ?
Etiennette - Mais parce que ! Parce qu’il y a là une question de bienséance, de délicatesse !… Vous présenter à monsieur l’abbé, vous !
Ah ! mais dis donc, tu es encore aimable !
Du moment qu’il vient chez toi, il peut nous voir !
D’autant qu’on a des usages !…
Si on en a !…
Oui, je ne vous dis pas : mais…
Mais avoue donc la vérité ! Après le portrait dithyrambique que tu nous as fait de ton petit ecclésiastique, tu as peur que nous ayons une déception.
Oh !
C’est vrai ce que dit Paulette ! Il est peut-être très toc, ton séminariste.
Très moche !
Toc ! monsieur l’abbé ! Ah bien ! par exemple !…
Elle va à la cheminée pour sonner.
Allons, au revoir.
Au revoir.
Elles remontent.
Hein ?… du tout, du tout, vous allez me faire le plaisir de rester là.
Mais non, mais non !
Tu nous as fait comprendre que nous étions de trop.
Non, pardon !…
Nous ne voulons pas être indiscrètes.
Oui ? Eh ! bien, vous vous en irez tout à l’heure si vous voulez, mais pas avant d’avoir vu monsieur l’abbé.
Mais non ! mais non !
Ah !… je le veux ! (Les trois femmes descendent de l’air détaché de personnes qui veulent bien faire la concession qu’on leur demande ; Etiennette va sonner à la cheminée.) Toc, mon séminariste ! Ah ! ben, je vous ferai voir, moi, s’il est toc !
Soit ! C’est bien pour t’être agréable !
Elle descend jusqu’au coin droit du canapé.
Oh ! oui !
Comme les femmes connaissent le cœur humain !
Scène IV
Les Mêmes, Roger, puis Maurice
Madame a sonné ?
Introduisez monsieur l’abbé.
Eh ! là, attendez ! attendez ! que je m’évapore !
Bon, va !
Quand Maurice s’en ira, tu viendras me prévenir.
Entendu !
Vous pouvez introduire.
Il sort.
Etiennette. — C’est ça. (Sortie de Roger. — Descendant légèrement vers les trois femmes.) Et vous, je vous en prie, observez-vous, surtout !… De la tenue !… songez que vous n’avez pas affaire à un gigolo !…
Mais oui, mais oui !
Que monsieur l’abbé ignore tout de moi ; que s’il se doutait jamais ! ..
Allons, voyons, tout de même, il ne s’imagine pas être chez une chanoinesse !
Elle passe à droite.
Etiennette - Il ne s’imagine rien du tout ! son esprit ignore tellement le mal qu’il ne lui arrive même pas de le soupçonner.
"Le mal ! le mal !…" Tu es toujours à parler du mal ! Vraiment, de quoi avons-nous l’air ? C’est vrai ça !
Allons, voyons, Cléo, tu ne vas pas !… (Sans transition, en voyant entrer Maurice introduit par Roger - remontant vivement entre la cheminée et la table, pour s’élancer à sa rencontre.) Ah ! monsieur l’abbé !… quel plaisir de vous voir !…
Oh ! madame, vous avez du monde ; si j’avais su !… vraiment, je suis indiscret !
Indiscret, vous, monsieur l’abbé !
C’est nous qui sommes indiscrètes, mais nous n’avons pas voulu nous en aller, monsieur l’abbé.
En ce disant elle esquisse une révérence.
Nous avions un si grand désir de vous connaître, monsieur l’abbé !
Elle fait la révérence.
La Choute, même jeu. Notre amie Etiennette nous a fait un tel éloge de vous, monsieur l’abbé !
Révérence.
Oh ! mesdames.
Voilà un accueil qui doit rassurer vos scrupules, monsieur l’abbé.
On n’est pas plus aimable que ces dames. Votre serviteur, monsieur Guérassin !
Mais… nous en sommes un autre, monsieur l’abbé.
Mesdames Paulette de Vermandois et Cléo de.. de Montespan.
Les deux femmes font une profonde révérence.
Ah ! mesdames, voilà des noms qui appartiennent à l’histoire.
Ils n’appartiennent même qu’à elle.
Et… (Voyant la Choute un peu remontée, lui faisant de la tête signe d’avancer) une petite amie à nous, Simone Clovisse ; dans l’intimité, "La Choute".
De mieux en mieux, un nom de roi, maintenant.
Quoi ! "La Choute" ?
Non, Clovis.
Oh ! de mollusque plutôt : ça s’écrit deux S-E.
Ah ?… Ah ?
On n’est pas ambitieuse !
Et maintenant, mes amies, vous le connaissez, mon sauveur ; celui à qui je dois d’être près de vous en ce moment.
Maurice, modestement. Oh ! madame !
Oui, oh ! Etiennette nous a dit ! vous avez montré un courage !
Si, si ! il paraît que vous avez été sublime.
Oh !
S’il a été sublime !
Elle remonte légèrement jusqu’au coin droit du canapé.
Que vous avez affronté les courants les plus dangereux.
Mais non, mais non ! quelle exagération ! j’avais un bain à prendre, je l’ai pris ; voilà tout !
Ah !
Quelle simplicité dans le dévouement !
C’est un héros !
Un héros !
Un héros.
Mais je vous en prie, mesdames, je vous en prie !
Et dire que c’est mon cousin par alliance !
D’ailleurs je n’étais pas seul ; et M. Guérassin ici présent…
Oh ! moi…, sur le rivage !
Oui, demandez-lui donc s’il se serait mis à l’eau, lui, pour me sauver. (A Guérassin.) Car enfin, pourquoi ? Pourquoi ne t’es-tu pas mis à l’eau ?
J’sais pas nager.
En voilà une raison !
Oh ! si madame, c’en est une. Et puis enfin, il faut être juste : sans monsieur Guérassin qui m’a signalé le danger que vous couriez, je ne me serais certainement pas aperçu…
Ah ! je ne suis pas fâché !… car enfin, c’est moi, le monsieur qui courait en tous sens en criant : "Au secours, au secours ! il y a une femme qui se noie".
Eh ! ben quoi ! C’est pas sorcier !
C’est pas sorcier ; mais fallait y penser.
Oh ! Mais je vous en prie, monsieur l’abbé, vous restez là debout !
Tout en parlant elle a gagné jusqu’à la bergère près de la cheminée, en faisant le tour au-dessus de la table.
Tout ceci très rapide et
presque l’un sur l’autre :
C’est vrai, un siège pour monsieur l’abbé.
Tenez, monsieur l’abbé, prenez donc cette chaise !
Non, ce fauteuil, plutôt, monsieur l’abbé ! vous serez mieux.
Toutes trois, rangées en demi-cercle, lui
présentent chacune son meuble qu’elles
tiennent à hauteur de poitrine.
Laissez donc ! laissez donc !… (Sur un ton plus impératif.) Laissez !
Ah ?
Voici le fauteuil qu’affectionne M. l’abbé ! Je commence à connaître ses goûts !
Les femmes, toutes déconfites, ont été remettre les meubles à leur place primitive. Guérassin, qui est resté au-dessus de la bergère après l’avoir avancée, remonte au-dessus de la table. Etiennette descend au fauteuil face à la bergère de Maurice et s’assied.
Oh ! vraiment, mesdames, je suis confus !
ENSEMBLE
Mais comment donc, M. l’abbé.
Mais c’est bien le moins, M. l’abbé.
Oh ! M. l’abbé, nous sommes trop heureuses.
Oh ! mesdames…
Vous êtes bien, Monsieur l’abbé ?
Mais, comment donc !…
Vous ne désirez pas un tabouret ?
Madame ! je vous en prie.
Ou ce coussin sous vos pieds ?
Mais non, mais non !… oh ! vraiment, mesdames !…
Cléo, au refus de Maurice, a remis le coussin sous le canapé.
Vous ne direz pas qu’on n’est pas heureux de vous gâter, monsieur l’abbé.
Oh ! madame, je ne sais comment remercier ; je suis confus !
Les trois femmes se sont assises, la Choute sur le tabouret de gauche, Cléo et Paulette sur le canapé, la première à gauche, la seconde à droite.
Le fait est qu’il y a longtemps que je viens ici ; jamais on n’en a fait le quart pour moi.
Oh ! ben, tiens, toi !
Tu n’es pas ecclésiastique, toi !
Non !… ça c’est vrai !
C’est si rarement qu’il nous est donné de converser avec un fils de l’Église.
Ouh ! là !
Que c’est une joie pour nous, M. l’abbé.
Vraiment ?
Il y a des moments où on en a jusque-là de laïcs !
Ah ! la religion !
Vous l’aimez ?
Ah ! oui !… la messe, la messe surtout !…
En musique !
Celle de onze heures… à la Madeleine.
C’est la plus chic !
Oui ! (Changeant de ton.) Eh ! bien, non !… non moi, celle qui me touche davantage, (S’agrippant le cœur.) celle qui me prend là : ce n’est pas cette messe mondaine, élégante, et qui ressemble à un spectacle ; non : (Sentimentale.) c’est la messe toute simple, dans une pauvre église de village.
Combien vous êtes dans le vrai !
Oh ! mais nous aussi ! nous aussi !
Tiens, parbleu !
Est-ce l’humilité du saint lieu ? Est-ce le recueillement qui y règne ? Je ne sais pas ; mais c’est plus fort que moi : mon cœur se gonfle, ma gorge se contracte !… je pleure… comme un veau.
Oh ! pauvre Cléo ! (Entre chair et cuir.) le retour à la nature !
Ah ! mesdames, cela réchauffe le cœur de vous entendre parler de la sorte ! je vois que vous êtes de ferventes chrétiennes.
Si nous le sommes !
Et comment !
Oh ! ça ne m’étonne pas d’ailleurs. Dans un milieu comme celui-ci !…
Oh ! monsieur l’abbé !
Ah ! mesdames, je ne sais pas si vous avez des enfants ?…
Hein ?
Ah ! non, alors !
On fait attention.
A quoi ?
Hein ? Comment ?… mais à… à…
Aux commandements !
Voilà ! oui, voilà !
Oh !… Ces demoiselles ne sont pas mariées ?
Toutes - Euh ! Non !… non… nous ne… non.
Oh !… oh ! je suis confus !… vous êtes encore jeunes filles.
Hein ? Oh !… euh !…
Nous… nous ne sommes pas mariées.
Nous ne sommes pas mariées.
Elles ne sont pas mariées.
Oh ! mesdemoiselles ! et moi qui vous tiens des propos !… (Brusquement.) Je ne vous ai pas choquées ?
Du tout ! Du tout !
Du tout ! Du tout !
Scène V
Les Mêmes, Roger
Roger paraît au fond tenant un plateau sur lequel est un papier plié en deux et va directement à la Choute.
Qu’est-ce que c’est, Roger ?
Un mot pour madame.
Pour moi ?
Pour mademoiselle.
Pour mademoiselle.
La Choute. — Vous permettez ? (Se levant et descendant un peu à droite pour lire.) "Est-ce qu’il y en a encore pour longtemps ? " (Sur un ton moitié lassé moitié rieur.) Oh ! (lisant.) "Je m’embête par là ! viens un peu : on rira !…" (À part en riant.) Quelle brute ! (Haut, à Roger.) C’est bien ! dites que je viens ! (Roger sort. — A Maurice.) Je vous demande pardon, monsieur l’abbé, c’est une personne qui est là, qui a… à m’entretenir.
"A l’entretenir" ! c’est un rien !
Mais, mademoiselle, je vous en prie !… Ah ! seulement je vous demanderai la permission de vous présenter mes adieux.
Oh ! mais je reviens.
C’est que moi je suis obligé de partir.
Oh ! déjà ?… déjà ?
Hélas ! oui, mesdames, Je n’étais venu que pour prier madame de Marigny de m’excuser si je suis forcé de renoncer pour aujourd’hui à notre conférence quotidienne.
Oh ! vraiment ?
C’est demain que je rentre à la caserne et nous sommes convoqués pour aujourd’hui, avant six heures, à la Place.
Oh !
Oh ! qu’ils sont ennuyeux à la Place ! vous ne pouvez pas y aller un autre jour ?
Impossible ! Avec les choses militaires !…
En disant que vous étiez avec nous !
Même en disant ça.
Allons ! Puisqu’il en est ainsi, au revoir monsieur l’abbé, et, j’espère, à bientôt.
Mais je l’espère aussi.
A tout à l’heure, vous autres.
Elle sort.
Charmante jeune fille !… (A Guérassin qui est à sa gauche.) et quelle nature supérieure !…
Ah !
Roger entre du fond, avec une carte sur un plateau ; il va vers Etiennette près de la cheminée, en descendant par la gauche de la table.
Qu’est-ce encore ?
Madame, c’est une dame, accompagnée de… de sa femme de chambre, qui demande à être reçue en particulier.
Allons, bon ! quoi ? Quelle dame ?
Voici sa carte. Il présente le plateau à Etiennette.
Comtesse de Plounidec !…
Maman !
Hein ?
Madame votre mère ! Madame votre mère, chez moi ?…
Pourquoi ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Je ne sais pas. Pourvu que ce ne soit pas pour !…
Pour quoi ?
Hein ? Non, rien !… (A Roger.) Vous n’avez rien remarqué dans l’air de cette dame ?…
Dans son air ?… Non.
Il remonte près de la porte.
Il faut vraiment quelque raison majeure pour que ma mère vienne ainsi vous demander un entretien particulier.
Oui, évidemment.
Ah ! je voudrais bien savoir !…
Ecoutez, monsieur l’abbé, cet entretien ne saurait être long ; (Indiquant la porte de gauche.) voulez-vous attendre par là avec ces dames et Guérassin. (A Guérassin, qui est au-dessus de la table, causant avec Cléo et Paulette, l’invitant à indiquer le chemin.) Guérassin !
Entendu !
Il remonte et pendant ce qui suit, tout en bavardant avec Paulette et Cléo, passe dans la pièce de gauche dont la porte reste ouverte.
Aussitôt madame votre mère partie, je viendrai vous donner l’explication.
Maurice. — Attendre, cela me mettrait bien en retard ! d’autant qu’il faut que je passe encore chez moi avant d’aller à la Place ; (Tout en marchant avec Etiennette dans la direction de la porte de gauche.) mais voici ce que je puis faire : de chez moi, — c’est sur mon chemin - avant la Place, je remonte ici savoir…
Eh ! bien, c’est ça ! Tenez, passons par là. (A Roger, avant de sortir.) Et vous, introduisez ces dames.
La bonne aussi ?
Hein ?
La bonne ?
Oui…, non…, comme le désirera madame la comtesse. (A Maurice.) Allons !
Mon Dieu ! pourvu que cela ne soit pas quelque contrariété !
Ils sortent.
Scène VI
Roger, puis la Comtesse, Eugénie, un en-tout-cas à la main et un réticule suspendu au poignet
Si madame la comtesse veut entrer. (Tandis que la comtesse entre et descend à droite, à Eugénie qui s’attarde dans le vestibule à regarder autour d’elle - sur un ton amical et un peu protecteur.) Entrez !… entrez, ma fille !
"Ma fille" ! Eh ! bien, dites donc, malotru !
Elle gagne la gauche au-dessus de la table.
Pardon !… (Rectifiant.) Mademoiselle.
Madame.
Madame. (A la comtesse.) Madame prie madame la comtesse de l’attendre un instant.
La Comtesse - Merci.
Roger sort.
"Ma fille ! " (A la comtesse, tout en descendant entre la cheminée et la table.) Tu vois ce que l’on gagne à aller chez ces dames ; ce valet m’a prise pour une cocotte.
Mais non ! pour une gouvernante, tout au plus ! tu as une tenue tellement sévère.
J’ai la tenue d’une femme honnête.
La Comtesse. Merci pour moi.
Eugénie - Ecoute, Solange ! il en est encore temps ! Notre place n’est pas ici ! Allons-nous-en !
Non, ma chère ! non ! inutile !
Mais c’est fou, voyons ! toi, la femme rigide, la femme de toutes les vertus, aller composer avec une courtisane ! Et pour quel motif !
Inutile, je te dis, ma décision est prise. Va-t-en si tu veux ; moi, je reste.
Elle s’assied sur le tabouret de droite.
C’est bien, je resterai donc ! Ce n’est pas dans une pareille démarche que je t’abandonnerai à toi-même ! Mais cela m’est dur !
Elle s’assied sur le tabouret de gauche.
Ah ! où as-tu vu que les calvaires fussent semés de roses ?
A ce moment paraît Etiennette, arrivant de gauche.
Scène VII
Les Mêmes, Etiennette
Elle !
La comtesse et Eugénie se lèvent. Celle-ci prend son air le plus pincé.
Vous, madame la comtesse, chez moi !…
Dans son mouvement, son regard tombe sur Eugénie, elle s’incline légèrement, Eugénie répond par un salut à peine esquissé.
Oui, moi !… Je comprends : ma visite a lieu de vous étonner. Evidemment, je pourrais la justifier par de vagues prétextes : invoquer l’accident dont vous avez été victime chez moi, qui me fait un devoir, étant de passage à Paris, d’aller m’informer de vos nouvelles !… Non ! j’aime mieux aborder les choses franchement.
Mon Dieu ! ce sont les visites de monsieur votre fils qui vous déplaisent et vous venez me signifier…
Moi ! quelle idée ! Non ! il ne s’agit pas de ça !
Ah ?… alors je ne vois pas… (Brusquement et tout en se portant au-dessus du fauteuil qui est près du paravent pour l’avancer de façon à ce qu’il tienne le milieu entre les deux tabourets.) Oh ! mais je vous en prie madame, asseyez-vous donc.
Pardon !
Madame !
Ma cousine, madame Heurteloup.
Mais je crois déjà avoir eu le plaisir d’entrevoir madame. C’est au moment où je prenais congé de madame la comtesse ; madame est entrée si je ne me trompe et alors… ! Seulement je n’avais pas eu l’honneur de… de, euh ! (Interloquée par l’attitude d’Eugénie, qui a écouté tout cela, l’air dédaigneux, la bouche en cul de poule, le regard dans le vague et avec ces dodelinements de tête tels qu’en ont les vieilles filles.) Asseyez-vous donc, madame, je vous en prie.
La comtesse et Eugénie s’asseyent sur les meubles indiqués, Etiennette sur le tabouret de droite.
Ah ! madame, la démarche que je viens faire près de vous est d’un ordre tellement délicat… !
Ca !…
La Comtesse. -… que vraiment, au moment de l’aborder, j’hésite : un trouble m’envahit.
Eh ! mon Dieu, quoi donc madame ?
J’espère que vous ne prendrez pas ce que je vais vous dire en mauvaise part et que vous me tiendrez compte de l’effort que je m’impose ; nous sommes femmes ; au fond de toute femme, il y a une mère !… Vous me comprendrez.
Parlez, madame ! je serai trop heureuse si vous m’apportez une occasion de reconnaître tout ce qui a été fait pour moi dans votre famille.
Merci de ces bonnes paroles !… C’est une pauvre mère affolée qui vient vous trouver. Il s’agit d’une question où je suis tellement incompétente… ! Si vous saviez : les uns me disent : "il faut faire ceci ! ", les autres me répètent : "n’en faites rien ! " Je ne sais plus à quel saint me vouer. Alors j’ai pensé à m’adresser à vous comme on s’adresse… à un avocat consultant. Vous avez tant d’expérience !…
Moi, madame ! et en quelle matière ?
Eh ! bien voilà !… il s’agit de mon fils
De monsieur l’abbé ?
Oui ! (Bas à Eugénie.) L’écrin… ! (Celle-ci, qui a assisté à toute cette scène, comme si elle planait dans d’autres régions, a un sursaut, tel quelqu’un qu’on rappelle à la réalité. La comtesse après un temps.) Passe-moi l’écrin !
Eugénie fait une moue, de victime résignée, et ouvrant son réticule en tire successivement : un mouchoir, un paroissien, puis un chapelet ; en le voyant, elle lève un regard au ciel, esquisse un signe de croix avec le chapelet - tout cela très discrètement - pendant que la comtesse donne des signes d’impatience.
Tout de suite, madame !
Nouveau signe d’impatience à Eugénie. Celle-ci a enfin trouvé l’écrin. Elle le passe à la comtesse, honteusement, les bras tendus vers la terre et en détournant la tête. Après quoi, elle range bien soigneusement son chapelet, son paroissien, son mouchoir et ayant refermé son réticule, reprend son air pimbêche.
Mais d’abord laissez-moi vous offrir cette petite bagatelle.
A moi ?… Oh ! madame, mais non… ! Il n’y a aucune raison…
Si, si ! je sais ! Mon frère qui est bien renseigné m’a dit qu’il était d’usage… ! Et puis n’est-il pas naturel que l’avocat-conseil perçoive des honoraires ?…
Oh ! madame, je suis confuse… ! la belle bague !
Vous la garderez comme un souvenir des émotions que nous avons traversées ensemble ! C’est mon fils en quelque sorte qui vous l’offre par mes mains.
A ce titre, elle me sera chère par-dessus tout.
Elle se soulève pour déposer l’écrin sur la petite table près du paravent et vient aussitôt reprendre sa place.
Il est bien souffrant, le pauvre petit.
Qui ? Monsieur l’abbé ?
Je t’en prie, Solange.
Subitement radoucie.) Puisque vous voyez Maurice, il ne lui est jamais arrivé chez vous d’être pris d’une faiblesse ?… D’avoir une syncope ?
En effet, il y a trois jours. Cela nous a assez inquiétés.
Eh ! bien, voilà !… Il paraît que c’est le résultat d’un excès de santé.
Ah ?
Oui.
Je ne saisis pas.
Oui, évidemment !… à première vue cela a l’air d’un paradoxe ; mais il paraît qu’en la matière, le trop est aussi préjudiciable que le pas assez !… Oh ! ces enfants quelle cause de souci !… Il a de la neurasthénie, comprenez-vous ? La sève,… la nature, le… le bourgeon, je ne sais comment vous expliquer… ! (Bien ingénument.) Il faut qu’il marche !
Oh !
Comment ?
Ce n’est pas moi qui parle, c’est le docteur ! une façon de dire qu’il faut que… que…
Oh ! je comprends.
Ah ! vous comprenez ! Comme vous êtes instruite ! Moi, sur le moment, je ne comprenais pas. Eugénie non plus. (Eugénie pince les lèvres.) Mais quand on m’a mis les points sur les i !… (Avec émotion.) Ah ! madame de Marigny, vous ne savez pas ce que c’est pour une maman, quand on vient lui dire brutalement : "Eh ! bien, voilà : vous avez un fils qui est un ange de vertu ; désormais il n’en faut plus de cette vertu et à partir de maintenant il est désirable que… que…"
Oh ! mais il ne faut pas ! Il ne faut pas !
Ah ! tu entends ! tu entends ce que dit madame ?
Eh ! est-ce que cela n’a pas été mon premier cri du cœur : "Il ne faut pas" ? cri de révolte, d’indignation devant ce qui me paraissait une monstruosité !… (Avec amertume.) Et puis… quand j’ai vu tout le monde se mettre de la partie, se liguer contre moi… !
Ah ! pas moi !
Non, pas toi : mais le docteur, mon frère, monsieur le curé lui-même ! (La voix dans le grave.) Oui, madame, monsieur le curé ! Alors, peu à peu, j’en suis arrivée à me demander où était mon devoir. Je me suis raisonnée ; je me suis dit que la santé de mon enfant était en jeu ; que peut-être j’étais une égoïste à vouloir pour mon fils un bien qui n’était apparemment pas celui qui lui convenait ; que si son tempérament devait être une entrave continuelle à ce qu’il avait cru être sa vocation, ce tempérament, en somme, c’était Dieu qui le lui avait donné ; que s’il l’avait fait ainsi, c’est qu’il le réservait peut-être pour une autre mission ; qu’on n’allait pas contre la volonté céleste… ! et alors, insensiblement, je me suis résignée au sacrifice qu’on attendait de moi… ! je l’ai accepté… ! j’ai fini par le souhaiter ! (Approchant son fauteuil légèrement d’Etiennette et toute honteuse, sombrant la voix.) J’ai fini par chercher à le provoquer… Ah ! vous ne savez pas ce dont l’amour d’une mère est capable !
Oh ! Madame ! Alors, quoi ? Vous voudriez jeter votre fils dans les bras de… ?
Est-ce que je sais… !
Eh ! bien oui ! Eh ! bien, oui ! Voilà le fond de sa pensée : au moment où son fils va entrer au régiment, où il n’aura pas trop de toute sa fermeté pour lutter contre la contagion des mauvais exemples, au lieu de le fortifier dans ses convictions religieuses, elle en arrive à souhaiter… ! Ah !
Elle détourne la tête d’un geste de dégoût.
Ah ! madame, vous ne ferez pas cela !
Mais alors donnez-moi un conseil ! Venez à mon secours ! Vous voyez bien que je suis un pauvre être désorienté, perdu… ! Voyons, il s’agit de Maurice ! Après ce qu’il a fait pour vous, il ne peut vous être indifférent !
Votre fils ! Ah ! Madame, si vous me demandiez ma vie… ! de me jeter au feu pour lui… !
Oh ! je ne vous en demande pas tant : aidez-moi, Madame, aidez-moi. Vous êtes bonne, vous êtes noble, vous… vous portez un grand nom.
Oh !… ne parlez pas de mon nom.
Laissez donc ! lorsqu’on croit pouvoir separer d’un titre, c’est qu’on se sent de force à le porter ; (S’asseyant sur le tabouret que vient de quitter Etiennette de façon à être plus près de celle-ci.) et puis vous avez la noblesse du cœur qui est la première de toutes ! Mais comprenez donc que ce que je rêve pour mon fils, c’est un être d’élection qui serait digne de lui ; une femme de sentiment si raffiné, si délicat, qui l’aimerait assez et de façon suffisamment élevée - que les relations qui s’établiraient entre eux seraient bien plus une communion d’âmes que toute autre chose. (Sur un ton d’imploration.) Ah ! si vous vouliez ! si vous vouliez !
Si je voulais… ?
Mais ne voyez-vous pas que vous êtes l’incarnation de la femme que j’ai rêvée ? Vous êtes prête à vous jeter au feu pour mon fils, dites-vous !… Eh ! bien, pour lui… faites moins et plus. Retenez-le par le charme qui se dégage de vous ; soyez son amie, sa confidente ; sa conseillère, et, mon Dieu, si quelque jour… (Avec beaucoup de honte et d’une voix de moins en moins perceptible.) dans l’ardeur de vos sentiments… vous en arrivez à… (Après un instant d’hésitation où on sent qu’elle ne trouve plus se mots.) à la grâce de Dieu !
Sursaut de révolte chez Eugénie.
Hein !
Mon pauvre petit, il est à vous !
A moi ?
Je vous le donne.
Oh ! non… ! Oh ! non ! non, pas ça !
Comment ?
Non ! pas ça, pas ça !
Eugénie s’est levée en même temps que la comtesse ; son visage a pris une expression radieuse ; elle entrevoit l’intervention divine.
"Non" ! Vous dites "non" ! Ah, çà ! je rêve ? C’est moi qui ici m’humilie jusqu’à vous demander ce qui révolte en même temps mes sentiments de mère et mes pudeurs de femme ! Et c’est vous qui me repoussez ! qui dites non !
Madame, je vous en supplie !
Pourquoi ? Pourquoi ? Mon fils est jeune, mon fils est beau !
Oh ! oui !… oui !…
Elles sont légion les femmes qui seraient heureuses et fières… !
Oh ! oui, certes !
Enfin, vous m’avez fait entendre que vous l’aimiez.
Oh ! oui !
Alors, je ne comprends pas ! A quel sentiment obéissez-vous donc ? (Sur un ton de doux reproche.) Car enfin, vous en avez accueilli qui ne le valaient pas.
Ah ! voilà !… voilà ! oui ; c’est sur cette réputation que vous vous êtes dit que vous n’aviez qu’à vous adresser à moi !
Oh ! madame !
Oh ! ne croyez pas qu’ici intervienne chez moi le moindre sentiment d’amour-propre froissé ; non, le sentiment auquel j’obéis est plus haut que cela !… oui, j’aime votre fils, mais je l’aime d’un amour tellement pur, tellement élevé, tellement… chaste ! qu’il a pris en quelque sorte quelque chose de supra-terrestre. Certes, quand il m’est apparu pour la première fois, alors qu’il me disputait aux flots, cela a été pour moi comme un coup de foudre ! comment n’aurais-je pas été séduite par tant de courage, de beauté physique ?
Ah ! n’est-ce pas qu’il est beau !
S’il est beau !
Oh ! oui, il est beau !
Etiennette. — Malheureusement quelques minutes après ces instants d’émotion, je devais le revoir encore et cette fois il portait la soutane. (Se laissant tomber sur le tabouret qu’occupait Eugénie. — Celle-ci pendant ce qui suit, derrière Etiennette et un peu à droite, écoutera comme en extase, les deux bras presque tendus au-dessus de la tête d’Etiennette.) Cela a été comme une glace sur mon amour naissant. J’en ai compris aussitôt toute l’hérésie, toute l’impossibilité ! Alors, ce qui était chez moi un désir des sens, brusquement est devenu une dévotion pieuse. (Après un temps.) J’ai revu M. Maurice ; peu à peu il s’est emparé de mon âme ; il l’a transformée, pétrie à ses idées, à ses croyances ; il a fait de la femme déchue, une pécheresse repentante ; il m’a sauvée du mal. Oh ! j’ai continué à l’adorer, oui !… j’ai continué, mais religieusement, dévotement, comme on adore au pied des autels : à genoux et prosternée.
Oui !… oui !
C’est bien, madame ! c’est bien ce que vous dites là.
Et vous voulez après cela que je profane ce sentiment devenu si pur… ? Oh ! madame la comtesse ! vous que monsieur votre fils m’a appris à révérer comme une sainte, comme la plus vertueuse des femmes, est-il possible qu’il ait pu naître en vous une pensée pareille !
Madame… !
Et faut-il que ce soit madame qui te rappelle à tes principes ? A tout ton passé ?
Assez, assez !… mon Dieu, ces paroles : il me semble entendre l’écho de ma conscience !… (Les yeux au ciel.) Mon Dieu, vous voyez ma détresse, éclairez-moi ! enseignez-moi la vérité !
La vérité, la vérité ! c’est de notre bouche qu’elle sort !
Vous tremblez pour la santé de votre fils !… Eh ! madame, ne croyez donc pas ceux qui vous effraient ! c’est une crise passagère dont il se remettra ! Au-dessus de la santé de son corps, il y a la santé de son âme qui a droit à votre sollicitude.
Absolument !
Ah ! mon Dieu !…
Et puis, et puis… ! je ne peux pas être à lui et je ne veux pas qu’il soit à d’autres ! (Sur un ton d’imploration.) Ah ! madame, qu’il reste chaste ! qu’il reste chaste !
Eh ! bien, oui ! Assez de compromission comme cela ! assez d’intrigues équivoques !… J’étais égarée ; vous m’avez remise sur le chemin de la raison : merci, madame, je ne l’oublierai pas.
Oui ?
Ah ! je savais bien que la lumière se ferait.
Elle gagne la droite.
Ah ! madame, que je suis heureuse de vous entendre parler ainsi !
Madame, je vous avais mal jugée ; je vous fais réparation.
A ce moment on entend un bruit de rires à la cantonade, des "à dada ! à dada ! " et des "hue, là ! hue ! ".
Qu’est-ce que c’est que ça ?
"A dada" ?
Mon Dieu, Heurteloup, je l’avais oublié… !
Scène VIII
Les Mêmes, Heurteloup, La Choute
Tableau.
Ah !
Ah !
Heurteloup ?
Heurteloup pivote sur lui-même et se trouve face à face avec sa femme.
Ma femme !
Mon mari !
La famille !
Elle saute à bas de ses épaules et s’éclipse derrière le paravent, tandis qu’Heurteloup est sur le point de s’évanouir de saisissement. Il porte la main à son col pour le déboutonner, comme un homme qui sent venir la congestion.
Mon mari ! avec des gourgandines ! Ah ! polisson !
Elle cherche à le rattraper, mais déjà Heurteloup s’est ressaisi. Course de va-et-vient entre les deux époux autour de la table.
Attends un peu ! attends un peu !
Eugénie ! je t’en prie !
Madame ! madame !
Laissez-moi ! (Courant après son mari qui parvient à s’échapper et à gagner la porte.) Hector ! Hector ! veux-tu venir ici ! veux-tu venir ici !
Elle sort à sa suite.
Ah ! mon Dieu ! (A Etiennette.) Je vous demande pardon, madame, mais ma cousine… ! je ne peux pas la laisser… !
Mais je comprend très bien, faites.
Au revoir, madame, excusez-moi. (Sortant en appelant.) Eugénie ! Eugénie !
Elle disparaît.
Quelle histoire, mon Dieu !
Eh ! ben, vrai !
Sur la fin de cette scène ont paru Guérassin, Paulette et Cléo. Les femmes ont leur chapeau sur la tête ; elles sont prêtes à partir.
Scène IX
Etiennette, La Choute, Cléo, Paulette, Guérassin, puis Roger, puis Maurice
Qu’est-ce qu’il y a donc ?
Qu’est-ce qui se passe ?
Pourquoi ce tapage ?
Ne m’en parlez pas ! C’est Heurteloup qui vient de se faire pincer par sa femme avec La Choute sur le dos !
Elle redescend un peu.
Oh ! le malheureux !
Ce qu’il va se faire saler !
En tout cas, rien ne pouvant m’être plus désagréable, surtout en la circonstance actuelle.
Tout en parlant, elle remet le fauteuil qu’elle avait avancé à la Comtesse, à sa place primitive.
Qu’est-ce que tu veux, on ne l’a pas fait pour son plaisir.
Madame ?
Quoi ?
Madame sait que Monsieur l’abbé est là.
Monsieur l’abbé !
Comme madame était occupée avec ces dames, je l’avais fait entrer dans le boudoir.
Mais, vite, introduisez.
Roger sort.
Si monsieur l’abbé veut entrer ?
Mesdames.
Ah !
Monsieur l’abbé !… Ah !… qui vous reconnaîtrait ainsi ?…
Oh ! vous êtes joliment bien en défenseur de la patrie !
Oh ! oui ! oh ! oui !
Oh ! ne vous moquez pas ! Je me sens tout guindé. Je ne dois pas positivement avoir l’air martial.
Mais si !… mais si !
Oh !… et comment se fait-il ?…
Mais d’ordre de l’archevêché, il nous a été prescrit de nous présenter en tenue.
Ah ! bien, c’est une fière idée qu’il a eue là, l’archevêché !
Oh ! oui ! oh ! oui !
Ah ! l’attrait de l’uniforme !
Paulette est remontée pendant ce qui précède et est prés de Guérassin.
Chère madame, je suis revenu en hâte : eh ! bien, ma mère ?
Hein ? oh ! rien !… simple visite de courtoisie. Madame la Comtesse s’est crue obligée de me faire l’honneur, après l’accident qui m’était arrivé chez elle…
Ah ! tant mieux, cela me tranquillise ; je craignais…
Quoi donc ?
Je ne sais pas… que peut-être, elle trouvât mauvais…
Rassurez-vous, il n’est rien entré de pareil dans sa pensée.
J’en suis bien heureux.
A ce moment on entend des voix à l’extérieur.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
La porte du fond s’ouvre avec fracas, et l’on aperçoit Musignol discutant avec Roger.
Scène X
Les Mêmes, Roger, Musignol
Inutile ! laissez !
Roger se retire.
Musignol !
Tandis que tout le monde reste cloué sur place, Musignol demeure sur le pas de la porte, embrassant d’un regard le tableau qu’il a devant lui.
Aha !
Le képi sur la tête et le stick à la main ; les poings sur les hanches, il descend l’air provocateur, la démarche insolente, dans la direction de Maurice. A la vue de l’officier, celui-ci a pris l’attitude militaire.
C’est bien ! repos !
Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
Rien ! simple curiosité ! (Tout en remontant en arpentant la scène.) Je voulais le voir, le don Juan, le bourreau des cœurs ! le chérubin auquel on me sacrifiait.
Hein ?
Qu’est-ce qu’il dit ?
Musignol !
Quoi ?
Musignol, voyons !
Laisse-moi, toi ! (A Etiennette en indiquant Maurice avec un sourire de dédain.) Un simple soldat !… Ah !… (A. Maurice.) Avancez, militaire !
Mon lieutenant… !
Ne bougez pas !
Vous dites ?
Je dis qu’en voilà assez ! Vous vous conduisez comme un butor ; sortez !
Elle remonte un peu.
Moi ?… Ah ! vous ne voudriez pas que devant mon inférieur !…
Il n’y a ici ni inférieur ni supérieur ! vous n’êtes pas à la caserne, mais chez moi !… Il n’y a que deux hommes en présence.
Vous avez raison et je vais…
Mon lieutenant !…
Etiennette, qui s’est jetée entre eux ; de façon à faire à Maurice un rempart de son corps. Touchez-le donc !
Voyons, voyons, Musignol !
Laissez-moi !
Prenez garde, mon lieutenant ! vous allez commettre un acte que vous regretterez après.
Parce que ?…
Parce que deux choses m’empêchent de vous répondre : votre grade…
Soit ! je l’oublie.
Et mon caractère.
Son caractère !… C’est un soldat qui parle !
Non, mon lieutenant, c’est un ecclésiastique.
Un ecclésiastique !
Oui, un ecclésiastique !… J’espère maintenant que vous comprendrez tout ce que votre attitude a d’odieux, tout ce que votre sortie a de révoltant.
Un ecclésiastique !
Il reste comme atterré, les yeux fixés au sol. Instinctivement sa main va chercher son képi ; il se découvre.
Et voilà à quel degré d’aberration vous en arrivez avec vos suppositions pitoyables et votre jalousie aveugle : à oublier le respect de votre grade et à vous rendre publiquement ridicule.
Etiennette ! Etiennette ! je me suis conduit comme une brute ! J’ai été fou ! J’ai vu rouge ! C’est la jalousie qui m’a fait perdre la tête ! Pardon ! pardon !
Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, mais à celui que vous avez offensé.
Elle indique Maurice.
Madame !…
A lui !… A ce soldat !
A monsieur l’abbé. (Musignol reste silencieux, mais on sent le combat qui se livre en lui.) Ah !… je le veux !
Elle passe au-dessus de Musignol et descend à sa gauche.
Monsieur l’abbé… je vous demande pardon.
Maurice, voulant lui épargner son humiliation. Mon lieutenant !… oh ! non !
Monsieur l’abbé, voulez-vous me donner la main ?
Maurice, allant à lui avec empressement. Oh !… mon lieutenant !…
Ils se serrent la main.
Merci !
Ah !
A la bonne heure !
Musignol, pensant en être quitte et avoir bien mérité d’Etiennette, va à elle comme un homme assuré de sa rentrée en grâce.
Et maintenant, allez ! allez-vous-en ! allez-vous-en !
Tu me chasses ?
Par votre façon d’agir vous avez élevé entre vous et moi une barrière infranchissable !… jamais ! jamais, je ne vous pardonnerai.
Etiennette !
Non, non, je ne veux plus vous voir. (Excédée.) Allez-vous-en !… Mais allez-vous-en !
Elle gagne l’extrême-droite.
Va-t’en, Musignol… ! ne l’irrite pas ; ça vaut mieux.
Ah ! toi, par exemple, tu paieras pour les autres !
Il le repousse et lui applique deux soufflets.
Oh ! (Au second.) Oh !
Oh !… Oh !
Je suis à vos ordres !
Il sort.
Mais… mais il m’a giflé ?
Mais oui, il t’a giflé !
Ah ! par exemple (Courant après Musignol.) Monsieur !… monsieur, vous m’en rendrez raison !
Il sort dans la direction de Musignol.
Tout cela très rapide et l’un sur l’autre
Non, mais a-t-on jamais vu ?
En voilà un soudard !
Quel pignouf !
Oui ! c’est bien ! Allez ! laissez-moi.
Ensemble tout en se laissant pousser vers la porte :
Non, c’est vrai, ça !
Gifler Guérassin !
En voilà des façons !
Allez ! allez !
Ensemble
Alors, adieu.
Adieu.
Adieu.
Oui, adieu, adieu. (Au moment où les femmes sortent, elle se retourne pour aller à Maurice ; elle le trouve en train de remonter et se disposant à sortir également.
Sur un ton de prière.) Oh ! non !… vous, pas !… Vous, restez !
Madame !…
Je vous en supplie, pas comme cela ; pas avant de m’avoir entendue ; que je me sois disculpée… !
Oh ! madame, pourquoi m’avez-vous menti ?
Eh ! bien, oui ! oui, c’est vrai, j’aurais dû vous dire, vous avouer…, mais je n’ai pas osé !… Je ne voulais pas rougir devant vous. Oui, cet homme était mon amant : je suis une malheureuse, une créature indigne.
Vous voyez bien que ma place n’est pas ici.
Elle n’est pas ici si vous vous occupez de l’opinion du monde ! elle est ici si vous tenez compte du rôle que vous y avez à remplir.
Que voulez-vous dire ?
Vous voyez bien que j’ai soif de repentir, soif de pardon. Vous qui m’avez indiqué la voie du bien, allez-vous m’abandonner, alors que j’ai encore si besoin de vous ? Alors que mon initiation est encore si nouvelle ? Alors que ma foi est encore si chancelante ?
C’est vrai !
Vous ne doutez pas de ma sincérité, n’est-ce pas ? Eh ! bien, lorsque la pécheresse vous crie : "au secours ! " lui refuserez-vous la main et vous détournerez-vous d’elle ?
Non, vous avez raison ! je reste.
Quoi ! je puis espérer ?…
Maurice. Venez ! Parlez ! Confiez-vous à moi !
Tout en parlant il la fait asseoir sur le sofa et s’assied lui-même sur le tabouret qui est auprès ; il se débarrasse de son képi en le posant derrière lui sur le tabouret.
Ah ! monsieur l’abbé, merci pour ces paroles réconfortantes ! Ah ! vous ne savez pas quelle influence vous avez eue sur moi !
Moi ?
En m’arrachant aux flots qui m’entraînaient, vous avez cru opérer un sauvetage ordinaire ? Vous avez fait un sauvetage moral. Je n’ai plus qu’un objectif aujourd’hui : travailler au rachat de mes fautes et devenir la créature que vous souhaiteriez que je sois. Voilà le miracle que vous avez opéré.
Eh ! quoi, c’est à cause de moi… ?
Ah ! je serais si heureuse de mériter votre estime !
Oh ! madame… !
Mais j’ai besoin qu’on me soutienne,