Le Bourgeon/Acte II

La bibliothèque libre.
Librairie théâtrale (p. 127-216).
◄  Acte I
Acte III  ►

ACTE II


Chez Etiennette. — Petit salon très élégant. — A gauche premier plan, une cheminée avec sa garniture. — Deuxième plan, une porte. — Au fond, plein milieu, porte donnant sur une galerie. — A droite, premier plan, une fenêtre bow-window. — Deuxième plan, une porte. — Près de la cheminée, côté le plus rapproché de la scène, un petit fauteuil, dos au public. — De l’autre côté, lui faisant vis-à-vis, une bergère. — A droite de la bergère, un canapé face au public. — Adossée au canapé, une table de même grandeur. — Sous le canapé, un coussin de pied. — Un peu à droite et devant le canapé, à un mètre environ, un siège-tabouret. — Près de la grande table et à sa droite, une chaise volante. — A droite de la scène, près du bow-window, un peu au-dessus, un sofa, entouré d’un paravent. — Devant le sofa, un peu vers la gauche un siège-tabouret. — A gauche du sofa, un fauteuil portatif. — Entre le sofa et le fauteuil, une toute petite table à tiroirs. — Au fond, de chaque côté de la porte, un meuble de style. — Au fond, dans la galerie, face à la porte, un canapé. — Dans l’embrasure du bow-window, jardinière avec des plantes vertes. — Sur la grande table un service à café, une cave à liqueurs et une boîte contenant des cigarettes. — A la dernière feuille de gauche du paravent est suspendu, amené par un fil, un bouton de sonnerie électrique. — Autre bouton électrique à droite de la cheminée. — Lustre de style au plafond.


Scène première


Etiennette, Paulette, Cléo, Guérassin, Musignol, tenue de cheval d’officier de dragons

Au lever du rideau, Etiennette, face au public, au-dessus de la table qui est derrière le canapé, sert le café tout en discutant avec Musignol.

Celui-ci, plus bas en scène un peu à droite, est entre Paulette et Guérassin. — Cléo est près d’Etiennette. — Tout le monde parle à la fois : Guérassin et Paulette essayant de calmer Musignol ; Cléo de convaincre Etiennette. On entend des "allons Etiennette… ! — Mais non, mais non ! — Musignol voyons ! — Ah ! laissez-moi… ! " etc.

Musignol, brusquement, à Etiennette.

Voyons, Etiennette, ça n’est pas sérieux ! Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?

Etiennette, tout en versant du café.

Mais rien, je te répète ! tu ne m’as rien fait. J’en ai assez ! j’en ai assez ! et voilà tout.

Musignol.

Ah ! non, non, celle-là… !

Paulette, quittant Musignol et gagnant la cheminée.
Oh ! ce qu’ils sont embêtants !
Etiennette, présentant une tasse à Cléo.

Une tasse de café, Cléo ?

Cléo, prenant la tasse.

Merci. (A mi-voix.) Pourquoi es-tu dure comme ça avec ce pauvre Musignol ?

Etiennette, écartant Cléo qui va, par la suite, s’asseoir dans la bergère près de la cheminée.

Ah ! non, je t’en prie, hein ! ne te mêle pas ! (A Guérassin.) Du café, Guérassin ?

Guérassin, remontant légèrement.

Avec beaucoup de sucre, s’il te plaît.

Musignol, gagnant sur la droite.

Non, non, elle est raide, celle-là ! (Revenant brusquement à Guérassin qui est redescendu n° 4.) Enfin, qu’est-ce que tout cela veut dire, hein ?… Qu’est-ce que tu as fait d’Etiennette pendant mon absence ?

Guérassin, ahuri de cette interpellation.

Moi ?…

Musignol.

Oui, toi ! je te l’ai confiée comme à un être de tout repos.

Guérassin, se vexant.

Ah ! bien, dis donc… !

Musignol.
Je reviens de manœuvres aujourd’hui…
Etiennette, apportant à Guérassin la tasse qu’elle a préparée pendant ce qui précède.

Mais, laisse donc Guérassin tranquille, il n’a rien à voir dans tout ça.

Elle remonte.

Guérassin, sa tasse en main, gagnant la droite du canapé.

Là ! C’est clair !

Musignol.

Pardon ! il me doit des comptes !… (S’asseyant sur le tabouret, à droite de la scène.) Comment ! j’accours ici, n’ayant qu’une idée : revoir mon Etiennette, lui apporter toutes les économies d’amour de cinq semaines de célibat… !

Etiennette, tout en tendant une tasse de café à Paulette par-dessus le dossier du canapé.
Haussant les épaules.

Ah ! laisse-moi donc tranquille !

Musignol, remontant vers Etiennette.

Oui, de célibat ! Paulette qui était debout, un genou sur le canapé, une fois servie, s’assied sur le canapé.

Etiennette, lui coupant la parole.

Du café ?

Musignol, interloqué.

Hein ?… Je veux bien. (Reprenant.) Et au lieu de l’accueil que j’attendais, je trouve une femme de glace, que ma tendresse excède, que mes assiduités insupportent ! Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Pourquoi ? (A Guérassin en le tirant par la manche, ce qui renverse à moitié la tasse de café qu’il tient à la main.) Pourquoi ?

Guérassin.

Ah ! zut ! (S’essuyant avec son mouchoir.) Mais est-ce que je sais, mon ami ?

Musignol redescend un peu à droite.

Etiennette.

Non, mais c’est extraordinaire !… Enfin est-ce que nous avons contracté un bail pour l’éternité, dis ? Je n’ai pas aliéné ma liberté, que je sache ? Eh ! bien, il me convient de la reprendre, je la reprends.

Musignol, rageur.

Allons donc !… dis donc qu’il y a un homme là-dessous ! il y a un homme !

Etiennette, excédée.

Oh ! (Changeant de ton et descendant à gauche de Musignol. Tiens ! ton café.

Musignol, boudeur.

Je n’en veux pas !…

Etiennette.

A ton aise ; qui est-ce qui en veut ?

Musignol - Moi.

Il prend rageusement la tasse.

Etiennette, remontant à sa place primitive au-dessus de la table.

Ce n’était pas la peine de dire que tu n’en voulais pas.

Paulette.

Ecoutez, mes enfants, vous n’avez pas bientôt fini de vous chamailler ?

Cléo.

Mais laisse-le donc. Tout ça c’est des raffinements d’amoureux : on se dispute et puis, c’est bien meilleur après.

Etiennette - Oh ! bien, je t’assure, tu ne me connais pas.

Musignol, déposant sa tasse vide sur la petite table qui est près du paravent.

Quand une femme subit une transformation pareille, sans raison apparente, c’est qu’il y a un homme !

Etiennette, descendant et excédée.

Eh ! bien, oui, là, il y a un homme ! Es-tu content ?

Musignol, avec un ricanement rageur.

Ah ! qu’est-ce que je disais ! hein, Guérassin ? Qu’est-ce que je disais ?

Guérassin, gagnant la gauche.

Eh ! bien, mon ami, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

Il s’assied en face de Cléo dans le fauteuil, dos au public, près de la cheminée.

Paulette.

Allons, voyons, voyons !

Musignol.

Je savais bien que si tu étais ainsi changée à mon égard, c’est que tu avais abusé de mon absence pour me tromper.

Cléo, le rappelant à l’ordre.

Oh ! Musignol !…

Musignol.

Parfaitement !

Etiennette.

Te tromper. Ah ! non, mon ami, je ne t’ai pas trompé ! Si ce n’était que cela, tu n’aurais constaté aucun changement en moi !

Musignol.

C’est exquis !

Etiennette.

Non, le sentiment qui m’étreint est autrement élevé, car il m’a entièrement transformée. Il m’a donné l’horreur de ma situation, le mépris de la vie que je mène ; qu’est-ce que je suis après tout ? Une femme entretenue, une cocotte.

Cléo - Ah ! bien, dis donc, au moins n’en dégoûte pas les autres.

Musignol, furieux.

Et quel est-il, l’auteur de ce miracle ? Le godelureau, le polichinelle… ?

Etiennette, allant prendre la tasse déposée par Musignol pour la reporter sur la grande table.

Va, va, insulte-le ! Epanche ton dépit impuissant ; tout cela ne changera rien à ce qui est.

Musignol, écumant.

Etiennette… !

Etiennette, se retournant et le toisant.

Quoi ?

Guérassin, se levant.

Allons, voyons, mes enfants, ça n’est pas sérieux !

Etiennette, redescendant.

Oh ! très sérieux !

Cléo.

Mais non, Etiennette, tu n’en penses pas un mot.

Etiennette.

Pourquoi parlerais-je de la sorte si mon parti n’était pas pris ? Ai-je l’air d’une femme qui cède à un caprice ou à un mouvement d’humeur ? Non, c’est posément, tranquillement, mais bien résolument que je lui dis : "C’est fini, fini nous deux."

Elle s’assied face au public sur le tabouret de gauche, tandis que Guérassin va déposer sa tasse vide sur la table, derrière le canapé.

Musignol, pincé et comme un homme qui prend une résolution.

C’est bien ! puisqu’il en est ainsi, il ne me reste plus qu’à m’en aller.

Etiennette, écartant les bras en signe d’acquiescement.

Eh ! bien, mon ami… !

Musignol, après un temps.

Adieu !

Guérassin, redescendant par la droite de la table.

Voyons, Musignol, tu ne vas pas faire cela !

Musignol.

Oh ! si, par exemple !… Oh ! si !…

Paulette, se levant.

Mais non ! (Allant à Etiennette.) Etiennette, dis-lui un mot aimable !

Etiennette.

Moi ? je n’ai rien à dire

Cléo, se levant.

Allons, voyons, Musignol !

Musignol.

Non, non, inutile d’essayer de me retenir. Maintenant, moi aussi, mon parti est pris !

Paulette.

Ah ! non, écoutez, mes enfants, vous n’êtes pas rigolos !

Elle va déposer sa tasse sur la petite table près du paravent et redescend à droite.

Musignol, à Etiennette.

Et puis, tu sais, tu pourras venir me supplier après, ce sera comme si tu flûtais !

Etiennette, les yeux au plafond et avec un calme déconcertant.

Je ne flûterai pas.

Musignol.

Et quant à ton gigolo… !

Etiennette, id.

Ca n’est pas un gigolo !

Musignol.

Ton "tout ce que tu voudras", je te réponds bien que jamais tu ne l’auras.

Etiennette, avec un rictus plein de mélancolie.

Je le sais ! Oh ! mais n’en tire aucune vanité, tu n’y seras pour rien !

Musignol.

Voilà ! Vous l’entendez ! Non, quand je pense que je lui étais fidèle ! que je repoussais des avances !… car enfin si j’avais voulu, en manœuvres, Dieu sait… ! Ah ! il y en a plus d’une… ! Oh ! mais maintenant, plus souvent que je me gênerai !

Etiennette, avec le même calme.

Merci de me dire cela ; car enfin une chose pouvait me faire hésiter ; c’était la peur de te faire de la peine, mais maintenant que tu as pris soin de mettre ma conscience en repos.

Musignol, subitement petit garçon et sur un ton qui dément tout ce qu’il a dit.

Hein ?… Oh ! mais c’est pas vrai, tu sais ! c’est pas vrai !

Tous, entourant Etiennette.

C’est pas vrai, là ! c’est pas vrai.

Etiennette, écartant tout le monde du geste.

Trop tard, mon ami ! ce qui est dit est dit ! et puis, si ce n’est pas vrai aujourd’hui, ce le sera demain.

Musignol.

Oh ! non, non, jamais ! Etiennette, je t’en prie !

Guérassin, Cléo, Paulette, intercédant.

Etiennette !…

Etiennette, se levant.

Non, mon ami, non. Donnons-nous la main et quittons-nous en bons camarades.

Elle lui tend la main.

Musignol.

Ah ! ça, non, par exemple ! adieu !

Il remonte.

Etiennette.

A ton aise !

Elle gagne la cheminée.

Musignol, redescendant.

Jamais, tu m’entends, jamais je ne remettrai les pieds ici !

Il remonte à nouveau.

Etiennette.

Soit !

Tous.

Oh !


Musignol, qui a été jusqu’à la porte, l’a même ouverte pour sortir, se ravisant au moment de partir ; referme la porte, redescend comme pour aller encore dire quelque chose à Etiennette, hésite un instant, puis, ne trouvant rien, avise Guérassin tranquillement adossé contre le côté droit du canapé.

Oh ! toi, tu sais, je te garde un chien de ma chienne !

Il sort précipitamment.

Guérassin.

Ah ! mais zut, à la fin ! est-ce que j’y suis pour quelque chose ?

Il gagne la droite.

Etiennette, excédée.

Ah ! non, maison nette ! maison nette ! maison nette !

Elle va s’asseoir sur la partie droite du canapé de gauche.

Guérassin, allant vers Etiennette.

Voyons, Etiennette, ce n’est pas possible ! C’est ton séminariste qui te monte comme ça au cerveau ?

Etiennette.

Ah ! je ne sais ce qui me monte au cerveau ; ce que je sais, c’est que je suis une autre femme et que je romps avec mon passé.

Paulette, ébahie.

Ah !

Elle va au-dessus de la table derrière le canapé prendre et allumer une cigarette.

Cléo, s’asseyant près d’Etiennette sur le canapé.

Mais ma pauvre Etiennette, mais c’est de l’amour !

Etiennette.

Eh bien ! oui, je l’aime, là ! je l’aime !

Cléo, tout en prenant sans se lever, la cigarette que Paulette lui passe par-dessus la table.

Eh ! bien, mon colon !

Elle allume sa cigarette à celle de Paulette, que cette dernière lui tend également par-dessus la table.

Etiennette.

Oh ! mais rien de commun avec l’amour tel que nous le concevons : c’est quelque chose de pur, d’idéal…

Guérassin, sur le même ton qu’Etiennette.

D’éthéré…

Etiennette, sur un ton sans réplique.

Mais oui !… (Après un temps.) Oh ! certes, d’abord, je l’ai désiré comme un autre homme : matériellement, sensuellement. J’avais comme un besoin de lui, de le voir, de lui dire mon amour. Il est venu ; je n’ai pas osé ; l’aveu a expiré sur mes lèvres ; j’ai compris que j’aimais l’inaccessible ; qu’un mot l’éloignerait à jamais. Alors j’ai refoulé cet amour, je me suis tue pour le garder, n’ayant plus qu’une terreur, c’est qu’il apprît ce que j’avais été, tant je tremblais qu’il me méprisât !… Et je l’ai revu souvent depuis ; peu à peu, j’ai subi l’ascendant de sa parole, qui a été pour moi comme une eau lustrale, comme un bain purificateur ; aussi la pensée que j’ai pu le désirer m’apparaît aujourd’hui comme une monstruosité ; si je l’aime, si je l’aime toujours, du moins c’est d’un amour noble, immatériel, quelque chose comme un amour spirituel.

Guérassin, narquois.

Ah ! tu le trouves spirituel !

Paulette, qui, pendant tout ce qui précède, est restée debout au-dessus de la table, à prendre un petit verre de liqueur.

C’est idiot, on n’aime pas dans le clergé !

Elle va s’asseoir dans le fauteuil au-dessus de la cheminée.

Cléo, à Paulette.

Tu parles !… (A Etiennette.) Qu’est-ce que tu peux espérer ?

Etiennette, vivement et avec conviction.

Oh ! rien ! je n’espère rien !

Guérassin, s’asseyant en face d’elle sur le tabouret.

Eh ! bien, si tu n’espères rien, ne gâche donc pas ta situation à plaisir. Tu as en Musignol un protecteur sérieux !…

Etiennette, avec indignation se levant et gagnant la droite.

Moi, le tromper avec Musignol ! ah ! jamais !

Guérassin, dos au public.

Mais tu es superbe !… Ce n’est pas lui que tu tromperais avec Musignol, c’est Musignol que !… puisqu’il est le premier occupant.

Etiennette, debout au milieu de la scène.

Quand je te répète que c’est une métamorphose qui s’est opérée en moi. Je vais te paraître idiote si je te disais que je rêve de choses folles : d’entrer dans un couvent, de me consacrer au bien, d’étonner le monde par ma dévotion ; puis, de tout cela, d’aller lui faire l’offrande, à lui ! et de lui dire : "voilà votre œuvre ! "

Guérassin, railleur.

C’est ça ! la Magdeleine au vingtième siècle ! Mais ça ne se fait plus, ma chérie !

Paulette, se levant et allant à la cheminée.

Et tu t’imagines que tu ne l’aimes plus avec tes sens !

Cléo.

Mais c’est des loufoqueries de femme amoureuse.

Guérassin.

Si c’en est ! (Se levant.) Mais aie donc le courage de t’interroger sincèrement ! ce n’est pas Dieu que tu vois en lui ; c’est lui que tu vois en Dieu ! Alors inconsciemment tu t’es dit : "la religion, voilà le terrain qui nous rapprochera."

Etiennette.

Ah ! tais-toi, tais-toi, tu blasphèmes !

Guérassin.

C’est possible, mais j’y vois clair !

On sonne.

Etiennette, tressaillant.

Mon Dieu, on a sonné !… c’est peut-être lui !

Elle court au fond.

Cléo, Paulette, ne comprenant pas.

Lui ?

Cléo s’est levée.

Etiennette, très agitée allant et venant au fond.

Oui, monsieur l’abbé de Plounidec ; c’est l’heure où il vient généralement… Allons, bon ! qu’est-ce que j’ai fait de ?…

Cléo, remontant entre fauteuil et canapé vers Etiennette.

De quoi ?

Etiennette, cherchant à droite et à gauche.

Je ne sais pas… c’est de… Je ne sais plus ce que je voulais…

Elle gagne ainsi la cheminée.

Guérassin, gouailleur.

Là, là, regarde-là !… Elle valse !

Etiennette, furieuse.

Allons voyons, toi !…

Tout en parlant, elle écarte Paulette qui est devant la cheminée, et la gêne pour se regarder dans la glace ; rapidement elle arrange sa coiffure en se mirant.

Guérassin, à qui ce jeu de scène n’a pas échappé.

Eh ! bien, quoi donc ? Dans la glace maintenant ?… Mais oui, on est très bien ! Du moment que l’âme est belle…

Etiennette.

Ah ! te tairas-tu, insupportable plaisant !

Elle remonte dans la direction de la porte du fond.


Scène II


Les Mêmes, Roger, Heurteloup, La Choute

Roger, paraissant au fond et se rangeant à droite de la porte.

Monsieur et madame Heurteloup !

Pendant ce qui suit il ramasse les tasses qui traînent et les range sur le plateau qu’il emporte aussitôt.

Heurteloup et La Choute, passant leurs deux têtes dans l’embrasure de la porte.

Bonjour, les enfants !

Etiennette, désappointée.

Vous !

Paulette, debout dos au public non loin du tabouret de gauche.

Heurteloup !

Cléo.

La Choute !

Guérassin, sur un ton de déception affecté.

Ah !… Ce n’est que vous !

Heurteloup, qui est allé embrasser Etiennette puis Cléo, descendant par la gauche vers Paulette et tout en marchant.

Comment : "Ce n’est que nous" ?

Il embrasse Paulette.

La Choute, qui est allée embrasser Etiennette et Cléo, descendant vers Paulette par la droite du canapé, ce qui la fait se croiser avec Heurteloup qui va serrer la main à Guérassin.

C’est encore gentil !…

Elle embrasse Paulette.

Etiennette, descendant par le milieu de la scène.

Ne faites pas attention : c’est son genre d’esprit.

Guérassin, avec un geste de désinvolture.

C’est mon genre.

Cléo, qui est descendue près de la cheminée.

Ah, ça ! vous êtes à Paris, vous autres ?

La Choute et Heurteloup, ensemble et vivement.

Non, non !

Cléo.

Comment : "non, non" ?

Heurteloup, sur un ton dévot.

Je suis actuellement en retraite au monastère de Concarneau, où je prépare mon jubilé.

Tous.

Non ?

La Choute, dévotement, les mains croisées sur la poitrine.

Et moi aussi.

Etiennette.

C’est du joli !

Paulette.

Et ta femme a donné là-dedans ?

Heurteloup.

Ma femme, tu parles !… Elle est ici avec la famille à l’occasion de l’entrée de notre neveu au régiment.

Guérassin.

Oui, oui… le petit séminariste.

Etiennette, très simplement.

En effet, c’est demain qu’il entre au corps.

Heurteloup.

Ah ! tu sais ?

Guérassin.

Comment, si elle sait !

Heurteloup.

Alors j’ai trouvé ce truc pour me donner campo ! et surtout, défense de m’écrire, de m’envoyer mes lettres, tout au jubilé ! Je suis retiré du monde ! Comme ça, c’est un mois de bon ! Ohé ! Ohé !

Il s’assied sur le tabouret de gauche.

La Choute.

Et ce qu’on jubile, ouh ! mon Totor !

Elle lui saute sur les épaules.

Heurteloup, gesticulant des épaules pour se dégager de son étreinte.

Allons, voyons ! Ah ! celle-là ; quand elle n’est pas sur mon dos, sur mes reins ou sur mes épaules !…

Guérassin, jovialement.

C’est que tu te retournes.

On rit.

La Choute, quittant Heurteloup et sur un ton scandalisé que dément une envie de rire mal dissimulée.

Ah ! dis donc, toi ! si tu étais convenable !

Heurteloup, se levant et passant devant la Choute pour aller à Etiennette.

Au fait, à propos de convenances, qu’est-ce qu’a donc Musignol ? Nous venons de le croiser dans la rue. Je lui ai dit : "Bonjour, Musignol." Il m’a répondu : "… la garde meurt et ne se rend pas."

La Choute, un genou sur le tabouret quitté par Heurteloup.

Comment, pas du tout ! Il t’a répondu : m…

Heurteloup, vivement, lui mettant la main sur la bouche, et presque crié : Je sais ! (Sur un ton de voix plus pondéré.) Mais c’est comme ça que ça se dit dans les salons.

La Choute, bien naïvement.

Oh !… comme c’est plus long !

On rit.

Guérassin.

Ah ! il t’a dit ?… Eh bien, ça ne m’étonne pas ! ce pauvre Musignol ! campo aussi ; mais lui pas de son propre gré. Etiennette vient de rompre.

La Choute et Heurteloup.

Non ?

Guérassin.

Et en cinq sec encore !

Etiennette, remontant jusqu’à la petite table près du paravent.
Avec humeur.

Mais qu’est-ce que ça a d’intéressant ?

Heurteloup.

Ah ! bien, je comprends alors.

Guérassin, se rapprochant d’Heurteloup.

Et pourquoi, je vous le demande ?

Etiennette, se précipitant sur Guérassin.

Allons, voyons Guérassin !

Guérassin, l’écartant du bras gauche.

Si ! si ! il faut qu’ils sachent.

Etiennette, essayant de le faire taire en lui mettant la main sur la bouche.

Non !… non !

Guérassin, se débattant contre son étreinte et dominant la voix d’Etiennette qui, pendant cette phrase, pique autant qu’elle peut des "non !… non !… Ce n’est pas vrai ! " -

C’est parce que madame est amoureuse de ton neveu, le jeune Plounidec.

Heurteloup, La Choute, ahuris.

Non ?

Etiennette, furieuse.

Ce n’est pas vrai !

Guérassin, Cléo, Paulette.

Si, si !… c’est vrai, c’est vrai !…

Etiennette, très vexée allant s’asseoir sur le tabouret de droite.

Vous êtes stupides !

Heurteloup, se tordant.

Maurice ? ah ! ah ! Elle est bien bonne.

La Choute, se laissant tomber sur le tabouret de gauche.

Le petit séminariste ! ah ! ah ! je me tords :

Ensemble

Guérassin.

Hein ? N’est-ce pas qu’elle est drôle ?

Cléo.

Croyez-vous, hein ?

Paulette.

Ah ! la pauvre Etiennette !

Tous les cinq se tordent de rire.

Etiennette, après les avoir laissé rire un instant en les considérant d’un air de profonde pitié.

Non, mais je vous en prie !… Voulez-vous que j’appelle les domestiques, le concierge ?

Cléo, un genou sur le tabouret sur lequel la Choute est elle-même assise.

Oh ! bien, quoi ! du moment qu’il y a de l’amour au fond d’une chose, il y a pas de mal.

Etiennette, dépitée.

Je ne vous dis pas ! mais enfin ça ne regarde que moi.

Paulette.

C’est égal, une soutane, moi, ça me jetterait un froid.

Cléo.

Pourquoi ? C’est toujours un homme qui est dedans. Tiens ! moi, j’en ai connu un comme ça qui avait voulu se faire prêtre.

Tous, étonnés.

Ah !

Cléo.

C’était un juif !

Tous.

Quoi ?

Cléo.

Oui, enfin, un prêtre juif.

Guérassin.

Ah ! un rabbin !

Cléo, affirmative.

C’est ça !… (Changeant de ton.) Seulement après, ça ne lui avait plus dit. Alors il était entré à la Bourse.

Guérassin, avec bonne humeur.

Oui !… monsieur voulait un temple !

Cléo.

Eh ! bien, vous savez, mes enfants, c’était un homme comme tout le monde, à peu de chose près.

Guérassin, s’inclinant gouailleur.

Voyez-vous ça !…

Cléo résumant.

Tout ça c’est pour dire qu’un homme n’est jamais qu’un homme.

Elle remonte au coin droit du canapé.

Heurteloup, gagnant le 5, vers Etiennette.

Ah ! non, mais c’est égal, Maurice ! Ah ! ma pauvre Etiennette, celui qui le dégourdira celui-là !

Etiennette, sur un ton sans réplique.

Je n’ai pas l’intention de le dégourdir.

Guérassin.

Mais non ! c’est ce qu’il y a de superbe : foin de la chair ! l’amour psychique ! le collage blanc !… Voilà ce qu’elle rêve !

La Choute.

Ah ! ben !…

Heurteloup - Mon Dieu ! à ce compte-là, on peut s’entendre. Mais autrement ! ah ! la ! la ! Mais tenez, voilà Maurice soldat ; je parie qu’il sortira du régiment aussi novice qu’il y entre. Il le quittera gradé… et vierge.

La Choute, avec une conviction comique.

Sortir vierge d’un régiment ! oh !… moi je pourrais pas !

Guérassin, moqueur.

Tiens ! l’autre !

On rit.

Heurteloup - Assez, la Choute ! je suis là.

On sonne.

Etiennette, se dressant tout d’une pièce.

On a sonné !

Vivement, elle court vers la porte. Dans son mouvement précipité, elle a été donner contre Heurteloup qui lui barre le chemin, le dos tourné ; elle le fait pivoter et gagne le fond, en proie à la même agitation que précédemment.

Guérassin.

Tenez, là ! regardez-la ! le boston qui recommence.

Etiennette, au fond.

Eh ! bien, quoi ? Je ne peux plus bouger ? C’est extraordinaire, ma parole !

Heurteloup va s’asseoir sur le tabouret de droite.


Scène III


Les Mêmes, Roger

Roger, au fond.

Madame, c’est monsieur l’abbé de Plounidec.

Etiennette, très agitée.

Mon Dieu, c’est lui !… c’est lui !… (A Roger.) Où est-il ? Vous l’avez fait entrer par là ?

Roger.

Oui, madame, dans le petit salon.

Etiennette. — Bon, tout de suite ! Je vous sonnerai ! (Sortie de Roger. — Etiennette descend en passant devant Cléo, jusqu’à la Choute - Cléo, aussitôt ce mouvement, descend à droite d’Etiennette. Pendant ce qui suit, Guérassin gagne la cheminée par le fond de la scène.) Mes enfants, vous êtes très gentils, mais vous allez en aller.

Toutes, se levant. Oh !

Paulette.

Comment, juste au moment ?…

Cléo.

Oh ! laisse-nous le voir !…

Etiennette.

A vous ?

Toutes trois, l’entourant.

Oh ! oui ! oh ! oui !

Heurteloup, se levant vivement.

Mais non, mais non, mais pas du tout ! Je ne tiens pas à le voir, moi ! merci ! et mon monastère !… Ah ! non !

La Choute, qui est devant Etiennette et dos au public, se tournant pour se rapprocher d’Heurteloup.

Eh ! bien, tu iras faire un somme sur la chaise-longue d’Etiennette. Justement tu n’as pas fermé l’œil entre Concarneau et Paris.

Heurteloup.

A qui la faute ?

La Choute.

Je ne te dis pas ! Eh ! bien, voilà l’occasion de te refaire. (A Etiennette, se rapprochant du groupe et sans transition.) Oh ! montre-le nous.

Cléo et Paulette - Montre-nous le !

La Choute.

Montre-le nous-le !

Etiennette.

Mais non, voyons ! En voilà une idée ! Ce n’est pas une bête curieuse !

Toutes - Oh ! pourquoi ? pourquoi ?

Etiennette - Mais parce que ! Parce qu’il y a là une question de bienséance, de délicatesse !… Vous présenter à monsieur l’abbé, vous !

Paulette, dégageant, en descendant avant-scène gauche.

Ah ! mais dis donc, tu es encore aimable !

Cléo, dégageant vers la droite.

Du moment qu’il vient chez toi, il peut nous voir !

La Choute, qui a dégagé en même temps que Cléo de sorte qu’elles conservent respectivement le même numéro.

D’autant qu’on a des usages !…

Guérassin, adossé à la cheminée.

Si on en a !…

Etiennette.

Oui, je ne vous dis pas : mais…

Paulette, par-dessus l’épaule et sur un ton pincé, tout en gagnant au-dessus de la table par la gauche de la scène.

Mais avoue donc la vérité ! Après le portrait dithyrambique que tu nous as fait de ton petit ecclésiastique, tu as peur que nous ayons une déception.

Etiennette, indignée.

Oh !

Cléo.

C’est vrai ce que dit Paulette ! Il est peut-être très toc, ton séminariste.

La Choute, surenchérissant.

Très moche !

Etiennette, indignée.

Toc ! monsieur l’abbé ! Ah bien ! par exemple !…

Elle va à la cheminée pour sonner.

Paulette, de l’air le plus détaché, tout en se dirigeant vers la porte du fond comme une personne qui se dispose à s’en aller.

Allons, au revoir.

Les deux autres, entrant dans le jeu de Paulette.

Au revoir.

Elles remontent.

Etiennette, s’élançant plus vite que les trois femmes entre elles et la porte.

Hein ?… du tout, du tout, vous allez me faire le plaisir de rester là.

Toutes, se faisant prier.

Mais non, mais non !

Cléo.

Tu nous as fait comprendre que nous étions de trop.

Etiennette, voulant parler.

Non, pardon !…

La Choute, lui coupant la parole.

Nous ne voulons pas être indiscrètes.

Etiennette.

Oui ? Eh ! bien, vous vous en irez tout à l’heure si vous voulez, mais pas avant d’avoir vu monsieur l’abbé.

Toutes, sans conviction.

Mais non ! mais non !

Etiennette, sur un ton impératif.

Ah !… je le veux ! (Les trois femmes descendent de l’air détaché de personnes qui veulent bien faire la concession qu’on leur demande ; Etiennette va sonner à la cheminée.) Toc, mon séminariste ! Ah ! ben, je vous ferai voir, moi, s’il est toc !

Paulette.

Soit ! C’est bien pour t’être agréable !

Elle descend jusqu’au coin droit du canapé.

Cléo, La Choute, descendant vers la droite.

Oh ! oui !

Guérassin, adossé à la cheminée.
À part.

Comme les femmes connaissent le cœur humain !


Scène IV


Les Mêmes, Roger, puis Maurice

Roger.

Madame a sonné ?

Etiennette, du coin de la cheminée.

Introduisez monsieur l’abbé.

Heurteloup, qui s’était assis pendant cette scène sur le sofa de droite, se levant vivement et saisissant au passage son chapeau qu’il avait déposé lors de son entrée sur la petite table près du paravent.

Eh ! là, attendez ! attendez ! que je m’évapore !

La Choute.

Bon, va !

Heurteloup, à la Choute.

Quand Maurice s’en ira, tu viendras me prévenir.

La Choute.

Entendu !

Heurteloup, sur le pas de la porte de droite, à Roger sur le seuil de celle du fond.

Vous pouvez introduire.

Il sort.

Etiennette. — C’est ça. (Sortie de Roger. — Descendant légèrement vers les trois femmes.) Et vous, je vous en prie, observez-vous, surtout !… De la tenue !… songez que vous n’avez pas affaire à un gigolo !…

Toutes, sur le ton ennuyé dont on accueille une recommandation superflue.

Mais oui, mais oui !

Etiennette.

Que monsieur l’abbé ignore tout de moi ; que s’il se doutait jamais ! ..

Paulette.

Allons, voyons, tout de même, il ne s’imagine pas être chez une chanoinesse !

Elle passe à droite.

Etiennette - Il ne s’imagine rien du tout ! son esprit ignore tellement le mal qu’il ne lui arrive même pas de le soupçonner.

Cléo, un peu vexée.

"Le mal ! le mal !…" Tu es toujours à parler du mal ! Vraiment, de quoi avons-nous l’air ? C’est vrai ça !

Etiennette.

Allons, voyons, Cléo, tu ne vas pas !… (Sans transition, en voyant entrer Maurice introduit par Roger - remontant vivement entre la cheminée et la table, pour s’élancer à sa rencontre.) Ah ! monsieur l’abbé !… quel plaisir de vous voir !…

Maurice, s’arrêtant, un peu interdit.

Oh ! madame, vous avez du monde ; si j’avais su !… vraiment, je suis indiscret !

Etiennette.

Indiscret, vous, monsieur l’abbé !

Paulette, remontant légèrement vers Maurice.

C’est nous qui sommes indiscrètes, mais nous n’avons pas voulu nous en aller, monsieur l’abbé.

En ce disant elle esquisse une révérence.

Cléo, même jeu que Paulette.

Nous avions un si grand désir de vous connaître, monsieur l’abbé !

Elle fait la révérence.

La Choute, même jeu. Notre amie Etiennette nous a fait un tel éloge de vous, monsieur l’abbé !

Révérence.

Maurice, qui est descendu peu à peu en scène suivi d’Etiennette.

Oh ! mesdames.

Guérassin, de la cheminée.

Voilà un accueil qui doit rassurer vos scrupules, monsieur l’abbé.

Maurice, allant serrer la main à Guérassin.

On n’est pas plus aimable que ces dames. Votre serviteur, monsieur Guérassin !

Guérassin, gaîment, avec une courbette comique.

Mais… nous en sommes un autre, monsieur l’abbé.

Etiennette, présentant.

Mesdames Paulette de Vermandois et Cléo de.. de Montespan.

Les deux femmes font une profonde révérence.

Maurice, s’inclinant, et galamment.

Ah ! mesdames, voilà des noms qui appartiennent à l’histoire.

Guérassin, à part.

Ils n’appartiennent même qu’à elle.

Etiennette.

Et… (Voyant la Choute un peu remontée, lui faisant de la tête signe d’avancer) une petite amie à nous, Simone Clovisse ; dans l’intimité, "La Choute".

Maurice.

De mieux en mieux, un nom de roi, maintenant.

La Choute, bien espiègle.

Quoi ! "La Choute" ?

Maurice.

Non, Clovis.

La Choute.

Oh ! de mollusque plutôt : ça s’écrit deux S-E.

Maurice, un peu interloqué.

Ah ?… Ah ?

La Choute.

On n’est pas ambitieuse !

Etiennette.

Et maintenant, mes amies, vous le connaissez, mon sauveur ; celui à qui je dois d’être près de vous en ce moment.

Maurice, modestement. Oh ! madame !

Paulette.

Oui, oh ! Etiennette nous a dit ! vous avez montré un courage !

Cléo.

Si, si ! il paraît que vous avez été sublime.

Maurice, protestant.

Oh !

Etiennette, avec admiration.

S’il a été sublime !

Elle remonte légèrement jusqu’au coin droit du canapé.

La Choute.

Que vous avez affronté les courants les plus dangereux.

Maurice.

Mais non, mais non ! quelle exagération ! j’avais un bain à prendre, je l’ai pris ; voilà tout !

Toutes, se pâmant.

Ah !

Paulette.

Quelle simplicité dans le dévouement !

La Choute.

C’est un héros !

Cléo et Paulette.

Un héros !

Etiennette, confirmant l’expression.

Un héros.

Mauricette, tout confus.

Mais je vous en prie, mesdames, je vous en prie !

La Choute, bas aux deux femmes, avec orgueil.

Et dire que c’est mon cousin par alliance !

Maurice.

D’ailleurs je n’étais pas seul ; et M. Guérassin ici présent…

Guérassin, bien modeste.

Oh ! moi…, sur le rivage !

Etiennette.

Oui, demandez-lui donc s’il se serait mis à l’eau, lui, pour me sauver. (A Guérassin.) Car enfin, pourquoi ? Pourquoi ne t’es-tu pas mis à l’eau ?

Guérassin, très bon enfant.

J’sais pas nager.

Etiennette.

En voilà une raison !

Maurice, avec un sourire d’indulgence.

Oh ! si madame, c’en est une. Et puis enfin, il faut être juste : sans monsieur Guérassin qui m’a signalé le danger que vous couriez, je ne me serais certainement pas aperçu…

Guérassin, saisissant la balle au bond.

Ah ! je ne suis pas fâché !… car enfin, c’est moi, le monsieur qui courait en tous sens en criant : "Au secours, au secours ! il y a une femme qui se noie".

La Choute.

Eh ! ben quoi ! C’est pas sorcier !

Guérassin.

C’est pas sorcier ; mais fallait y penser.

Etiennette, brusquement.

Oh ! Mais je vous en prie, monsieur l’abbé, vous restez là debout !

Tout en parlant elle a gagné jusqu’à la bergère près de la cheminée, en faisant le tour au-dessus de la table.

Tout ceci très rapide et

presque l’un sur l’autre :

Paulette, allant chercher le tabouret de droite et le rapportant.

C’est vrai, un siège pour monsieur l’abbé.

La Choute, allant chercher la chaise à droite de la table.

Tenez, monsieur l’abbé, prenez donc cette chaise !

Cléo, qui est allée prendre le fauteuil près du paravent.

Non, ce fauteuil, plutôt, monsieur l’abbé ! vous serez mieux.

Toutes trois, rangées en demi-cercle, lui

présentent chacune son meuble qu’elles

tiennent à hauteur de poitrine.

Etiennette, agacée de tant de zèle de leur part, sur un ton un peu sec.

Laissez donc ! laissez donc !… (Sur un ton plus impératif.) Laissez !

Les trois femmes, interloquées.

Ah ?

Etiennette, sur un ton plus doux, et tout en avançant la bergère avec l’aide de Guérassin.

Voici le fauteuil qu’affectionne M. l’abbé ! Je commence à connaître ses goûts !

Les femmes, toutes déconfites, ont été remettre les meubles à leur place primitive. Guérassin, qui est resté au-dessus de la bergère après l’avoir avancée, remonte au-dessus de la table. Etiennette descend au fauteuil face à la bergère de Maurice et s’assied.

Maurice, assis.

Oh ! vraiment, mesdames, je suis confus !

ENSEMBLE

Paulette, revenant vivement.

Mais comment donc, M. l’abbé.

Cléo, id.

Mais c’est bien le moins, M. l’abbé.

La Choute, id.

Oh ! M. l’abbé, nous sommes trop heureuses.

L’abbé.

Oh ! mesdames…

La Choute.

Vous êtes bien, Monsieur l’abbé ?

Maurice.

Mais, comment donc !…

Paulette, près du canapé au-dessus de Cléo.

Vous ne désirez pas un tabouret ?

Maurice.

Madame ! je vous en prie.

Cléo, se précipitant et presque à genoux pour ramasser le coussin qui est sous le canapé.

Ou ce coussin sous vos pieds ?

Maurice.

Mais non, mais non !… oh ! vraiment, mesdames !…

Ces trois répliques des trois femmes tant elles sont empressées, doivent arriver l’une sur l’autre sans attendre les réponses de Maurice qui doivent être piquées dans le dialogue.

Cléo, au refus de Maurice, a remis le coussin sous le canapé.

Etiennette.

Vous ne direz pas qu’on n’est pas heureux de vous gâter, monsieur l’abbé.

Maurice.

Oh ! madame, je ne sais comment remercier ; je suis confus !

Les trois femmes se sont assises, la Choute sur le tabouret de gauche, Cléo et Paulette sur le canapé, la première à gauche, la seconde à droite.

Guérassin, qui est descendu à droite du canapé.

Le fait est qu’il y a longtemps que je viens ici ; jamais on n’en a fait le quart pour moi.

Paulette.

Oh ! ben, tiens, toi !

La Choute.

Tu n’es pas ecclésiastique, toi !

Guérassin, s’inclinant devant l’argument.

Non !… ça c’est vrai !

Cléo, très femme du monde, à Maurice.

C’est si rarement qu’il nous est donné de converser avec un fils de l’Église.

Guérassin, à part.

Ouh ! là !

Paulette, sur le même ton que Cléo.

Que c’est une joie pour nous, M. l’abbé.

Maurice, tout en s’inclinant légèrement.

Vraiment ?

La Choute, avec beaucoup de tenue.

Il y a des moments où on en a jusque-là de laïcs !

Paulette, les yeux au ciel.

Ah ! la religion !

Maurice.

Vous l’aimez ?

Cléo, lyrique.

Ah ! oui !… la messe, la messe surtout !…

Paulette, sur le même ton lyrique.

En musique !

La Choute, id.

Celle de onze heures… à la Madeleine.

Paulette, id.

C’est la plus chic !

Cléo, avec une légère moue.

Oui ! (Changeant de ton.) Eh ! bien, non !… non moi, celle qui me touche davantage, (S’agrippant le cœur.) celle qui me prend là : ce n’est pas cette messe mondaine, élégante, et qui ressemble à un spectacle ; non : (Sentimentale.) c’est la messe toute simple, dans une pauvre église de village.

Maurice.

Combien vous êtes dans le vrai !

Paulette et La Choute, vivement, ne voulant pas être en reste.

Oh ! mais nous aussi ! nous aussi !

Guérassin, à part.

Tiens, parbleu !

Cléo.

Est-ce l’humilité du saint lieu ? Est-ce le recueillement qui y règne ? Je ne sais pas ; mais c’est plus fort que moi : mon cœur se gonfle, ma gorge se contracte !… je pleure… comme un veau.

Guérassin, avec une commisération jouée.

Oh ! pauvre Cléo ! (Entre chair et cuir.) le retour à la nature !

Maurice.

Ah ! mesdames, cela réchauffe le cœur de vous entendre parler de la sorte ! je vois que vous êtes de ferventes chrétiennes.

Paulette et Cléo.

Si nous le sommes !

La Choute, sentimentale et les yeux au ciel.

Et comment !

Maurice.

Oh ! ça ne m’étonne pas d’ailleurs. Dans un milieu comme celui-ci !…

Etiennette, s’inclinant, très touchée.

Oh ! monsieur l’abbé !

Maurice.

Ah ! mesdames, je ne sais pas si vous avez des enfants ?…

Toutes trois, sursautant instinctivement.

Hein ?

Cléo, ne pouvant réprimer ce cri du cœur.

Ah ! non, alors !

La Choute, inconsidérablement.

On fait attention.

Maurice, bien naïvement.

A quoi ?

La Choute, interloquée.

Hein ? Comment ?… mais à… à…

Cléo, vivement.

Aux commandements !

La Choute et Paulette, vivement.

Voilà ! oui, voilà !

Etiennette, vivement.

Oh !… Ces demoiselles ne sont pas mariées ?

Toutes - Euh ! Non !… non… nous ne… non.

Maurice, au comble de la confusion.

Oh !… oh ! je suis confus !… vous êtes encore jeunes filles.

Toutes, ne sachant que répondre.

Hein ? Oh !… euh !…

La Choute, ne trouvant pas de meilleure explication.

Nous… nous ne sommes pas mariées.

Cléo et Paulette.

Nous ne sommes pas mariées.

Guérassin, avec un sérieux comique.

Elles ne sont pas mariées.

Maurice, ne sachant comment s’excuser.

Oh ! mesdemoiselles ! et moi qui vous tiens des propos !… (Brusquement.) Je ne vous ai pas choquées ?

Toutes.

Du tout ! Du tout !

Guérassin, comme précédemment.

Du tout ! Du tout !


Scène V


Les Mêmes, Roger

Roger paraît au fond tenant un plateau sur lequel est un papier plié en deux et va directement à la Choute.

Etiennette.

Qu’est-ce que c’est, Roger ?

Roger, présentant le papier à la Choute.

Un mot pour madame.

La Choute, étonnée.

Pour moi ?

Maurice, corrigeant malicieusement.

Pour mademoiselle.

Roger, conciliant.

Pour mademoiselle.

La Choute. — Vous permettez ? (Se levant et descendant un peu à droite pour lire.) "Est-ce qu’il y en a encore pour longtemps ? " (Sur un ton moitié lassé moitié rieur.) Oh ! (lisant.) "Je m’embête par là ! viens un peu : on rira !…" (À part en riant.) Quelle brute ! (Haut, à Roger.) C’est bien ! dites que je viens ! (Roger sort. — A Maurice.) Je vous demande pardon, monsieur l’abbé, c’est une personne qui est là, qui a… à m’entretenir.

Guérassin, à part.

"A l’entretenir" ! c’est un rien !

Maurice, se levant.

Mais, mademoiselle, je vous en prie !… Ah ! seulement je vous demanderai la permission de vous présenter mes adieux.

La Choute.

Oh ! mais je reviens.

Maurice.

C’est que moi je suis obligé de partir.

Toutes, se levant.

Oh ! déjà ?… déjà ?

Maurice.

Hélas ! oui, mesdames, Je n’étais venu que pour prier madame de Marigny de m’excuser si je suis forcé de renoncer pour aujourd’hui à notre conférence quotidienne.

Etiennette.

Oh ! vraiment ?

Maurice.

C’est demain que je rentre à la caserne et nous sommes convoqués pour aujourd’hui, avant six heures, à la Place.

Toutes, désappointées.

Oh !

La Choute, enfant gâtée.

Oh ! qu’ils sont ennuyeux à la Place ! vous ne pouvez pas y aller un autre jour ?

Maurice, avec un geste désolé tout en souriant de l’innocence de sa question.

Impossible ! Avec les choses militaires !…

La Choute.

En disant que vous étiez avec nous !

Maurice, id.

Même en disant ça.

La Choute, sur un ton de regret, à Maurice qui sur ces dernières répliques a gagné le milieu de la scène.

Allons ! Puisqu’il en est ainsi, au revoir monsieur l’abbé, et, j’espère, à bientôt.

Maurice.

Mais je l’espère aussi.

La Choute, après avoir fait une révérence à Maurice.
sur un ton déluré.

A tout à l’heure, vous autres.

Elle sort.

Maurice, qui, sur la sortie de la Choute, est remonté.

Charmante jeune fille !… (A Guérassin qui est à sa gauche.) et quelle nature supérieure !…

Guérassin, avec une admiration jouée.

Ah !

Roger entre du fond, avec une carte sur un plateau ; il va vers Etiennette près de la cheminée, en descendant par la gauche de la table.

Etiennette.

Qu’est-ce encore ?

Roger.

Madame, c’est une dame, accompagnée de… de sa femme de chambre, qui demande à être reçue en particulier.

Etiennette, ennuyée.

Allons, bon ! quoi ? Quelle dame ?

Roger.

Voici sa carte. Il présente le plateau à Etiennette.

Etiennette, prenant la carte et lisant.

Comtesse de Plounidec !…

Maurice.

Maman !

Tous.

Hein ?

Etiennette, allant à Maurice.

Madame votre mère ! Madame votre mère, chez moi ?…

Maurice.

Pourquoi ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Etiennette.

Je ne sais pas. Pourvu que ce ne soit pas pour !…

Maurice.

Pour quoi ?

Etiennette.

Hein ? Non, rien !… (A Roger.) Vous n’avez rien remarqué dans l’air de cette dame ?…

Roger, au dessus de la table.

Dans son air ?… Non.

Il remonte près de la porte.

Maurice.

Il faut vraiment quelque raison majeure pour que ma mère vienne ainsi vous demander un entretien particulier.

Etiennette, troublée.

Oui, évidemment.

Maurice.

Ah ! je voudrais bien savoir !…

Etiennette.

Ecoutez, monsieur l’abbé, cet entretien ne saurait être long ; (Indiquant la porte de gauche.) voulez-vous attendre par là avec ces dames et Guérassin. (A Guérassin, qui est au-dessus de la table, causant avec Cléo et Paulette, l’invitant à indiquer le chemin.) Guérassin !

Guérassin.

Entendu !

Il remonte et pendant ce qui suit, tout en bavardant avec Paulette et Cléo, passe dans la pièce de gauche dont la porte reste ouverte.

Etiennette.

Aussitôt madame votre mère partie, je viendrai vous donner l’explication.

Maurice. — Attendre, cela me mettrait bien en retard ! d’autant qu’il faut que je passe encore chez moi avant d’aller à la Place ; (Tout en marchant avec Etiennette dans la direction de la porte de gauche.) mais voici ce que je puis faire : de chez moi, — c’est sur mon chemin - avant la Place, je remonte ici savoir…

Etiennette.

Eh ! bien, c’est ça ! Tenez, passons par là. (A Roger, avant de sortir.) Et vous, introduisez ces dames.

Roger.

La bonne aussi ?

Etiennette.

Hein ?

Roger.

La bonne ?

Etiennette.

Oui…, non…, comme le désirera madame la comtesse. (A Maurice.) Allons !

Maurice.

Mon Dieu ! pourvu que cela ne soit pas quelque contrariété !

Ils sortent.


Scène VI


Roger, puis la Comtesse, Eugénie, un en-tout-cas à la main et un réticule suspendu au poignet

Roger, allant ouvrir au fond et se rangeant côté gauche de la porte.

Si madame la comtesse veut entrer. (Tandis que la comtesse entre et descend à droite, à Eugénie qui s’attarde dans le vestibule à regarder autour d’elle - sur un ton amical et un peu protecteur.) Entrez !… entrez, ma fille !

Eugénie, sur le seuil de la porte.

"Ma fille" ! Eh ! bien, dites donc, malotru !

Elle gagne la gauche au-dessus de la table.

Roger, sans s’émouvoir.

Pardon !… (Rectifiant.) Mademoiselle.

Eugénie, rectifiant.

Madame.

Roger, conciliant.

Madame. (A la comtesse.) Madame prie madame la comtesse de l’attendre un instant.

La Comtesse - Merci.

Roger sort.

Eugénie, maugréant.

"Ma fille ! " (A la comtesse, tout en descendant entre la cheminée et la table.) Tu vois ce que l’on gagne à aller chez ces dames ; ce valet m’a prise pour une cocotte.

La Comtesse.

Mais non ! pour une gouvernante, tout au plus ! tu as une tenue tellement sévère.

Eugénie, devant le tabouret de gauche.

J’ai la tenue d’une femme honnête.

La Comtesse. Merci pour moi.

Eugénie - Ecoute, Solange ! il en est encore temps ! Notre place n’est pas ici ! Allons-nous-en !

La Comtesse, froidement décidée.

Non, ma chère ! non ! inutile !

Eugénie.

Mais c’est fou, voyons ! toi, la femme rigide, la femme de toutes les vertus, aller composer avec une courtisane ! Et pour quel motif !

La Comtesse.

Inutile, je te dis, ma décision est prise. Va-t-en si tu veux ; moi, je reste.

Elle s’assied sur le tabouret de droite.

Eugénie.

C’est bien, je resterai donc ! Ce n’est pas dans une pareille démarche que je t’abandonnerai à toi-même ! Mais cela m’est dur !

Elle s’assied sur le tabouret de gauche.

La Comtesse.

Ah ! où as-tu vu que les calvaires fussent semés de roses ?

A ce moment paraît Etiennette, arrivant de gauche.


Scène VII


Les Mêmes, Etiennette

Eugénie, voyant Etiennette.

Elle !

La comtesse et Eugénie se lèvent. Celle-ci prend son air le plus pincé.

Etiennette, accourant vers la comtesse mais s’arrêtant respectueusement à une certaine distance.

Vous, madame la comtesse, chez moi !…

Dans son mouvement, son regard tombe sur Eugénie, elle s’incline légèrement, Eugénie répond par un salut à peine esquissé.

La Comtesse.

Oui, moi !… Je comprends : ma visite a lieu de vous étonner. Evidemment, je pourrais la justifier par de vagues prétextes : invoquer l’accident dont vous avez été victime chez moi, qui me fait un devoir, étant de passage à Paris, d’aller m’informer de vos nouvelles !… Non ! j’aime mieux aborder les choses franchement.

Etiennette, avec angoisse.

Mon Dieu ! ce sont les visites de monsieur votre fils qui vous déplaisent et vous venez me signifier…

La Comtesse, la rassurant.

Moi ! quelle idée ! Non ! il ne s’agit pas de ça !

Etiennette, ne sachant que croire.

Ah ?… alors je ne vois pas… (Brusquement et tout en se portant au-dessus du fauteuil qui est près du paravent pour l’avancer de façon à ce qu’il tienne le milieu entre les deux tabourets.) Oh ! mais je vous en prie madame, asseyez-vous donc.

La Comtesse, gagnant le fauteuil que lui présente Etiennette.

Pardon !

Etiennette, qui est descendue aussitôt à droite, indiquant le tabouret de gauche à Eugénie.

Madame !

La Comtesse, présentant.

Ma cousine, madame Heurteloup.

Etiennette, très aimable, faisant des frais.

Mais je crois déjà avoir eu le plaisir d’entrevoir madame. C’est au moment où je prenais congé de madame la comtesse ; madame est entrée si je ne me trompe et alors… ! Seulement je n’avais pas eu l’honneur de… de, euh ! (Interloquée par l’attitude d’Eugénie, qui a écouté tout cela, l’air dédaigneux, la bouche en cul de poule, le regard dans le vague et avec ces dodelinements de tête tels qu’en ont les vieilles filles.) Asseyez-vous donc, madame, je vous en prie.

La comtesse et Eugénie s’asseyent sur les meubles indiqués, Etiennette sur le tabouret de droite.

La Comtesse, avec effort.

Ah ! madame, la démarche que je viens faire près de vous est d’un ordre tellement délicat… !

Eugénie, entre ses dents.

Ca !…

La Comtesse. -… que vraiment, au moment de l’aborder, j’hésite : un trouble m’envahit.

Etiennette, inquiète.

Eh ! mon Dieu, quoi donc madame ?

La Comtesse.

J’espère que vous ne prendrez pas ce que je vais vous dire en mauvaise part et que vous me tiendrez compte de l’effort que je m’impose ; nous sommes femmes ; au fond de toute femme, il y a une mère !… Vous me comprendrez.

Etiennette, empressée.

Parlez, madame ! je serai trop heureuse si vous m’apportez une occasion de reconnaître tout ce qui a été fait pour moi dans votre famille.

La Comtesse.

Merci de ces bonnes paroles !… C’est une pauvre mère affolée qui vient vous trouver. Il s’agit d’une question où je suis tellement incompétente… ! Si vous saviez : les uns me disent : "il faut faire ceci ! ", les autres me répètent : "n’en faites rien ! " Je ne sais plus à quel saint me vouer. Alors j’ai pensé à m’adresser à vous comme on s’adresse… à un avocat consultant. Vous avez tant d’expérience !…

Etiennette, un peu ébaubie.

Moi, madame ! et en quelle matière ?

La Comtesse.

Eh ! bien voilà !… il s’agit de mon fils

Etiennette.

De monsieur l’abbé ?

La Comtesse.

Oui ! (Bas à Eugénie.) L’écrin… ! (Celle-ci, qui a assisté à toute cette scène, comme si elle planait dans d’autres régions, a un sursaut, tel quelqu’un qu’on rappelle à la réalité. La comtesse après un temps.) Passe-moi l’écrin !

Eugénie fait une moue, de victime résignée, et ouvrant son réticule en tire successivement : un mouchoir, un paroissien, puis un chapelet ; en le voyant, elle lève un regard au ciel, esquisse un signe de croix avec le chapelet - tout cela très discrètement - pendant que la comtesse donne des signes d’impatience.

La Comtesse, voyant qu’Eugénie n’en finit pas - avec un sourire gêné, à Etiennette.

Tout de suite, madame !

Nouveau signe d’impatience à Eugénie. Celle-ci a enfin trouvé l’écrin. Elle le passe à la comtesse, honteusement, les bras tendus vers la terre et en détournant la tête. Après quoi, elle range bien soigneusement son chapelet, son paroissien, son mouchoir et ayant refermé son réticule, reprend son air pimbêche.

La Comtesse, aussitôt qu’Eugénie lui a remis l’écrin.

Mais d’abord laissez-moi vous offrir cette petite bagatelle.

Etiennette.

A moi ?… Oh ! madame, mais non… ! Il n’y a aucune raison…

La Comtesse.

Si, si ! je sais ! Mon frère qui est bien renseigné m’a dit qu’il était d’usage… ! Et puis n’est-il pas naturel que l’avocat-conseil perçoive des honoraires ?…

Etiennette, qui a ouvert l’écrin.

Oh ! madame, je suis confuse… ! la belle bague !

La Comtesse.

Vous la garderez comme un souvenir des émotions que nous avons traversées ensemble ! C’est mon fils en quelque sorte qui vous l’offre par mes mains.

Etiennette.

A ce titre, elle me sera chère par-dessus tout.

Elle se soulève pour déposer l’écrin sur la petite table près du paravent et vient aussitôt reprendre sa place.

La Comtesse, après un temps embarrassé. Brusquement ; sans préparation.

Il est bien souffrant, le pauvre petit.

Etiennette.

Qui ? Monsieur l’abbé ?

Eugénie, ne pouvant se contenir.

Je t’en prie, Solange.

La Comtesse, à mi-voix avec humeur, à Eugénie.
Ah ! laisse-moi, Eugénie ! (A Etiennette.

Subitement radoucie.) Puisque vous voyez Maurice, il ne lui est jamais arrivé chez vous d’être pris d’une faiblesse ?… D’avoir une syncope ?

Etiennette.

En effet, il y a trois jours. Cela nous a assez inquiétés.

La Comtesse.

Eh ! bien, voilà !… Il paraît que c’est le résultat d’un excès de santé.

Etiennette.

Ah ?

La Comtesse.

Oui.

Etiennette.

Je ne saisis pas.

La Comtesse.

Oui, évidemment !… à première vue cela a l’air d’un paradoxe ; mais il paraît qu’en la matière, le trop est aussi préjudiciable que le pas assez !… Oh ! ces enfants quelle cause de souci !… Il a de la neurasthénie, comprenez-vous ? La sève,… la nature, le… le bourgeon, je ne sais comment vous expliquer… ! (Bien ingénument.) Il faut qu’il marche !

Eugénie, un coup au cœur.

Oh !

Etiennette, se rejetant en arrière, estomaquée.

Comment ?

La Comtesse, vivement.

Ce n’est pas moi qui parle, c’est le docteur ! une façon de dire qu’il faut que… que…

Etiennette.

Oh ! je comprends.

La Comtesse, avec une admiration pleine d’humilité.

Ah ! vous comprenez ! Comme vous êtes instruite ! Moi, sur le moment, je ne comprenais pas. Eugénie non plus. (Eugénie pince les lèvres.) Mais quand on m’a mis les points sur les i !… (Avec émotion.) Ah ! madame de Marigny, vous ne savez pas ce que c’est pour une maman, quand on vient lui dire brutalement : "Eh ! bien, voilà : vous avez un fils qui est un ange de vertu ; désormais il n’en faut plus de cette vertu et à partir de maintenant il est désirable que… que…"

Etiennette, affolée à cette perspective.

Oh ! mais il ne faut pas ! Il ne faut pas !

Eugénie, se dressant triomphante.

Ah ! tu entends ! tu entends ce que dit madame ?

La Comtesse.

Eh ! est-ce que cela n’a pas été mon premier cri du cœur : "Il ne faut pas" ? cri de révolte, d’indignation devant ce qui me paraissait une monstruosité !… (Avec amertume.) Et puis… quand j’ai vu tout le monde se mettre de la partie, se liguer contre moi… !

Eugénie, qui s’est rassise pendant ce qui précède.

Ah ! pas moi !

La Comtesse.

Non, pas toi : mais le docteur, mon frère, monsieur le curé lui-même ! (La voix dans le grave.) Oui, madame, monsieur le curé ! Alors, peu à peu, j’en suis arrivée à me demander où était mon devoir. Je me suis raisonnée ; je me suis dit que la santé de mon enfant était en jeu ; que peut-être j’étais une égoïste à vouloir pour mon fils un bien qui n’était apparemment pas celui qui lui convenait ; que si son tempérament devait être une entrave continuelle à ce qu’il avait cru être sa vocation, ce tempérament, en somme, c’était Dieu qui le lui avait donné ; que s’il l’avait fait ainsi, c’est qu’il le réservait peut-être pour une autre mission ; qu’on n’allait pas contre la volonté céleste… ! et alors, insensiblement, je me suis résignée au sacrifice qu’on attendait de moi… ! je l’ai accepté… ! j’ai fini par le souhaiter ! (Approchant son fauteuil légèrement d’Etiennette et toute honteuse, sombrant la voix.) J’ai fini par chercher à le provoquer… Ah ! vous ne savez pas ce dont l’amour d’une mère est capable !

Etiennette.

Oh ! Madame ! Alors, quoi ? Vous voudriez jeter votre fils dans les bras de… ?

La Comtesse, toute désemparée.

Est-ce que je sais… !

Eugénie, accablant la Comtesse sous sa réprobation.

Eh ! bien oui ! Eh ! bien, oui ! Voilà le fond de sa pensée : au moment où son fils va entrer au régiment, où il n’aura pas trop de toute sa fermeté pour lutter contre la contagion des mauvais exemples, au lieu de le fortifier dans ses convictions religieuses, elle en arrive à souhaiter… ! Ah !

Elle détourne la tête d’un geste de dégoût.

Etiennette, reculant terrifiée.

Ah ! madame, vous ne ferez pas cela !

La Comtesse, suppliante.

Mais alors donnez-moi un conseil ! Venez à mon secours ! Vous voyez bien que je suis un pauvre être désorienté, perdu… ! Voyons, il s’agit de Maurice ! Après ce qu’il a fait pour vous, il ne peut vous être indifférent !

Etiennette, un peu plus bas que le tabouret qu’elle vient de quitter et presque dos au public.

Votre fils ! Ah ! Madame, si vous me demandiez ma vie… ! de me jeter au feu pour lui… !

La Comtesse, se levant et s’approchant d’Etiennette.

Oh ! je ne vous en demande pas tant : aidez-moi, Madame, aidez-moi. Vous êtes bonne, vous êtes noble, vous… vous portez un grand nom.

Etiennette, humblement, sentant l’ironie de sa noblesse d’occasion.

Oh !… ne parlez pas de mon nom.

La Comtesse, avec conviction.

Laissez donc ! lorsqu’on croit pouvoir separer d’un titre, c’est qu’on se sent de force à le porter ; (S’asseyant sur le tabouret que vient de quitter Etiennette de façon à être plus près de celle-ci.) et puis vous avez la noblesse du cœur qui est la première de toutes ! Mais comprenez donc que ce que je rêve pour mon fils, c’est un être d’élection qui serait digne de lui ; une femme de sentiment si raffiné, si délicat, qui l’aimerait assez et de façon suffisamment élevée - que les relations qui s’établiraient entre eux seraient bien plus une communion d’âmes que toute autre chose. (Sur un ton d’imploration.) Ah ! si vous vouliez ! si vous vouliez !

Etiennette, ayant peur de comprendre.

Si je voulais… ?

La Comtesse.

Mais ne voyez-vous pas que vous êtes l’incarnation de la femme que j’ai rêvée ? Vous êtes prête à vous jeter au feu pour mon fils, dites-vous !… Eh ! bien, pour lui… faites moins et plus. Retenez-le par le charme qui se dégage de vous ; soyez son amie, sa confidente ; sa conseillère, et, mon Dieu, si quelque jour… (Avec beaucoup de honte et d’une voix de moins en moins perceptible.) dans l’ardeur de vos sentiments… vous en arrivez à… (Après un instant d’hésitation où on sent qu’elle ne trouve plus se mots.) à la grâce de Dieu !

Sursaut de révolte chez Eugénie.

Etiennette.

Hein !

La Comtesse.

Mon pauvre petit, il est à vous !

Etiennette, les yeux hagards.

A moi ?

La Comtesse.

Je vous le donne.

Etiennette, passant au en écartant du geste l’image évoquée par la comtesse.

Oh ! non… ! Oh ! non ! non, pas ça !

La Comtesse, se levant.

Comment ?

Etiennette.

Non ! pas ça, pas ça !

Eugénie s’est levée en même temps que la comtesse ; son visage a pris une expression radieuse ; elle entrevoit l’intervention divine.

La Comtesse, qui n’en croit pas ses oreilles.

"Non" ! Vous dites "non" ! Ah, çà ! je rêve ? C’est moi qui ici m’humilie jusqu’à vous demander ce qui révolte en même temps mes sentiments de mère et mes pudeurs de femme ! Et c’est vous qui me repoussez ! qui dites non !

Etiennette, douloureusement.

Madame, je vous en supplie !

La Comtesse.

Pourquoi ? Pourquoi ? Mon fils est jeune, mon fils est beau !

Etiennette, avec exaltation.

Oh ! oui !… oui !…

La Comtesse.

Elles sont légion les femmes qui seraient heureuses et fières… !

Etiennette, id.

Oh ! oui, certes !

La Comtesse.

Enfin, vous m’avez fait entendre que vous l’aimiez.

Etiennette, à voix presque basse.

Oh ! oui !

La Comtesse.

Alors, je ne comprends pas ! A quel sentiment obéissez-vous donc ? (Sur un ton de doux reproche.) Car enfin, vous en avez accueilli qui ne le valaient pas.

Etiennette, avec amertume, tout en remontant péniblement.

Ah ! voilà !… voilà ! oui ; c’est sur cette réputation que vous vous êtes dit que vous n’aviez qu’à vous adresser à moi !

La Comtesse.

Oh ! madame !

Etiennette, se retournant pour redescendre.

Oh ! ne croyez pas qu’ici intervienne chez moi le moindre sentiment d’amour-propre froissé ; non, le sentiment auquel j’obéis est plus haut que cela !… oui, j’aime votre fils, mais je l’aime d’un amour tellement pur, tellement élevé, tellement… chaste ! qu’il a pris en quelque sorte quelque chose de supra-terrestre. Certes, quand il m’est apparu pour la première fois, alors qu’il me disputait aux flots, cela a été pour moi comme un coup de foudre ! comment n’aurais-je pas été séduite par tant de courage, de beauté physique ?

La Comtesse, avec tout l’orgueil d’une mère.

Ah ! n’est-ce pas qu’il est beau !

Etiennette, levant les yeux au ciel.

S’il est beau !

La Comtesse, d’une traite, et en en ayant plein la bouche.

Oh ! oui, il est beau !

Etiennette. — Malheureusement quelques minutes après ces instants d’émotion, je devais le revoir encore et cette fois il portait la soutane. (Se laissant tomber sur le tabouret qu’occupait Eugénie. — Celle-ci pendant ce qui suit, derrière Etiennette et un peu à droite, écoutera comme en extase, les deux bras presque tendus au-dessus de la tête d’Etiennette.) Cela a été comme une glace sur mon amour naissant. J’en ai compris aussitôt toute l’hérésie, toute l’impossibilité ! Alors, ce qui était chez moi un désir des sens, brusquement est devenu une dévotion pieuse. (Après un temps.) J’ai revu M. Maurice ; peu à peu il s’est emparé de mon âme ; il l’a transformée, pétrie à ses idées, à ses croyances ; il a fait de la femme déchue, une pécheresse repentante ; il m’a sauvée du mal. Oh ! j’ai continué à l’adorer, oui !… j’ai continué, mais religieusement, dévotement, comme on adore au pied des autels : à genoux et prosternée.

La Comtesse, les yeux fixés à terre, hochant la tête.

Oui !… oui !

Eugénie, avec lyrisme.

C’est bien, madame ! c’est bien ce que vous dites là.

Etiennette, se levant sur place.

Et vous voulez après cela que je profane ce sentiment devenu si pur… ? Oh ! madame la comtesse ! vous que monsieur votre fils m’a appris à révérer comme une sainte, comme la plus vertueuse des femmes, est-il possible qu’il ait pu naître en vous une pensée pareille !

La Comtesse, profondément humiliée.

Madame… !

Eugénie, au-dessus d’Etiennette.

Et faut-il que ce soit madame qui te rappelle à tes principes ? A tout ton passé ?

La Comtesse, traversant la scène et gagnant le 1.

Assez, assez !… mon Dieu, ces paroles : il me semble entendre l’écho de ma conscience !… (Les yeux au ciel.) Mon Dieu, vous voyez ma détresse, éclairez-moi ! enseignez-moi la vérité !

Eugénie, avec le ton et le geste du prédicateur.

La vérité, la vérité ! c’est de notre bouche qu’elle sort !

Etiennette.

Vous tremblez pour la santé de votre fils !… Eh ! madame, ne croyez donc pas ceux qui vous effraient ! c’est une crise passagère dont il se remettra ! Au-dessus de la santé de son corps, il y a la santé de son âme qui a droit à votre sollicitude.

Eugénie, avec énergie.

Absolument !

La Comtesse, ne sachant plus à quel saint se vouer.

Ah ! mon Dieu !…

Etiennette, comme suprême argument.

Et puis, et puis… ! je ne peux pas être à lui et je ne veux pas qu’il soit à d’autres ! (Sur un ton d’imploration.) Ah ! madame, qu’il reste chaste ! qu’il reste chaste !

La Comtesse, avec énergie.

Eh ! bien, oui ! Assez de compromission comme cela ! assez d’intrigues équivoques !… J’étais égarée ; vous m’avez remise sur le chemin de la raison : merci, madame, je ne l’oublierai pas.

Etiennette, radieuse.

Oui ?

Eugénie, avec un accent de triomphe.

Ah ! je savais bien que la lumière se ferait.

Elle gagne la droite.

Etiennette.

Ah ! madame, que je suis heureuse de vous entendre parler ainsi !

Eugénie, s’inclinant avec respect.

Madame, je vous avais mal jugée ; je vous fais réparation.

A ce moment on entend un bruit de rires à la cantonade, des "à dada ! à dada ! " et des "hue, là ! hue ! ".

La Comtesse.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Eugénie.

"A dada" ?

Etiennette, à part, gagnant au-dessus de la cheminée.

Mon Dieu, Heurteloup, je l’avais oublié… !


Scène VIII


Les Mêmes, Heurteloup, La Choute

A ce moment la porte de droit s’ouvre violemment, à deux battants, et Heurteloup surgit avec La Choute sur les épaules. Il descend bien franchement en cavalcadant joyeusement, avec des "à dada, à dada ! " accompagnés de "hue là, hue ! " poussés par la Choute. Il arrive ainsi en plein milieu de la scène, face à la comtesse.

Tableau.

La Comtesse et Eugénie.

Ah !

Heurteloup, manquant de s’effondrer.

Ah !

La Comtesse.

Heurteloup ?

Heurteloup pivote sur lui-même et se trouve face à face avec sa femme.

Heurteloup.

Ma femme !

Eugénie.

Mon mari !

La Choute.

La famille !

Elle saute à bas de ses épaules et s’éclipse derrière le paravent, tandis qu’Heurteloup est sur le point de s’évanouir de saisissement. Il porte la main à son col pour le déboutonner, comme un homme qui sent venir la congestion.

Eugénie, qui est remontée, centre de la scène, à hauteur de la table, de façon à couper la retraite à son mari, brandissant son en-tout-cas.

Mon mari ! avec des gourgandines ! Ah ! polisson !

Elle cherche à le rattraper, mais déjà Heurteloup s’est ressaisi. Course de va-et-vient entre les deux époux autour de la table.

Eugénie, l’en-tout-cas levé.

Attends un peu ! attends un peu !

La Comtesse.

Eugénie ! je t’en prie !

Etiennette.

Madame ! madame !

Eugénie, tout en poursuivant sa course.

Laissez-moi ! (Courant après son mari qui parvient à s’échapper et à gagner la porte.) Hector ! Hector ! veux-tu venir ici ! veux-tu venir ici !

Elle sort à sa suite.

La Comtesse, sans laisser tomber le mouvement.

Ah ! mon Dieu ! (A Etiennette.) Je vous demande pardon, madame, mais ma cousine… ! je ne peux pas la laisser… !

Etiennette.

Mais je comprend très bien, faites.

La Comtesse.

Au revoir, madame, excusez-moi. (Sortant en appelant.) Eugénie ! Eugénie !

Elle disparaît.

Etiennette, au fond.

Quelle histoire, mon Dieu !

La Choute, descendant entre le paravent et l’extrême-droite.

Eh ! ben, vrai !

Sur la fin de cette scène ont paru Guérassin, Paulette et Cléo. Les femmes ont leur chapeau sur la tête ; elles sont prêtes à partir.


Scène IX


Etiennette, La Choute, Cléo, Paulette, Guérassin, puis Roger, puis Maurice

Cléo, allant à Etiennette.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Paulette, descendant jusque devant le canapé.

Qu’est-ce qui se passe ?

Guérassin, au-dessus de la cheminée.

Pourquoi ce tapage ?

Etiennette.

Ne m’en parlez pas ! C’est Heurteloup qui vient de se faire pincer par sa femme avec La Choute sur le dos !

Elle redescend un peu.

Tous.

Oh ! le malheureux !

La Choute.

Ce qu’il va se faire saler !

Etiennette, à La Choute.

En tout cas, rien ne pouvant m’être plus désagréable, surtout en la circonstance actuelle.

Tout en parlant, elle remet le fauteuil qu’elle avait avancé à la Comtesse, à sa place primitive.

La Choute.

Qu’est-ce que tu veux, on ne l’a pas fait pour son plaisir.

Roger, paraissant au fond.

Madame ?

Etiennette.

Quoi ?

Roger.

Madame sait que Monsieur l’abbé est là.

Etiennette.

Monsieur l’abbé !

Roger.

Comme madame était occupée avec ces dames, je l’avais fait entrer dans le boudoir.

Etiennette.

Mais, vite, introduisez.

Roger sort.

Voix de Roger.

Si monsieur l’abbé veut entrer ?

Maurice, paraissant en uniforme de la ligne ; la tunique et pas d’arme.

Mesdames.

Tous, étonnés.

Ah !

Etiennette, qui est allée à sa rencontre.

Monsieur l’abbé !… Ah !… qui vous reconnaîtrait ainsi ?…

La Choute.

Oh ! vous êtes joliment bien en défenseur de la patrie !

Paulette et Cléo.

Oh ! oui ! oh ! oui !

Maurice, tout gêné, descendant par le milieu de la scène, jusqu’à proximité de la cheminée.

Oh ! ne vous moquez pas ! Je me sens tout guindé. Je ne dois pas positivement avoir l’air martial.

Toutes.

Mais si !… mais si !

La Choute.

Oh !… et comment se fait-il ?…

Maurice.

Mais d’ordre de l’archevêché, il nous a été prescrit de nous présenter en tenue.

La Choute.

Ah ! bien, c’est une fière idée qu’il a eue là, l’archevêché !

Toutes.

Oh ! oui ! oh ! oui !

Guérassin, au-dessus de la table.

Ah ! l’attrait de l’uniforme !

Paulette est remontée pendant ce qui précède et est prés de Guérassin.

Maurice, à Etiennette qui l’a suivie près de la cheminée.

Chère madame, je suis revenu en hâte : eh ! bien, ma mère ?

Etiennette.

Hein ? oh ! rien !… simple visite de courtoisie. Madame la Comtesse s’est crue obligée de me faire l’honneur, après l’accident qui m’était arrivé chez elle…

Maurice.

Ah ! tant mieux, cela me tranquillise ; je craignais…

Etiennette.

Quoi donc ?

Maurice.

Je ne sais pas… que peut-être, elle trouvât mauvais…

Etiennette.

Rassurez-vous, il n’est rien entré de pareil dans sa pensée.

Maurice.

J’en suis bien heureux.

A ce moment on entend des voix à l’extérieur.

Etiennette.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

La porte du fond s’ouvre avec fracas, et l’on aperçoit Musignol discutant avec Roger.


Scène X


Les Mêmes, Roger, Musignol

Musignol, écartant Roger.

Inutile ! laissez !

Roger se retire.

Tous, excepté Maurice.

Musignol !

Tandis que tout le monde reste cloué sur place, Musignol demeure sur le pas de la porte, embrassant d’un regard le tableau qu’il a devant lui.

Musignol, avec un ricanement, en apercevant Maurice.

Aha !

Le képi sur la tête et le stick à la main ; les poings sur les hanches, il descend l’air provocateur, la démarche insolente, dans la direction de Maurice. A la vue de l’officier, celui-ci a pris l’attitude militaire.

Musignol, arrivé à peu distance de Maurice. Avec dédain.

C’est bien ! repos !

Etiennette, descendant entre Maurice et Musignol et sur un ton provocateur.

Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

Musignol, sur un ton ironique où l’on sent percer la rage contenue.

Rien ! simple curiosité ! (Tout en remontant en arpentant la scène.) Je voulais le voir, le don Juan, le bourreau des cœurs ! le chérubin auquel on me sacrifiait.

Maurice.

Hein ?

Tous.

Qu’est-ce qu’il dit ?

Etiennette, furieuse.

Musignol !

Musignol, se retournant et froidement.

Quoi ?

Guérassin, qui a Musignol à proximité.

Musignol, voyons !

Musignol, descendant.

Laisse-moi, toi ! (A Etiennette en indiquant Maurice avec un sourire de dédain.) Un simple soldat !… Ah !… (A. Maurice.) Avancez, militaire !

Maurice, interloqué.

Mon lieutenant… !

Etiennette, sur un ton qui ne souffre pas de réplique.

Ne bougez pas !

Musignol.

Vous dites ?

Etiennette.

Je dis qu’en voilà assez ! Vous vous conduisez comme un butor ; sortez !

Elle remonte un peu.

Musignol, sur un ton gouailleur.

Moi ?… Ah ! vous ne voudriez pas que devant mon inférieur !…

Etiennette.

Il n’y a ici ni inférieur ni supérieur ! vous n’êtes pas à la caserne, mais chez moi !… Il n’y a que deux hommes en présence.

Musignol, levant son stick et marchant sur Maurice.

Vous avez raison et je vais…

Maurice, reculant légèrement.

Mon lieutenant !…

Etiennette, qui s’est jetée entre eux ; de façon à faire à Maurice un rempart de son corps. Touchez-le donc !

Tous, se rapprochant de Musignol.

Voyons, voyons, Musignol !

Musignol, les écartant et impérativement.

Laissez-moi !

Maurice, avec douceur et énergie.

Prenez garde, mon lieutenant ! vous allez commettre un acte que vous regretterez après.

Musignol, persifleur.

Parce que ?…

Maurice, avec calme et dignité.

Parce que deux choses m’empêchent de vous répondre : votre grade…

Musignol.

Soit ! je l’oublie.

Maurice.

Et mon caractère.

Musignol, sarcastique.

Son caractère !… C’est un soldat qui parle !

Maurice, avec le même calme.

Non, mon lieutenant, c’est un ecclésiastique.

Musignol, avec un recul.

Un ecclésiastique !

Etiennette.

Oui, un ecclésiastique !… J’espère maintenant que vous comprendrez tout ce que votre attitude a d’odieux, tout ce que votre sortie a de révoltant.

Musignol, abruti par cette révélation, se laissant tomber sur le tabouret de gauche.

Un ecclésiastique !

Il reste comme atterré, les yeux fixés au sol. Instinctivement sa main va chercher son képi ; il se découvre.

Etiennette.

Et voilà à quel degré d’aberration vous en arrivez avec vos suppositions pitoyables et votre jalousie aveugle : à oublier le respect de votre grade et à vous rendre publiquement ridicule.

Musignol, brusquement, et d’une voix sourde, à Etiennette qui est tout près de lui ; comme un gamin qui se repent et demande pardon ; les mots lui montant aux lèvres, rapides et pressés.

Etiennette ! Etiennette ! je me suis conduit comme une brute ! J’ai été fou ! J’ai vu rouge ! C’est la jalousie qui m’a fait perdre la tête ! Pardon ! pardon !

Etiennette.

Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, mais à celui que vous avez offensé.

Elle indique Maurice.

Maurice, qui, par discrétion, tourne le dos à la scène, la tête penchée et les bras croisés, se retournant et sur un ton de prière.

Madame !…

Musignol, résistant.

A lui !… A ce soldat !

Etiennette, rectifiant.

A monsieur l’abbé. (Musignol reste silencieux, mais on sent le combat qui se livre en lui.) Ah !… je le veux !

Elle passe au-dessus de Musignol et descend à sa gauche.

Musignol, après un dernier effort.
Sans bouger de place.

Monsieur l’abbé… je vous demande pardon.

Maurice, voulant lui épargner son humiliation. Mon lieutenant !… oh ! non !

Musignol, lui tendant la main.

Monsieur l’abbé, voulez-vous me donner la main ?

Maurice, allant à lui avec empressement. Oh !… mon lieutenant !…

Ils se serrent la main.

Musignol.

Merci !

Etiennette, gagnant le milieu droit de la scène et sur un ton de satisfaction rageuse.

Ah !

Tous, félicitant Musignol.

A la bonne heure !

Musignol, pensant en être quitte et avoir bien mérité d’Etiennette, va à elle comme un homme assuré de sa rentrée en grâce.

Etiennette, à Musignol au moment où il arrive à elle, la bouche enfarinée.

Et maintenant, allez ! allez-vous-en ! allez-vous-en !

Musignol, estomaqué par cet accueil.

Tu me chasses ?

Etiennette, marchant sur lui.

Par votre façon d’agir vous avez élevé entre vous et moi une barrière infranchissable !… jamais ! jamais, je ne vous pardonnerai.

Musignol, suppliant.

Etiennette !

Etiennette.

Non, non, je ne veux plus vous voir. (Excédée.) Allez-vous-en !… Mais allez-vous-en !

Elle gagne l’extrême-droite.

Guérassin, descendant à la droite de Musignol et sur un ton bon garçon.

Va-t’en, Musignol… ! ne l’irrite pas ; ça vaut mieux.

Musignol, se retournant et heureux d’épancher sa colère sur quelqu’un.

Ah ! toi, par exemple, tu paieras pour les autres !

Il le repousse et lui applique deux soufflets.

Guérassin, au premier soufflet.

Oh ! (Au second.) Oh !

Tous, comme un écho de Guérassin.

Oh !… Oh !

Musignol, remontant.

Je suis à vos ordres !

Il sort.

Guérassin, encore sous le coup du saisissement.

Mais… mais il m’a giflé ?

Les femmes, sauf Etiennette.

Mais oui, il t’a giflé !

Guérassin.

Ah ! par exemple (Courant après Musignol.) Monsieur !… monsieur, vous m’en rendrez raison !

Il sort dans la direction de Musignol.

Tout cela très rapide et l’un sur l’autre

Cléo.

Non, mais a-t-on jamais vu ?

La Choute.

En voilà un soudard !

Paulette.

Quel pignouf !

Etiennette, qui les a fait remonter en les poussant du geste vers la porte du fond.

Oui ! c’est bien ! Allez ! laissez-moi.

Ensemble tout en se laissant pousser vers la porte :

Cléo.

Non, c’est vrai, ça !

La Choute.

Gifler Guérassin !

Paulette.

En voilà des façons !

Etiennette, pressant leur départ.

Allez ! allez !

Ensemble

La Choute.

Alors, adieu.

Paulette.

Adieu.

Cléo.

Adieu.

Etiennette, pressée de les renvoyer.

Oui, adieu, adieu. (Au moment où les femmes sortent, elle se retourne pour aller à Maurice ; elle le trouve en train de remonter et se disposant à sortir également.

Sur un ton de prière.) Oh ! non !… vous, pas !… Vous, restez !

Maurice, voulant partir.

Madame !…

Etiennette.

Je vous en supplie, pas comme cela ; pas avant de m’avoir entendue ; que je me sois disculpée… !

Maurice, descendant vers la droite jusque devant le sofa.

Oh ! madame, pourquoi m’avez-vous menti ?

Etiennette, au-dessus du fauteuil qui est près de la petite table.

Eh ! bien, oui ! oui, c’est vrai, j’aurais dû vous dire, vous avouer…, mais je n’ai pas osé !… Je ne voulais pas rougir devant vous. Oui, cet homme était mon amant : je suis une malheureuse, une créature indigne.

Maurice, avec un accent de tristesse.

Vous voyez bien que ma place n’est pas ici.

Etiennette, avec élan.

Elle n’est pas ici si vous vous occupez de l’opinion du monde ! elle est ici si vous tenez compte du rôle que vous y avez à remplir.

Maurice, la regardant un instant, puis.

Que voulez-vous dire ?

Etiennette, id.

Vous voyez bien que j’ai soif de repentir, soif de pardon. Vous qui m’avez indiqué la voie du bien, allez-vous m’abandonner, alors que j’ai encore si besoin de vous ? Alors que mon initiation est encore si nouvelle ? Alors que ma foi est encore si chancelante ?

Maurice, lentement et comme inspiré.

C’est vrai !

Etiennette.

Vous ne doutez pas de ma sincérité, n’est-ce pas ? Eh ! bien, lorsque la pécheresse vous crie : "au secours ! " lui refuserez-vous la main et vous détournerez-vous d’elle ?

Maurice, avec une profonde conviction.

Non, vous avez raison ! je reste.

Etiennette, radieuse.

Quoi ! je puis espérer ?…

Maurice. Venez ! Parlez ! Confiez-vous à moi !

Tout en parlant il la fait asseoir sur le sofa et s’assied lui-même sur le tabouret qui est auprès ; il se débarrasse de son képi en le posant derrière lui sur le tabouret.

Etiennette, une fois assise.

Ah ! monsieur l’abbé, merci pour ces paroles réconfortantes ! Ah ! vous ne savez pas quelle influence vous avez eue sur moi !

Maurice.

Moi ?

Etiennette.

En m’arrachant aux flots qui m’entraînaient, vous avez cru opérer un sauvetage ordinaire ? Vous avez fait un sauvetage moral. Je n’ai plus qu’un objectif aujourd’hui : travailler au rachat de mes fautes et devenir la créature que vous souhaiteriez que je sois. Voilà le miracle que vous avez opéré.

Maurice, touché.

Eh ! quoi, c’est à cause de moi… ?

Etiennette.

Ah ! je serais si heureuse de mériter votre estime !

Maurice.

Oh ! madame… !

Etiennette.

Mais j’ai besoin qu’on me soutienne,