Le Bourgeon/Acte III alternatif
ACTE III
Scène VIII
Huguette, l’Abbé, la Comtesse, le Marquis, Eugénie, Heurteloup, puis Maurice
Passez, mesdames ! passez messieurs !
Pardon.
Ah ! te voilà, toi ! C’est toi qui laisses ta bicyclette contre le mur ? Tu veux donc qu’on te la vole ?
Oh ! il n’y a pas de danger. Je vais aller la reprendre. (Elle se lève et passe au 2.)
Le Marquis, Huguette, la Comtesse, l’Abbé, Eugénie, Heurteloup.
Tu as été au château ?
Oui, ma tante, on va faire le nécessaire.
Eh ! bien, et Maurice ?… Qu’est-ce que tu en as fait ?
Je ne sais pas, ma tante ! Il m’a semblé le voir entrer au presbytère comme j’arrivais.
Oui ! (Appelant.) Maurice ?
Maurice ! Maurice !
Je vais chercher ma bicyclette.
Elle gagne rapidement le fond, désireuse d’éviter une rencontre avec Maurice.
Maman ! Il se précipite dans ses bras.
Mon fils ! mon chéri ! Comme ça me fait plaisir !
Ma chère maman ! (Au Marquis qui est à droite.) Bonjour, mon oncle ! (Allant à Eugénie qui est au 4 à la gauche de la Comtesse.) Bonjour, Eugénie ! (Id. à Heurteloup qui est devant l’arbre près de la brouette.) Bonjour, Hector ! Oh ! le drôle de costume ? Pourquoi êtes-vous si céleste ?
Ne m’en parle pas ! on m’a voué à la Vierge.
Non ?
Oui !… ça le change.
Mes compliments ! (Retournant à sa mère. En passant, jetant son chapeau vers le banc qui entoure l’arbre.) Ma chère maman, j’ai prié monsieur le Curé de vous réunir tous pour vous entretenir d’une décision grave que j’avais l’intention de prendre et pour laquelle j’avais besoin de votre avis (Indiquant l’abbé qui est un peu au-dessus des autres.) ainsi que celui de Monsieur le Curé.
Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?
Tout le monde s’assied à l’exception de Maurice : la Comtesse sur le fauteuil à droite de la table, l’abbé sur le fauteuil qui est au-dessus, le Marquis sur la chaise entre le banc et le perron, Eugénie sur le banc circulaire de l’arbre, Heurteloup sur la brouette.
Maman, je vais sans doute vous causer une grande déception : je renonce à ma carrière sacerdotale !
Toi ?
Est-il possible !
Oui.
La voilà, l’influence néfaste de la caserne !
Non, Eugénie, non ! la caserne n’a rien à voir dans ma décision, croyez-le bien. Seulement, il m’a été donné de constater que je n’avais pas en moi les vertus suffisantes, la force de caractère nécessaire pour remplir dignement ma mission et rester à la hauteur du vœu que j’aurais prononcé. (Après un temps d’hésitation.) Et puis, enfin, ma mère,… je ne suis plus chaste !
Toi !
Oh ! (Elle se signe.)
Patratas !
Seigneur Dieu !
Toi, mon enfant ! Mon ange de pureté, d’innocence !
Il est loin, ma pauvre maman, votre ange de pureté, d’innocence. Aujourd’hui je ne suis qu’un homme, et un homme aussi faible que tous les autres.
Maurice dégage un peu. La Comtesse se laisse tomber, anéantie, sur son fauteuil.
Voilà !… voila !…
C’est ça ! Ca va encore être de ma faute ! (Eugénie se rassied sur le banc au pied de l’arbre.)
- Maurice.
Vous me pardonnerez, mes chers parents, et vous, monsieur le Curé, cette défection qui anéantit les espérances que vous aviez pu fonder sur moi.}}
- Le Marquis, philosophe.
Oh ! moi…
- L’Abbé.
Mon pauvre cher enfant, je ne saurais trouver en mon cœur le courage de vous blâmer. Tout le monde n’a pas été créé pour être prêtre. Je l’ai déjà dit à madame votre mère. Si vous n’avez pas en vous la force de résignation, d’abnégation qu’exige la carrière sacerdotale, il vaut mieux que les choses en soient ainsi.
Ah ! Dieu sait pourtant que sincèrement j’avais cru à ma vocation, parce que, dès le plus jeune âge, j’avais été nourri dans les idées de religion avec l’horreur qu’on m’avait enseignée du péché de la chair. Aussi quand je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, mon sang bouillonner dans mes veines, affluer à mes joues, je croyais bonnement que c’était là une manifestation de l’exaltation religieuse… Mais aujourd’hui, ah !… aujourd’hui, j’ai compris… aujourd’hui, je sais !
- L’Abbé, hochant la tête.
- Oui !… c’est encore une grâce du ciel que vous ayez été éclairé à temps.
- À ce moment, au fond, paraît Huguette traînant sa bicyclette. Elle entre doucement sans qu’on la remarque et s’arrête à peu de distance du pas de la porte.
Et ceci m’amène, maman, au grand point pour lequel je voulais vous parler. Maman, j’ai l’intention de me marier.
- Ce mot produit un choc chez Huguette qui s’accule, pour ne pas tomber, contre le pilastre de la grille.
Hein ?
Eugénie se lève, anxieuse, suspendue aux lèvres de Maurice.
Te marier, toi ! Mais avec qui ? Avec qui ?
- Maurice, se levant.
- Avec celle que j’ai jugée digne d’être ma femme, avec celle à qui vous avez vous-même témoigné votre sympathie, avec celle que j’aime enfin. (Allant chercher Etiennette sur le perron.)
Achève, mon enfant, avec… ?
- Maurice, ramenant Etiennette par la main.
- Avec Madame de Marigny. (A ces mots, Huguette sort précipitamment.)
- Tous.
- Hein !
- La Comtesse, n’en croyant pas ses oreilles.
- Qu’est-ce que tu dis ?… avec Madame ?…
Oh ! ça va un peu loin ! ça va un peu loin !
- Maurice.
- Venez, Etiennette ! (A la Comtesse.) Ma mère, embrassez votre fille !
- La Comtesse, hors d’elle-même.
- Ah, çà ! tu es fou ! tu perds la tête ! toi, épouser… Madame !
- Maurice, très naturellement.
- Mais oui !
Ah, non !… par exemple ! Moi vivante, jamais je ne consentirai !
- Etiennette, essayant timidement de s’interposer.
- Madame…
- Eugénie.
- C’est inconcevable… !
- Maurice.
- Quoi ! ma mère, voilà comment vous accueillez celle que je vous dis aimer, celle qui, comme je le désire, deviendra bientôt ma femme ?
- La Comtesse.
- Ta femme !… Et tu crois que je donnerai mon autorisation à un mariage pareil !… Ah, çà ! oublies-tu ce que tu dois au nom que tu portes, ce que tu nous dois à nous, ce que tu te dois à toi-même ?…
Ma mère, j’aime et j’estime Madame de Marigny.
- La Comtesse, avec un ricanement.
- Madame de Marigny !
- Etiennette.
- Il suffit, madame ! Epargnez-moi, de grâce, de plus amples outrages !…
- La Comtesse, hautaine.
- Vraiment !
- Etiennette.
- Vous pouvez bannir toute crainte, j’ai compris ! Ce mariage ne se fera pas.
- La Comtesse, id.
- Certes ! il ne se fera pas !… Ah ! mes compliments, Madame, voilà donc comment vous avez reconnu la confiance que je vous ai un moment témoignée en abusant de la candeur de cet enfant pour en faire la proie de votre misérable ambition !
- Maurice.
- Ma mère… !
- Etiennette.
- Oh ! Madame ! combien vous pouvez être injuste ! Si vous connaissez ma conduite, vous verriez que rien ne vous autorise à porter contre moi une telle accusation !
- La Comtesse.
- Comment donc ! tout cela, n’est-ce pas, s’est fait malgré vous !… en dehors de vous !…
- Etiennette.
- Certes !
- La Comtesse.
- Vous me croyez donc bien sotte !… Vous vous trompez, Madame ! les femmes comme vous sont décidément très habiles !
- Etiennette, avec un sursaut de révolte.
- Madame… !
- Eugénie.
- Mais ne discute donc pas ! Viens ! notre place n’est pas ici.
- Etiennette.
- Du tout, madame, si quelqu’un doit se retirer, c’est moi. Je repartirai par le prochain train et je vous promets que je ne vous importunerai pas davantage.
- Maurice.
- Etiennette !
- Etiennette.
- Inutile, Maurice ! (A la Comtesse.) Mais avant de vous quitter, madame, je tiens à vous déclarer que non seulement je n’ai rien fait pour pousser votre fils à sa détermination, (Haussement d’épaules de la part de la Comtesse.) je vous le jure, mais encore, en venant ici, j’ignorais le but de notre voyage. C’est tout à l’heure seulement que votre fils s’est ouvert à moi de ses intentions. J’avoue que, sur le moment, j’ai été grisée !… Quelle femme ne le serait pas ? Mais vous vous êtes chargée de me rappeler à la réalité… un peu cruellement, je dois dire. Je vous en remercie et profiterai de la leçon, soyez-en certaine !… Adieu, Madame. (Elle rentre dans le presbytère.)
- Maurice, des larmes dans la voix.
- Oh ! ma mère, comme vous avez été dure et cruelle. Je n’attendais pas semblable attitude de votre part.
Mais, mon pauvre enfant, tu ne sais pas à quelle femme tu as affaire, tu ne sais donc pas ce qu’elle a été !
Je sais tout, maman, mais je sais aussi ce qu’elle est aujourd’hui, et cela me suffit.
Tu veux épouser une cocotte !
Ah ! Eugénie, je vous en prie !
Mais, mon enfant, songe au scandale, toi, le comte de Plounidec.
Songe à ce qu’on dira.
Que m’importe l’opinion du monde, j’ai ma conscience avec moi. (Il passe extrême gauche.)
Oh !
Voyons, Maurice, je ne suis pas sujet à caution, moi, tu sais ! je suis un vieux libéral.
Mais justement, mon oncle, vous êtes un vieux libéral, et, pour me comprendre, il faut être un religieux. Je suis sûr que monsieur le Curé me comprend, lui.
Hein ?… euh ! je… certainement !… je… je vous comprends, mais… je comprends aussi madame la Comtesse et monsieur le Marquis.
Que vous me blâmiez, vous, je l’admets ! (Passant devant le marquis pour aller à sa mère.) Mais toi, ma mère ! toi qui pratiques la doctrine chrétienne, toi qui m’as toujours prêché la pitié et le pardon, tout cela n’était donc que des mots ?
Entre le pardon et le mariage, il y a une marge.
Parce qu’elle a été une pécheresse ?… Mais n’en est-elle pas plus digne d’intérêt ?… Et la morale du Christ : "Il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé". (Sur ce dernier mot, il a gagné jusqu’au marquis.)
Trop !… elle a trop aimé !
Le Christ a pardonné à la Magdeleine repentante, mais il ne l’a pas épousée.
Et puis, enfin, il y a une chose qui est au-dessus de tout ça ! Entre Etiennette et moi, il y a eu le péché, et, dans un cas pareil, c’est le devoir de l’homme de réparer par le mariage.
Mais où as-tu pris cela ?
Monsieur le Curé me le confirmait encore tout à l’heure.
Permettez, je ne savais pas que dans l’espèce il s’agissait d’une personne qui…
Mais, parbleu !… Ah ! si c’était une jeune fille que tu eusses détournée, bon !…
Voilà !
… Mais Madame de Marigny !…
Madame de Marigny !
Mais, mon pauvre petit, si chaque fois que l’on a commis le péché, il fallait réparer par le mariage, mais tous les hommes seraient polygames.
Que voulez-vous, mon oncle, chacun sa morale.
Non, c’est de la folie ! (A Heurteloup.) Mais dis-lui donc, toi !… au lieu de rester muet comme une carpe !
Je ne me mêle pas des choses qui ne me regardent pas.
Alors, tu approuves ce mariage ?
Je n’approuve jamais le mariage !
Hein !
Je suis pour le célibat ! (Se levant et à pleine voix.) Vive le célibat ! (Il remonte.)
Insolent !
Aïe, donc !
Et puis enfin, toute cette discussion est inutile !… Si tu ne comprends pas certaines choses, c’est à moi d’avoir de la raison pour toi ! Ce mariage ne se fera pas parce que je ne le veux pas.
C’est bien, ma mère, je sais trop le respect que je vous dois pour aller à l’encontre de votre volonté ! Mais je n’imaginais pas que, par vous, j’aurais à choisir entre mes devoirs filiaux et ceux que me dicte ma conscience. C’est dur !
Mon pauvre petit, tu m’en veux ?
Non ! Mais j’en souffre. Adieu, Maman.
Il gagne vers la droite dans la direction de la sortie.
Tu pars ?
Oui…, la carriole qui nous a amenés n’est peut-être pas encore dételée. Je dois rentrer au corps demain matin, et alors (Sentant qu’il va pleurer.) à tout à l’heure, maman. (Il essuie une larme du revers de la main et gagne vivement la porte de droite. Sortie.)
Pauvre petit, il s’en va le cœur brisé.
Que veux-tu, il y a des opérations nécessaires. Il faut savoir s’y résigner pour le bonheur de ceux qu’on aime.
C’est que c’est une opération au cœur, monsieur le Marquis, et le cœur ne s’opère pas comme on veut.
Eh ! je sais bien.
Hélas !
Mais qu’est-ce qui se dégage donc de nous, mon Dieu ! que les hommes subissent ainsi notre empire ?
Ah ! non ! Écoutez-la !
Scène IX
A ce moment Etiennette paraît sur le perron du presbytère.
Elle !
Chacun esquisse le mouvement de remonter comme pour lui céder la place.
Ne vous en allez pas, Madame.
Madame !…
On s’arrête.
Non, non, ne dites rien.
- La Comtesse.
- Mais…
- Etiennette.
- Tout à l’heure, Madame, je n’ai pu réprimer un mouvement d’humeur, je ne vous ai pas parlé avec tout le respect que je dois à la mère de Maurice.
- La Comtesse.
- Oh ! Madame, croyez bien que les questions de susceptibilité n’ont rien à faire en l’occurrence. Il s’agit de questions autrement importantes.
- Etiennette.
- Oui, je sais. Vous craignez que l’influence que j’ai pu prendre sur votre fils ait raison de votre volonté et ne l’amène à un mariage que vous réprouvez. (Avec fermeté.) Je vous le répète, tranquillisez-vous, Madame ; Monsieur votre fils le voudrait encore que c’est moi qui m’y opposerais.
Hein ?
- La Comtesse, sceptique.
- Si je pouvais vous croire !
- Etiennette, avec plus de fermeté encore.
- Il ne se fera pas !…
- La Comtesse.
- Pourtant…
Non, ne dites rien, Madame… Laissez-moi seulement avoir un entretien avec votre fils ; je crois que vous serez contente de moi.
Soit ! (Elle s’incline légèrement, passe devant Etiennette, gagne le perron, et une fois la troisième marche franchie, se retourne pour dire :) Pardonnez-moi d’être obligée de vous faire du mal.
Vous défendez votre fils, Madame, il n’y a rien de plus respectable.
Merci !
La Comtesse entre dans le presbytère tandis qu’Etiennette remonte. Le Marquis entre à la suite de la Comtesse suivi de l’Abbé, suivi lui-même d’Heurteloup et d’Eugénie qui se chamaillent à voix basse. Arrivé à la troisième marche, l’abbé se retourne pour laisser passer le couple en discorde. Heurteloup, qui marche en quelque sorte à reculons pour discuter avec sa femme, n’a pas vu le mouvement du curé et va donner contre lui. Le choc le renvoie sur sa femme qui le repousse brutalement. Après quoi ils entrent tous trois dans le presbytère. Etiennette qui, au fond et face au presbytère, a regardé à distance tout ce jeu de scène, n’a pas aperçu Huguette qui est entrée sur ces entrefaites avec sa bicyclette à la main. En se retournant, elle se trouve nez à nez avec elle.
Oh ! pardon, mademoiselle.
Oh ! vous ! vous ! je vous déteste ! (Elle se sauve, troisième plan gauche.)
Hein ? (Après un temps, très lentement et avec un hochement de tête.) Ah ! oui… oui, je comprends !
Scène X
Maurice entre de droite, le visage profondément attristé - Allant à Etiennette.
Ma pauvre Etiennette !
- Etiennette.
- Mon enfant chéri !
- Maurice.
- Moi qui me promettais tant de joie de ce voyage ! Si j’avais pu me douter… !
- Etiennette.
- C’était à moi de prévoir tout ce qui est arrivé au lieu de me laisser bercer par une chimère !
Oh ! maman a été vraiment cruelle ! (Il dépose d’un geste accablé son chapeau près de lui sur le banc.)
Ne l’accuse pas, Maurice ; à sa place, ayant un fils, j’aurais agi comme elle.
Oh !
Si ! si ! vois-tu, c’est un aveu qu’il faut avoir le courage de se faire à soi-même : nous ne sommes pas des femmes que l’on épouse. Nous sommes ici-bas pour donner du plaisir, pour donner de l’amour, il ne nous appartient pas de donner un foyer. Contentons-nous de notre rôle. De toi, j’aurai eu le meilleur de toi-même, la fleur de ta jeunesse, tes premiers baisers, tes premières étreintes. Tu auras été le printemps, le sourire de ma vie ; et toujours de ton souvenir se dégagera pour moi comme un parfum d’amour qui embaumera jusqu’à mes vieux jours. Qu’ai-je le droit de demander de plus ? Ne suis-je pas parmi les heureuses ?
Etiennette, tes paroles me brisent le cœur.
Crois-tu qu’elles ne déchirent pas le mien, mon aimé ? Mais quand nous fermerions les yeux à la réalité, empêcherons-nous qu’elle soit ?… Renonce à ce mariage, Maurice ! nous ne sommes pas des femmes qu’on épouse.
Mais tout cela, ce sont des conventions du monde ! Est-ce qu’il peut m’empêcher de t’aimer, le monde ? Est-ce qu’il pourra faire que je puisse aimer une autre femme que toi ?
Enfant ! tu parles bien comme un être qui aime pour la première fois et qui croit encore à l’éternité de l’amour ! Mais si j’étais assez démente pour accepter le bonheur que tu m’offres… avec tout ton cœur aujourd’hui, mais c’est toi, demain, qui ne me pardonnerais pas de n’avoir pas eu de la raison pour toi.
Etiennette, comme tu me juges mal !
Je ne te juge pas mal, je te juge selon la nature des hommes. Crois-moi, mon cher aimé, (S’asseyant tout près de lui à sa droite.) il faut nous prendre pour ce que nous sommes : quelque chose comme ces fleurs de luxe voyantes et capiteuses, arrangées pour paraître, que l’on achète pour orner sa boutonnière, plus encore pour les autres que pour soi-même et que le soir venu, alors que déjà elles se flétrissent, on jette dans un coin comme une chose dont on a pris tout ce qu’elle pouvait donner. La vérité, vois-tu, c’est la petite fleur, bien plus modeste, quelquefois sauvage, au parfum plus discret, mais si jolie ! si pure ! si délicate ! que votre œil découvre, que votre regard choisit et que votre main cueille sur la branche même qui l’a fait naître. Celle-là, vous l’aimez parce que vous sentez que le premier vous l’avez vue, qu’elle n’est que pour vous. C’est cette petite fleur-là qu’il te faut, Maurice, cette petite fleur un peu sauvage, que ton œil n’a pas découverte et qui pourtant existe, ici, pas loin, à portée de ta main.
Quoi ? Qui ça ?
Ta cousine.
Huguette ?
Oui.
Elle ? La bonne histoire ! elle ne peut pas me sentir. (En ce disant il s’est levé et, boudeur, remonte un peu vers le fond.)
Crois-tu ?
J’en suis sûr.
Elle t’aime.
Elle te l’a dit ?
Peut-être pas précisément dans ces termes, mais enfin quelque chose d’approchant. Elle m’a dit : "Oh ! vous ! vous, je vous déteste ! "
Ah ! Eh bien ?
Eh bien ? Pourquoi me déteste-t-elle si ce n’est parce qu’elle sent que je possède le cœur de son Maurice qu’elle aime et qu’elle ne me pardonne pas de lui ravir. Epouse-la, mon aimé, c’est la femme qu’il te faut.
- Maurice.
- Quoi ! tu veux me quitter ?
Moi ! Moi ! te quitter ? Oh ! non, non… pas encore !
L’épouser, moi !… Etiennette, mais c’est fou !
Oh ! mais non, mais non !… comprends-moi, je ne te demande pas de l’épouser… tout de suite ! (Lui prenant amicalement les épaules entre les mains.) Oh ! non !… Je te demande simplement de te faire à cette idée, d’envisager cette perspective… (Puis avec la voix légèrement étranglée, et luttant contre les larmes :) pour plus tard, beaucoup plus tard !… dans… un an… un an et demi.
Oh ! Alors, nous avons le temps d’y penser. (Il se dégage et gagne le n° 2.)
Promets-moi qu’alors tu l’épouseras ?
- Maurice, comme un homme qui voit le temps devant lui et trouve inutile de discuter.
- Bon, bon, soit ! puisque ça te fait plaisir !
- Etiennette, hochant tristement la tête.
- Oh ! plaisir… !
C’est entendu : dans un an !
Oh ! un an… un an et demi.
Ah ! ah ! tu vois !… tu marchandes déjà !
Ils remontent côte à côte vers le fond. A ce moment un incident invisible au public attire l’attention d’Etiennette.
Oh ! tiens ! Regarde un peu qui vient là ?
Huguette ! qu’est-ce qu’elle a ?
Pour observer en se dissimulant ils vont se réfugier derrière l’arbre, restant toujours visibles aux spectateurs.
Scène XI
Mais laissez-moi, je vous dis, laissez-moi !
Mais enfin, qu’est-ce que vous avez, Mademoiselle ?
Mais rien, quoi ! je n’ai rien.
Comment, rien ! Je vous trouve là, au fond du jardin, pleurant à chaudes larmes.
Oh !
Attendez, je vais un peu aller trouver votre papa pour qu’il voie clair dans tout ça.
Oh ! non, non ! Je vous le défends !
Si, si ! Je ne veux pas que vous ayez du chagrin, moi ! (Elle entre au presbytère.)
Maurice et Etiennette ont écouté tout cela avec compassion.)
Dis-lui un mot, voyons ! console-la !
Maurice hésite un instant, puis se laissant persuader, va s’asseoir tout près d’Huguette.
Tu pleures, Huguette ?
Hein ! Toi ! (Essuyant vivement ses yeux.) Non ! non !
Si, je le vois bien. Qu’est-ce que tu as ?
Rien !… c’est nerveux !
Non, ça n’est pas nerveux ! Tu as du chagrin… Est-ce vrai ce qu’on m’a dit, que c’est à cause de moi ?
De toi ? Oh ! non !… non !
Ah ! n’est-ce pas que ce n’est pas exact (Avec un geste de la tête dans la direction d’Etiennette qui, elle, assiste à cet entretien, dissimulée par l’arbre) ce qu’on voudrait me persuader, que, soi-disant, tu m’aimerais ?
Oh ! non ! non !
Ah ! (A Huguette.) Qu’au contraire, la vérité, c’est que plutôt, un peu d’antipathie…
D’antipathie ! oh ! non… (Plus timidement.) Non !
Non ?
Oh ! Maurice ! Maurice, laisse-moi !
Tu me repousses ?
Oh ! que je suis malheureuse !
Huguette !
Pourquoi avoir ainsi la pudeur de ses sentiments ?
Vous !
Je dis, moi, qu’il y a une petite cousine qui adore son petit cousin, mais qui aimerait mieux mourir plutôt que de le lui dire et qui pourtant ne serait pas fâchée qu’il le sache !… Eh ! bien, il le sait, le petit cousin.
Oh ! Madame c’est mal de…
Mais non, mais non, et l’on s’est dit que si un jour le petit cousin épousait la petite cousine…
Oh ! taisez-vous ! taisez-vous !
Etiennette. -… cela ferait un petit ménage très assorti…
Madame, je vous en conjure !
Etiennette. -… et où chacun pourrait faire le bonheur de l’autre.
Oh ! Madame… !
Et maintenant la petite cousine se décidera-t-elle à avouer qu’elle aime bien son petit cousin ?
Oh ! Madame, et moi qui vous ai parlé si durement tout à l’heure.
A moi ? Et qu’est-ce que vous m’avez dit ?
Oh ! vous avez bien entendu. J’ai osé vous dire : "Vous, je vous déteste ! "
Allons donc ! comme c’est curieux ! j’avais entendu tout autre chose.
Et quoi donc ?
J’avais entendu : "Oh, Madame, comme j’aime mon petit cousin Maurice." Vous articulez bien mal, Mademoiselle.
Oh ! comme vous vous vengez !
Avouez que la vengeance est douce.
Je ne sais que répondre : oh ! j’ai trop honte !
Allons, jeune fiancée, appuyez là votre tête, vous y cacherez mieux votre honte.
Oh ! Madame.
Petite Huguette. (Il l’embrasse dans les cheveux tandis qu’Etiennette au-dessus d’eux, un genou sur le banc, les rapproche et les regarde avec une douloureuse émotion.)
A la bonne heure.
Scène XII
Les Mêmes, le Marquis
Qu’est-ce qu’on me dit : ma fille… (Restant coi devant le tableau qu’il a devant les yeux.) Ah !
Papa !
Mon oncle !
Monsieur le Marquis, pardonnez-moi de m’être mêlée de ce qui ne me regarde pas !
Comment ?
Je viens de fiancer deux êtres faits l’un pour l’autre.
Hein !… Vous ?
J’ai donc l’honneur de vous demander - oh ! pour dans un an… un an et demi !… la main de Mademoiselle votre fille pour son cousin Maurice.
Comment !… c’est vrai ?
Puisque madame le dit.
Ce n’est pas possible ! J’en tombe des nues. Allons ! C’était notre beau projet d’autrefois ! Mais je le croyais bien dans l’eau. (A ce moment Huguette quitte son père et se sauve en courant vers le presbytère.) Eh ! bien, quoi donc ! Huguette ! où vas-tu ? Où vas-tu ?
Il cherche à la rattraper, mais s’arrête sur la première marche du perron.
Je reviens ! je reviens. (Elle sort.)
Qu’est-ce qu’elle a ?
Et maintenant, mon petit Maurice, il faut être bien raisonnable et me laisser m’en aller.
Hein ! Tu pars ?
Je ne saurais rester davantage. Ma place n’est plus ici.
Oh ! alors, attends-moi ; je rentre avec toi.
Non ! non ! Toi, tu partiras ce soir.
Etiennette !
Le Marquis, comprenant la scène, reste à l’écart et prend un air absent.
Si ! si ! Tu vas être bien mignon et faire ce que je te dis.
Etiennette, tu ne penses pas à me quitter ?… Tu rentres à Paris, mais une fois là-bas… ?
Mais oui, mais oui !… Tu sais bien que je t’aime.
A demain, alors ?
A demain. (Maurice tend ses lèvres vers elle pour l’embrasser, elle le repousse doucement.) Allons ! allons ! sage !…
Etiennette !
Chut ! Chut ! Demain !
Au moment de la franchir, à Maurice qui la regarde littéralement terrassé, elle envoie un baiser et sort. Elle n’est pas plus tôt dehors qu’Huguette paraît tirant la Comtesse par la main ; à leur suite, l’Abbé, Eugénie, Heurteloup.
Scène XIII
Maurice, le Marquis, Huguette, la Comtesse, l’Abbé, Eugénie, Heurteloup
Venez ! venez, ma tante ! Vous ne savez pas la nouvelle ?… Maurice m’a demandé ma main.
Hein !
Moi ?
Est-il possible ! Toi ! mon enfant !
Non, c’est-à-dire que…
Oh ! mon enfant ! mon chéri ! Ce mariage-là, à la bonne heure !
Maman, je vais vous dire…
Oh ! Maurice ! Ca, oui ! Voilà qui est bien !
(Elle lui serre la main et remonte.)
Comment ?
Mes compliments ! Une union comme celle-là !…
(Il lui serre la main et remonte féliciter la Comtesse.)
Ecoutez, Monsieur le Curé…
Je ne suis pas pour le mariage, mais celui-là !…
(Il lui serre les mains avec chaleur.)
Mais enfin !…
Tu vois comme tout le monde est content.
Allons, mon fils ! dans mes bras !
Je voudrais pourtant…
Là ! dans les bras de papa !
Mon enfant ! Mon gendre !
Bravo ! bravo !
Mais ça y est !… On me marie alors !… On me marie !…
(Au milieu des applaudissements, on entend des "très bien", "A la bonne heure"…)
Alors, tu consens ?
Si je consens !… Je crois bien !
(Pendant ces dernières répliques, on a entendu à la cantonade le grelot d’un cheval.)
Etiennette !
(Tout le monde le regarde, étonné.)
Aha ! (Voyant Maurice qui, s’étant rendu compte que son mouvement a été remarqué, redescend un peu gêné - reprenant sa phrase.) Je consens,… mais pas tout de suite.
Oh !
Non, non !… ce sont encore deux enfants !… Maurice finira son service militaire. Pendant ce temps, Huguette se fera plus femme !… Dans un an… un an et demi. (Sournoisement.) Je suis persuadé que Maurice se rangera à mon désir.
Mais, mon oncle, du moment que c’est votre volonté.
C’est ma volonté, oui !… oui !…
L’important, c’est de savoir qu’on s’épousera, n’est-ce pas ?
(Elle entraîne Maurice vers l’arbre sur le banc duquel ils s’asseyent.)
Ah, çà !… pourquoi ?…Pourquoi tant de temps ?
Parce que… (pour donner une raison) parce que, ma chère Solange, ces enfants ne sont mûrs, ni l’un ni l’autre, pour le mariage ; et puis !… et puis enfin, parce que j’estime qu’en matière de fièvre, il ne faut jamais essayer de la faire rentrer. Il faut que ça sorte… et puis que ça passe.
Je ne comprends pas.
Oui, mais moi, je me comprends.
Allons ! voilà un mariage que je bénirai, car j’espère bien qu’il se fera à Plounidec.
Certes !
Est-ce qu’il faudra que j’y assiste en bleu ?
Naturellement !
Eh bien ! Elle est verte, celle là !
Qu’est-ce que vous voulez, Heurteloup ! ça n’est pas rose tous les jours !
RIDEAU