Le Bourreau de Berne/Chapitre 17

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 204-214).

CHAPITRE XVII.


Oui, vraiment, c’est à présent qu’il faut montrer votre sagesse.
Shakespeare. Comme il vous plaira.



Il était plus de minuit quand le théâtre se remplit une seconde fois des habitants les plus distingués de la ville ; la foule se dispersa sur la place ; le bailli et ses amis occupèrent encore les places d’honneur, au centre de la longue estrade. Les processions arrivaient successivement, car toutes avaient fait le tour de la ville, et chacune avait si souvent répété son rôle, que les acteurs commençaient à être très-fatigués ; mais, à mesure qu’ils se retrouvaient en la haute présence du bailli et de l’élite, non seulement de leur contrée, mais de plusieurs autres, l’amour-propre l’emportait sur la lassitude, et les chants et les danses se renouvelaient avec la même apparence de plaisir. Peter Hofmeister, et divers autres magnats du canton, se faisaient remarquer par la satisfaction qu’ils paraissaient prendre à la répétition de ces jeux : il est très-facile de comprendre que ceux qui s’étaient reposés et avaient pris des rafraîchissements dans les loges, pendant l’absence des mascarades, se trouvaient en état de suppléer à la faiblesse des acteurs, par la chaleur et la vivacité de leur propre imagination, tant soit peu échauffée. Le bailli surtout était plus causeur et plus tranchant que de coutume, ce qui, au reste, s’accordait avec ses hautes fonctions et la fermeté de son caractère ; mais ses critiques et ses éloges étaient toujours exprimés de manière à prouver son aptitude à traiter un tel sujet, et il était semblable à certain journaliste de nos jours, bien connu pour ne s’occuper que de la quantité plutôt que de la justesse de ses remarques, et du prix que chaque ligne lui rapporte ; et, en vérité, la ressemblance serait exacte sous d’autres rapports que celui du savoir. Son langage était à la fois hautain et mordant, son ton tranchant ; et, tandis qu’il affectait le désir de faire valoir le talent des autres, il avait pour unique but d’étaler ses propres connaissances. Il s’adressait plus fréquemment que jamais au signor Grimaldi, pour qui il ressentait un soudain attrait, plus fort que celui qu’il avait déjà si libéralement manifesté, et qui avait attiré tant d’attentions à l’aimable mais modeste étranger, et il avait soin d’imposer silence à tout ce qui l’entourait, afin qu’on pût écouter ses oracles.

— Ceux qui ont passé, frère Melchior (dit le bailli, s’adressant au baron de Willading dans le style fraternel du bürgerschaft[1], mais regardant le Génois à qui il désirait surtout de faire admirer sa prodigieuse érudition sur l’antiquité), sont de simples bergers et bergères de nos montagnes ; nous n’avons ici aucun de vos dieux et demi-dieux dont les premiers se distinguent dans cette cérémonie, parce qu’ils sont portés par des hommes, et les derniers qui terminent la marche sont montés sur des ânes, et sont conduits de la manière qui convient le mieux à chacun. Ah ! ici nous avons la perle de la mascarade en personne, — cette jolie créature est en réalité Mariette Marron de ce pays. Le canton de Vaud ne renferme rien qui puisse lui être comparé dans son genre, — impudente dévergondée ; mais il n’est pas question de cela. Elle est à présent la prêtresse de Flore, et je vous préviens qu’il n’y a pas dans nos vallons un cor qui résonne mieux dans les rochers que le gosier de cette même prêtresse ! celle qui sur ce trône représente Flore elle-même est une jeune et belle femme ; fille d’un honorable citoyen de Vevey, fort en état de lui avoir donné cette magnifique parure sans avoir recours à l’abbaye ; je vous avertis aussi que chaque fleur qui la décore a été cueillie dans son propre jardin.

— Il me semble que vous traitez la poésie de la cérémonie avec bien peu de respect, bon Peterchen : la déesse avec sa suite se place dans vos paroles à peu près au même rang que les vignerons et les laitières.

— Pour l’amour du ciel, cher Melchior, interrompit le Génois charmé de s’amuser, ne nous privez pas d’entendre les remarques si exactes de l’honorable bailli. Ce Parnasse est sans doute très-bien, mais il gagne beaucoup à des explications qui feraient honneur à un docteur de Padoue. Je vous supplie de continuer, savant Peter, afin que, nous autres étrangers, nous ne perdions aucun détail de ce spectacle.

— Vous voyez, baron, reprit avec un regard de triomphe le bailli bien encouragé, petit commentaire ne nuit jamais à la meilleure chose, quand ce serait la loi elle-même. Ah ! voici Cérès et sa compagnie avec un beau cortège ! les moissonneurs et moissonneuses représentent l’abondance de notre canton de Vaud ; signor Grimaldi, il est juste de dire que c’est une terre fertile, digne de l’allégorie. Ces drôles avec une sellette sur le dos, et portant des cuves, sont des vachers, et tous les autres sont plus ou moins occupés de ce qui concerne la laiterie. Cérès était, sans nul doute, un personnage très-important parmi les anciens, comme on peut le voir par la manière dont elle est appuyée sur les produits de la terre. Il n’y a d’honneurs solides, herr Von Willading, que ceux qui se fondent sur la propriété de champs vastes et fertiles. Vous voyez que la déesse est assise sur un trône dont nos campagnes ont fourni les simples ornements ; une gerbe de blé couvre le dais ; de riches épis d’un grain généreux sont ses seuls joyaux ; et son sceptre est une faucille. Ce ne sont que des symboles, signor Grimaldi, mais il y a des allusions qui inspirent de salutaires pensées aux sages. Toutes les sciences peuvent recueillir quelque heureuse idée à nos fêtes : politique, religion, législation, — tout s’unit et se confond dans un esprit fin et pénétrant.

— Un érudit ingénieux, trouverait un argument en faveur de Bürgerschaft dans une allégorie moins claire, répondit le Génois tout à fait égayé ; mais vous n’avez pas parlé, signor bailli, de l’instrument que Cérès porte dans son autre main, et d’où s’échappent à plein bord les richesses de la terre ; — il me paraît ressembler beaucoup à une corne de bouvard.

— C’est sûrement quelque ustensile des anciens, peut-être un vase dont se servaient les dieux et les déesses quand ils s’occupaient de leurs laiteries ; car les divinités du temps jadis n’étaient pas de mauvaises ménagères, elles se faisaient un mérite d’une sage économie ; et il semble que la Cérès que nous voyons ne rougit pas non plus d’employer utilement ses loisirs. En vérité tout ceci a été calculé avec des intentions morales très-remarquables. Mais voici nos bergers qui vont faire entendre quelques-uns de leurs airs.

Peterchen suspendit ses instructives leçons, tandis que la suite de Cérès se plaçait dans un ordre convenable et commençait ses chants. L’entraînante et agreste mélodie du ranz des vaches s’éleva dans la place, et bientôt absorba l’attention ravie de ceux qui pouvaient l’entendre, c’est-à-dire de presque tous ceux que renfermait l’enceinte de la ville ; les voix de la foule se mêlèrent à celles des acteurs, et une espèce d’enthousiasme musical saisit les assistants venus de Vaud et des vallées environnantes. Le pédant mais bien intentionné bailli, oubliant un moment l’orgueil qu’il attachait d’ordinaire à son origine bernoise, et qui le rendait très-attentif à maintenir le système de supériorité du grand canton, par toute la réserve et la dignité convenables, céda à l’impulsion générale, et fit chorus à l’aide d’une poitrine qui semblait destinée par la nature à soutenir admirablement un chœur de montagnards. Cette condescendance du député de Berne fut souvent depuis rappelée avec admiration ; les esprits simples et crédules attribuaient l’exaltation de Peterchen à un zèle généreux pour leur bonheur et leurs intérêts ; mais les plus clairvoyants étaient portés à imputer ce transport lyrique à un précédent excès, d’un autre genre, rejetant ainsi la plus grande portion de leur reconnaissance sur les vignobles des côtes voisines. Ceux qui étaient placés près du bailli se divertissaient en secret de la maladresse de ses bienveillants efforts, qu’une belle et spirituelle Vaudoise comparait aux sauts de ces célèbres animaux qu’on élève encore aujourd’hui dans la cité qui exerce tant d’influence sur le reste de la Suisse, et desquels une opinion généralement reçue fait dériver le nom commun à la ville et au canton. Car, tandis que la prépondérance de Berne se faisait pesamment sentir aux cantons inférieurs, comme c’est l’usage en pareil cas, ceux-ci se livraient à l’innocente vengeance de tourner leurs maîtres en ridicule. Cette critique et quelques autres du même genre n’empêchèrent pas le bailli d’être très-satisfait de la manière dont il avait joué son rôle dans cet épisode de la fête ; il se rassit avec la profonde conviction d’avoir mérité les applaudissements du peuple pour s’être uni de si bonne grâce à ses plaisirs, et avec l’espérance que cet acte de bonté pourrait effacer de leur souvenir une centaine de traits qui ne présentaient pas le même caractère d’harmonie et de bienveillance.

Le bailli se tint assez tranquille jusqu’au moment où Bacchus et son cortège entrèrent de nouveau sur la place ; dès qu’il aperçut le riant enfant assis sur son tonneau, il reprit ses dissertations avec cette confiance que nous inspire naturellement un sujet qui nous est familier.

— Voici le dieu de la liqueur par excellence, dit Peterchen (qui parlait à tous ceux qui voulaient bien l’écouter, quoique un instinct respectueux le portât à s’adresser de préférence au signor Grimaldi), comme le montre bien le siège qu’il occupe, et l’on danse autour de lui pour faire voir que le vin réjouit le cœur. — Ceci est une presse qui extrait ce jus précieux, et cette énorme grappe représente celle que les messagers de Josué rapportèrent de la terre de Canaan, qu’on les avait envoyés examiner ; histoire que sans doute, Signore, vous savez sur le bout du doigt ?

Gaëtano Grimaldi parut embarrassé : passablement instruit dans la mythologie païenne, il l’était très-médiocrement de l’histoire de la religion chrétienne ; il supposa d’abord que le bailli se trompait dans sa citation ; puis, en cherchant dans sa mémoire, il retrouva une faible trace de la vérité. Mais si sa réputation de savant échappa à un tel échec, il en fut uniquement redevable à quelques tableaux célèbres qu’il avait vus sur ce sujet, manière de connaître la Bible qui est très-commune parmi ceux qui habitent les pays catholiques de l’autre hémisphère.

— Vous n’avez sûrement pas oublié l’histoire de cette gigantesque grappe de raisin, Signore ! s’écria Peterchen étonné de l’hésitation de l’Italien, c’est la plus admirable des légendes du livre saint. Ah ! sur ma vie, l’âne n’a plus de conducteur. — Qu’est donc devenu ce drôle d’Antoine Giraud ? le misérable sera descendu pour avaler quelques coups d’un vin frais après avoir épuisé son outre jusqu’au fond ; on aurait dû prendre pour ce rôle un homme plus sobre, ou du moins d’une tête plus forte. — Il faut réfléchir que l’acteur a besoin de résister au moins à quatre pintes, puisque les répétitions seules suffisent pour mettre hors de combat un buveur ordinaire.

Le bailli continua d’un ton assez bas pendant tout le temps que les suivants de Bacchus se livrèrent à leurs chants et à leurs jeux ; mais, dès qu’ils disparurent, sa voix domina les autres, semblable au fleuve agité, dont l’éternel murmure revient frapper l’oreille quand un bruit passager a cessé de se faire entendre.

— À présent nous pouvons attendre la jolie mariée et ses compagnes, continua Peterchen en clignant de l’œil, à la manière de ces merveilleux d’un demi-siècle, qui font encore parade de leur admiration pour la beauté : le serment solennel sera prononcé ici en présence des autorités, et terminera convenablement cette heureuse journée. Ah ! mon bon vieil ami Melchior, si nous étions encore ce que nous avons été, nous ne resterions pas simples spectateurs de ces danses animées ! Maintenant, mes amis, soyons plus sérieux ; ceci n’est pas un jeu, mais un véritable mariage ; la gravité est ici une chose convenable. Que signifie tout ce mouvement parmi les officiers ?

Peter s’arrêta de lui-même ; car, dans ce même moment, les archers entraient en corps sur la place, conduisant au milieu d’eux un groupe d’hommes qui avaient trop évidemment la tournure de prisonniers pour qu’il fût possible de s’y méprendre. Le bailli était avant tout un officier d’exécution, un de ceux qui pensent que les dispositions d’une loi sont bien moins importantes que leur entier accomplissement, et il poussait si loin ce principe favori, que quelquefois il n’hésitait pas à supposer, dans les ordonnances du grand conseil, des ombres d’intentions qui n’existaient que dans son propre cerveau, mais qui, pour lui rendre justice, motivaient suffisamment dans son esprit ce qu’il croyait devoir ajouter à ses attributions. Cet incident menaçait la fête d’une interruption assez désagréable. Peter avait, pour le châtiment des fripons, et surtout de ceux dont l’incorrigible misère et la pauvreté semblaient adresser un continuel reproche au système de Berne, ce même penchant que les vieux cochers conservent, dit-on, pour le claquement d’un fouet.

Toutes ces sympathies légales n’étaient cependant pas entièrement éveillées dans la présente occasion. Les coupables, tout étant bien loin d’appartenir à la classe privilégiée, n’étaient pas tout à fait assez misérables en apparence pour réveiller cette puissance de justice sévère qui sommeillait dans le sein du bailli, toujours prête à prendre l’essor pour venger les droits du plus fort contre les empiètements du malheureux dénué d’appui. Le lecteur a déjà pressenti que c’était Maso et ses compagnons qui après avoir échappé à leurs gardiens, n’avaient pu se soustraire aux actives recherches des archers.

— Qui donc a osé offenser l’autorité dans ce jour d’union et de joie ? demanda sévèrement le bailli, quand les soutiens de la foi et leurs captifs furent devant lui. Ne savez-vous pas, coquins, que nous célébrons ici une cérémonie solennelle et presque religieuse ? c’est du moins ainsi que les anciens la considéraient. — Ignorez-vous donc qu’un crime est double quand il est commis en présence de personnes honorables, ou dans une circonstance grave, respectable comme celle-ci, ou bien encore quand il blesse l’autorité, ce qui est toujours le plus sérieux et le plus grand de tous les crimes ?

— Nous ne sommes que de pauvres étudiants, très-digne bailli, comme vous pouvez aisément vous en apercevoir à notre extérieur, et nous avons besoin d’indulgence, répondit Maso ; notre seule offense a été une vive mais courte querelle pour un chien ; ces mains ont été, il est vrai, un peu trop promptes ; mais nous n’aurions fait de mal qu’à nous-mêmes, si les autorités de la ville avaient bien voulu nous laisser décider la dispute à notre manière. Cette fête est remarquable en effet, et il nous a paru pénible d’en être privés pour une cause si légère, et d’être seuls exclus de la joie générale.

— Il raison après tout, dit Peter à voix basse : qu’importe à Berne un chien de plus ou de moins ? Une réjouissance publique doit, pour atteindre son but, s’insinuer profondément dans le peuple. Mettez ces hommes en liberté, au nom du ciel ! Ayez soin d’expulser tous les chiens de cette place, pour que nous n’entendions plus parler d’une telle folie.

— Pardon, mais ce sont les hommes qui se sont échappés de prison, après avoir frappé leur gardien, observa respectueusement l’officier.

— Comment ? Ne me disiez-vous pas qu’il n’était question que d’un chien ?

— Je parlais du motif de notre arrestation. Il est vrai que, fatigués de respirer un air pesant, et un peu échauffés par le vin, nous avons quitté la prison sans permission ; mais nous espérons que cette petite escapade nous sera pardonnée en faveur de la circonstance.

— Coquin, tes excuses aggravent la faute. Un crime commis dans une occasion extraordinaire n’est pas un crime ordinaire, et requiert un châtiment mémorable, que je veux vous infliger sur-le-champ. Vous avez insulté les autorités, c’est la faute la plus impardonnable dans toute société. Approchez plus près, mes amis ; j’aime que mes raisons soient senties et comprises par ceux qui sont l’objet de mes décisions, et c’est un moment favorable pour donner une bonne leçon aux Veveysans. Que les mariés attendent. Approchez tous, afin de mieux entendre ce que j’ai à vous dire.

Le peuple se pressa étroitement au pied de l’amphithéâtre et Peter, prenant un air imposant, continua son discours.

— Le principal soin de toute autorité est de trouver les moyens de se soutenir et d’être respectée ; si elle n’y parvient pas, elle doit succomber, et vous êtes assez instruits pour savoir que, lorsqu’une chose devient de peu de valeur, elle perd la plus grande partie de sa considération. Ainsi un gouvernement est établi dans le but de se protéger lui-même, puisqu’il ne peut subsister autrement, et qu’il n’existe pas un seul homme qui ne soit prêt à avouer qu’il vaut mieux encore avoir un mauvais gouvernement que de ne pas en avoir du tout. Mais le nôtre en particulier est excellent ; son plus grand soin est de se faire respecter toujours, dans toutes les circonstances, et celui qui se respecte est sûr d’obtenir l’estime des autres. Sans cet appui protecteur, nous serions semblables au coursier sans frein ; nous deviendrions les victimes de l’anarchie et du désordre et nous tomberions dans les plus déplorables hérésies religieuses. Vous voyez mes amis, qu’il faut choisir entre le gouvernement de Berne ou l’absence de toute autorité : car, lorsqu’il n’existe que deux choses, et qu’on en ôte une, le nombre se trouve réduit de moitié ; et comme le grand canton gardera ses droits particuliers de pouvoir, si vous détruisez l’autre, Vaud sera entièrement dépouillé. Je vous le demande à vous-mêmes, avez-vous un autre gouvernement que celui-là ? Vous savez bien que non. Ainsi, en vous séparant de Berne, il est clair que vous perdez tout. Officier, vous portez une épée qui est un vrai symbole de votre autorité ; tirez-la, élevez-la, que tous puissent l’apercevoir. Vous voyez, mes amis, que l’officier a une épée, mais qu’il n’en a qu’une. À présent, officier, posez-la à vos pieds. Vous le voyez, mes amis, n’ayant qu’une épée et l’ayant déposée, il n’en a plus ! Cette arme représente notre puissance ; si on la repousse, il n’y a plus d’autorité, nos mains restent désarmées.

Cette heureuse comparaison excita un murmure approbateur. L’allocution de Peterchen ayant plusieurs des caractères d’une théorie populaire, assertions hardies, courte exposition, et une péroraison mise en action, on parla longtemps de cette dernière partie dans le canton de Vaud, comme d’un trait fort peu inférieur au jugement bien connu de Salomon qui avait eu recours à cette même arme, à pointe affilée, pour résoudre une question presque aussi difficile que celle posée par le bailli. Quand les applaudissements furent un peu calmés, le zélé Peterchen continua son discours, ou brillait cette fragile et commune logique qu’on retrouve dans la plupart des dissertations soutenues dans l’intérêt de ce qui existe sans s’occuper le moins du monde de ce qui devrait être.

— À quoi sert d’apprendre au peuple à lire et à écrire ? demanda-t-il. Si Franz Kauffman n’avait pas su écrire, aurait-il contrefait la signature de son maître ? aurait-il perdu la tête pour avoir mis le nom d’un autre au lieu du sien ? Un peu de réflexion vous prouvera qu’il ne l’aurait pas fait. Le peuple pourrait-il lire de mauvais livres, s’il n’avait pas étudié l’alphabet ? S’il y a quelqu’un ici qui puisse dire le contraire, je le dégage des liens du respect, et je l’invite à parler librement ; l’inquisition n’existe pas dans le canton de Vaud : nous aimons à entendre discuter. Notre gouvernement est libéral, doux et paternel, vous le savez tous ; mais il n’existe pas une seule puissance dans le monde qui aime la lecture ou l’écriture : la première conduit à la connaissance des mauvais livres, et la dernière est la source des fausses signatures. Citoyens camarades, car nous sommes tous égaux, à l’exception de certaines différences qu’il est inutile de détailler dans ce moment, ce gouvernement n’existe que pour votre bonheur ; c’est pour cela qu’il s’aime, qu’il doit s’aimer, et que son premier devoir est de protéger lui et ses officiers en toute occasion, lors même qu’une apparente injustice aurait été commise par hasard. Sais-tu lire ?

— Assez mal, très-honorable bailli, reprit Maso ; beaucoup de gens parcourent un livre plus facilement que moi.

— Faites bien attention qu’à présent il s’agit d’un bon livre ; car, pour un mauvais, j’engage le peuple à s’en éloigner comme d’un farouche sanglier ! Le mal est d’instruire les ignorants ! Il n’y a pas une méthode plus certaine de corrompre une société et de l’entraîner aux plus coupables excès que d’éclairer l’ignorance. L’homme instruit peut supporter le savoir, car une nourriture succulente ne pèse pas à l’estomac qui y est habitué, tandis qu’elle sert d’ellébore à celui qui n’a connu jusqu’alors que de grossiers aliments. L’éducation est une arme, puisque la science est une puissance, et l’homme ignorant n’est qu’un enfant. Ainsi, lui donner de l’instruction, c’est absolument comme si vous mettiez un mousquet chargé entre les mains d’un enfant. Que voulez-vous que fasse du savoir un homme ignorant ? Il est aussi porté à s’en servir à son plus grand détriment qu’à son propre avantage. La science est une chose très-scabreuse. Festus nous apprend qu’elle a fait tourner la tête au sage et prudent Paul lui-même ; quel effet ne peut-elle donc pas produire sur vous, franchement ignoramus ? Comment vous appelez-vous, prisonnier ?

— Tommaso Sancti ; mes amis me nomment quelquefois San Tommaso ; mes ennemis, Il Maledetto ; et de simples connaissances, Maso.

— Tu as une formidable liste de surnoms, signalement certain d’un drôle ; tu as avoué que tu savais lire.

— Non, signer bailli ; je ne voudrais pas passer pour l’avoir dit.

— Par la foi de Calvin ! tu l’as confessé devant cette honorable assemblée. Veux-tu nier tes paroles, coquin ! à la face de la justice ? Tu sais lire, — tu le portes sur ta figure ; et je jurerais presque que tu sais te servir de la plume, si tu voulais parler franchement. Je ne sais, signor Grimaldi, si vous avez de ces sortes d’affaires de l’autre côté des Alpes ; mais, pour nous, nos plus grands embarras viennent de ces fripons un peu instruits, qui, après avoir ramassé çà et là quelques connaissances, s’en servent dans de coupables intentions, sans égard pour les besoins et les droits du public.

— Nous avons aussi, signor bailli, ces mêmes difficultés que font naître partout les intérêts et les passions des hommes ; mais nous oublions combien nous manquons de courtoisie envers cette belle mariée, en nous occupant d’abord de cette affaire. Ne serait-il pas mieux d’engager la modeste Christine dans les chaînes de son heureux hymen, avant de pénétrer plus profondément dans la question qui concerne les prisonniers ?

Au grand étonnement de tous ceux qui connaissaient la naturelle obstination du bailli, qu’un repas prolongé accroissait d’ordinaire, au lieu de la rendre plus souple, Peterchen consentit à cette proposition avec une complaisance et une bonne grâce qui se manifestaient rarement en lui pour une opinion dont il ne se croyait pas légitimement le père ; cependant il lui arrivait quelquefois d’accorder les priviléges de la paternité à des enfants qui n’étaient pas les siens, malentendu qui n’est pas tout à fait sans exemple. La déférence inusitée qu’il avait montrée à l’italien depuis le début de leurs récentes relations, ne fut jamais plus frappante que dans la promptitude avec laquelle il suivit le conseil qu’il venait de recevoir. Les prisonniers et les archers reçurent l’ordre de se tenir à l’écart, assez près cependant pour être toujours sous ses yeux ; et quelques officiers de l’abbaye allèrent avertir le cortége, qui attendait dans un respectueux silence qu’il pût s’approcher.


  1. Bürgerschaft, droit de bourgeoisie.