Le Bourreau de Berne/Chapitre 18

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 214-231).

CHAPITRE XVIII.


Viens, toi qui es sage ; pèse dans la balance de ta raison ton opinion, les décrets de la Providence ; appelle imparfait ce qui te semble tel ; dis : ici il donna trop peu, et là il donna trop ; immole ses créatures au gré de tes désirs ; puis, si l’homme est malheureux, dis que Dieu est injuste.
Pope.



Il serait superflu de répéter la liste des acteurs qui jouaient différents rôles à la suite de cette noce champêtre ; tous étaient présents, à la fin de la cérémonie, sous les mêmes déguisements que nous avons décrits an commencement de la journée. Comme le mariage allait recevoir la sanction légale en présence du bailli, et avec les rites les plus solennels de l’église, la foule céda à sa curiosité ; et, rompant la ligne de sentinelles qui s’opposait à son invasion, elle se pressa au pied de l’estrade avec ce vif intérêt que la réalité seule inspire. Mille recherches avaient été faites, pendant le jour, sur la jeune mariée dont la beauté et le maintien surpassaient tellement ce qu’on pouvait attendre d’une personne qui consentait à jouer un semblable rôle dans une occasion si publique, et dont la modeste contenance formait un si singulier contraste avec sa situation présente. Son histoire, néanmoins, n’était pas connue ; du moins nul ne la révéla. Ce mystère avait vivement éveillé la curiosité, et l’élan général était simplement une preuve du pouvoir que l’attente, aidée de mille soupçons vagues, peut exercer sur une multitude oisive.

Quel que fût le caractère des conjectures faites aux dépens de la pauvre Christine, elles ne manquaient ni de variété ni de malice. Presque tous étaient forcés de louer son air timide et la séduisante douceur de ses traits si beaux et si doux ; quelques-uns, à la vérité, feignaient de croire à l’artifice, et soutenaient que sa beauté était trop parfaite pour être l’ouvrage de la seule nature. Cette réunion de remarques vulgaires se fondaient aussi sur la diversité des goûts, sur l’heureuse nécessité qui existe pour tous de trouver les moyens de se plaire à eux-mêmes ; mais ce n’était là que ces taches légères que la faiblesse humaine mêle d’ordinaire aux éloges qu’elle accorde. La sympathie générale était fortement et irrévocablement attirée vers la jeune inconnue. Ce sentiment se manifesta de la manière la plus évidente quand elle s’approcha de l’estrade, vers laquelle elle s’avançait timidement au milieu de la foule qui se pressait pour contempler ses traits.

Le bailli, dans une circonstance ordinaire, se serait vivement offensé de cette violation des règles de police. Sa ténacité dans ses opinions était entière, quelque absurdes qu’elles fussent pour la plupart ; et, semblable à une infinité d’honnêtes gens qui poussent leurs principes à l’extrême et manquent ainsi l’effet qu’ils voudraient produire, il était un peu enclin à déployer une sévérité minutieuse ; mais, dans ce moment, il était plutôt satisfait de voir ses auditeurs à portée de sa voix. L’occasion était excellente, même semi-officielle, et il ressentait assez les influences d’un vin généreux, pour brûler du désir de déployer avec plus de libéralité que jamais les fleurs de son éloquence et les trésors de sa sagesse : aussi supporta-t-il l’invasion avec une parfaite bienveillance ; et cet assentiment encouragea encore de plus grandes usurpations sur les limites prescrites, jusqu’à ce que l’espace occupé par les principaux acteurs de cette dernière scène fut réduit à la plus petite dimension compatible avec le rôle qu’ils avaient à remplir. Telle était la situation des choses lorsque la cérémonie commença.

Ces douces sensations d’espoir et de bonheur qui s’étaient lentement accrues dans le sein de la fiancée, depuis le premier moment de cette cérémonie jusqu’à celui où elles furent comprimées par les paroles de Pippo, avaient graduellement cédé à une douloureuse défiance ; et maintenant elle entrait dans la place avec une terreur secrète et mystérieuse, que son inexpérience et son entière ignorance du monde servaient merveilleusement à augmenter. C’était dans la crainte de quelque insulte préméditée que son imagination puisait des motifs d’alarme. Christine, bien convaincue du mépris que l’opinion publique déversait sur sa famille, n’avait consenti à adopter cette manière de changer son sort que dans l’appréhension bien naturelle de voir révéler son origine par toute autre union. Cette crainte exagérée, et réellement sans cause, était le résultat des réflexions auxquelles elle s’était livrée depuis peu, et de cette sensibilité maladive que les âmes les plus pures et les plus innocentes sont malheureusement le plus portées à éprouver. Le secret, comme nous l’avons déjà expliqué, était celui de son mari futur, qui, avec le subterfuge d’un esprit intéressé, avait espéré tromper le cercle étroit de ses propres connaissances, et satisfaire ainsi sa cupidité en faisant le moins de sacrifices possibles. Mais il existe un point d’abaissement personnel au-dessous duquel un parfait instinct de justice permet rarement, même aux plus timides, de se placer. Lorsque la mariée fendit la foule, ses yeux étaient moins troublés et son pas plus assuré ; le sentiment d’un juste orgueil l’éleva au-dessus de son sexe, et la rendit plus ferme dans cet instant même, où la plus grande partie des femmes auraient trahi leur faiblesse. Elle venait d’atteindre ce calme forcé, mais digne de respect, quand le bailli, faisant signe de garder le silence et de rester immobile, se leva d’un air qu’il chercha à rendre imposant, et dans lequel la foule ne vit qu’un expédient pour commencer un discours. Le lecteur ne doit pas s’étonner de la volubilité de l’honnête Peterchen, car les heures s’avançaient, et les fréquentes libations dans les intervalles des cérémonies l’auraient rendu capable de prendre même un vol plus élevé, si la circonstance et l’auditoire lui avaient permis de déployer toute la puissance de son éloquence.

— Nous avons passé une heureuse journée, mes amis, dit-il les diverses scènes qui ont frappé nos regards ont dû rappeler à chacun de nous la puissance de Dieu, nos fragiles et criminels penchants, et surtout nos devoirs envers le conseil. Les symboles de fertilité et d’abondance nous font souvenir de la bonté de la nature, qui est un don de la Providence. Les différentes petites fautes, inévitables peut-être dans les parties les plus délicates de la représentation, – et je ferai ici une mention particulière de la honteuse ivresse d’Antoine Giraud, qui s’était si imprudemment chargé du rôle de Silène, comme d’un sujet qui mérite toute votre attention, car il est plein d’instruction pour tous ces coquins qui font un trop fréquent usage des dons de Bacchus ; – dans ces fautes, dis-je, nous trouvons l’image de nos terribles imperfections tandis que l’ordre, qui a régné en général, et la parfaite obéissance de tous les subordonnés nous offrent un modèle de la beauté d’une police exacte et vigilante, et d’une société bien gouvernée. Ainsi vous voyez que, malgré l’apparence, toute cette pompe païenne renferme une morale chrétienne. Que Dieu nous fasse la grâce d’oublier la première, et de nous souvenir de la dernière, qui convient mieux à nos mœurs et à notre commune patrie ! Maintenant qu’il ne faut plus penser aux divinités ni à leurs légendes, – à l’exception de ce Silène dont la mauvaise conduite, je vous le promets ne passera pas sous silence, — nous accorderons quelque attention aux affaires des mortels. Le mariage est honorable aux yeux de Dieu et des hommes ; et si je n’ai jamais eu le loisir d’entrer moi-même dans ce saint état, retenu comme j’ai été par une foule de raisons, mais surtout par les liens qui m’attachent à la république, à laquelle nous devons tout autant et même plus de dévouement que la plus fidèle des femmes n’en doit à son mari, je ne voudrais cependant pas que vous pussiez douter de ma haute vénération pour le mariage. J’atteste au contraire que je n’ai rien vu, dans ce jour mémorable, avec plus de satisfaction que l’union qui va être sanctionnée par nous d’une manière convenable à l’importance de cette solennité. Laissez approcher le marié et la mariée ; que tout le monde puisse contempler ce couple heureux !

À l’ordre du bailli, Jacques Colis conduisit Christine sur le petit théâtre préparé pour leur réception : tous deux se trouvèrent alors plus exposés aux regards des spectateurs. Le mouvement, l’émotion inséparable d’une situation si publique amena un plus vif éclat sur les joues de la fiancée, et un murmure universel d’applaudissements s’éleva de nouveau ; la réunion de la jeunesse, de l’innocence, et de tout le charme d’une femme, s’insinua dans les esprits même les plus vulgaires, et tous commencèrent à sentir ses craintes et à partager ses espérances.

— C’est admirable ! s’écria dans la joie de son cœur Peterchen, qui n’était jamais plus heureux que lorsqu’il procédait officiellement au bonheur des autres. Tout nous promet un excellent ménage ! Un jeune homme loyal, sobre, industrieux, actif, uni à une belle et bonne femme, peut chasser le chagrin loin de ses foyers. N’oublions pas que le serment qu’ils vont prononcer, étant légal, doit être entouré de gravité et de respect. – Que le notaire s’avance, — non pas celui qui en a si bien joué le rôle, mais l’honorable et intègre officier justement chargé de remplir ces respectables fonctions. – Nous écouterons le contrat. Je vous recommande un silence décent, mes amis ; ce n’est plus une fiction, mais l’exécution des lois est un mariage véritable. — Grave affaire, bien certainement qu’on ne doit jamais traiter légèrement, puisque quelques paroles prononcées rapidement dans cette minute solennelle peuvent être suivies du repentir de toute la vie.

Toutes les formalités furent accomplies avec la plus grande décence, suivant les désirs du bailli. Un notaire lut à haute voix le contrat de mariage, qui contenait les relations civiles et les droits mutuels des parties, et qui n’attendait plus que leurs signatures pour être valable. Un tel acte exigeait naturellement que les noms réels des mariés, leur âge, leur naissance, leur famille, et tous les faits nécessaires pour établir l’identité et assurer les droits de succession, fussent assez clairement établis pour rendre ce document valide, dans la période même la plus éloignée, si l’on avait besoin de recourir à son témoignage. On écouta ces détails, d’ordinaire si indifférents, avec l’attention la plus profonde ; et Adelheid, qui distingua la respiration concentrée, mais précipitée de Sigismond, tremblait que dans ce moment délicat un incident non prévu vînt encore ajouter à sa vive émotion. Mais le notaire semblait avoir reçu sa leçon, et les détails qui concernaient Christine étaient arrangés avec un tel art, que, tout en étant parfaitement réguliers, ils éloignaient le soupçon, et que nulle attention ne fut attirée sur le point qu’on avait le plus redouté. Sigismon respirait plus librement à mesure que le notaire approchait de la conclusion, et Adelheid entendit le soupir qui lui échappa quand la lecture fut finie, avec cette joie que fait éprouver la délivrance d’un imminent danger. Christine elle-même sembla soulagée, quoique son inexpérience l’eût préservée, en grande partie, des craintes qu’une plus grande habitude des affaires avait fait éprouver à Sigismond.

— Ceci est tout à fait en règle, et il ne reste plus qu’à recevoir les signatures des parties respectives et de leurs amis, reprit le bailli ; un heureux ménage est semblable à un État bien ordonné ; c’est un avant-goût des joies et de la paix du ciel ; tandis qu’un intérieur chagrin et une union mal assortie peuvent être comparés à toutes les peines de l’enfer. Il faut que les amis des mariés sortent de la foule pour signer promptement, quand eux-mêmes se seront acquittés de ce devoir.

Un petit nombre de parents et d’associés de Jacques Colis vinrent se placer près de lui, et il signa aussitôt avec l’empressement d’un homme qui cherche à hâter son bonheur. Il y eut une pause ; chacun était curieux de voir les parents qui viendraient soutenir la tremblante jeune fille dans le moment le plus important et le plus solennel de sa vie. Quelques minutes s’écoulèrent, et personne ne parut. Sigismond respirait à peine, il semblait prêt à étouffer ; et, cédant à une généreuse impulsion, il se leva.

— Pour l’amour du ciel par pitié pour vous ! pour moi ! soyez plus calme, murmura Adelheid, glacée de terreur, car elle avait vu un éclair rapide sillonner son front.

— Je ne puis pas abandonner la pauvre Christine aux dédains du monde dans un tel instant ! Dussé-je mourir de honte, je dois avancer et me faire connaître.

La main de mademoiselle de Willading était posée sur son bras, et il cédait à cette silencieuse mais touchante prière, quand il vit que sa sœur allait sortir de son accablante solitude. La foule livrait un libre passage à un couple respectable vêtu comme de simples mais honorables bourgeois, et qui sans doute se dirigeait vers la mariée ; les yeux de Christine se remplirent de larmes, car la terreur d’un affront public fit soudain place à la joie. Ceux qui venaient la secourir dans sa pénible épreuve étaient son père et sa mère ; ils s’avancèrent lentement vers elle, se placèrent à ses côtés, et osèrent alors jeter de furtifs et timides regards sur la multitude.

— Il est sans doute très-pénible pour des parents de se séparer d’une fille si belle et si soumise, reprit le stupide Peterchen qui était porté à attribuer toutes les émotions aux causes les plus vulgaires. Il se passe en eux de douloureux combats : d’un côté la nature, de l’autre les conditions du contrat et la marche de notre cérémonie. J’ai souvent moi-même de semblables faiblesses ; les cœurs les plus sensibles y sont exposés. Mais, mes enfants, c’est le public, et je ne puis pas trop m’abandonner à ce que je pourrais appeler des détails de sentiment ; autrement, par l’âme de Calvin ! je ne serais qu’un bailli ordinaire ! N’êtes-vous pas le père et la mère de cette charmante et modeste personne ?

— Nous le sommes, répondit doucement Balthazar.

— Vous devez être de Vevey ou de ses environs, si j’en juge par votre accent ?

— Du grand canton, mein herr : — cette réponse était exprimée en allemand, car ces districts resserrés possèdent presque autant de dialectes que de divisions territoriales ; — nous sommes étrangers dans le canton de Vaud.

— Il n’est pas moins heureux pour vous d’avoir marié votre fille à un Veveysan, et surtout sous les auspices de notre célèbre et généreuse abbaye. Je suis persuadé que votre enfant se trouvera bien de la complaisance avec laquelle elle s’est prêtée à nos cérémonies.

— Elle n’entrera pas sans dot dans la maison de son mari, répondit le père avec un plaisir mêlé de quelque orgueil ; car ceux à qui les chances de la vie ont laissé si peu de sources de satisfaction, sentent doublement le prix de celles qui ne leur ont pas été refusées.

— C’est bien ; vous êtes un bon, un digne couple ! et je ne doute pas que vos enfants ne vous ressemblent. Monsieur le notaire, nommez à haute voix ces braves gens afin d’entourer leur signature d’une formalité plus respectable.

— C’est impossible, répondit avec promptitude le fonctionnaire public, qui était nécessairement dans le secret de l’origine de Christine, et dont la discrétion avait été bien payée ; ce serait déranger l’ordre et la régularité de nos procédés.

— Comme vous voudrez ; car je ne veux certainement rien d’illégal, et moins encore rien qui trouble l’ordre. Mais, au nom du ciel ! terminons ce travail de plume, on vient de me dire que le banquet ne pouvait pas se retarder plus longtemps sans inconvénient. Savez-vous écrire, brave homme ?

— Pas trop bien, mein herr, mais assez pour passer un contrat dans les formes légales.

— Donnez la plume à la mariée, monsieur le notaire, et ne différons plus l’heureuse conclusion.

Ici le bailli se détourna, et donna tout bas l’ordre à un de ses subordonnés, d’aller sur-le-champ presser l’heure du repas. Christine reçut la plume d’une main tremblante, et en palissant déjà elle la posait sur le papier, quand un cri soudain vint détourner l’attention de tous les assistants.

— Qui ose interrompre d’une manière si indécente cette grave cérémonie, honorée de notre présence ? demanda sévèrement le bailli.

Pippo, que la pression de la foule avait repoussé, avec les autres prisonniers, assez près de l’estrade, s’avança plus encore ; et, ôtant son chapeau avec une convenable expression de respect, il se présenta humblement devant Péterchen.

— C’est moi, illustre et excellent gouverneur, répondit le rusé Napolitain que les excès de la soirée rendaient plus audacieux, mais qui avait recouvré sa perspicacité ordinaire ; c’est moi, Pippo, artiste obscur, mais, je l’espère, très-honnête homme, et de plus, rempli de respect pour la loi, et véritable ami de l’ordre.

— Il faut laisser ce brave homme s’expliquer franchement ; celui qui a de tels principes mérite d’être entendu. Dans ce siècle, où les innovations les plus coupables, les tentatives les plus atroces, menacent sans cesse de renverser l’autel, l’État et le crédit public, de tels sentiments sont semblables à la rosée sur le gazon altéré.

Le lecteur ne doit pas conclure des paroles du bailli, que Vaud fut à la veille de quelque grande commotion politique ; mais comme le gouvernement était lui-même une usurpation fondée sur un faux principe d’exclusion, il était aussi ordinaire alors qu’à présent de s’élever contre l’agonie morale et la justice outragée ; le même empressement de posséder et une égale rapacité pour retenir des biens injustement acquis, et la même audace d’assertions téméraires, souvent avancées dans le seul but de mystifier, envahissaient le monde chrétien, il y a un siècle, comme aujourd’hui.

Le malin Pippo vit que l’amorce avait pris, et il continua d’un air plus respectueux et plus franc encore.

— Quoique étranger, illustrissime gouverneur, j’ai assisté avec le plus grand plaisir à ces joyeuses et excellentes cérémonies ; elles sont renommées de près et de loin, et il n’y aura guère d’autre sujet d’entretien, dans l’année qui s’approche, que Vevey et ses jeux. Mais un grand scandale est suspendu sur vos honorables têtes, il dépend de moi de le détourner ; et saint Janvier ne permet pas que moi, étranger, si bien reçu dans votre ville, je cède dans cette circonstance à une fausse modestie. Sans doute, digne gouverneur, Votre Excellence croit que cette honnête Veveysan va s’unir à une fille recommandable, dont le nom honoré peut être prononcé dans cette auguste solennité, et devant cette noble assemblée ?

— Que dites-vous ? cette jeune fille est belle, même modeste, au moins en apparence ; si tu en sais quelque autre chose, dis ton secret à l’oreille de son mari ou de ses amis ; mais ne viens pas ainsi troubler notre harmonie par tes paroles de mauvais augure, au moment où nous sommes prêts à faire un épithalame en l’honneur de cet heureux couple. Ces pointilleuses recherches dans le passé sont funestes à l’hymen, mes amis, et j’ai grande envie d’envoyer ce drôle passer un mois ou deux dans notre cachot de Vevey, en dépit de son amour de l’ordre, qui me paraît ressembler à un sentiment tout contraire.

Pippo hésita ; il n’avait pas encore le libre exercice de toutes ses facultés, et sa subtilité ordinaire était un peu en défaut. Cependant, accoutumé à braver l’opinion publique, à couvrir les fautes de son jeu, en mettant à contribution la patience et la crédulité de son auditoire, il se détermina à persévérer, persuadé que c’était la meilleure manière de se tirer de l’embarras où l’avait placé son indiscrétion.

— Un million de pardons, grand bailli, répondit-il, il n’y a au monde que le désir ardent de rendre justice à Votre Honneur, et à la célébrité des fêtes de l’abbaye qui a pu… m’entraîner si loin. Mais…

— Parle donc, coquin, et mets un terme à toutes ces périphrases.

— J’ai peu à dire, Signore si ce n’est que le père de cette illoustrious fiancée, qui est au moment d’honorer la ville de Vevey, en célébrant ses noces dans son sein, est le bourreau de Berne, – un misérable qui, dernièrement, a presque causé la perte d’un grand nombre de chrétiens que la loi n’avait pas condamnés, et qui est si bien favorisé du ciel, qu’il est capable d’attirer le destin de Gomorrhe sur votre ville.

Pippo alla reprendre sa place parmi les prisonniers avec l’air d’un homme qui s’est déchargé d’un dépôt important ; et on le perdit de vue sur-le-champ. L’interruption avait été si rapide et si imprévue, et l’Italien avait débité sa tirade avec tant de véhémence, qu’aucun des assistants n’avait eu assez de présence d’esprit pour l’interrompre ; quelques-uns cependant en avaient prévu, mais trop tard, le funeste résultat. Une sourde agitation parcourut la foule ; elle frémit, semblable à une vaste étendue d’eau qu’un tourbillon passager trouble un instant, et qui rentre ensuite dans son calme habituel. Le bailli fut celui qui manifesta le moins de surprise et de chagrin car, pour lui, le dernier ministre de la loi était un objet, sinon de respect, du moins d’une bienveillance politique bien éloignée du mépris.

— Que signifie cela ? dit-il avec l’accent de celui qui s’attendait à une révélation beaucoup plus importante, est-il possible que ce soit vrai ! Écoutez, mon ami, êtes-vous réellement le notable Balthazar, celui dont la famille a rendu tant de services, au canton ?

Balthazar vit que son secret était découvert, et qu’il était plus sage de convenir simplement du fait, que d’avoir recours à d’inutiles dénégations. La nature l’avait doué d’une forte et pure inclination pour le vrai, et il portait toujours en lui la profonde conviction de l’injustice dont les lois d’une société inhumaine le rendaient victime. Relevant la tête, il regarda autour de lui avec fermeté, car il avait aussi malheureusement l’habitude d’agir en public, et il répondit à la question du bailli avec sa douceur ordinaire, mais non sans dignité.

— Herr bailli, je suis par héritage le dernier vengeur de la loi.

— Par mon siège de bailli ! ce titre me plaît, il est très-bon ! le dernier vengeur de la loi Si les fripons volent, si les mécontents conspirent, il est bien juste qu’il y ait une main qui mette un terme à leurs coupables menées ; et pourquoi ne serait-ce pas la tienne, aussi bien que celle d’un autre ? Officiers, que ce coquin d’Italien soit enfermé pendant une semaine au pain et à l’eau, pour s’être joué avec tant d’impudence de la patience du public. Ainsi, honnête Balthazar, cette respectable dame est ta femme, cette belle personne est ta fille. — Existe-t-il d’autres rejetons d’une si bonne race ?

— Dieu a béni ma famille, mein herr.

— Oui, Dieu t’a béni ! — C’est une grande félicité, je le sais par une amère expérience, — n’étant pas marié, je connais le malheur d’être sans enfants. — Je n’en dirai pas davantage. Signe le contrat, honnête Balthazar, avec ta femme et ta fille, et terminons tout ceci.

La famille proscrite allait obéir, quand Jacques Colis se dépouilla brusquement de tous ses ornements de marié, déchira le contrat et déclara publiquement qu’il avait changé d’avis, et qu’il ne voulait pas épouser la fille d’un bourreau. Une franche déclaration en faveur d’un préjugé reçu entraîne d’ordinaire l’esprit public ; et, après le premier moment de surprise, un cri unanime d’applaudissement, suivi d’un rire général et ironique, accueillit la détermination du jeune homme. La foule se pressait avec une intensité toujours croissante sur les gardiens des limites, sa masse impénétrable rendait toute circulation impossible ; un silence de mort régna tout à coup ; on aurait dit que la respiration de tous les assistants s’était suspendue pour attendre le résultat de cette scène singulière.

La résolution de Jacques Colis avait été si soudaine, si peu prévue, que ceux qu’elle touchait de plus près ne comprirent pas d’abord toute l’étendue de la disgrâce qui venait de les frapper. L’innocente et inexpérimentée Christine était semblable à la froide statue d’une vestale, sa main indécise tenait la plume prête à tracer son nom encore sans tache, et ses regards étonnés suivaient les agitations de la multitude, comme l’oiseau craintif guette, avant de prendre son vol, les feuilles tremblantes du buisson. Mais l’illusion était impossible ; et l’humiliante réalité ne s’offrait que trop tôt à sa pensée ; tandis que le calme d’une curiosité profonde avait remplacé l’émotion momentanée des spectateurs, elle offrait l’exquise mais douloureuse image d’une femme blessée dans tous ses sentiments.

Ses parents aussi restèrent stupéfaits de ce choc inattendu ; ils furent longtemps avant de recouvrer la faculté de repousser comme ils le devaient une insulte si grossière.

— Ceci est tout à fait inusité, observa sèchement le bailli, qui rompit le premier ce long et pénible silence.

— Cela est tout à fait brutal, dit vivement le signor Grimaldi ; si le marié n’a pas été trompé, il est entièrement sans excuse.

— Votre expérience, Signore, vous a suggéré sur-le-champ le véritable point de vue de cette question compliquée ; je vais tâcher de l’éclaircir sans délai.

Sigismond se rassit quand il entendit ces paroles, et sa main quitta la garde de son épée, qu’elle serrait par un mouvement involontaire.

— Pour l’amour de votre pauvre sœur, restez ! dit à voix basse Adelheid épouvantée, tout ira bien, — cela doit être. — Il est impossible qu’un être si doux, si innocent, soit ainsi outragé.

Un effrayant sourire contracta les lèvres du jeune homme ; il parut tel, du moins, à Adelheid ; mais son maintien conserva une apparente tranquillité. Pendant ce temps Peterchen, après avoir dépêché un autre message aux cuisiniers, tourna son attention vers la difficulté qui venait de s’élever.

Le conseil a plus d’une fois remis entre mes mains d’honorables affaires ; mais jamais jusqu’à ce jour je n’ai été chargé de juger une mésintelligence conjugale, peut-on dire, avant même l’union des parties. C’est une grave interruption des cérémonies de l’abbaye, c’est une espèce d’affront pour le notaire et le public ; ceci mérite d’être approfondi. Herr fiancé, persistez-vous à terminer d’une manière si irrégulière, si inusitée, la cérémonie de votre mariage ?

Jacques Colis ne ressentait plus dans toute sa violence l’impulsion qui l’avait porté à l’acte inconsidéré de détruire un engagement légalement contracté ; mais ce premier élan avait fait place à la ferme résolution de persévérer dans son refus, n’importe à quel prix.

— Je ne veux pas épouser la fille d’un homme repoussé de la société, et que tout le monde évite, répondit-il avec brusquerie.

— Il n’y a pas de doute que la réputation des parents ne soit la première chose à considérer dans le choix d’une femme, répondit le bailli mais un homme de votre âge n’a pas attendu ce moment-ci pour s’informer de la famille dans laquelle il allait entrer.

— On avait juré de garder le secret ; la jeune fille a été bien élevée, et j’avais reçu la promesse solennelle qu’on ne connaîtrait jamais ses parents. La famille des Colis est estimée dans le canton de Vaud, et je ne veux pas qu’il soit dit que le sang d’un bourreau a souillé une source aussi pure que la nôtre.

— Et cependant vous le vouliez bien à condition qu’on n’en saurait rien ; votre objection porte donc moins sur le fait en lui-même que sur ce qu’on pourrait en dire.

— Sans les parchemins et les discours, monsieur le bailli, notre naissance à tous serait égale. Demandez au noble baron de Willading, qui est assis près de vous, pourquoi il vaut mieux qu’un autre. Il vous dira qu’il est issu d’une ancienne famille. Mais, si, dans son enfance, on l’avait enlevé de son château, caché sous un faux nom ; si les hommes ne savaient pas ce qu’il est en effet, à quoi lui serviraient les actions de ses ancêtres ? Ce qui, dans un tel cas, aurait ravi au baron de Willading l’estime du monde, l’aurait assurée à Christine ; et, de même que la découverte de la vérité serait favorable au baron, elle perd Christine en la faisant connaître pour la fille de Balthazar. Je l’aurais épousée dans son ancienne position ; mais je vous demande bien pardon, monsieur le bailli, si j’ajoute que je ne l’épouserai pas dans celle où elle se trouve à présent.

Cette plausible et prompte apologie fut suivie d’un murmure flatteur ; car les hommes sont facilement convaincus par une moralité douteuse et de faibles arguments, quand il s’agit de justifier une amère répugnance profondément gravée dans leurs esprits.

— Cet honnête jeune homme n’est pas tout à fait dépourvu de raison, observa le bailli embarrassé en secouant la tête, je voudrais qu’il fût moins habite dans la discussion, ou que le secret eût été mieux gardé ! Mais il est clair, comme le soleil dans le ciel, ami Melchior, que, si vous n’aviez pas été connu pour être l’enfant de votre père, vous n’auriez pas hérité de votre château ni de vos biens. Non, par saint Luc ! pas même des droits du Bürgerschaft.

— À Gènes nous avons l’habitude d’entendre les deux parties, reprit gravement le signor Grimaldi, afin de mieux connaître le bon droit. Si quelqu’un réclamait les honneurs et le nom du signor Willading, vous ne les lui accorderiez pas sans avoir interrogé notre ami sur ses propres prétentions.

— Bien, très-bien ! c’est la justice, tandis que le discours du fiancé n’est, après tout, qu’un raisonnement. Écoutez, Balthazar, et vous, excellente femme, la sienne, son épouse, et vous aussi, jolie Christine, qu’avez-vous tous à répondre au sensé plaidoyer de Jacques Colis ?

Balthazar, que le genre de ses fonctions et ses devoirs comme homme avaient souvent exposé à recevoir de cruels témoignages de la haine publique, avait bientôt retrouvé son calme habituel, quoiqu’il ressentît les angoisses d’un père et qu’il éprouvât un juste ressentiment de l’outrage que recevait la plus douce, la meilleure des filles. Mais le coup avait porté une plus forte atteinte à Marguerite, l’ancienne et fidèle compagne de sa pénible existence.

La femme de Balthazar n’était plus jeune, mais elle conservait un noble maintien et quelques traces de la beauté qui l’avait rendue si remarquable dans sa jeunesse. Quand les paroles qui annonçaient la perte de sa fille frappèrent son oreille, une pâleur mortelle se répandit sur son visage : on aurait pu croire, durant plusieurs minutes, qu’elle venait de dire un éternel adieu aux intérêts et aux émotions de la vie, tandis qu’elle luttait en effet contre une des plus violentes douleurs que le cœur humais puisse contenir, celle d’une mère blessée dans l’objet de sa maternelle affection. Le sang commençait à circuler lentement dans ses veines, quand le bailli leur adressa la parole ; sa figure ranimée exprima alors une foule de sentiments qui menaçaient de frustrer ses propres désirs, en lui ôtant la faculté de s’exprimer.

— Tu peux lui répondre, Balthazar, dit-elle avec précipitation, cherchant à l’encourager. Tu es accoutumé aux dédains de cette multitude. Tu es un homme, tu peux nous faire rendre justice.

— Herr bailli, dit le bourreau, qui s’écartait rarement de la douceur qui le caractérisait, Jacques a dit la vérité sur beaucoup de points ; mais tous ceux qui sont ici peuvent voir que la faute ne vient pas de nous ; on ne peut en accuser que cet inhumain vagabond. Le misérable a tenté de me faire périr sur le lac pendant notre dernière et malheureuse traversée et, non content d’avoir voulu priver mes enfants de leur père, il vient m’outrager d’une manière mille fois plus cruelle. Ma naissance m’a destiné aux fonctions que je remplis, vous le savez, herr Hofmeister : elles n’auraient pas été ambitionnées par moi ; mais les hommes regardent comme juste ce que la loi a voulu. Cette jeune fille ne peut jamais être appelée pour me remplacer et, connaissant depuis l’enfance le mépris qui s’étend sur ma famille entière, j’ai cherché les moyens d’alléger pour elle le poids de la terrible malédiction qui pèse sur nous.

— Je ne sais si cela est tout à fait légal, interrompit le bailli. Quelle est votre opinion herr von Willading ? Ne pensez-vous pas que, si quelqu’un pouvait éluder ses devoirs héréditaires dans notre canton, aucun privilége héréditaire ne pourrait plus être réclamé ? C’est une grave question ; une innovation en amène une autre, et nos vénérables lois, nos saints usages, doivent être conservés, si nous voulons détourner le danger d’un changement.

— Balthazar a fait observer avec raison qu’une femme ne peut remplir les fonctions d’exécuteur.

— C’est vrai mais ses enfants le pourraient. C’est une subtile question pour les docteurs en droit ; elle doit être examinée. Parmi les offenses qui méritent l’enfer, puisse le ciel me préserver de désirer jamais un seul changement ! Pourquoi établirait-on ce qui devrait un jour être changé ? Toute variation est le péché le plus impardonnable en politique, signer Grimaldi, puisque ce qui est souvent changé perd sa valeur, même la monnaie.

— La mère voudrait dire quelques mots, dit le Génois, dont le coup d’œil rapide, mais observateur, s’était souvent porté sur cette famille si méprisée, et qui avait remarqué, tandis que le bailli divaguait avec son ordinaire prolixité sur les choses en général, l’anxiété toujours croissante de Marguerite, incapable de contenir plus longtemps ses douloureuses sensations.

— Avez-vous quelque chose à dire, bonne femme ? demanda Peterchen, assez bien disposé à entendre les deux parties dans les cas douteux, à moins qu’il ne fût question de la suprématie du grand canton. Pour parler franchement, les raisons de Jacques Colis sont plausibles et spécieuses ; il me semble qu’elles pèsent beaucoup dans la balance.

Le front de Marguerite redevint pâle, et elle tourna sur sa fille un regard si tendre, si protecteur, qu’on y lisait la complète concentration de tous ses sentiments, dans le plus fort de tous, l’amour d’une mère.

— Si j’ai quelque chose à dire ? répéta lentement Marguerite, regardant avec fermeté cette foule curieuse et misérable qui, entrainée par son penchant pour tout ce qui est nouveau, et excitée par ses préjugés, se pressait sur les hallebardes des soldats. Une mère a-t-elle quelque chose à dire pour la défense de son enfant insultée et outragée ? Pourquoi n’as-tu pas demandé aussi, herr Hofmeister, si j’étais une créature humaine ? Balthazar et moi, nous sommes d’une race proscrite, je le sais ; mais comme toi, orgueilleux bailli, comme le noble assis à tes côtés, nous sommes les enfants de Dieu ! L’opinion et le pouvoir des hommes pèsent sur nous depuis l’enfance, et nous sommes accoutumés aux dédains du monde comme à son injustice.

— Ne dites pas cela, bonne femme ; rien n’est plus nécessaire que la sanction de la loi. Vous parlez à présent contre vos intérêts, et je vous interromps par pure bienveillance ; il serait scandaleux de me voir siéger ici pour écouter une personne qui ose diffamer la loi elle-même.

— Je ne sais rien des subtilités de tes lois ; mais je connais bien leur cruauté et leurs crimes envers moi et les miens ! Toutes, créatures naissent avec l’espérance ; mais nous, nous sommes opprimés dès le berceau. Celui qui ôte l’espoir ne peut être un homme juste : le pécheur le plus coupable a droit d’espérer dans la miséricorde céleste ; et nous qui vivons sous tes lois, nous n’avons pas d’autre perspective que la honte et le mépris ! Mais non, vous êtes dans l’erreur, ma brave Dame ; ce privilége a d’abord été accordé à votre famille en récompense de ses bons services, je n’en doute pas, et pendant longtemps cet emploi a été considéré comme très-estimable.

— Je ne sais si, dans des siècles reculés, quand notre pays gémissait sous l’oppression, que les hommes du premier rang étaient aussi barbares que le sont aujourd’hui ceux du dernier, quelques-uns de nos ancêtres ont été assez cruels pour choisir de telles fonctions ; mais je nie qu’excepté celui qui tient l’univers dans sa main, et qui a l’éternité pour compenser les maux de cette vie, il existe un seul être qui ait le droit de dire à un fils : — Tu seras l’héritier du malheur de ton père !

— Comment ! vous mettez en question le système de l’hérédité bientôt vous discuterez les droits du Bürgerschaft.

— Je ne connais pas, herr bailli, les distinctions délicates de vos droits dans la cité, et je n’ai pas le projet de rien dire pour ou contre ; mais le mépris et l’amertume déversés sur l’existence entière inspirent de tristes rêveries et de profondes réflexions ; j’aperçois une grande distance entre la conservation de priviléges bien acquis, lors même qu’ils entraîneraient, comme ils le font en effet, des abus pénibles à supporter, et l’opposition non méritée d’une famille châtiée pour les fautes de ses ancêtres ! Ce n’est pas là cette justice qui émane du ciel ; et il viendra un jour où il faudra rendre un terrible compte de cette sanglante cruauté !

— Le chagrin que vous cause cette charmante fille, bonne Marguerite, vous inspire d’étranges paroles.

— N’est-elle pas l’enfant d’un bourreau et d’une femme issue aussi de ces races proscrites, comme la belle personne qui est placée près de toi est l’enfant du noble assis à tes côtés ? Dois-je l’aimer moins, parce qu’un monde cruel la repousse ? N’ai je donc pas ressenti les mêmes douleurs à sa naissance, la même joie à son premier sourire, la même espérance dans les promesses de son enfance, la même sollicitude, quand j’ai consenti à remettre son bonheur entre les mains d’un autre, que la femme qui porta dans son sein cette jeune fille plus fortunée, mais non plus belle ? Dieu a-t-il créé deux natures ? nous a-t-il donné d’autres entrailles ; un autre amour pour nos enfants ? a-t-il ainsi distingué ceux qui sont riches et honorés de ceux qui sont méprisés, foulés aux pieds ?

— Allons, bonne Marguerite, vous posez la question sous un point de vue qui n’est pas ordinaire. Nos usages vénérés, nos édits solennels, les règlements de nos cités, la fermeté de notre gouvernement qui produit de si heureux effets, tout cela n’est donc rien ?

— C’est beaucoup ; car je crains qu’ils ne l’emportent sur le bon droit, qu’ils ne durent encore quand les larmes de l’opprimé seront épuisées, quand ils seront oubliés, eux et leurs malheurs !

— Votre fille est belle et modeste, observa le signor Grimaldi ; et d’autres offres vous dédommageront sans doute de cette injure ; celui qui a pu la repousser n’était pas digne d’elle !

Marguerite tourna encore ses yeux étincelants vers sa fille, toujours pâle et immobile ; l’impression de son regard s’adoucit ; elle l’entoura de ses bras, l’attira sur son sein comme la colombe cherche à couvrir sa jeune couvée. Toute la violence de ses sentiments parut se confondre dans son amour maternel.

— Mon enfant est belle, herr Peter, continua-t-elle sans s’apercevoir de l’interruption. Mais elle est plus que belle, elle est bonne Christine est bonne et soumise ; elle ne voudrait pas, pour le monde entier, briser le cœur d’un autre, comme le sien l’a été aujourd’hui ; tout humiliés, tout méprisés que nous sommes, bailli, nous avons nos pensées, nos désirs, nos espérances, nos souvenirs, et tous les autres sentiments des heureux du monde. Quand mon esprit s’est torturé à raisonner sur la justice d’un destin qui a condamné toute ma race à n’avoir avec leurs semblables qu’un seul lien, celui du sang ; quand l’amertume a gonflé mon cœur jusqu’à le briser, que j’étais prête à maudire la Providence et à mourir ; cette douce, cette tendre créature est venue éteindre le feu qui me consumait, me racheter à la vie ; son amour, son innocence, m’ont rendu la volonté de vivre, même sous le poids d’un fardeau plus lourd encore que le mien. Ta famille est honorée, bailli, et tu ne peux pas comprendre la plupart de nos souffrances ; mais tu es homme, et tu dois savoir ce que c’est que d’être blessé dans un autre, quand cet autre nous est mille fois plus précieux que notre propre chair !

— Vos paroles sont étranges, bonne Marguerite, interrompit de nouveau le bailli qui sentait un malaise dont il aurait voulu être débarrassé. Juste ciel ! qui peut aimer quelque chose de mieux que sa propre chair ? En outre, vous devriez vous rappeler que je suis célibataire, et que les célibataires sont naturellement portés à ressentir plus d’affection pour eux que pour les autres. Mettez-vous de côté, laissez passer le cortége, que nous puissions enfin nous rendre au banquet qui nous attend. Si Jacques Colis ne veut plus de votre fille, je n’ai pas le pouvoir de changer sa volonté. Doublez la dot, bonne femme, et vous aurez des maris à choisir, en dépit de la hache et de l’épée qui figurent dans votre écusson. Que les soldats fassent faire place à ces honnêtes gens, qui sont, après tout, les fonctionnaires de la loi, et qui doivent être protégés comme nous-mêmes.

La foule obéit, et livra un libre passage à tous ceux qui avaient accompagné les mariés et le dieu de l’hymen, et ceux-ci disparurent promptement, sentant le double ridicule qui frappe une folie, lorsqu’elle n’atteint pas même le but absurde qu’elle se proposait.