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Le Bourreau de Berne/Chapitre 21

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 257-268).

CHAPITRE XXI.


L’année déjà incertaine est encore souvent troublée par l’hiver, dont les brises du soir augmentent encore l’âpreté ; il glace les pâles matinées, et réunit la pluie et la neige pour chasser les bienfaits du jour.
Thompson.



Le cor de Pierre Dumont retentit dès le point du jour, sous les fenêtres de l’auberge de Martigny. Les domestiques, à demi éveillés, vinrent seller les mules rétives, et charger les bagages ; et peu de minutes après, toute la petite caravane, car elle méritait presque ce nom, se mit en route pour les sommets des Alpes.

Les voyageurs quittèrent alors la vallée du Rhône pour s’enfoncer dans ces masses confuses des montagnes qui forment l’arrière-plan du tableau que nous avons aperçu du château de Blonay et des rives du Léman. Ils descendirent bientôt dans un vallon et suivirent les sinuosités d’un torrent bruyant qui les conduisit par de nombreux détours dans une région de pâturages froids et élevés, dont les habitants soutiennent du produit de leurs laiteries une existence assez peu heureuse.

À quelques lieues au-dessus de Martigny la route se sépare de nouveau, l’on incline à gauche vers la haute vallée, devenue depuis si célèbre dans les fastes de ce pays sauvage, par la formation d’un petit lac au milieu de ces glaciers, qui bientôt, trop pesant pour ses bases, rompit ses barrières de glaces, descendit vers le Rhône, traversant comme une masse imposante une distance de plusieurs lieues, renversant et entraînant tout ce qui se rencontrait sur son passage, et rendant même, en plusieurs endroits, la face de la nature méconnaissable aux habitants de ces lieux désolés. On découvrait la pointe brillante du Vélan, et quoiqu’elle fût beaucoup plus rapprochée de l’œil qu’à Vevey, c’était toujours une colonne éclatante entourée de mystère et de solitude, sur laquelle la vue aimait à se reposer, comme elle se plaît parfois à contempler les contours purs et variés d’un nuage immobile.

Nous avons déjà dit que la pente du grand Saint-Bernard, si on excepte quelques inégalités accidentelles, n’était très-rapide qu’à l’endroit même où il faut surmonter le dernier obstacle que présentent les rochers. Une route assez praticable, malgré la direction ascendante qu’elle conserve nécessairement, circule au travers des vallées, dont la plupart sont cultivées, quoique l’aridité du sol et le peu de durée de la saison favorable n’accordent au laboureur qu’un faible prix de ses travaux. Elle diffère sous ce rapport de presque tous les autres passages des Alpes ; mais s’il manque des caractères variés, sauvages et sublimes que déploient le Splugen, le Saint-Gothard, le Gemmi, c’est encore une pyramide d’une arête magnifique. Le voyageur qui s’élève par degrés insensibles vers le sommet, sent peu à peu disparaître les liens qui l’attachent au monde qu’il voit sous ses pieds.

Depuis l’instant où ils avaient quitté l’auberge jusqu’à la première halte, Melchior de Willading et le signor Grimaldi marchèrent à côté l’un de l’autre comme le jour précédent. Les deux amis avaient de mutuelles confidences à se faire, et la présence de Roger de Blonay, jointe aux importunités du bailli, ne leur avait pas encore permis de causer en liberté. Tous deux avaient réfléchi sur la situation d’Adelheid, sur ses espérances et sur son avenir, et tous deux en parlaient comme il est naturel de supposer que deux vieillards de ce siècle, non exempts de sympathie pour la classe qui était la leur, et cependant habitués à considérer le monde et ses liens, devaient raisonner sur une affaire d’une nature si délicate.

— J’ai ressenti un sentiment de regret, et peut-être dois-je dire d’envie pour l’appeler par son véritable nom, dit le Génois en continuant le sujet qui occupait le plus leur temps et leurs pensées, comme ils cheminaient lentement, laissant flotter les rênes sur le cou de leurs mules, quand j’ai vu pour la première fois la belle créature qui te donne le nom de père, Melchior. Dieu a daigné m’accorder presque tous les biens qui rendent l’homme heureux mais mon mariage été rempli d’amertume et ses fruits ont été maudits. Ta fille est soumise, aimante, elle réunit tout ce qui peut flatter l’orgueil d’un père ; et cependant, les belles, les justes espérances que tu formais pour son bonheur, sont troublées, sinon détruites, par cette affection si extraordinaire ! Ce n’est pas une de ces faibles impressions qui cèdent à quelques menaces, à la distraction d’un voyage, mais un attachement profond, qui n’est que trop fermement appuyé sur l’estime. — Par san Francisco, je pense quelquefois que tu feras bien de ne plus t’opposer à la cérémonie !

— Si nous rencontrons par hasard, à Turin, Jacques Colis, il pourra nous donner un autre conseil, répondit sèchement le vieux baron.

— Notre vœu le plus cher trouve, il est vrai, un terrible obstacle ! Si ce jeune homme était tout autre chose que le fils d’un bourreau ! je ne pense pas, Melchior, que tu eusses aucune objection à faire s’il descendait simplement d’un laboureur ou de quelque serviteur de ta famille ?

— Il vaudrait beaucoup mieux encore que sa naissance égalât la nôtre, Gaëtano. Je ne raisonne pas d’après les principes de telle ou telle secte politique ; je sens et je pense dans cette circonstance, comme le père d’un seul enfant. Convenons-en, mon ami, ces usages, ces opinions, absurdes ou raisonnables, justes ou oppressives, qui nous entraînent ou nous tyrannisent, sont autant d’ingrédients dont se forme le bonheur ; et tout en souhaitant qu’une justice entière soit rendue à tous les hommes, je désirerais commencer à mettre l’innovation en pratique sur toute autre que sur ma propre fille. Que ceux qui ressentent tant d’amour pour la philosophie, l’équité et les droits naturels, nous donnent l’exemple.

— Tu viens, mon cher Melchior, de toucher l’écueil sur lequel sont venus échouer les mille plans combinés pour le perfectionnement du monde. Si nous pouvions travailler avec les bras des autres, donner avec leur bourse ; si leurs larmes étaient le prix de nos sacrifices, nous serions tous laborieux, désintéressés, notre générosité serait sans bornes ! et cependant il est mille fois dommage qu’une jeune fille si douce, si noble, ne soit pas enchaînée.

— Ce serait une chaîne en effet, ou plutôt un joug pour une fille de la maison de Willading, reprit le baron avec emphase ; j’ai envisagé cette affaire sous les différents points de vue qui étaient dignes de moi, Gaëtano, et sans vouloir repousser avec rudesse celui qui m’a sauvé la vie, et l’éloigner de nous, dans une circonstance où les étrangers même s’associent pour se prêter aide et protection, je suis cependant décidé à m’en séparer pour toujours à Turin.

— Je ne sais comment t’approuver ni comment te blâmer, mon pauvre Meichior ! C’était un triste spectacle que le refus d’épouser la fille de Balthazar, devant tant de milliers d’hommes !

— Et moi je le regarde comme un exemple salutaire, qui nous à avertis du précipice vers lequel une folle tendresse nous entraînait tous deux, mon ami.

— Tu as peut-être raison, et cependant je souhaite que tu ne sois pas dans la plus grande erreur où jamais chrétien soit tombé. Ces montagnes sont escarpées, Melchior, une fois que nous les aurons franchies, ne peut-on pas s’arranger de manière à faire oublier pour toujours la Suisse à ce jeune homme ? Il pourrait devenir Génois, et un tel changement ne t’offrirait-il pas le moyen de surmonter l’obstacle qui nous embarrasse ?

— L’héritière de ma maison, signor Grimaldi, n’est pas une fille sans nom pour renoncer ainsi à sa patrie et à sa famille.

— Je suis sans enfants, ou du moins comme si je n’en avais pas ; et lorsque la volonté et le pouvoir se trouvent réunis, on ne doit pas manquer son but. Nous reparlerons de ceci sous le ciel plus chaud de l’Italie ; on dit qu’il sait disposer les cœurs à la tendresse.

— Les cœurs des jeunes gens et des amants, bon Gaëtano ; mais à moins qu’il ne fût bien changé depuis peu, il est aussi propre à endurcir celui des vieillards que tous ceux sous lesquels j’ai vécu, reprit le baron en secouant la tête, sans pouvoir sourire même à ses propres plaisanteries quand elles avaient trait à ce sujet pénible. Tu sais que dans cette circonstance j’agis seulement pour le bien-être d’Adelheid sans le moindre retour sur moi-même ; mais il serait peu convenable pour elle de rendre le baron d’une ancienne maison l’aïeul d’enfants qui descendraient d’une race d’exécuteurs.

Le signer Grimaldi sourit plus facilement que son ami, car, plus habitué à sonder l’abîme des faiblesses humaines, il démêla avec rapidité le mélange de sentiments dont la puissante influence s’exerçait silencieusement sur un cœur rempli de bienveillance.

— Toutes les fois que tu me diras qu’il est sage de respecter les opinions des hommes, que tu crains d’anéantir le bonheur de ta fille en le mettant en opposition avec les idées reçues, je serai tout à fait de ton avis ; mais il me semble qu’on peut arranger cette affaire de manière à persuader au monde que tout est en règle ; tout alors deviendra convenable. Si nous pouvons nous vaincre nous-mêmes, Melchior, il ne me semblera pas très-difficile d’aveugler les autres.

La tête du Bernois s’inclina sur sa poitrine : il conserva cette attitude pensive, se plongeant dans de profondes réflexions sur la marche qu’il convenait le mieux de suivre, et luttant avec les sentiments opposés qui troublaient son esprit droit, mais prévenu. Le signor Grimaldi comprit la nature de ce combat intérieur ; il cessa de parler, et un long silence succéda à leur entretien.

Cet exemple n’était pas suivi par leurs compagnes : habituées à considérer de loin les montagnes de leur patrie, elles en parcouraient les vallées pour la première fois ; les sentiers du Saint-Bernard leur offraient tout l’attrait de la nouveauté, et l’admiration pour les travaux sublimes de la nature vint bientôt distraire leurs imaginations jeunes et vives de la pensée de leurs propres chagrins.

Le goût exercé d’Adelheid était surtout prompt à saisir ces beautés à la fois subtiles et exquises, qui échappent à l’observateur ordinaire. Elle trouvait une jouissance de plus à les faire observer à Christine, aussi surprise qu’ingénue, qui, s’initiant à ce grand spectacle de la nature, source de délices si pures, recevait ses leçons avec une reconnaissance et une aptitude qui enchantaient l’institutrice.

Sigismond était l’heureux témoin d’un entretien qui captivait toute son attention, et cependant ses excursions fréquentes sur la montagne, qu’il avait si souvent parcourue sous un ciel plus doux, lui laissaient peu de choses à apprendre même d’un maître si habile et si séduisant.

À mesure qu’ils avançaient, l’air devenant plus pur, plus dégagé des vapeurs humides des régions inférieures, changeait, par un phénomène aussi admirable que ceux de la chimie, la couleur et l’aspect de chaque objet. Le soleil échauffait de ses rayons une vaste portion de la montagne ; se jouant sur ses masses arrondies, ils créaient des centaines de longues raies d’un rouge foncé, sur chaque plateau de verdure qui, semblable au velours, recevait de leurs vives clartés mille impressions variées ; tandis que les ombres, passant de ce foyer de lumière, pour parler le langage du peintre, à toutes les gradations des teintes obscures, allaient enfin se perdre dans la colonne de vigueur formée par les branches pendantes d’un bois de mélèzes, situé dans les profondeurs d’un ravin où la vue pénétrait à peine. Telles étaient les beautés sur lesquelles Adelheid se plut à s’arrêter ; ce sont celles dont les charmes frappent le plus vite le véritable admirateur de la nature, lorsque planant au-dessus des couches les plus épaisses de l’atmosphère, il se trouve dans ces régions inondées de lumière. C’est ainsi qu’au physique, non moins qu’au moral, nous obtenons en nous éloignant de ce monde corrompu quelques étincelles de je ne sais, quel instinct pur et sublime qui semble nous dévoiler quelques mystères de la création. Symbole poétique, mais vrai, de la jouissance plus parfaite, plus intime que l’âme ressent lorsqu’une vive impulsion, la détachant de la terre, la rapproche du ciel.

Suivant l’usage, nos voyageurs s’arrêtèrent pendant plusieurs heures au petit hameau de Liddes ; à présent qu’un sentier commode est tracé dans cette portion de la route, il n’est pas rare de gravir la montagne et de revenir à Martigny dans la même journée ; et la descente surtout exige peu de temps dès qu’on atteint le village que nous venons de nommer. Mais à l’époque de notre histoire, un tel exploit, si jamais il avait eu lieu, n’était nullement commun. La fatigue d’être resté si longtemps à cheval fit faire à toute la caravane un séjour à l’auberge beaucoup plus long qu’il n’est d’usage de le faire maintenant, et tout ce qu’ils espéraient était d’arriver au couvent avant que les derniers rayons du soleil eussent cessé d’éclairer la pointe du Velan.

Christine fut aussi la cause d’un délai inattendu ; elle s’était retirée avec Sigismond en arrivant à l’auberge, et elle ne rejoignit la société que lorsque l’impatience du guide se fut plus d’une fois manifestée par les expressions dont les gens de sa profession se servent en pareil cas. Adelheid s’aperçut avec peine au retour de son amie, qu’elle paraissait avoir beaucoup pleuré ; mais trop délicate pour faire aucune question sur un sujet qu’il semblait évident que le frère et la sœur désiraient tenir caché, elle s’occupa de presser le départ des domestiques, sans se permettre la plus légère allusion sur le changement qu’on remarquait dans Christine, ni sur le retard qu’elfe avait causé.

Lorsque Pierre vit se terminer cette longue halte il marmotta une prière en actions de grâces, fit, d’une main, le signe de la croix tandis que l’autre agitait un fouet au milieu d’une foule d’enfants ébahis, et de crétins idiots, pour leur faire céder la place à ceux qu’il guidait. Ses compagnons étaient en général dans des dispositions fort différentes. S’il arrive trop souvent au voyageur affamé d’entrer dans l’auberge, disposé à tout blâmer, il en sort d’ordinaire satisfait et heureux, restauré, comme on dit en France, par un bon repas, remis de ses fatigues ; le bien-être qu’il ressent se communique à son esprit : il faudrait une humeur bien difficile et une bien mauvaise chère pour s’opposer à ce retour de l’âme vers un état plus doux. La société que Pierre dirigeait ne fit pas exception à la règle générale ; les deux vieillards oublièrent assez le sujet de leur entretien du matin pour se livrer à la gaieté, ils étaient presque devenus jovials, et bientôt leurs jeunes compagnes se trouvèrent disposées à rire de leurs saillies, malgré le fardeau d’inquiétudes accablantes qui pesait avec tant de force sur chacune d’elles ; en un mot, telle est la variation de nos sentiments ; et il est si vrai que la constance du chagrin est aussi difficile que celle du bonheur, que l’hôtesse satisfaite du généreux salaire qui avait été le prix d’un repas assez médiocre, aurait affirmé, en faisant la révérence d’adieu sur un seuil très-mal tenu, que jamais voyageurs plus gais, plus contents n’avaient quitté sa maison.

— Nous prendrons ce soir notre revanche de la boisson acide de l’auberge sur les caves des bons Augustins, n’est-ce pas, honnête Pierre ? demanda le signor Grimaldi en s’arrangeant sur sa selle, au moment où, laissant derrière eux les cailloux, les toits avancés et les immondices du village, ils se trouvaient de nouveau sur un terrain plus agréable. Notre ami le trésorier est prévenu de notre visite, et comme nous avons déjà passé ensemble des heures bonnes et mauvaises, le plaisir de le revoir me semble une compensation aux mets assez frugals que nous venons de partager.

— Le frère Xavier est un prêtre bienveillant et hospitalier, Signore ; et il conservera longtemps les clefs du couvent, si le ciel écoute la prière de tous les muletiers, guides ou pèlerins qui traversent le Col. Je voudrais, Messieurs, que nous gravissions, dans ce moment même, le sentier escarpé qui nous fera franchir le dernier rocher de la montagne, et que cette partie de la route ait été aussi heureuse que celle que nous avons déjà parcourue.

— Prévoyez-vous quelque obstacle, mon ami ? demanda l’Italien en s’appuyant sur ses arçons, car il avait remarqué le regard soupçonneux que le guide avait jeté autour de lui.

— Obstacle, Signore, est un mot que les montagnards ne prononcent pas légèrement, et je suis un des derniers à y penser ou à redouter son approche. Mais nous touchons à la fin de la saison ; l’air de ces montagnes est froid et piquant, et nous sommes suivis de plantes délicates qui supporteraient mal le souffle de la tempête. Le souvenir d’une fatigue est plus doux que son attente. Je n’ai pas eu l’intention de dire autre chose.

Eu cessant de parler, Pierre suspendit sa marche, se plaça sur une petite éminence de la route, d’où, en se retournant, il découvrait une vaste portion de montagnes qui indiquent le site de la vallée du Rhône ; il y plongea un regard long et intelligent, puis il revint et se remit à marcher de l’air d’un homme plus disposé à agir qu’à réfléchir sur l’avenir. Sans le peu de paroles qui venaient de lui échapper, ce mouvement tout naturel n’aurait pas attiré l’attention ; il ne fut même remarqué que du signor Grimaldi, qui n’aurait attaché que peu d’importance à ces circonstances si le guide avait conservé son pas habituel.

Comme c’est l’usage dans les Alpes, le conducteur était à pied, réglant sa marche de la manière qu’il jugeait la plus commode pour les hommes et les animaux qui le suivaient. Jusque-là Pierre avait marché sans se presser, obligeant ainsi toute la caravane à n’avancer qu’assez lentement. Mais alors il marchait beaucoup trop vite, et son pas devenait parfois assez rapide pour forcer les mules à abandonner leur allure naturelle pour ne pas déranger l’ordre de la marche. Tout cela, néanmoins, fut attribué par la plupart des voyageurs à la nature du terrain, qui, en sortant de Liddes, offre une assez grande étendue de ce qu’on peut appeler dans les Hautes-Alpes une route unie. Ils pensèrent aussi qu’il était nécessaire de réparer le temps perdu à l’auberge, car le soleil penchait déjà vers les bornes occidentales de leur étroit horizon, et la température annonçait, sinon un changement soudain du temps, au moins l’approche de la fin du jour.

— Nous parcourons une route très-ancienne, observa le signor Grimaldi quand sa pensée, que les démarches du guide avaient fixée un instant, se reporta sur leur situation présente, on pourrait même dire très-respectable, en honneur des dignes religieux qui contribuent à la rendre moins périlleuse, et aussi à cause de sa grande antiquité, l’histoire nous parle souvent de capitaines qui l’ont traversée à la tête de leurs armées, et elle servit longtemps de communication à ceux qui passaient du nord au sud, dans des vues guerrières ou pacifiques ; et dans le siècle d’Auguste, les légions romaines la choisirent fréquemment pour leurs marches victorieuses dans l’Helvétie ou vers les Gaules. Les soldats de Cœcinna s’enfoncèrent dans ces gorges profondes, pour venir attaquer Othon, et les Lombards les imitèrent cinq cents ans plus tard. Ce sol fut souvent foulé par des compagnies armées dans les guerres de Charles de Bourgogne, dans celles de Milan, et pendant les conquêtes de Charlemagne. Je me rappelle avoir lu je ne sais quel conte où l’on prétend qu’une horde de corsaires de la Méditerranée pénétrèrent par cette route, dans des projets de pillage, et s’emparèrent même du pont Saint-Maurice. Comme nous ne sommes pas les premiers, il est probable que nous ne serons pas les derniers qui se confieront à ces régions élevées dans un but hostile ou dans un but bienveillant.

— Signore, observa Pierre d’un ton respectueux, quand le Génois eut cessé de parler, si Votre Excellence voulait bien s’exprimer en termes moins savants et employer ces paroles familières qui se prêtent à une marche rapide, cela serait plus en rapport avec l’heure et la nécessité où nous sommes d’être diligents.

— Craindrais-tu quelque danger ? Sommes-nous en retard ? Parle, je déteste les réticences.

— Le danger est une expression bien forte dans nos bouches, Signore ; car ce qu’on nomme sécurité, sur cette route, pourrait sans doute porter un autre nom dans la vallée ; je ne dis pas le contraire, mais le soleil touche aux rochers, comme vous le voyez, et nous approchons d’un endroit où le faux pas d’une mule dans l’obscurité peut nous coûter cher. Je voudrais que nous missions à profit la lumière du jour tandis que nous le pouvons encore.

Le Génois ne répondit rien, mais il fit prendre à sa mule une allure qui s’accordait mieux avec les désirs de Pierre. Toutes les autres suivirent naturellement la même impulsion, et la petite troupe se mit à un trot qui égalait à peine, cependant, les longues et impatientes enjambées du guide, qui, malgré son âge, paraissait glisser sur la terre avec une parfaite aisance. La chaleur avait été assez forte durant la journée, et son influence se fit sentir dans cette atmosphère si pure tout le temps que les rayons du soleil frappèrent la vallée ; mais dès qu’ils furent interceptés par une des pointes de la montagne, le refroidissement de l’air prouva combien leur présence est nécessaire au bien-être de ceux qui se trouvent à une si grande élévation. Les femmes s’enveloppèrent de leurs mantes, au moment où le crépuscule vint remplacer la lumière du jour et bientôt après, les plus âgés des gentilshommes déployèrent leurs manteaux et prirent les précautions ordinaires contre l’effet de l’air du soir.

Le lecteur ne doit pas supposer que tous ces petits incidents du voyage se passèrent dans un espace de temps aussi court que celui que nous avons employé à le raconter. Une assez longue partie de la route fut parcourue, plusieurs petits hameaux furent traversés avant que le signor Grimaldi et son ami se fussent couverts de leurs manteaux. Ce passage de la chaleur du jour à la fraîcheur du soir fut aussi accompagné d’un égal changement dans l’aspect des objets. Le dernier village est Saint-Pierre, amas de chaumières dont les toits sont en pierre et qui portent tous les caractères de la contrée inhospitalière dans laquelle elles sont construites. On trouve encore un hameau près du pont d’Hudri ; il se compose de cabanes dont l’aspect est si repoussant, qu’elles semblent tenir le milieu entre la demeure de l’homme et la caverne des bêtes sauvages. Depuis longtemps la végétation s’appauvrissait de plus en plus, et l’on en voyait alors les derniers vestiges disparaître dans le sein d’une stérilité qui aurait défié tous les efforts de l’art. C’est ainsi que les ombres d’un tableau, passant par toutes les gradations du coloris, vont se perdre dans les profondeurs de l’arrière-plan. Les cèdres et les mélèzes diminuèrent graduellement en nombre et en hauteur, et le dernier s’offrit enfin sous l’aspect d’une touffe d’un vert pâle, qui, fixée dans la crevasse d’un rocher, ressemblait beaucoup à de la mousse. L’herbe même pour laquelle la Suisse est célèbre à si juste titre, devenait maigre et effilée sur la montagne ; et quand les voyageurs furent parvenus au bassin circulaire qui se trouve au pied de la pointe du Vélan, et qui se nomme la plaine de Prou, il ne restait plus, dans la saison la plus féconde de l’année, et seulement dans quelques terrains épars au milieu des rochers, que la nourriture suffisante pour un petit troupeau de chèvres errantes et à demi affamées.

La plaine dont nous venons de parler s’étend au milieu de hauts créneaux, et se trouve presque entourée de roches nues et escarpées. Le sentier qui circule au centre, en suivant un plan incliné, disparaît à travers une gorge étroite, et se perd dans le sommet blanchâtre d’une colline. Pierre désigna ce dernier passage comme le plus périlleux de ce côté du Col, à l’époque de la fonte des neiges, par la chute des avalanches qui se détachent des rochers. Mais il n’y avait aucun motif de redouter ce danger ; si connu dans les Alpes, rien de ce qui les entourait ou les dominait n’offrant, à l’exception du mont Vélan, que l’aspect d’une affreuse stérilité. L’imagination ne concevrait pas aisément une peinture plus éloquente d’une nature désolée que celle qui frappa les regards des voyageurs quand ils arrivèrent au centre de cette vallée inhospitalière, guidés par le filet d’eau qui circulait au travers, et qui leur offrait une indication certaine de la direction générale de leur course.

C’était l’heure du crépuscule ; mais la sombre teinte des rochers, sillonnés par la main du temps, portant l’empreinte de son sceau vénérable, et la profondeur du vallon, répandaient sur tous les objets un caractère plus mélancolique que l’obscurité de l’autre côté, la lumière se reposait encore, brillante et glorieuse sur la pointe neigeuse du Vélan, toujours à quelques milliers de pieds au-dessus de leurs têtes, quoique dans la plaine, en apparence assez peu éloignée, de riches touches du soleil couchant éclairassent plusieurs des sombres remparts que les Alpes ont reçus de la nature, et qui, noircis par les tempêtes qu’ils bravent, en couronnent le sommet. La voûte azurée qui les dominait offrait l’image de cette gloire éloignée, de ce repos profond quittant de fois vient se placer sous les regards et s’insinuer avec tant de force dans l’âme de celui qui parcourt les vallées de la Suisse, ou qui navigue sur ses lacs. Le glacier de Valsorey, descendu des régions supérieures, presque aux bords de la vallée, dans tout l’éclat de sa blancheur, voit ses contours rayés et salis par les débris des rochers suspendus au-dessus de lui, comme si rien ne pouvait échapper au destin qui condamne tout ce qui se rapproche de la terre à être souillé par elle.

Il n’existait plus d’habitation entre le point où les voyageurs étaient parvenus et le couvent ; une spéculation plus moderne, dans ce siècle de curiosité et d’agitation, a tenté d’élever une auberge dans le terrain que nous venons de décrire, avec l’espoir de recueillir un faible tribut de ceux qui arriveraient trop tard pour réclamer l’hospitalité du couvent. La fraîcheur s’augmentait avec plus de rapidité que l’heure peu avancée de la soirée n’aurait porté à le présumer ; il y avait des instants où le bruit sourd du vent parvenait à leurs oreilles, et cependant le souffle le plus léger n’agitait pas le brin d’herbe désséché et presque solitaire qui était à leurs pieds ; une fois ou deux des nuages sombres et épais traversèrent l’étroite ouverture qui était au-dessus de leurs têtes, semblables au vautour qui planant dans le vide des airs, se prépare à fondre sur sa proie.