Le Bourreau de Berne/Chapitre 20

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 246-257).

CHAPITRE XX.


Je te chercherai les sources les plus limpides, je te cueillerai des fruits.
Shakespeare. La Tempête.



Le lendemain de la fête de l’Abbaye des Vignerons, un jour pur et sans nuage se leva sur le Léman. Plusieurs centaines de Suisses, sobres et avares du temps, avaient quitté la ville bien avant l’aurore, et une foule d’étrangers se pressaient dans les barques au moment où le soleil paraissait brillant et radieux ; sur les riants sommets des côtes voisines. Malgré cette heure matinale, une grande agitation régnait dans le château élevé de Blonay et autour de cette habitation, les domestiques couraient de chambre en chambre, montaient et descendaient : on les voyait circuler dans les cours, sur les terrasses. Les paysans, qui travaillaient dans les champs voisins suspendirent leurs travaux, et appuyés sur les instruments du labour, ils considéraient, la bouche entr’ouverte et dans une muette admiration, les préparatifs du château. Quoique les faits que nous sommes chargés de raconter ne se soient pas passés précisément dans l’âge de la féodalité, ils précèdent néanmoins de beaucoup d’années les grands événements politiques qui ont apporté des changements si considérables à l’état social de l’Europe. La Suisse était dans ce temps une contrée fermée, même aux habitants des pays adjacents ; les routes et les auberges ne ressemblaient en rien à ce qu’elles sont à présent, non-seulement chez ces montagnards, mais dans tout le reste de ce qui était appelé alors, avec plus de justice qu’aujourd’hui, la seule portion civilisée du globe. On n’osait pas souvent se confier aux chevaux pour le passage des Alpes ; le voyageur avait recours aux pieds plus sûrs de la mule, et il n’était pas rare de la voir employer aussi par les voituriers et les contrebandiers les plus habitués à parcourir ces sentiers escarpés. Des routes existaient comme dans le reste de l’Europe, dans le pays de plaine, si ce nom peut s’appliquer à aucune des parties de la grande surface ondulée de cette région ; mais une fois dans les montagnes, à l’exception de quelques chemins de traverse tracés très-naturellement dans les étroites vallées, nul moyen de transport n’était usité ni praticable que celui des bêtes de somme.

Aussi, les voyageurs qui sortirent des portes de Blonay, au moment où les brouillards se répandaient sur les vastes prairies nées des alluvions du Rhône, formaient-ils une longue cavalcade. Un courrier, suivi d’une mule qui portait les bagages, était parti dans la nuit, et d’actifs et jeunes montagnards avaient été dépêchés successivement, chargés de différents ordres, dont le but était de pourvoir à tout ce qui pouvait être commode ou agréable.

Quand les voyageurs passèrent sous la dernière voûte, un cor, aux sons vifs et animés, fit retentir l’air d’adieu, auquel l’usage attachait un souhait de bonheur. Ils se dirigèrent vers le plateau du Léman, par une route pittoresque qui circulait au travers des pics, des bois, des rochers et des chalets, et conduisait en sûreté sur les rivages du lac. Roger de Blonay et ses deux hôtes les plus distingués ouvraient la marche ; le premier montait un cheval qui avait été le compagnon de plusieurs de ses campagnes : les montures des deux autres, préparées pour eux, étaient bien habituées aux montagnes. Adelheid et Christine les suivaient, placées près l’une de l’autre, et dans la modeste réserve de leur âge. Elles se parlaient à voix basse et à de longs intervalles. Quelques domestiques marchaient à peu de distance : Sigismond s’avançait ensuite, placé entre l’ami du signor Grimaldi et un ami de la famille de Blonay, qui devait accompagner le baron, quand celui-ci aurait quitté ses hôtes qu’il devait reconduire jusqu’à à Villeneuve. L’arrière-garde était formée par les muletiers les valets, et les conducteurs des animaux chargés des bagages. Tous ceux qui devaient passer les Alpes portaient à l’arçon de leur selle l’arme à feu alors connue ; chacun avait sa rapière, son couteau de chasse, ou une arme encore plus militaire, disposée autour de sa personne de manière à prouver que l’occasion d’en faire usage était considérée comme très-possible.

Le départ de Blonay n’ayant donné lieu à aucune de ces séparations qui laissent au voyageur une impression de mélancolie, la plupart d’entre eux, animés par l’air du matin si vif et si pur, se trouvaient disposés à jouir des charmes du paysage, et à se livrer aux délicieuses sensations qu’inspire un si magnifique spectacle à tous ceux qui sont sensibles aux beautés de la nature.

Adelheid s’empressait de faire remarquer à sa compagne les différents objets qui se déroulaient devant elles ; elle espérait ainsi distraire Christine de sa tristesse, augmentée encore par le regret d’avoir quitté sa mère, dont elle était tout à fait séparée pour la première fois de sa vie ; car durant les années qu’elles n’avaient pas habité sous le même toit, leurs rapports étaient secrets, mais continuels. Christine se prêta aux douces intentions de sa nouvelle amie, et s’efforça de prendre plaisir à ce qu’elle voyait, mais ce n’était pas sans la jalouse restriction que les malheureux font toujours en faveur des causes secrètes de leur douleur.

— Cette tour vers laquelle nous avançons est Châtelard, dit l’héritière de Willading à la fille de Balthazar, avec le même motif de bienveillance : un manoir presque aussi antique, aussi honorable que celui que nous venons de quitter, mais qui n’a pas été si constamment la demeure d’une même famille ; celle de Blonay habite depuis mille ans sur le même rocher, et toujours elle fut renommée pour sa fidélité et son courage.

— Sûrement, si quelque chose dans le monde peut compenser les peines journalières de la vie, observa Christine avec l’expression d’un doux regret, et peut-être avec l’opiniâtreté du malheur, ce doit être de descendre de ceux qui ont occupé un rang honorable parmi les grands et les heureux de la terre ? C’est à peine si la vertu, la bonté, les grandes actions inspirent un respect égal à celui que nous éprouvons pour le sire de Blonay, dont la famille, comme vous le disiez tout à l’heure, occupe depuis un millier d’années ce rocher que nous voyons au-dessus de nous.

Adelheid se tut ; elle apprécia le sentiment qui avait conduit si naturellement sa compagne à une semblable réflexion, et elle sentit combien il était difficile de verser un baume consolateur sur une blessure aussi profonde.

— Il ne faut pas supposer que ceux que le monde honore le plus soient toujours les plus heureux, répondit-elle enfin ; les respects auxquels nous sommes habitués finissent par nous devenir nécessaires, sans être pour cela une source de plaisir, et la crainte d’en être privés est plus qu’égale à la satisfaction d’en jouir.

— Mais on doit admettre, du moins, que rien ne peut nous réconcilier avec le malheur d’être méprisés, repoussés.

— Parlons à présent d’autre chose, chère amie ; peut-être ne reverrons-nous pas de sitôt la scène imposante qui nous entoure ces rochers ; ces cascades, ces sombres montagnes, et ces brillants glaciers ; ne soyons pas assez ingrates pour mêler aux jouissances qui nous sont accordées, de vains regrets pour celles qui nous sont refusées.

Christine céda sans résistance au désir de son amie, et elles suivirent en silence les nombreux détours du sentier, jusqu’au moment où toute la caravane, après une longue mais douce descente, atteignit la route, qui était presque baignée par les eaux du lac. Nous avons déjà parlé, dans les premières pages de cet ouvrage, des remarquables beautés de cette rive du Léman. Après avoir gravi la hauteur de la saine et jolie ville de Montreux, les voyageurs redescendirent sous un ombrage de noyers, jusqu’aux portes de Chillon ; là, ils côtoyèrent les bords du lac, et atteignirent Villeneuve à l’heure désignée pour le repas du matin. Tandis qu’ils prenaient de légers rafraîchissements, ils reçurent les adieux de Blonay et de sa suite, non sans un mutuel échange de vœux aussi vifs que sincères.

Le soleil pénétrait à peine dans les profondeurs des vallons, lorsque ceux qui se dirigeaient vers le Saint-Bernard remontèrent à cheval. La route s’était éloignée du lac et traversait les alluvions considérables qui ont été déposées depuis trente siècles par les flots du Rhône, aidés, s’il faut en croire les phénomènes géologiques et les traditions anciennes, par de certaines commotions violentes de la nature. Pendant plusieurs heures les regards des voyageurs furent frappés d’une telle fertilité, d’un tel luxe de végétation, qu’ils auraient pu se croire dans les riches plaines de la Lombardie, plutôt que dans un passage de la Suisse, si, au lieu de l’étendue sans bornes des jardins de l’Italie, la vue n’avait pas été limitée par des masses de rochers perpendiculaires, qui se perdaient dans les nues, et qui n’étaient qu’à trois ou quatre milles les unes des autres, distance qui était diminuée de moitié à l’œil, par la simple conséquence de la grandeur de l’échelle sur laquelle s’élèvent ces vastes piliers de la nature.

Il était midi quand Melchior de Willading et son respectable ami traversèrent le Rhône impétueux sur le célèbre pont de Saint-Maurice. On entrait ici dans le Valais, qui était alors, aussi bien que Genève, allié, mais non confédéré des cantons suisses ; et tous les objets animés ou inanimés commençaient à offrir ce mélange d’aridité et de grandeur, de fertilité et de sauvages horreurs, qui rendent ces régions si renommées. Quoique l’imagination d’Adelheid, préparée par des récits de voyageurs, eût été même au-delà de la vérité, elle frissonna involontairement quand les portes de Saint-Maurice, retombant sur leurs gonds, semblèrent les enfermer dans cette contrée désolée, et cependant romantique. Mais en s’avançant sur les bords du Rhône, elle et ceux de ses compagnons pour qui la scène était nouvelle, étaient surpris à chaque instant des contrastes imprévus qui les faisaient passer de l’admiration à la crainte, qui arrêtaient sur leurs lèvres une exclamation de plaisir, pour faire place au froid désappointement ; rien n’adoucissait l’âpreté des montagnes, dépouillées de tout pâturage, mais la plupart des vallées étaient riches et fertiles. Une vaste étendue de terrain était ravagée par les eaux car l’un de ces réservoirs qui se forment par les glaciers au sommet des rochers, s’était rompu, et, se précipitant comme un torrent, avait effacé sur son passage toute trace de culture, et couvert des plaines immenses de débris, triste image du chaos !

La nudité la plus affreuse et la fertilité la plus riante se trouvaient en contact. Des pièces de gazon favorisées accidentellement par quelque heureuse combinaison, apparaissaient parfois comme l’oasis du désert dans le centre même d’une stérilité qui mettrait pendant des siècles l’art du laboureur en défaut ; et pour dernier trait à cette peinture terrifiante, un crétin était assis là, avec ses attributs semi-humains, sa langue épaisse, ses facultés émoussées, et ses goûts dégradés. En sortant du cercle de cette nature anéantie, la scène redevenait aussi attrayante que l’imagination pouvait la désirer, l’œil la chercher ; des cascades tombaient de rochers en rochers en réfléchissant les rayons du soleil ; le vallon était vert et frais, les contours même des montagnes devenaient agréables et variés ; on apercevait des figures riantes et heureuses, plus fraîches, plus régulières peut-être dans une autre partie de la Suisse. Enfin, le Valais était alors comme à présent une contrée qui réunit les extrêmes les plus opposés, mais qui penche peut-être vers une disposition répulsive et inhospitalière. Malgré la terrible distance qu’avaient parcourue les voyageurs, il était nuit quand ils arrivèrent à Martigny, où des dispositions avaient été faites avec soin, pour les recevoir pendant les heures du repos. On avait tout préparé pour qu’ils pussent se retirer de bonne heure, afin d’être mieux disposés à supporter les fatigues de la journée suivante.

Martigny est située à l’endroit même où la grande vallée du Rhône change sa direction du nord au sud, pour s’étendre de l’est à l’ouest ; c’est de ce même point que partent trois routes célèbres qui se dirigent vers les Hautes-Alpes. Celles du petit et du grand Saint-Bernard qui conduisent toutes deux en Italie, et celle du Col de Balme qui traverse une pointe des Alpes dans la Saône, et va se rendre à la vallée si connue de Chamouny. Le baron de Willading et ses amis avaient l’intention de suivre cette dernière route, la capitale du Piémont étant le but de leur voyage, comme le lecteur le sait déjà. Le grand Saint-Bernard, renommé depuis si longtemps par son couvent hospitalier, l’habitation la plus élevée de l’Europe, rendu plus fameux encore dans ces dernières années par la marche d’une armée victorieuse, n’est cependant qu’un passage secondaire des Alpes, si on le compare à la sublimité de la scène qui l’entoure. La montée, que l’art n’a pas adoucie, même à présent, est longue et ne présente que peu de dangers ; elle est presque directe, n’offrant aucune des descentes précipitées du Gemmi, du Grimsel et de tant d’autres passages de la Suisse et de l’Italie, excepté à la gorge même de la montagne, où il faut à la lettre gravir le roc à l’aide des plates-formes graduées comme des échelons qui se rencontrent si souvent dans les défilés des Alpes et des Apennins.

La fatigue de ce passage vient plus de sa longueur et de la nécessité de le faire rapidement que des efforts exigés pour gravir la montagne. La réputation que s’est acquise le plus grand capitaine de notre siècle en conduisant une armée à travers ses rochers, a plutôt été obtenue par les combinaisons militaires, dont cette marche formait le trait principal, par la hardiesse de la conception, le secret et la promptitude qui présidèrent à une opération si étendue, que par les difficultés physiques qu’il eut à surmonter ; et sous ce rapport le passage du Saint-Bernard, comme ce coup de main célèbre est appelé ordinairement, a souvent été surpassé dans nos déserts ; des armées ont plus d’une fois traversé pendant des semaines entières de larges fleuves, des montagnes escarpées et des forêts immenses, et les souffrances d’un jour pris au hasard l’emportaient sur tout ce que les compagnons de Napoléon ont eu à supporter. L’estime que nous accordons à un exploit dépend tellement de la grandeur de ses résultats, qu’il est bien rare que les hommes le jugent avec une entière impartialité, la plus simple, la moins sanglante des victoires ou des défaites, qui ébranle ou consolide les intérêts d’une nation civilisée, étant toujours aux yeux du monde un événement bien plus important que les plus heureuses combinaisons de la pensée et de la valeur qui influent seulement sur le bien-être de quelque peuple éloigné et inconnu. En réfléchissant à cette vérité, on comprend combien il est précieux pour une nation de posséder une grande confiance en elle-même, une puissance étendue et une unité proportionnée avec ses moyens ; puisque des États faibles et divisés s’épuisent en vains exploits qui n’entrent pas dans la balance générale, et dissipent les richesses de leur intelligence aussi bien que leurs trésors et leur sang pour soutenir des intérêts qui n’éveillent aucune sympathie au-delà des limites resserrées de leur propre frontière. La nation, que des circonstances opposées, l’infériorité du nombre, la pénurie des ressources, le manque d’occasion ou de courage, empêchent de s’élever à une juste renommée, est dépourvue du premier et du plus indispensable élément de grandeur ; la gloire comme la fortune se nourrit d’elle-même, on la retrouve chez les peuples qu’elle a déjà comblés de ses dons. Cet exemple nous montre entre autres choses l’importance d’acquérir la fermeté de pensées qui nous rend capables de louer ou de blâmer ce qui se passe au milieu de nous, et de secouer cette soumission à un jugement étranger que nous sommes beaucoup trop portés à honorer du nom de déférence pour un goût plus exercé, mais qui en effet a quelque ressemblance avec cette défiance, cet abaissement de soi-même dont un valet fait parade quand il s’enorgueillit de la gloire de son maître.

Mais reprenons le récit dont cette courte digression nous a détourné pendant quelques instants. Nos voyageurs arrivaient à Martigny dans cette saison avancée, où personne parmi ceux qui en avaient les facultés, ne se serait aventuré dans les régions orageuses des Alpes supérieures, sans réclamer l’assistance d’un ou de plusieurs guides. Ces hommes savent se rendre utiles de plusieurs manières, mais surtout par les avis que leur longue habitude de l’état du ciel, de la température de l’air, et de la direction des vents les met à même de donner. Le baron de Willading et son ami envoyèrent sur-le-champ un message à un montagnard, nommé Pierre Dumont, qui était renommé par sa fidélité, et qui passait pour être plus familiarisé avec les difficultés de la montée et de la descente qu’aucun de ceux qui parcouraient les vallons de cette portion des Alpes. À présent que la curiosité seule attire au couvent des centaines de voyageurs, chaque paysan d’une force ou d’une intelligence ordinaire, devient un guide, et la petite république du Bas-Valais trouve dans le passage continuel des hommes riches et oisifs une source de revenus si abondante, qu’elle a réglé tout ce qui s’y rapporte par des ordonnances très-justes et très-utiles mais à l’époque de notre histoire, ce Pierre était le seul habitant qui, favorisé par d’heureuses circonstances, avait obtenu un nom au près des étrangers distingués, et il était le seul qu’ils demandassent. Il ne tarda pas à se présenter dans la salle de l’auberge. — C’était un homme de soixante ans, vigoureux et frais encore, et qui conservait toutes les apparences de la santé et de la vigueur, mais avec une légère et presque imperceptible difficulté de respirer.

— N’es-tu pas Pierre Dumont ? demanda le baron qui observait avec plaisir la physionomie ouverte et la taille bien prise du Valaisan ; plus d’un voyageur a écrit ton nom dans son livre de souvenirs.

L’intrépide montagnard se redressa avec orgueil, et chercha à répondre au compliment avec une courtoisie brusque, mais franche ; car la politesse, avec sa finesse et ses détours, n’avait pas encore pénétré dans les vallées de la Suisse.

— Ils m’ont fait beaucoup d’honneur, Monsieur, dit-il, et la fortune m’a favorisé en me faisant traverser le Col avec tant de braves gentilshommes et de belles dames ; et deux fois avec des princes. (Quoique ferme républicain, Pierre n’était point insensible aux distinctions de rang.) Les pieux moines me connaissent et ceux que j’amène dans leur couvent n’y sont pas mal reçus. Je serai très-content de faire échanger à une si noble société ce froid vallon contre les coteaux dorés de l’Italie ; car pour parler franchement, la nature ne nous a pas placés sur le côté le plus agréable de la montagne, mais nous prenons notre revanche sur ceux qui habitent Turin ou même Milan, dans des matières de plus grande importance.

— Quelle peut être la supériorité d’un Valaisan sur les Lombards ou les Piémontais ? demanda vivement le signor Grimaldi, comme un homme curieux d’entendre la réponse ; un voyageur doit chercher tous les genres de connaissances, et celle-ci me présente un fait tout à fait nouveau.

— La liberté, Signore ! nous sommes nos propres maîtres ; nous le sommes devenus le jour où nos pères ont saccagé les châteaux des barons, et forcé ces tyrans à devenir nos égaux. Je pense à cela toutes les fois que j’approche des plaines de l’Italie, et je retourne dans ma chaumière plus satisfait par cette réflexion.

— C’est un langage digne d’un Suisse, quoiqu’il soit tenu seulement par un de leurs alliés ! s’écria avec chaleur Melchior de Willading. C’est là, Gaëtano, le noble sentiment qui soutient nos montagnards, et qui les rend plus heureux au milieu des glaces et des rochers, que ta Gênes ne l’est sur le golfe et sous le ciel le plus doux.

— Ce mot de liberté, Melchior, est plus usité que compris, et on en abuse plus souvent encore qu’on ne s’en sert, répondit gravement le signor Grimaldi. Un pays que Dieu a si peu favorisé de ses dons, a besoin de la consolation d’un fantôme semblable à celui qui paraît donner tant de satisfaction à cet honnête Pierre. Mais, signor guide, le passage a-t-il été tenté vainement ? et que pensez-vous du résultat de notre entreprise ? nous avons quelquefois entendu raconter de tristes aventures, arrivées dans les défilés qui conduisent à cette Italie dont tu fais si peu de cas.

— Pardonnez-moi, noble Signore, si la franchise de nos montagnes m’a entraîné trop loin ; je suis bien éloigné de mépriser le Piémont, tout en préférant le Valais. Une contrée peut être excellente, même lorsqu’une autre serait meilleure. Quant aux voyageurs, aucun étranger de marque n’a, dans ces derniers temps, traversé le Col ; mais il l’a été par le nombre accoutumé de vagabonds et d’aventuriers. Ces coquins sentent d’ici l’odeur des mets du couvent, quoique nous en soyons à une distance de douze lieues.

Le signor Grimaldi attendit qu’Adelheid et Christine, qui se préparaient à aller prendre du repos, se fussent retirées, pour continuer ses questions.

— Tu n’as rien dit du temps ?

— Nous sommes, Messieurs, dans un des mois de la saison les plus incertains et les plus trompeurs ; l’hiver s’amoncèle sur les Hautes-Alpes, et dans un temps où les frimas voltigent sur nos têtes comme des oiseaux inquiets qui ne savent où se reposer. C’est à peine si on peut deviner s’il faut ou non prendre son manteau.

— San Francisco ! penses-tu donc que je m’amuse à penser au choix d’un vêtement plus ou moins chaud ? Je te parle des avalanches, de la chute des rochers, des tourbillons et des tempêtes.

Pierre se mit à rire et secoua la tête tout en répondant vaguement comme son intérêt l’exigeait.

— Ce sont là, Signore, les opinions que les Italiens se plaisent à avoir sur nos montagnes. Notre passage n’est pas si souvent troublé par les avalanches, même dans la fonte des neiges, que d’autres défilés bien connus. Si de l’extrémité du lac vous aviez considéré les sommets des montagnes, vous auriez vu qu’à l’exception des blancs glaciers ils sont tous d’une sombre nudité. Il faut que la neige tombe du ciel avant de former des avalanches, et nous sommes, je pense, encore peu éloignés de l’hiver.

— Tes calculs ne manquent pas de finesse, mon ami, reprit le Génois, qui n’était nullement fâché cependant d’entendre le guide parler du temps avec tant d’assurance, et notre reconnaissance ira en proportion. Que dis-tu des voyageurs dont tu m’as parlé ? Y a-t-il des brigands sur notre route ?

— Elle a été longtemps infestée par eux ; mais en général leur gain serait trop faible en comparaison du danger. On ne voit pas tous les jours dans nos rochers de riches voyageurs, et vous savez bien, Signore, que celui qui attend sur la route trouve peu à gagner et beaucoup à perdre.

L’italien avait sur de tels sujets l’habitude de la méfiance, il jeta sur son guide un regard vif et soupçonneux. Mais la contenance franche et ouverte de Pierre éloignait tous les doutes, sans parler de l’effet d’une réputation bien établie.

— Mais tu as parlé de certains vagabonds qui nous ont précédés ?

— De ce côté les choses pourraient être mieux, répondit le franc montagnard penchant la tête dans une attitude méditative qui paraissait assez naturelle pour ajouter du poids à ses paroles. Des hommes de très-mauvaise mine sont certainement montés aujourd’hui ; tels qu’un Napolitain nommé Pippo, qui n’est rien moins qu’un saint ; — un certain pèlerin, qui se trouvera plus près du ciel au couvent qu’il ne le sera certainement à l’heure de la mort : — que saint Pierre prie pour moi si je lui fais quelque injustice ! et un ou deux autres du même genre. Il y a aussi un homme qui a pris la même route avec beaucoup de précipitation ; ce n’est pas sans motif, car on dit qu’il s’est rendu la risée de Vevey, pour je ne sais quelle folie dans les fêtes de l’Abbaye. — C’est un certain Jacques Colis.

Ce nom fut répété par plusieurs assistants.

— Lui-même, Messieurs : il paraîtrait que le sieur Colis avait feint de prendre pour sa femme, pendant les divertissements publics, une jeune fille dont tout à coup la naissance vint à être connue, et l’on découvrit que sa fiancée était la fille de Balthazar, le bourreau de Berne !

Un silence général trahit l’embarras de la plupart des auditeurs.

— Et ce conte a déjà pénétré dans ce vallon ? dit Sigismond avec un accent si ferme et si sombre, que Pierre tressaillit en l’écoutant, tandis que les deux nobles vieillards se détournaient, feignant de ne pas observer ce qui se passait.

— La renommée a le pied plus léger qu’une mule, jeune officier, répondit l’honnête guide ; le conte, comme vous l’appelez, aura traversé les montagnes plus vite que ceux qui l’apportent. — Je n’ai jamais pu comprendre comment un tel miracle pouvait arriver. — Mais c’est ainsi ; une nouvelle va plus vite que la langue qui la répand, et s’il s’y mêle un peu de mensonge pour la soutenir, le vent même est à peine plus rapide. Le bon Jacques Colis s’est imaginé qu’il prenait les devants sur son aventure ; mais je gagerais ma vie que, malgré toute son agilité à s’éloigner des mauvais plaisants, il trouvera à son arrivée à Turin, son histoire bien établie dans l’auberge avec tous ses commentaires.

— Ces hommes sont-ils seuls ? interrompit le signor Grimaldi, qui vit à la respiration précipitée de Sigismond qu’il était temps d’intervenir.

— Non, Signore. — Ils ont un compagnon que j’aime encore moins ; c’est un de vos compatriotes, qui s’appelle lui-même assez impudemment Il Maledetto.

— Maso ?

— Précisément.

L’honnête et courageux Maso ! Et son noble chien !

— Signore, vous dépeignez si bien l’homme sous plusieurs rapports, que je m’étonne que vous le connaissiez si peu sous les autres. Maso n’a pas son égal sur la route pour l’activité et le courage, et son chien n’a de rivaux, pour les mêmes qualités, que parmi ceux du couvent. Mais quand vous citez la probité de son maître, vous parlez d’une chose qui inspire en général peu de confiance, ce qui fait honte au pauvre animal qui est, à cet égard, le meilleur des deux.

— Ceci peut être vrai, répondit le signor Grimaldi en se tournant avec inquiétude vers ses compagnons. Cet homme est un composé si étrange de bien et de mal ; ses actions, abandonnées à leur impulsion naturelle, sont si différentes de ce qu’elles deviennent par le calcul, qu’on peut à peine répondre d’un tel caractère. Nous savons que Maso est un ami très-utile ; il pourrait, par les mêmes raisons, être un ennemi très-dangereux ; ses qualités ne lui ont pas été accordées avec réserve. Nous avons cependant une forte chance en notre faveur ; l’homme qui a rendu un service, ressent pour celui qu’il a sauvé une espèce de sentiment paternel, et se sent peu porté à se priver lui-même du plaisir de penser que quelques-uns de ses semblables se souviennent de lui avec reconnaissance.

Melchior de Willading appuya cette observation, et le guide s’apercevant que sa présence n’était plus nécessaire, se retira.

Bientôt après les voyageurs allèrent aussi chercher le repos.