Le Bourreau de Berne/Chapitre 27

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 326-338).

CHAPITRE XXVII.


Jamais narration fut-elle rehaussée par une semblable modestie ?
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Un but d’utilité ainsi que d’autres buts liés aux opinions religieuses, pour ne pas dire aux superstitions de la plupart des prisonniers, avaient engagé les moines à choisir la chapelle du couvent pour salle de justice. Elle était suffisamment grande pour contenir ceux qui s’assemblaient ordinairement dans son enceinte ; elle était décorée comme le sont ordinairement les églises catholiques : elle avait son maître-autel et deux autres plus petits, consacrés à des saints en honneur dans le couvent. Une lampe d’une grande dimension l’éclairait ; mais le maître-autel restait dans une lumière douteuse, laissant à l’imagination à peupler et à orner cette partie de la chapelle. Dans l’intérieur du chœur il y avait une table, et un voile cachait l’objet qu’elle supportait. Au-dessous de la lampe, on en avait placé une autre ; pour le frère quêteur, qui remplissait les fonctions de clerc. Ceux qui remplissaient les fonctions de juges étaient assis près de lui. Un groupe de femmes étaient cachées à l’ombre d’un des petits autels, se serrant les unes contre les autres avec cette timidité particulière à leur sexe. On distinguait quelquefois dans ce petit groupe des sanglots étouffés et des mouvements convulsifs, trahissant une émotion qu’elles n’avaient pas la force de cacher. Les religieux et les novices étaient rangés d’un côté, les guides et les muletiers formaient l’arrière-plan, tandis que la belle figure de Sigismond s’élevait seule, morne, immobile comme une statue, sur les degrés de l’autel opposé à celui des femmes. Il surveillait la procédure jusque dans ses plus petits détails avec un calme qui était le résultat d’un grand empire sur lui-même, et avec une ferme détermination de ne laisser accumuler aucune nouvelle injure sur la tête de son père.

Lorsque la petite confusion produite par la société qui arrivait du réfectoire fut terminée, le prieur fit un signal à un des juges. Cet homme disparut, et rentra bientôt avec un des prisonniers, car l’interrogatoire devait concerner tous ceux qui avaient été arrêtés par la prudence des moines. Balthaznr (car c’était lui) s’approcha de la table avec l’air de douceur qui lui était habituel ; ses membres étaient libres et son extérieur calme ; cependant l’inquiétude de ses regards et l’expression de son pâte visage, lorsque le sanglot étouffé d’une femme parvenait jusqu’à ses oreilles, trahissaient ses efforts pour conserver ce calme apparent. Lorsqu’il fut confronté avec ses juges, le père Michel s’inclina vers le châtelain ; car, quoique les autres personnes de la société fussent admises par politesse à connaître de cette affaire, le droit légal de la juger, dans les limites du Valais, appartenait à ce fonctionnaire seul.

— On vous appelle Balthazar ? dit le juge en regardant ses notes.

Balthazar répondit par une simple inclination de tête.

— Vous êtes le bourreau du canton de Berne ?

Balthazar fit la même réponse silencieuse.

— Cette charge est héréditaire dans votre famille depuis des siècles ?

Balthazar redressa sa taille, respira péniblement comme une personne dont le cœur est oppressé, mais qui veut réprimer son émotion avant de répondre.

— Oui, monsieur le châtelain, répondit-il d’une voix ferme ; Dieu l’a voulu ainsi.

— Honnête Balthazar, vous mettez trop d’amertume dans votre accent, dit le bailli. Toute charge, quelle qu’elle soit, est honorable, et ne doit pas être considérée comme un mal. Des droits héréditaires, lorsqu’ils sont rendus vénérables par l’usage et le temps, doivent être doublement estimés, puisque le mérite de l’ancêtre soutient celui du descendant. Nous avons nos droits de bourgeoisie, et vous vos droits d’exécution. Il fut un temps où les ancêtres étaient satisfaits de leur privilège.

Balthazar s’inclina d’un air soumis, et il parut penser que toute autre réponse était inutile. Les doigts de Sigismond s’agitèrent sur la poignée de son sabre, et un gémissement, que le jeune soldat reconnut pour sortir du sein de sa mère, se fit entendre dans le groupe des femmes.

— La remarque du digne et honorable bailli est juste, reprit le Valaisan. Tout ce qui dépend de l’État est pour le bien de l’État, et tout ce qui est institué pour le bien-être et la sécurité de l’homme est honorable. Ne soyez pas honteux de votre charge, Balthazar ; on ne doit pas la condamner légèrement, puisqu’elle est nécessaire mais répondez sincèrement à la question que je vais vous faire. Vous avez une fille ?

— Oui. Dieu au moins ne m’a pas refusé ce bonheur !

L’expression avec laquelle Balthazar s’exprima causa une sensation parmi ses juges ; ils se regardèrent avec surprise ; car il est à présumer qu’ils ne s’attendaient pas à cette sensibilité chez un homme qui vivait dans une guerre ouverte avec ses semblables.

— Vous avez raison, dit le châtelain en reprenant sa gravité, car on dit qu’elle est à la fois belle et vertueuse. Vous étiez sur le point de la marier ?

Balthazar reconnut la vérité de ces paroles par une nouvelle inclination.

— Avez-vous connu un Vevaisan nommé Jacques Colis ?

— Sans aucun doute, mein herr, puisqu’il allait devenir mon fils.

Le châtelain fut de nouveau surpris, car le calme de cette réponse avait un air d’innocence, et il étudia attentivement le visage du prisonnier. Il trouva de la franchise là où il avait soupçonné de la duplicité ; et, comme chez tous ceux qui sont habitués à questionner des criminels, sa défiance augmenta. La simplicité d’une personne qui n’avait rien à cacher, et cette apparence de fermeté qu’on prend quelquefois pour affecter l’innocence, mirent sa pénétration en défaut, quoique tous les expédients dont se servent ordinairement les criminels lui fussent familiers.

— Ce Jacques Colis devait épouser votre fille ? continua le châtelain d’un ton plus sévère à mesure qu’il croyait découvrir plus de ruse dans l’accusé.

— Tout était convenu entre nous.

— Aimait-il votre enfant ?

Les muscles de Balthazar furent agités de mouvements convulsifs, ses lèvres s’ouvrirent, il parut perdre un instant l’empire qu’il avait jusque-là conservé sur lui-même ; mais il se calma par degré, et répondit :

— Mein herr, je le crois.

— Cependant il refusa de remplir ses engagements.

— Oui, mein herr.

Marguerite elle même fut alarmée du ton dont cette réponse fut prononcée ; et pour la première fois de sa vie elle trembla que ces épreuves accumulées eussent été trop fortes pour les principes de son mari.

— Vous fûtes irrité de cette conduite et de la publicité qu’il mit à vous humilier vous et votre famille.

— Herr châtelain, j’appartiens à l’humanité. Lorsque Jacques Colis répudia ma fille, il brisa une tendre fleur et causa une grande amertume au cœur de son père.

— Vous avez reçu une éducation supérieure à votre état, Balthazar ?

— Nous sommes une famille d’exécuteurs publics, mais nous ne sommes pas au fond ce qu’un peuple ignorant nous suppose. C’est la volonté de Berne qui m’a fait ce que je suis, et ce n’est ni ma volonté ni mon manque de fortune.

— Cette charge est honorable comme tout ce qui vient de l’État, répondit le châtelain avec cette formalité qui accompagne toutes les phrases arrangées d’avance ; cette charge est honorable pour un homme de votre naissance. Dieu assigne à chacun son rang dans le monde, et il a fixé nos devoirs. Lorsque Jacques Colis refusa la main de votre fille, il quitta son pays pour échapper à votre vengeance ?

— Si Jacques Colis vivait encore, il ne voudrait pas proférer un semblable mensonge !

— Je connaissais son honnêteté et sa droiture, s’écria Marguerite avec énergie. Dieu me pardonne d’en avoir jamais douté !

Les juges tournèrent leurs regards sur le groupe indistinct des femmes ; mais l’interrogatoire continua :

— Vous savez alors que Jacques Colis est mort ?

— Comment puis-je en douter, mein herr, puisque je vois ici son cadavre sanglant ?

— Balthazar, vous semblez disposé à aider notre examen ; mais celui qui voit dans le fond de nos cœurs peut mieux juger que moi si vous êtes sincère. Je vais donc en venir tout d’un coup aux faits essentiels. Vous êtes natif de Berne, et vous habitez cette ville. Vous êtes le bourreau de ce canton. – C’est une charge honorable en elle-même, quoique l’ignorance et les préjugés des hommes ne la considèrent, point ainsi. – Vous étiez sur le point de marier votre fille à un riche paysan du canton de Vaud ; le fiancé répudia votre enfant en présence de milliers de personnes qui étaient venues à Vevey pour assister aux fêtes de l’Abbaye des Vignerons ; il partit pour vous fuir ou pour fuir ses sentiments, ou bien encore la rumeur populaire, et fut assassiné sur cette montagne ; son corps fut découvert, et on trouva un couteau enfoncé dans une plaie récente, et vous qui deviez vous en retourner dans votre ville natale, vous passâtes la nuit près du cadavre d’un homme assassiné. Votre propre raison doit vous convaincre des rapports qui existent entre tous ces événements, et je vous requiers d’expliquer ce qui nous semble suspect et ce qui doit être clair pour vous. Parlez librement ; mais parlez avec sincérité, par respect pour Dieu et vos propres intérêts.

Balthazar hésita et parut rassembler ses pensées. Il baissa la tête dans une attitude pensive, puis regardant son accusateur avec calme, il répondit. Son maintien était assuré, et sa voix, si elle n’était pas celle d’un innocent, savait au moins en prendre le ton.

— Herr châtelain, dit-il, j’avais prévu les soupçons qui tomberaient sur moi dans ces malheureuses circonstances ; mais habitué à me confier dans la Providence, je dirai sans crainte la vérité. Je ne savais rien de l’intention que Jacques Colis avait de partir. Il suivit secrètement sa route, et si vous voulez réfléchir un peu, vous penserez que j’aurais été le dernier homme auquel il eût confié son projet. Je montai le Saint-Bernard conduit par un sentiment d’affection que votre cœur comprendra si vous êtes père. Ma fille était sur la route d’Italie avec de bons et véritables amis qui n’étaient pas honteux de s’attendrir sur la fille d’un bourreau, et qui la prirent sous leur protection, afin de guérir la blessure cruelle qu’elle avait reçue.

— Cela est vrai ! s’écria le baron de Willading ; Balthazar ne dit ici rien que la vérité.

— Il est reconnu que le crime n’est pas toujours le résultat d’une froide détermination, mais qu’il prend quelquefois sa source dans la terreur, dans une pensée subite, dans une colère ou une tentation irrésistible et souvent dans une occasion favorable. Quoique vous ayez quitté Vevey ignorant le départ de Jacques Colis, n’avez-vous appris rien sur lui pendant sa route ?

Balthazar changea de couleur. Il y avait évidemment une lutte dans son esprit, comme s’il craignait de faire un aveu qui fût contraire à ses intérêts ; mais, jetant un regard sur les guides, il recouvra son calme et répondit avec fermeté :

— Oui : Pierre Dumont avait entendu raconter l’aventure de ma fille, et ignorant que j’étais son père et un père offensé, il m’apprit comment ce malheureux avait échappé aux railleries de ses compagnons. Je connus alors que nous étions sur la même route.

— Et cependant vous avez persévéré.

— En quoi, herr châtelain ? devais-je abandonner ma fille, parce qu’un homme qui lui avait manqué de foi se trouvait sur mon chemin ?

— Tu as bien répondu, Balthazar, interrompit Marguerite, tu as répondu comme il était convenable de répondre. Nous sommes peu, mais nous sommes tous les uns pour les autres. Tu ne devais pas abandonner notre enfant, parce qu’il plaisait à un homme de la mépriser.

Le signor Grimaldi se pencha vers le Valaisan, et lui parla bas à l’oreille.

— Tout ceci a un air naturel, observa-t-il, et cela n’explique-t-il pas suffisamment la présence du père sur la route qu’avait prise l’homme assassiné ?

— Nous ne mettons pas en question ici la probabilité ou la justesse d’un tel motif, Signore, mais la vengeance peut être subitement changée en férocité dans une telle rencontre. Une personne accoutumée au sang doit céder facilement à ses passions et à ses habitudes.

La vérité de ces suggestions était plausible, et le noble Génois reprit silencieusement sa place. Le châtelain se consulta avec ceux qui l’entouraient et ordonna que la femme de Balthazar fût amenée pour être confrontée avec son mari. Marguerite obéit : ses mouvements étaient lents et son maintien annonçait qu’elle cédait à une triste nécessité.

— Vous êtes la femme du bourreau ?

— Un bourreau me nommait aussi sa fille.

— Marguerite est une femme bonne et sensée, dit Peterchen, elle comprend qu’une charge de l’État ne peut jamais être déshonorante aux yeux des gens raisonnables, et elle ne veut nous cacher aucune partie de son histoire ou de son origine.

Le regard qui brilla dans les yeux de Marguerite était foudroyant mais le dogmatique bailli était trop satisfait de sa propre sagesse pour s’inquiéter de l’effet qu’elle produisait.

— Un bourreau vous nomme sa fille, continua le juge ; à quel titre êtes-vous ici ?

— Au titre d’épouse et de mère : comme mère, je viens dire adieu à ma fille sur la montagne, et comme épouse, je suis venue jusqu’au couvent pour être présente à cet interrogatoire. On prétend qu’il y a du sang sur les mains de Balthazar, et je suis ici pour repousser ce mensonge.

— Et cependant vous nous avez promptement avoué que vous étiez d’une race de bourreaux. Ceux qui sont habitués à voir mourir leurs semblables, devraient répondre avec moins de chaleur à un simple interrogatoire de la justice.

— Herr châtelain, je comprends ce que vous voulez dire. La Providence nous a chargés d’un poids bien lourd à supporter, mais jusqu’ici ceux que nous avons servis ont eu la politesse d’employer d’autres paroles. Vous avez parlé de sang ; celui qui a été répandu par Balthazar, par ses ancêtres ou par les miens, retombera sur la conscience de ceux qui ont commandé de le verser. L’instrument involontaire de votre justice est innocent devant Dieu.

— Voici un étrange langage pour des gens de votre état ! Balthazar, partagez-vous les opinions de votre femme ?

— La nature a donné aux hommes plus de courage, mein herr ; je suis né pour remplir cette charge, on m’a appris qu’elle était innocente, sinon honorable, et j’ai fait tous mes efforts pour remplir mes devoirs sans murmurer. Le cas est différent pour ma pauvre Marguerite : elle est mère et elle vit dans ses enfants ; elle a vu la fille de son cœur publiquement insultée, et elle sent comme une mère.

— Et vous qui êtes père, de quelle manière avez-vous ressenti cette insulte ?

Balthazar était doux par nature, et comme il venait de le dire, il avait été habitué dès son enfance à l’exercice de ses fonctions ; mais il était capable d’une profonde tendresse. Cette question le touchait dans ce qu’il avait de plus cher, et il tressaillit d’émotion ; mais, accoutumé à se maîtriser en public et convaincu de sa dignité d’homme, ses puissants efforts pour réprimer l’agonie de son cœur furent récompensés par le succès.

— J’ai souffert pour ma pauvre fille, répondit-il, j’ai souffert pour celui qui avait manqué à sa foi et pour ceux qui ont été la cause de cette insulte.

— Cet homme est habitué à entendre prêcher l’oubli des injures aux criminels, et il profite de la leçon, murmura le juge à ceux qui étaient près de lui. Il faut essayer d’un autre moyen. Nous verrons si ses nerfs sont aussi solides qu’il est prompt à trouver une réponse.

Faisant un signe aux assistants, le Valaisan attendit tranquillement l’effet d’une nouvelle expérience. Le voile avait été soulevé et le corps de Jacques Colis exposé à la vue ; il était assis sur la table comme un homme vivant, en face du grand autel.

— L’innocent n’a point peur de ceux dont l’âme a déserté le corps, continua le châtelain, mais souvent Dieu frappe sévèrement la conscience du coupable lorsqu’on montre à ses yeux le cruel ouvrage de ses mains. Approchez-vous, Balthazar, ainsi que votre femme, et regardez ce cadavre afin que nous puissions juger de quel œil vous contemplez les morts.

On ne pouvait pas tenter une plus inutile expérience sur un bourreau, car une longue habitude avait affaibli l’horreur qu’on éprouve ordinairement devant un cadavre. Soit cette habitude ou son innocence, Balthazar se rendit près de la table et regarda longtemps avec le plus grand calme les traits décolorés de Jacques Colis. Il était réservé dans ses manières, et en général, ses sentiments ne s’échappaient pas en paroles. Quelque chose comme une expression de regret traversa ses traits. Il n’en fut pas ainsi de sa compagne, des larmes brûlantes coulèrent le long de ses joues lorsqu’elle contempla la malheureuse victime.

— Pauvre Jacques Colis ! dit-elle de manière à être entendue de tous ceux qui étaient présents ; tu avais tes défauts comme tous ceux qui sont nés des femmes, mais tu ne méritais pas un si affreux châtiment. La mère qui t’a porté, qui vivait dans ton sourire, qui t’a bercé sur ses genoux et pressé contre son sein, était loin de prévoir ta fin subite et terrible ! Ce fut un bonheur pour elle d’être ravie depuis longtemps au fruit de son amour et de ses peines, car sa joie se fût changée en douleur et elle eût pleuré sur tes sourires. Nous vivons dans un triste monde, Balthazar, un monde dans lequel les méchants triomphent ! Ta main qui ne détruirait pas volontairement la plus faible créature formée par la main de Dieu, est destinée à l’office de bourreau, et ton cœur, le plus tendre des cœurs, s’endurcit peu à peu en remplissant les devoirs de ta charge ! Le siège de la justice est occupé par la corruption et la tromperie. La miséricorde doit être exercée par celui qui est impitoyable, et la mort est infligée par celui qui voudrait vivre en paix avec tous ses semblables. L’égoïsme des hommes se méprend ainsi sur les intentions de la Providence. Nous voudrions être plus sages que celui qui fit l’univers et nous jouons le rôle de faibles fous ! — Allez, allez, grands de la terre, si nous avons répandu le sang, c’est par vos ordres, nos consciences sont nettes et pures devant Dieu. Le crime a été commis par la violence et la rapine, et non par la vengeance.

— Comment pouvons-nous savoir si ce que vous nous dites est vrai ? demanda le châtelain, qui s’était avancé près de l’autel pour surveiller les effets de cette épreuve sur Balthazar et sa femme.

— Je ne suis pas surprise de votre question, herr châtelain, car les grands et les heureux sont prompts à ressentir une injure. Il n’en est pas ainsi des malheureux. La vengeance serait un faible remède pour nous. Cela nous ferait-il oublier notre position ? Obtiendrions-nous plus de respect, après nous être vengés, qu’auparavant ?

— Cela peut être vrai, mais l’homme irrité ne raisonne pas. Vous n’êtes soupçonnée que d’une chose, Marguerite, c’est d’avoir appris la vérité de votre mari depuis que le crime a été commis ; mais votre propre discernement vous prouvera qu’une dispute sur ce qui venait de se passer peut avoir conduit Balthazar, qui est habitué à répandre le sang, à commettre un crime.

— Voilà donc votre justice tant vantée ! Vos lois sont invoquées pour soutenir votre oppression. Si vous saviez avec combien de peine le père de Balthazar apprit à son fils à frapper, combien de longues et pénibles visites s’échangèrent entre ses parents et les miens, afin de lui apprendre son affreux état, vous ne le jugeriez pas si habile ! Dieu ne l’avait pas fait pour cet état, comme il n’avait pas fait beaucoup de grands pour remplir les hautes fonctions qui leur ont été accordées en faveur de leur naissance. Si j’étais accusée, châtelain, vos soupçons seraient plus raisonnables, mes impressions sont plus fortes et plus promptes, et mes passions l’emportent quelquefois sur la raison, quoique les humiliations que j’ai reçues chaque jour dans le cours de la vie aient depuis longtemps abaissé la fierté de mon cœur.

— Votre fille est présente ?

Marguerite montra le groupe où était sa fille.

— L’épreuve est sévère, dit le juge qui commençait à se sentir ému, ce qui est rare pour un juge ; mais il est nécessaire à la paix publique et à la justice que la vérité soit connue. Je suis forcé de confronter ta fille avec le cadavre.

Marguerite reçut cet ordre inattendu avec fermeté ; trop blessée pour se plaindre, mais tremblante pour sa fille, elle alla vers le groupe des femmes, pressa Christine contre son cœur, et la conduisit eu silence vers les juges. Elle la présenta au châtelain avec une dignité si calme, que ce dernier en fut touché.

— Voilà la fille de Balthazar, dit-elle. Puis elle se retira d’un pas en arrière pour observer attentivement ce qui allait se passer.

Le juge contempla le pâle et charmant visage de la tremblante jeune fille, avec un intérêt qu’il avait rarement éprouvé pour aucun de ceux qui avaient paru devant lui pendant l’exercice de ses sévères fonctions. Il lui parla doucement et d’une voix encourageante, se plaçant avec intention entre elle et le cadavre, cachant ainsi momentanément à sa vue ce terrible spectacle, afin qu’elle eût le temps, de rassembler son courage. Marguerite le bénit dans son cœur pour cette condescendance et se calma un peu.

— Vous étiez fiancée à Jacques Colis ? demanda le châtelain d’une voix douce qui formait un singulier contraste avec ses premiers interrogatoires.

Christine ne put répondre que par une inclination de tête.

— Votre mariage devait avoir lieu à la fête de l’Abbaye des Vignerons ? Nous sommes malheureux d’être obligé de vous faire une nouvelle peine lorsque nous voudrions guérir vos blessures ; mais votre fiancé refusa de vous donner sa foi.

— Le cœur est faible et abandonne quelquefois ses meilleurs projets, murmura Christine ; il était homme, et il n’a pu supporter les railleries de ses amis.

Le châtelain était si ému par la douceur des manières de Christine, qu’il s’avançait pour écouter, de crainte qu’une de ses paroles lui échappât.

— Vous ne reconnaissez donc à Jacques Colis aucune mauvaise intention ?

— Il eut moins de force qu’il ne croyait en avoir, mein herr, il ne put partager notre disgrâce, qu’on lui présenta trop précipitamment et avec trop de force.

— Vous aviez consenti librement à ce mariage, et vous étiez disposée à devenir sa femme ?

Le regard touchant de Christine et sa respiration pénible ne produisirent aucun effet sur la sensibilité d’un juge criminel.

— Ce jeune homme vous était-il cher ? répéta-t-il sans s’apercevoir de la blessure qu’il faisait à la délicatesse d’une femme.

Christine tressaillit. Elle n’était point habituée à être interrogée si brusquement sur les affections qu’elle regardait comme les plus sacrées de sa courte et pure existence ; mais croyant que la sûreté de son père dépendait de sa franchise, elle fit un effort qui était presque surnaturel et trouva la force de répondre. La rougeur qui couvrit son front proclama le pouvoir de ce sentiment qui est instinctif parmi son sexe, et fit briller ses traits de toute la pudeur d’une jeune fille.

— Je suis peu habituée aux louanges, herr châtelain, et elles sont si douces aux oreilles de ceux qui sont méprisés de leurs semblables, que j’éprouvais de la reconnaissance pour la préférence que ce jeune homme me témoignait. Je pensais qu’il m’aimait, — et, — que voulez-vous de plus, mein herr ?

— Personne ne peut te haïr, pauvre et malheureuse jeune fille, murmura le signor Grimaldi.

— Vous oubliez que je suis la fille de Balthazar, mein herr ; on ne voit aucun membre de notre famille avec plaisir.

— Vous, au moins, serez toujours une exception !

— Laissons cela, continua le châtelain. Je voudrais savoir si vos parents montrèrent du ressentiment de la conduite de votre fiancé, et si quelque chose fut dit en votre présence qui puisse éclaircir cette malheureuse affaire.

Le magistrat du Valais détourna la tête, car il avait rencontré le regard mécontent et surpris du Génois, dont les yeux exprimaient avec vivacité le déplaisir qu’il éprouvait à entendre ainsi questionner un enfant sur un sujet qui touchait de si près à la vie de son père. Mais ce regard et ce qu’il y avait d’irrégulier dans cet interrogatoire, échappa à l’attention de Christine. Elle se reposait avec une confiance filiale sur l’innocence de l’auteur de ses jours, et loin d’être choquée des questions qui lui étaient adressées elle se réjouissait, avec la simplicité et la confiance de son âge, de pouvoir le justifier devant ses juges.

— Herr châtelain répondit-elle avec vivacité, car la rougeur dont la modestie avait couvert son visage était devenue plus prononcée, et son front brûlait d’un saint enthousiasme : herr châtelain, nous pleurions lorsque nous étions seuls ; nous priions pour nos ennemis comme pour nous-mêmes, mais nous n’avons jamais rien dit au préjudice du pauvre Jacques. Non, pas même un murmure.

— Pleurer et prier ! répéta le juge, en regardant alternativement la fille et le père, comme un homme qui s’imagine n’avoir pas bien compris.

— Oui, mein herr ; si le premier sentiment était une faiblesse, le second était un devoir.

— Voilà un étrange langage dans la bouche de la fille d’un bourreau !

Christine parut ne pas comprendre d’abord, puis, passant une main sur son beau front, elle continua :

— Je crois comprendre maintenant ce que vous voulez dire, mein herr : le monde suppose que nous n’avons ni sentiment ni espérance, et nous sommes en apparence ce qu’on pense de nous, parce que la loi le veut ainsi ; mais nous sommes en réalité comme les autres mortels, avec cette différence, que la conviction de notre abaissement parmi les hommes nous attache plus intimement à Dieu. Vous pouvez nous condamner de ce que nous remplissons une charge qui nous attire vos mépris, mais vous ne pouvez pas nous ravir notre confiance dans la justice du ciel. En cela, du moins, nous sommes les égaux des plus fiers barons de la Suisse.

— Il vaut mieux terminer ici l’interrogatoire, dit le prieur en s’avançant pour s’interposer entre la jeune fille et le juge. Vous savez, herr Bourrit, que nous avons d’autres prisonniers.

Le châtelain, qui sentait sa pénétration en défaut devant l’innocence et la sincérité de Christine, ne fut pas fâché de changer la direction de l’interrogatoire. On ordonna à la famille de Balthazar de se retirer, et on amena devait la cour Pippo et Conrad.