Le Bourreau de Berne/Chapitre 28

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Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 338-349).

CHAPITRE XXVIII.


Et lorsque vous paraîtrez devant ce haut tribunal de la justice aux yeux bandés, que dira votre auditoire ?
Cotton.



Le bouffon et le pèlerin, quoique tous deux d’une tournure à exciter la méfiance, se présentèrent avec l’assurance que donne un cœur innocent. Leur interrogatoire fut court, car les détails qu’ils donnèrent de leur voyage furent clairs et précis. Des circonstances connues des moines aidèrent grandement à produire la conviction qu’ils n’avaient point pris part à l’assassinat. Ils avaient quitté la vallée quelques heures avant l’arrivée de Jacques Colis, et ils atteignirent le couvent fatigués, les pieds écorchés, comme tous ceux qui montent ce sentier pénible peu de temps après le commencement de l’orage. Des mesures avaient été prises par les autorités locales pendant les jours qui s’étaient écoulés avant l’arrivée du bailli et du châtetain, afin de s’assurer de tous les faits utiles pour connaître la vérité ; et le résultat de ces informations fut favorable à ces gens dont les habitudes de vagabondage avaient d’abord excité de justes soupçons.

Le babillard Pippo fut le principal orateur dans ce court interrogatoire, et il répondit avec une précision et une franchise qui lui rendirent un grand service ainsi qu’à son compagnon. Le bouffon, quoique accoutumé au mensonge et à la ruse, avait assez d’esprit naturel pour comprendre la position critique dans laquelle il était placé, et qu’il était plus sage d’être sincère que d’atteindre le même but par ses moyens ordinaires. Il répondit donc au juge avec une simplicité que l’on n’aurait pas attendue de ses habitudes et en apparence avec une sensibilité qui fit honneur à son cœur.

— Ta franchise te sauve, dit le châtelain après avoir épuisé ses questions, les réponses de Pippo l’ayant persuadé que ses soupçons n’étaient point fondés. Elle m’a convaincu de ton innocence, et c’est en général le meilleur bouclier de ceux qui n’ont point commis de crime. Je m’étonne seulement qu’une personne de ton état ait eu le bon esprit de trouver ce moyen de justification.

— Permettez-moi de vous dire, signor castellano, ou podesta, n’importe quel est le titre de Votre excellence, que vous faisiez injure à l’esprit de Pippo. Il est vrai que mon métier est de jeter de la poudre aux yeux et de faire croire qu’on a tort quand on a raison ; mais la nature nous a donné à tous l’instinct de nos intérêts, et le mien est assez prompt à deviner lorsque la vérité vaut mieux que le mensonge.

— Il serait heureux que tout le monde eût la même faculté, et la même disposition à la mettre en usage.

— Je ne prétendrai pas donner une leçon à une personne aussi sage et aussi expérimentée que Votre Excellence ; mais si un pauvre homme peut parler librement dans cette honorable assemblée, je dirai qu’une petite vérité est souvent bien voisine d’un mensonge : ceux-là passent pour les plus sages, qui savent mêler artistement ces deux ingrédients ensemble, comme nous couvrons de sucre une médecine amère, afin que le palais la reçoive sans répugnance. Telle est du moins l’opinion d’un pauvre bouffon des rues, qui n’a pas d’autre mérite que d’avoir appris son état sur le Mole et dans le Toleda de bellissima Napoli, qui, comme chacun le sait, est un petit morceau du ciel tombé sur la terre.

La ferveur avec laquelle Pippo prononça l’éloge habituel au Napolitain de l’ancienne Parthénope, était si naturel et si caractéristique, qu’il excita un sourire sur le visage du juge, en dépit du devoir solennel qu’il remplissait, et on le regarda comme une nouvelle preuve de l’innocence de l’orateur. Le châtelain récapitula lentement l’histoire du bouffon et du pèlerin dont voici le sommaire.

« Pippo admet naïvement la débauche de Vevey, l’attribuant aux fêtes du jour et à la faiblesse de la nature humaine. Conrad néanmoins, protestant de la pureté de sa vie et de sa régularité à suivre les devoirs sacrés de son état, se justifie de la société qu’il fréquente par la nécessité et par les mortifications auxquelles doit se soumettre celui qui entreprend un pèlerinage. Ils quittèrent ensemble le canton de Vaud dans la soirée des fêtes de l’Abbaye ; et depuis ce moment jusqu’à celui de leur arrivée au couvent, ils avaient continuellement marché pour traverser la montagne avant que les neiges leur rendissent le passage dangereux. On les avait vus à Martigny, à Liddes et à Saint-Pierre, à des heures convenables, marchant avec zèle vers le couvent, et quoique nécessairement, plusieurs heures après avoir quitté ce dernier lieu, leurs actions n’eussent été observées que par l’œil de celui qui voit dans les profondeurs des Alpes comme dans les lieux les plus fréquentés, leur arrivée chez les moines avait été assez prompte pour donner lieu de croire qu’ils n’avaient point perdu de temps sur la route. Les détails qu’ils donnaient d’eux-mêmes étaient donc exacts et positifs, tandis que d’un autre côté, le seul soupçon qui s’élevait sur leur compte provenait de ce qu’ils s’étaient trouvés sur la montagne au moment où le crime avait été commis. »

— L’innocence de ces deux hommes me semble si claire, et leur promptitude à répondre à nos questions est tellement en leur faveur, observa le châtelain, que je ne crois pas juste de les retenir plus longtemps. Le pèlerin en particulier a une tâche à remplir ; j’ai entendu dire qu’il voyage pour d’autres aussi bien que pour lui-même, et il ne nous convient pas, à nous qui sommes de fidèles serviteurs de l’Église, de placer des obstacles sur sa route. Je serais donc d’avis de le laisser partir.

— Comme nous sommes près du terme de cet interrogatoire, interrompit gravement le signor Grimaldi, je crois qu’il vaudrait mieux retenir tous ceux qui sont ici, jusqu’à ce que nous sachions à quoi nous en tenir sur la vérité.

Pippo et le pèlerin déclarèrent promptement qu’ils étaient prêts à rester au couvent jusqu’à la matinée suivante. Cette petite concession néanmoins n’avait pas grand mérite, car l’heure avancée rendait imprudent un départ immédiat ; on leur ordonna de se retirer, en les avertissant qu’à moins d’une nouvelle défense ils pourraient partir à la naissance du jour. Maso fut appelé : il était le dernier à interroger.

Il Maledetto se présenta avec un calme parfait. Il était accompagné de Neptune, les chiens du couvent ayant été enfermés pour la nuit. Depuis quelques jours Neptune s’était habitué à errer pendant le jour au milieu des rochers et à revenir le soir au couvent chercher sa nourriture ; le stérile Saint-Bernard ne possédait rien que ce que les moines pouvaient offrir pour la nourriture de l’homme et des animaux, car le chamois et le lammergeyer seuls, pouvaient monter jusqu’à ces neiges éternelles. Neptune trouvait dans son maître un ami constant, toujours prêt à partager ses repas avec lui, car pendant ses visites périodiques le fidèle animal était admis dans la prison où Maso avait été renfermé. Le châtelain attendit pour poursuivre son interrogatoire, que le petit tumulte occasionné par l’entrée du prisonnier fût apaisé.

— Tu es Génois, et tu t’appelles Tomaso Santo ? demanda-t-il en consultant ses notes.

— Je suis généralement connu sous ce nom, Signore.

— Tu es marin, et l’on parle de ton courage et de ton habileté. Pourquoi t’es-tu donné le surnom d’Il Maledetto ?

— Les hommes m’appellent ainsi. C’est un malheur et non pas un crime d’être maudit.

— Celui qui néglige sa propre réputation ne doit pas être surpris qu’on l’accuse. Nous avons entendu parler de toi dans le Valais : on dit que tu es un contrebandier.

— Ce fait ne concerne ni le Valais ni son gouvernement, puisqu’on n’adresse de questions à aucun voyageur dans ce pays de liberté.

— Il est vrai que nous n’imitons pas la politique de nos voisins, mais cependant nous n’aimons pas voir chez nous ceux qui méprisent les lois des États avec lesquels nous sommes liés. Pourquoi voyages-tu sur cette route ?

— Signore, si je suis ce que vous croyez, le but de ma présence ici est assez clair. C’est probablement parce que les Lombards et les Piémontais sont plus sévères envers les étrangers que vous ne l’êtes dans vos montagnes.

— Tes effets ont été examinés, et ils n’offrent rien qui puisse justifier ce soupçon. Suivant toute apparence, Maso, tu n’es pas riche, et cependant ta mauvaise réputation t’accuse.

— Signore, ainsi vont les idées du monde : le florin d’un homme riche est promptement transformé en un sequin par les voix populaires, tandis qu’un homme pauvre est heureux si le marc d’argent qu’il possède peut être changé par lui contre une once d’un meilleur métal ! Le pauvre Neptune lui-même trouve difficilement sa vie dans le couvent, parce que la nature lui a donné une robe différente de celle des chiens du Saint-Bernard, et que son instinct lui a donné une mauvaise renommée parmi eux.

— Ta réponse est en rapport avec ton caractère. On dit que tu as plus d’esprit que d’honnêteté, et l’on te peint comme un homme capable de former une résolution désespérée et de l’exécuter au besoin.

— Je suis comme le ciel m’a fait naître, signor castellano, et comme m’ont fait les chances d’une vie fort occupée qui ont achevé son ouvrage. J’ai de la bravoure dans l’occasion, et peut-être ces nobles voyageurs témoigneront en faveur de l’activité que j’ai montrée pendant notre dernier voyage.

Quoique ces paroles fussent, dites négligemment, cet appel à la reconnaissance de ceux auxquels il avait rendu un si grand service était trop direct pour n’être pas entendu. Melchior de Willading, le pieux quêteur et le signor Grimaldi, témoignèrent en faveur du prisonnier, reconnaissant avec franchise que, sans son adresse et son sang-froid, le Winkelried aurait été inévitablement perdu. Sigismond ne fut pas satisfait d’un si froid témoignage ; il devait non-seulement la vie de son père et la sienne au courage de Maso, mais celle d’une personne qui lui était plus chère encore. Ce dernier service semblait a sa jeune imagination devoir l’absoudre même d’un crime, et sa reconnaissance était proportionnée à son amour.

— J’attesterai plus vivement encore ton mérite, Maso, devant ce tribunal ou tout autre, dit-il en saisissant fortement la main de l’Italien. Un homme qui a montré tant de bravoure et tant d’amour pour ses semblables n’est point fait pour commettre un lâche assassinat. Tu peux compter sur mon témoignage en toute occasion. Si tu es coupable de ce crime, qui peut espérer d’être innocent ?

Maso rendit avec force à Sigismond ce serrement de main amical. Ses regards prouvèrent qu’il n’était pas dépourvu de sympathies, quoique l’éducation et ses habitudes les eussent détournées de leur véritable direction. En dépit de ses efforts pour réprimer sa faiblesse, une larme jaillit de ses yeux, et coula sur sa joue brûlée par le soleil, comme un ruisseau solitaire à travers une ruine déserte.

— Voilà la franchise qui convient à un soldat, Signore, dit-il et je reçois ce témoignage comme une preuve de bonté et d’affection. Mais nous ne parlerons pas davantage de cette affaire du lac. Ce châtelain expérimenté n’a pas besoin qu’on lui dise que je ne pouvais pas sauver votre vie sans sauver la mienne ; et, à moins que je ne me méprenne sur l’expression de ses yeux, il est sur le point de dire que la nature nous a faits comme cette contrée sauvage, contrée où des champs fertiles sont mêlés à de stériles rochers ; et que celui qui fait une bonne action aujourd’hui peut s’oublier, et en faire une mauvaise demain.

— Tous ceux qui t’entendent ont le droit de s’affliger de te voir poursuivre une carrière si peu honorable, répondit le juge. Un homme qui peut raisonner si bien, et dont l’esprit est si pénétrant, pèche plutôt par calcul que par ignorance.

— Vous êtes injuste envers moi, signor castellano, et vous faites aux lois plus d’honneur qu’elles n’en méritent. Je ne nierai pas qu’il existe une justice, ou ce qu’on appelle une justice, car je m’y connais, j’ai habité plus d’une prison avant celle qui m’a été procurée par ces saints moines, et j’ai vu tous les degrés que parcourt le coupable, depuis celui qui est effrayé de son premier crime, qui se le reproche dans ses rêves, et qui croit que chaque pierre de sa prison l’accuse, jusqu’à celui qui n’a pas plus tôt commis une faute qu’il l’oublie, en cherchant les moyens d’en commettre une seconde. Je prends le ciel à témoin que le débutant dans le vice en apprend plus par ce qu’on appelle le ministère de la justice, que par ses défauts naturels, ses besoins ou la force de ses passions. Si un juge avait les sentiments d’un père, les lois posséderaient cette pure justice qui n’est point pervertie, et la société deviendrait une communauté où chacun s’aiderait mutuellement. Sur ma vie ! châtelain, vos fonctions perdraient la moitié de leur poids, et toute leur oppression.

— Ce langage est hardi, mais sans but. Explique la manière dont tu as quitté Vevey, Maso ; la route que tu as suivie, les heures de ton passage par les différents villages, la raison pour laquelle tu fus découvert seul près du refuge, et pourquoi tu quittas les compagnons avec lesquels tu avais passé la nuit, si clandestinement et de si bonne heure ?

L’Italien écouta attentivement ces différentes questions ; puis il y répondit d’un air calme et grave. Il raconta son départ de Vevey, sa présence à Saint-Maurice, Martigny, Liddes et Saint-Pierre et tout cela était dans une parfaite harmonie avec les informations secrètes qui avaient été prises par les autorité. Il avait dépassé la dernière habitation sur la montagne, à pied et seul, environ une heure avant que l’homme à cheval, que l’on savait être Jacques Colis, eût paru dans la même direction, et il convenait qu’il avait été dépassé par lui au moment où il atteignait l’extrémité supérieure de la plaine, au-dessus du Vélan, où les voyageurs, conduits par Pierre, les avaient vus de loin marchant en compagnie.

Jusque-là, les détails donnés par Maso étaient conformes à ce qui était connu du châtelain ; mais, après qu’on eut tourné le roc déjà mentionné dans un chapitre précédent, tout était enveloppé de mystère, à l’exception des incidents que nous avons détaillés. L’Italien ajouta que bientôt il quitta son compagnon, qui était impatient d’arriver, et désirait atteindre le couvent avant la nuit, tandis que lui, Maso, s’était un peu détourné du sentier pour se reposer, et faire quelques petits préparatifs avant de se diriger vers le couvent. Toute cette histoire fut racontée avec un calme aussi grand que celui qui venait d’être montré par Pippo et le pèlerin, et il était impossible à aucune personne présente d’y découvrir la plus légère improbabilité ou contradiction. Maso attribuait sa rencontre avec les autres voyageurs, pendant l’orage, au repos auquel il s’était livré, et pendant lequel ils l’avaient dépassé, ainsi qu’à sa marche plus rapide lorsqu’il se remit en route, deux circonstances qui semblaient aussi probables que le reste. Il avait quitté le refuge aux premiers rayons du jour, parce qu’il était en retard, et que son intention était d’arriver à Aoste dans la soirée, chose nécessaire pour réparer le temps perdu.

— Cela peut être vrai, reprit le juge mais comment peux-tu excuser ta vie vagabonde ? Tes effets ne valent pas beaucoup mieux que ceux d’un mendiant ; ta bourse même est vide, quoiqu’on connaisse tes succès comme contrebandier dans tous les États où les douanes sont établies.

— Les plus grands joueurs, Signore, sont ceux qui sont le plus souvent ruinés. Qu’y a-t-il d’extraordinaire et de nouveau à voir un contrebandier dépouillé de ses marchandises !

— Cela est plus plausible que convaincant. Tu es signalé comme ayant l’habitude de transporter des articles de joaillerie de Genève dans les États environnants, et l’on sait que tu viens de cette ville. Tes pertes doivent avoir été bien subites pour te laisser ainsi au dépourvu. Je crains qu’une mauvaise spéculation dans ton commerce ordinaire ne t’ait conduit à réparer tes pertes en assassinant ce malheureux qui partit de chez lui la bourse remplie d’or, et qui portait aussi des bijoux précieux. Ces particularités sont mentionnées dans une note de ses effets que ses amis ont remise au bailli de Vevey.

Maso réfléchit en silence et parut profondément occupé ; puis il exprima le vœu que la chapelle fût évacuée par tous les voyageurs, excepté par les personnes de condition, les moines et les juges. Cette demande fut accordée, car on supposait qu’il allait faire une importante révélation, et sous quelques rapports on ne se trompa point.

— Si je me justifie de l’accusation de pauvreté, signor castellano, dit-il, lorsque les inférieurs eurent quitté la chapelle, serai-je acquitté à vos yeux de l’accusation de meurtre ?

— Non certainement ; cependant tu auras éloigné une des principales sources de la tentation, et tu y gagneras beaucoup, car nous savons que Jacques Colis a été volé aussi bien que tué.

Maso parut délibérer de nouveau comme un homme qui va prendre un grand parti relativement à ses intérêts ; puis, se décidant subitement, il appela Neptune, et, s’asseyant sur une marche d’un des autels, il continua à faire sa révélation avec le plus grand calme.

Écartant les poils longs et épais de son chien, Il Maledetto montra aux spectateurs attentifs et curieux qu’il avait ingénieusement placé une ceinture de cuir autour du corps de l’animal, près de la peau. Elle était ainsi cachée à la vue de tous ceux qui n’en faisaient pas une recherche particulière, essai que Neptune n’aurait pas permis à un étranger, si l’on en jugeait à la manière dont ses yeux s’enflammaient, et dont il montrait les dents à tous ceux qui l’approchaient. La ceinture fut ouverte, et Maso montra un collier brillant de pierres précieuses où se confondaient les émeraudes et les rubis, et l’étala avec la coquetterie d’un marchand, à la lueur de la lampe.

— Vous voyez les fruits d’une vie de hasards et de fatigues signor châtelain, dit-il ; si ma bourse est vide, c’est que ces juifs de calvinistes gènevois ont pris jusqu’à mon dernier liard en paiement de ce bijou.

— C’est un ornement d’une rare beauté et d’une valeur excessive, répondit le Valaisan peu habitué au luxe. Je m’étonne qu’il soit en ta possession.

— Signore, il coûta cent doppies[1] en or pur, et je dois en avoir cinquante de bénéfice. Il m’a été commandé par un jeune seigneur de Milan qui espère gagner avec son aide les faveurs de sa maîtresse. Mes affaires allaient mal, j’ai été saisi plusieurs fois, et j’ai hasardé cette entreprise dans l’espoir d’un gain prompt et considérable. Comme il n’y a rien dans tout cela qui concerne les lois du Valais, j’espère que ma franchise me donnera gain de cause. Une personne qui possède un pareil trésor n’aurait pas répandu le sang d’un homme pour la bagatelle qui a pu être trouvée sur la personne de Jacques Colis.

— Tu as encore quelques bijoux, observa le juge, laisse-moi voir tout ce que contient ta ceinture.

— Pas le plus petit bijou, ni la plus commune des pierres.

— Je vois une autre ceinture parmi les poils du chien.

Maso éprouva ou feignit d’éprouver une grande surprise. Il avait placé Neptune dans une attitude commode pour ses projets ; et, comme il avait l’intention de remettre la ceinture, le chien se tenait tranquille dans la même position, ce qui avait dérangé ses poils épais, et permis au châtelain de découvrir l’objet dont il venait, de parler.

— Signore, dit le contrebandier en changeant de couleur, mais essayant de parler légèrement de cette découverte, que tous ceux qui étaient présents considéraient comme des plus graves, il semblerait que ce chien, habitué à rendre ces petits services à son maître, a été tenté, par le succès, d’entreprendre une spéculation pour son propre compte. Par mon saint patron et la vierge Marie ! je ne connais rien de cette seconde découverte.

— Ne plaisante pas, Maso, mais défais cette ceinture, ou je fais museler ce chien, et d’autres s’acquitteront de cette commission, dit le châtelain d’un air sévère.

L’Itatien obéit avec une mauvaise grâce qui n’était que trop visibte pour son intérêt. Ayant défait les liens, il donna l’enveloppe avec répugnance au Valaisan. Ce dernier coupa le drap et fit tomber sur la table différents articles de bijouterie. Les spectateurs s’approchèrent avec curiosité, tandis que te juge lisait sur sa note le détail des effets de l’homme assassiné.

— Une bague de brillants avec une émeraude de prix enchâssée, lut le Valaisan.

— Dieu merci ! elle n’est pas ici, s’écria le signor Grimaldi. Car chacun désirait qu’un si brave marin fût innocent d’un si grand crime.

Le châtelain, s’imaginant qu’il était sur les traces d’un mystère qui commençait à l’embarrasser, entendit avec mécontentement la déclaration du noble Génois, car peu de personnes sont assez humaines pour préférer l’avantage d’un autre à leur propre succès.

— Une croix de turquoises de deux pouces de longueur, entremêlées de perles d’une faible valeur, continua le juge.

Sigismond fit entendre un gémissement et s’éloigna de la table.

— Malheureusement en voilà une qui répond trop bien à cette description, dit lentement et avec tristesse le signor Grimaldi.

— Qu’on la mesure, demanda le prisonnier.

L’expérience fut faite, et la mesure était exacte.

— Des bracelets de rubis montés en feuilles, au nombre de six continua le méthodique châtelain dont l’œil brillait de triomphe.

— Ils ne sont pas là, s’écria Melchior de Willading, qui, comme tous ceux qui s’étaient trouvés sur la barque, prenait un vif intérêt au sort de Maso ; il n’y a point ici de bijou de cette description.

— Poursuivez, herr châtelain, dit Peterchen, qui penchait du côté du triomphe de la justice. — Poursuivez, au nom de Dieu !

— Une broche en améthyste, la pierre de nos montagnes ; elle est montée en feuilles d’une forme ovale et de la grandeur d’un huitième de pouce.

Elle était sur la table sans aucune contestation possible. Tous les autres articles, qui étaient principalement des bagues en pierres de peu de valeur, telles que du jaspe, du granit, des topazes, furent aussi reconnus et répondirent parfaitement à la description fournie par le joaillier qui les avait vendus à Jacques Colis la nuit de la fête, lorsque, en véritable Suisse, il les avait achetés pour en faire commerce, afin de diminuer les frais de son voyage.

— C’est un principe de la loi, homme infortuné, remarqua le châtelain en ôtant les lunettes qu’il avait mises afin de lire la note, que des effets appartenant à une personne assassinée accusent celui dans la possession duquel ils se trouvent, à moins qu’il ne puisse prouver clairement de quelle manière ils sont venus en sa possession. — Qu’as-tu à dire à ce sujet ?

— Pas une syllabe, Signore ; il faut que je vous renvoie tous à mon chien qui peut seul vous fournir l’histoire de ces bagatelles. Il est clair que je suis peu connu dans le Valais ; car Maso n’a jamais vendu des babioles aussi insignifiantes que celles-ci.

— Cette justification ne vaut rien, Maso ; tu plaisantes dans une affaire de vie ou de mort. Veux-tu confesser ton crime avant que nous en venions aux extrémités ?

— Il y a longtemps que je joue avec les lois, signor castellano, cela est vrai ; mais je suis aussi innocent de la mort de cet homme que le noble baron de Willading : il est vrai encore que les autorités de Gênes me cherchent relativement à quelque affaire secrète de la république avec ses anciens ennemis les Savoyards, je l’avoue franchement ; mais c’était une affaire d’argent ; et non pas de sang. J’ai eu le malheur de tuer dans mon temps mais c’était dans des combats réguliers, que la cause en fut juste ou non.

— Assez de preuves ont été accumulées contre toi pour justifier l’emploi de la torture, afin de savoir ce qui nous reste à apprendre.

— Je n’en vois pas la nécessité, remarqua le bailli. Voici la victime, voici son bien et devant nous le criminel. C’est une affaire qui n’a besoin que des formes pour être envoyée à la hache du bourreau.

— De toutes les offenses contre Dieu et contre les hommes, reprit le Valaisan du ton de l’homme qui va prononcer une sentence, celle qui envoie une âme, sans être préparée et avec toutes ses fautes, comparaître en la terrible présence du juge tout-puissant, est la plus condamnable et la plus sévèrement punie par la loi. Tu es moins excusable qu’un autre, Tomaso Santo ; car ton éducation a été supérieure à ta fortune, et tes vices étaient en opposition à ta raison et aux conseils que tu as reçus dans ton enfance. Il te reste donc peu d’espérance, puisque l’État que je sers veut que justice soit faite dans toute sa sévérité.

— Noblement parlé, herr châtelain, s’écria le bailli, et d’une manière qui doit enfoncer comme avec un poignard le repentir dans l’âme du criminel. Ce qu’on pense et ce qu’on dit dans le Valais, nous le pensons et nous le disons dans le pays de Vaud, et je ne voudrais pas qu’une personne que j’aime fût dans ta peau, Maso, pour toutes les richesses de l’Empereur.

— Signore, vous avez parlé tous les deux comme des hommes que la fortune a favorisés depuis leur enfance. Il est aisé pour ceux qui sont heureux de n’avoir rien à se reprocher en tout ce qui concerne les affaires d’argent, quoique, j’en atteste la vierge Marie, je croie que ce métal est plus convoité par ceux qui ont beaucoup que par le pauvre. Je ne suis point étranger à ce que les hommes appellent justice, et je sais comment je dois honorer et respecter ses décrets. La justice, Signori, est le fouet qui frappe le faible et l’épée qui défend le fort. C’est un bouclier pour l’un, et pour l’autre une arme dont il doit se défendre ; enfin, c’est un mot d’une grande importance dans le langage, et d’une application bien inégale en réalité.

— Nous pardonnons l’amertume de tes paroles en considération de ton malheur, quoiqu’elles aggravent tes fautes puisqu’elles prouvent que tu as péché contre toi-même et contre nous. Cette affaire est terminée. Le bourreau et les autres voyageurs sont acquittés ; qu’on mette cet Italien aux fers.

Maso écouta cet ordre sans s’émouvoir, quoiqu’il parût soutenir un violent combat intérieur ; il arpentait rapidement la chapelle en parlant entre ses dents : ses paroles n’étaient point intelligibles, quoiqu’elles fussent prononcées avec autant de force que de violence ; enfin il s’arrêta subitement comme venant de prendre un parti.

— Cette affaire devient sérieuse, dit-il, elle n’admet point d’hésitation. Siguor Grimaldi, ordonnez à tous ceux dans la discrétion desquels vous n’avez pas une entière confiance de quitter la chapelle.

— Je ne me défie de personne, répondit le Génois surpris.

— Alors je vais parler.


  1. Doppia, monnaie d’or de Bologne, valant environ 18 francs.