Le Boute-charge(Zevaco)/2

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La Librairie Illustrée (p. 15-22).




II

LE RÉVEIL



À Madame de Rute.


L’aube d’une journée de mai.

Cinq heures à peine.

Entre les longues bandes de nuages qui se dorent graduellement et empourprent leurs franges, le ciel, tout pâle de cette clarté tendre qui semble lavée par des pleurs de rosée, commence à sourire aux jaunes clochers de la petite ville du Nord, où le 29e dragons tient garnison. Tout dort encore dans les maisons antiques, derrière les volets jalousement clos. Les rues étroites se taisent, assoupies.

Mais tout au fond de la vieille cité silencieuse et déserte, le quartier de cavalerie a déjà donné signe de vie. De minute en minute, il s’emplit d’une rumeur confuse qui n’est plus la lourde paix de la nuit, mais qui n’est pas encore le mouvement bruyant du jour : Écuries laissant échapper le murmure ininterrompu des chevaux qui sentent le foin, tirent la langue et secouent leurs chaînes, cavaliers en pantalon de toile et en bras de chemise revenant du magasin à fourrages, le dos chargé d’énormes bottes de paille ; ordonnances brossant et épongeant le cheval qu’ils doivent conduire à leur officier, ou franchissant la grille entr’ouverte, une paire de bottes luisantes à la main ; cantiniers nettoyant à grande eau leur voiture pour la manœuvre de tout à l’heure, hommes de corvée descendant retourner et border la litière ; marchandes de lait traversant la cour d’un pas allègre ; brigadier de garde conduisant le peloton des balayeurs ; prisonniers à mine défaite traînant mollement leur brouette ; tous ces mille bruits du petit jour font que le quartier a l’air de s’étirer en bâillant.

Dans les vastes dortoirs où les dragons sommeillent lourdement, le premier réveillé s’est accoudé sur son traversin, et s’est écrié :

— L’homme de chambre, au café !

Grosse question que celle de ce breuvage noirâtre. Les uns le traitent dédaigneusement de jus de chapeau, voire même de tisane de tabac. Les autres lui décernent les noms pompeux de Martinique ou de Moka. Mais tous sont également furieux lorsqu’il leur arrive d’être privés de ce quart fumant qui est comme un premier appel à leur gaîté matinale.

Aussi les cris redoublent bientôt.

— Au café ! au café !

— Qui est de chambre ?

— L’homme de chambre au café !

Celui qu’on désigne ainsi est préposé pour un jour à la propreté générale : balayer et arroser le plancher à certaines heures fixes, épousseter les râteliers d’armes, descendre les gamelles à la cuisine après les repas, veiller à ce qu’il y ait toujours de l’eau dans les cruches, voilà son lot. En outre, il est chargé, le matin, d’aller chercher le café pour le distribuer à ses camarades.

— C’est Bricheux qui est de chambre !… Rossard de Bricheux !… Va-t-il se dépêcher !…

Enfin le dragon Bricheux, les yeux gros, la poitrine pleine de soupirs, finit par se lever lentement et descend, traînant ses sabots le long des escaliers sonores.

Dans un coin de la sombre arrière-cuisine, le cafetier qui s’est levé à deux heures pour faire chauffer son percolateur préside, assis sur un seau renversé, à la distribution du café, sous la haute surveillance du brigadier de planton gravement occupé à se tailler des mouillettes de pain blanc, — histoire de tremper une petite gamelle.

— À qui le tour ?

— Voilà ! 2e peloton, 4e escadron…

— Combien de quarts ?

— Trente-cinq !

— C’est faux, dit le cafetier en consultant son ardoise sur laquelle les effectifs des pelotons sont rigoureusement détaillés… Vous avez un homme à l’hôpital.

— Oui, mais il y a un bleu d’arrivé.

Le cafetier verse le nombre de quarts réglementaire, et l’homme de chambre Bricheux se sauve en flairant le parfum qui s’échappe de la cruche fumante. Dans la chambrée, il passe de lit en lit, remplit les tasses d’étain placées près de chaque charge de vêtements, sur les planches. La distribution terminée, s’il arrive qu’il reste un peu de café, son devoir est de crier : « Au rabiau !… » lequel rabiau revient de droit aux plus anciens.

Maintenant, il fait grand jour. Le soleil plonge un regard curieux à travers les vitres blanches des fenêtres.

Déjà, le quartier est plein de bruit et de mouvement.

Cependant, le trompette de garde, planté devant la grille d’entrée, attend le dernier moment. Les clochers laissent tomber un coup de marteau sur le bronze qui tinte longuement. C’est la demie.

Aussitôt, la sonnerie du trompette se déroule gaie, claire, argentine, vivante, un peu voilée pourtant, comme barbouillée de sommeil.

La grille s’ouvre à deux battants. Le sous-officier de garde crie : « Trompette, sonnez la botte !… » ce qui est une pure formalité ; car la botte de foin est déjà donnée aux chevaux depuis un bon quart d’heure. L’adjudant commence sa ronde. Des officiers arrivent. Dans les chambres, les sous-officiers passent en achevant de se boutonner, font découvrir les lits, ouvrent brusquement les fenêtres, secouent les plus endormis. — Comment, encore au lit ?… Allons, debout, debout !…

Les cavaliers s’habillent à la hâte, préparent leurs selles pour la manœuvre, brossent leurs effets. Dès ce moment, le quartier vit, remue, parle haut, rit, chante, travaille, vibre et bourdonne.

Et la grande élaboration interrompue hier reprend aujourd’hui avec le même entrain, avec la même fougue irrésistible, comme elle reprendra demain et tous les jours jusqu’au moment où l’œuvre ardemment poursuivie s’achèvera dans le tumulte d’un réveil au canon.