Le Boute-charge(Zevaco)/3

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La Librairie Illustrée (p. 23-30).




III

LE BAPTÊME DE L’ÉTENDARD



À M. Jules Claretie.



Du soleil plein le ciel et plein les cœurs.

Les quatre escadrons mobiles, — les escadrons de guerre, comme nous disons — sont en bataille dans la grande cour du quartier, chacun d’eux adossé à un côté du rectangle. Ils forment ainsi un vaste carré brillant et solide.

Toute la matinée, on a frotté, astiqué, ciré. Les cuivreries brillent sous les vives clartés du grand jour, et l’acier des casques rayonne.

De vrai, ils sont beaux, ces escadrons, avec leurs tuniques bleu sombre, sur lesquelles les boutons se détachent comme des étoiles d’or, les franges des épaulettes, les gants blancs et les noires crinières que soulève la brise. Et les chevaux sont superbes, en tenue de parade, le mors étincelant, le poitrail luisant sous la tache enflammée du fleuron, l’encolure peignée émergeant crânement de la cambrure du paquetage.

Tous ces hommes, dragons à taille fière, la poitrine en avant, la tête haute, figures jeunes et curieuses de recrues, figures tannées et blasées d’anciens à moustaches, sont dans l’attente d’un événement grave et joyeux à la fois : le colonel va présenter l’Étendard aux derniers arrivés. Le cœur bat à ceux qui, pour la première fois, vont saluer le guide du régiment. Et les anciens eux-mêmes se défendent mal d’une émotion qui les raidit sur leurs selles.

Au centre de ces quatre masses formidables et magnifiques, sombres et éclatantes, le peloton des trompettes forme un groupe clair, avec les crinières rouges qui ensanglantent les reins des cavaliers, les épaules blanches, les instruments fourbis à outrance. En avant d’eux, le colonel, aigrette au casque, solidement assis sur son rouan.

Tout à coup, une voix forte jette un commandement qui fait frissonner le front des escadrons et bruire les fourreaux comme des feuilles d’acier secouées par un vent furieux : « Sabres !… » Toutes les têtes se penchent, les casques s’inclinent, les lames sont dégagées ; le murmure s’éteint. Et à l’indication « Main !… » qui s’échappe de la poitrine du colonel, toutes les lames, avec un sifflement sous lequel frémissent les chevaux, sont arrachées des fourreaux : un instant, elles couronnent le front des pelotons d’une auréole majestueuse ; puis, ensemble, automatiquement, viennent se placer à l’épaule des cavaliers.

Les quatre escadrons ont repris leur immobilité de statues. Les chevaux, l’encolure tendue, le nez au vent, semblent attendre le signal de la marche avec cette raide fermeté des êtres habitués à l’obéissance passive.

Le silence est profond ; les cavaliers serrent nerveusement la poignée de leurs sabres ; les trompettes sont prêts à sonner, l’instrument à la bouche.

Soudain, la voix s’élève encore, puissante.

Elle dit : « Présentez… Sabres !… »

Tous, jeunes et vieux, officiers et dragons, serre-files et chefs de pelotons rendent les honneurs, le régiment entier tressaille, la fanfare éclate, et sort comme un ouragan de notes basses et profondes des trente instruments ; les trompettes, haut la tête, coude levé, semblent annoncer au monde quelque événement solennel ; la sonnerie se déroule et jette au loin ses appels émouvants, fiers et hardis.

Et tandis que cette rumeur emplit le quartier, que les éclats du cuivre commandent impérieusement le respect, que leurs échos vont se briser aux angles des murailles, et s’épanouir en une gerbe musicale étincelante, tandis que les cœurs bondissent au fond de toutes les poitrines, que les chevaux stupéfaits soufflent et hennissent, l’Étendard s’avance au galop, digne, calme, les plis lourds de sa soie frangée résistant à l’action du vent.

L’étendard s’arrête devant le colonel qui incline la pointe du sabre bas, très bas vers la terre.

À son tour l’étendard salue le régiment. Et dans ce salut, il semble dire à tous :… « Me voici. Vous n’avez plus rien à craindre : je suis avec vous. Partout où vous me suivrez, vous trouverez honneur et gloire. Au plus fort du danger, je soutiendrai vos courages. Dans la défaite, je vous sauverai de la défaillance, et dans le triomphe, je guiderai vos pas enivrés. Vous êtes mes fils. Et je suis pour vous plus que votre mère et votre famille, je suis le Régiment, je suis la Patrie. »

Oh ! à la vue de l’Étendard, qui n’a senti ses paupières se gonfler, ses yeux se mouiller ! Qui n’a senti trembler cette main qui ne devrait jamais trembler, la main qui porte le sabre !

À la vue de l’étendard, les cavaliers courant à travers la mitraille, dragons chevelus, cuirassiers bardés de fer, hussards et chasseurs impétueux, se sentent grandir ; leurs courages montent comme une marée infrénée. Quelqu’un les regarde : c’est leur Étendard.

Nous qui n’avons pas encore essayé la force de nos lames, qui n’avons pas encore vu l’ennemi, mais qui espérons le voir un jour, et de près, nous, les jeunes, nous avons tressailli d’espoir et nous avons senti un orgueil inconnu envahir nos âmes dans cette matinée où, pour la première fois, nous fûmes admis au suprême honneur de contempler l’Étendard et de lui présenter les armes.

Ah ! salut à toi qui es la représentation visible et palpable d’une sublime abstraction ; salut à toi qui portes sur ton front, au milieu des éclairs qui ceignent ta pourpre éclatante, ta blancheur virginale et ton azur céleste, des noms à jamais glorieux.

Salut, Étendard, épave des triomphes passés, aurore des espérances futures.

Tu es notre aîné à tous, toi qui assistas à des luttes géantes quand nos mères n’étaient pas nées encore.

Tu es jeune toujours, et toujours beau, toi qui soulèves sur ton passage des émotions enivrantes, et fais vibrer tout au fond de nous des fibres que nous ignorions peut-être.

Puisses-tu bientôt nous montrer les champs où tu as vu nos anciens tomber dans la poussière rouge, afin que nous puissions venger sur la terre qui couvre leurs cendres la honte infligée au front de cette patrie dont tu es le symbole superbe…

Cependant, la fanfare s’apaise et se tait : la splendide vision a disparu.

Nous avons reçu le baptême de l’Étendard.