Le Boute-charge(Zevaco)/10

La bibliothèque libre.
La Librairie Illustrée (p. 155-162).




X

EMBARQUEMENT DE NUIT



À mon père.



Plusieurs fois déjà, nous avons simulé des embarquements qui nous ont familiarisés avec cette manœuvre délicate et compliquée : enfermer en un temps donné tout un régiment, hommes et chevaux, voitures et fourgons, forge, cantines et bagages, munitions et approvisionnements, dans un certain nombre de wagons.

Il s’agit d’être prêts, jour et nuit, à se transporter rapidement à la frontière. Il s’agit d’y parvenir avec des chevaux frais et des hommes solides. Autrefois, lorsque l’ordre de mobilisation arrivait, on sonnait le boute-selle, on montait à cheval et tout était dit ; mais on se présentait à la bataille avec des escadrons fatigués pour lesquels la charge était un effort héroïque. Aujourd’hui, les chemins de fer sont là pour nous épargner les lassitudes préliminaires et inutiles. C’est avec toute notre vigueur, toute notre puissance que nous irons nous mettre en ligne.

Ce sont toujours des heures d’émotions diverses que ces théories d’embarquement. Mais jusqu’ici nous avons exécuté en plein jour ces évolutions du départ, et nous avons pu nous en tirer à bon compte, sans blessures de chevaux, sans à-coups, comme dit notre capitaine.

Ce soir, nous essayons un embarquement de nuit.

À l’heure où le soleil de juin vient de se coucher derrière les plaines ondulées de l’Artois, allumant un incendie dans les nuages flamboyants de l’horizon, au moment où la nuit vient, nous sortons des écuries et nous nous rangeons en bataille au milieu de la cour. Dans la demi-obscurité du crépuscule, l’appel se fait vite et est rendu au colonel qui jette son commandement : « À cheval ! »

En tenue de campagne, sur leurs selles paquetées, les dragons s’alignent silencieusement. Bientôt, nous rompons par quatre et nous traversons au pas la petite ville picarde.

Sans sonneries, sans joyeuses fanfares de trompettes, sans un mot, la colonne marche sous les regards étonnés des bonnes gens qui respirent l’air du soir, sur le pas de leurs portes.

Ce doit être pour eux un spectacle étrange que cette longue file de chevaux qui frappent sourdement le pavé des rues étroites. Plus d’un doit se demander où nous allons ainsi avec toutes nos armes, tous nos bagages, au moment où la nuit s’épaissit. Est-ce un brusque départ ?…

Est-ce une simple manœuvre ? Et nous-mêmes, nous aimons à nous figurer que nous quittons pour longtemps la garnison, que nous marchons vers un inconnu désiré, ardemment espéré.

Nous traversons les fortifications et, lorsque nous arrivons à la gare, sur les quais d’embarquement, le ciel est déjà comme barbouillé d’encre malgré les taches scintillantes qui fourmillent la-haut. Sur les voies, le long des noires voitures charbonneuses solidement attachées l’une à l’autre, les lanternes rouges et vertes des employés courent et multiplient les signaux.

— À droite en bataille, pied à terre !

Nous formons une longue ligne sur un seul rang, et nous commençons à desseller rapidement. Et malgré les hennissements des chevaux malgré les cris des sous-officiers qui courent de l’un à l’autre, malgré l’obscurité profonde, l’ordre règne, étonnant de calme, comme tout ce qui découle de la discipline militaire.

Les carabines sont formées en faisceaux ; les sabres et les casques luisent confusément ; les paquetages forment une deuxième rangée entre les armes et les chevaux.

Les cavaliers placés à la tête de leurs montures attendent : tout est prêt.

Nous commençons à embarquer nos bêtes. Presque toutes entrent sans difficulté dans les wagons ; mais quelques-unes renâclent violemment en posant le sabot sur les planches mouvantes du pont mobile qu’une vingtaine d’hommes transportent en un instant de portière en portière. Les récalcitrants s’arrêtent court, se campent sur leur devant, refusent de pénétrer dans ce trou sombre qui ne leur rappelle en rien leur bonne écurie. Alors, ce sont des efforts, des cris, des encouragements prodigués à l’opiniâtre animal, en même temps que des coups de cravache sur la croupe. Enfin hissés, portés, vigoureusement poussés, littéralement enlevés, les peureux sont introduits malgré leur résistance et prennent leur place en soufflant.

À part ces quelques incidents, tout se passe en bon ordre, avec une merveilleuse rapidité. Bientôt les selles sont placées en pyramides sur les solides bottillons de paille préparés depuis longtemps en prévision du départ. Les wagons sont fermés, et les hommes, à leur tour, vont régulièrement se placer avec toutes leurs armes sur les banquettes des voitures qui leur sont destinées. Tout bruit, toute parole sont sévèrement interdits. On n’entend plus que la voix des gardes d’écurie qui, dans chaque wagon, apaisent leurs chevaux par des holà ! caressants.

Le train peut partir. Il n’y a pas bien longtemps que nous avons quitté le quartier. Et maintenant, s’il le faut, si une locomotive se place à la tête du convoi, le régiment peut s’en aller ; dans quelques heures, il débarquera à la frontière, tout prêt pour la lutte. Il nous semble que nous allons entendre le coup de sifflet du mécanicien. Les imaginations ardentes peuvent aisément se figurer que nous allons être entraînés vers quelque lointaine expédition. Plus d’un dragon se pose au fond de lui-même, cette question que résoudra l’avenir : « Quand donc un train nous emportera-t-il réellement vers les plaines où dans les charges furieuses, nous vengerons enfin ceux qui… » Mais la trompette fait entendre un signal, il faut descendre.

La manœuvre est reprise en sens inverse. Les hommes sortent de leurs voitures ; les chevaux sont délivrés. Nous avons bientôt fait de reseller et de mettre le pied à l’étrier.

La colonne s’ébranle : il est onze heures lorsque nous traversons pour la deuxième fois les rues déjà silencieuses de la ville qui dort.